I-II (trad. Drioux 1852) Qu.85 a.4

ARTICLE IV. — la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre est-elle un effet du péché?


Objections: 1. Il semble que la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre ne soit pas un effet du péché. Car saint Augustin dit (Lib. de nat. boni, cap. 3) : Où

il) L'erreur résulte do l'ignorance.

2. ces trois choses sont parfaitement développées, Il y a beaucoup de bien ; où elles sont faibles, il y en a peu, et où elles sont nulles, il n'y en a pas du tout. Or, le péché n'anéantit pas le bien de la nature. Par conséquent il ne détruit pas le mode, l'espèce et l'ordre.

3. Aucun être n'est cause de lui-même. Or, le péché est la privation du mode. de l'espèce et de l'ordre, comme le dit saint Augustin (De nat. boni, cap. 4, 31 et 37). Donc la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre n'est pas un de ses effets.

4. Des péchés différents produisent différents effets. Or, le mode, l'espèce et l'ordre, puisqu'ils sont des choses diverses, doivent avoir des privations différentes. Par conséquent ces privations sont produites par divers péchés, et la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre n'est pas l'effet de toutes les fautes qu'on commet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le péché est à l'âme ce que l'infirmité est au corps, d'après ces paroles du Psalmiste ( Ps. vi, 3 ) : Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme. Or, l'infirmité produit dans le corps la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre. Donc le péché est la cause des mêmes effets dans l'âme.

CONCLUSION. — De quelque bien que le péché originel ou actuel nous prive et de quelque manière qu'il nous en prive, il est par là même une privation du mode, de

l'espèce et de l'ordre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. v, art. S), le mode, l'espèce et l'ordre sont une conséquence de tout bien créé considéré comme tel et de tout être. Car tout être et tout bien se considère au moyen d'une forme, et c'est de celte forme que vient l'espèce. La forme d'une chose quelle qu'elle soit, qu'elle soit substantielle ou acciden telle, estconforme à une mesure. C'estce qui fait dire à Aristote (Met. lib. viii, text. 10) que les formes des choses sont comme les nombres. L'être a donc par là même un mode qui se rapporte à sa mesure. D'un autre côté sa forme le met en rapport avec une autre chose (1). Par conséquent, selon les divers degrés de biens qu'il y a dans les êtres, il y a divers degrés de mode, d'espèce et d'ordre. Ainsi il y a une espèce de bien qui appartient à la substance même de la nature, qui a son mode, son espèce et son ordre. Celui-là n'est ni détruit, ni affaibli par le péché. Il y a l'inclination naturelle qui est un autre bien et qui a aussi son mode, son espèce et son ordre. Celui-ci est affaibli par le péché, comme nous l'avons dit (art. 2), mais il n'est pas totalement anéanti. Il y a le bien de la vertu et de la grâce qui a également son mode, son espèce et son ordre; il est complètement détruit par le péché mortel. Enfin il y a le bien qui est une bonne action et qui a pareillement son mode, son espèce et son ordre. La privation de ce dernier bien est essentiellement un péché. On voit par là évidemment de quelle manière le péché est une privation du mode, de l'espèce et de l'ordre, et comment il les détruit ou les affaiblit.

Solutions: 1. La réponse aux deux premières objections est donc parlàmême évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que le mode, l'espèce et l'ordre se suivent par une connexité nécessaire, comme nous l'avons montré (in corp. art.). D'où il arrive qu'ils sont détruits ou affaiblis simultanément.

ARTICLE V. — la mort et les autres défauts corporels sont-ils les

effets du péciié (2) ?

Objections: 1. Il semble que la mort et les autres défauts corporels ne soient pas des effets du péché. Car quand la cause est égale, l'effet l'est aussi. Or, ces dé-

(1) L'être dans lequel la forme réside se trouve ordonné par elle à une autre chose, comme à sa fin ou à son terme, et ce rapport est son ordre. (2) Pélage a soutenu que nos premiers parents

fauts ne sont pas égaux clans tous les individus; chez certaines personnes ils sont plus graves, bien que le péché originel soit égal dans tous les hommes, comme nous l'avons dit (quest. lxxxii, art. 4), et que ce péché pa­raisse être surtout la cause de ces effets. Donc la mort et les autres défauts corporels ne sont pas des effets du péché.

2. En enlevant la cause, on enlève aussi l'effet. Or, tous les péchés sont effacés par le baptême et la pénitence, sans que ces défauts soient détruits. Donc ils ne sont pas des effets du péché.

3. Le péché actuel est plus coupable que le péché originel. Or, le péché actuel n'inflige pas au corps de nouveaux défauts. Donc à plus forte raison le péché originel ne lui en inflige-t-il pas non plus, et par conséquent la mort et les autres défauts corporels ne sont pas des effets du péehé.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit [Rom. v, 11) : Par nn seul homme le péché est entré en ce monde et par le péché la mort.

CONCLUSION. — La mort et tous les autres défauts corporels qui existent dans la nature humaine ne peuvent pas ctre appelés par eux-mêmes des effets du péché du premier homme, puisqu'ils sont en dehors de l'intention du pécheur, mais le péché en a été la cause par accident, en écartant ce qui empêchait ces maux de se produire, parce que le péché du premier homme a détruit la justice originelle qui empêchait tous ces désordres et tous ces défauts de se manifester.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut être cause d'une autre de deux ma­nières : l°par elle-même ; 2° par accident. Elle en est cause par elle-même, quand elle produit un effet, d'après la vertu de sa nature ou de sa forme. D'où il suit que la cause a directement en vue l'effet qu'elle produit. Ainsi la mort et les défauts corporels n'ayant pas été dans l'intention du pécheur, il est évident que le péché n'est pas par lui-même cause de ces défauts. — Elle en est cause par accident, quand elle écarte l'obstacle qui empêchait l'effet de se produire. C'est ainsi que celui qui arrache une colonne, est cause par accident du mouvement qu'éprouve la pierre qui était superposée sur cette colonne (Phys. lib. viii, text. 32). De cette manière le péché du premier homme est cause de la mort et de tous les défauts corporels qui existent dans la nature humaine. Car ce péché a détruit la justice originelle, qui maintenait sans aucun désordre, non-seulement les puissances inférieures de l'âme sous l'empire de la raison, mais encore le corps entier sous l'em­pire de l'âme, sans qu'il éprouvât la moindre peine, comme nous l'avons vu ( part. I, quest. xcvn, art. 1 ). C'est pourquoi du mêment où la justice origi­nelle a été détruite par le péché, la nature humaine aété blessée dans l'âme par suite du dérèglement des passions, comme nous l'avons dit (art. préc. et quest. Lxxxui, art. 3), et l'homme est devenu corruptible dans sa chair par suite du dérèglement du corps lui-même (1). Or, la perte de la justice origi­nelle étant une peine aussi bien que la soustraction de la grâce, il s'ensuit que la mort et tous les défauts corporels sont des peines qui sont une con­séquence du péché originel. Et quoique le pécheur n'ait pas eu l'intention de se faire ces maux, néanmoins ils ont été ordonnés par la justice de Dieu pour le punir.

seraient morts, quand même ils n'auraient pas péché. Mais le sentiment contraire est de foi. Qui­cumque dicit: Adam primum hominum mor­talem factum ita, ut , sive peccaret, sive non peccaret, moreretur in corpore; hoc est de corpore exiret non peccati merito, sed ne­cessitate naturae, anathema sit[Concil. Milev. can. I).

(I) Tous les théologiens sont unanimes à cet

égard. Ils reconnaissent tous que dans l'état de pure nature l'homme aurait pu être soumis aux mêmes misères corporelles et spirituelles qui existent quant h l'espèce quoad speciem) ; mais il y en a un certain nomhre qui, avec saint Augus­tin et plusieurs Pères, prétendent que ces misè­res n auraient pas été les mêmes quant au degré [quoad gradum). Elles n'auraient pas dû être aussi profondes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'égalité de la cause qui agit par elle-même produit un effet égal. Car en augmentant ou en diminuant la cause directe, on augmente ou l'on diminue l'effet; mais il n'en est pas de même de la cause par accident qui ne fait qu'écarter un obstacle. En effet si l'on renverse deux colonnes avec une force égale, il ne s'ensuit pas que les pierres auxquelles ces colonnes servaient d'appui seront mues de la même manière. Une fois abandonnées à elles-mêmes, celle qui était na­turellement plus lourde tombera avec plus de rapidité. Ainsi, dès que la jus­tice originelle a été détruite, la nature du corps humain a été abandonnée à elle-même. Il en est résulté que par suite de la diversité de la complexion naturelle de chaque individu, les uns ont des corps plus vigoureux, les autres des corps plus faibles, quoique le péché originel soit égal dans tous.

2. Il faut répondre au second, que celui qui efface le péché originel et le péché actuel remédiera aussi aux défauts corporels qui en sont la suite, d'a­près ces paroles de l'Apôtre (Rom. viii, 11) : Il vivifiera vos corps mortels au moyen de son esprit qui habite en vous. Mais il faut que ces deux effets soient produits selon l'ordre de la divine sagesse dans un temps conve­nable. Car il faut qu'avant de parvenir à l'immortalité et à l'impassibilité de la gloire qui a été commencée dans le Christ et que nous avons acquise par lui, nous imitions d'abord ses souffrances. Par conséquent il est nécessaire que pendant un temps sa passibilité existe dans nos corps, pour que nous méritions l'impassibilité de la gloire, conformément à ce qu'il a fait lui- même.

3. Il faut répondre au troisième, que dans le péché nous pouvons considérer deux choses, la substance de l'acte et la nature de la faute. Par rapport à la substance de l'acte un péché actuel peut produire un défaut corporel. Ainsi il y en a qui sont malades et qui meurent pour avoir pris trop d'aliments, lte- lativement à la faute il détruit la grâce qui est donnée à l'homme pour ren­dre droits les actes de l'âme, mais non pour empêcher les défauts du corps, comme la justice originelle le faisait. C'est pour cette raison que le péché actuel ne produit pas ces défauts, comme le péché originel.

ARTICLE VI. — la mout et les autres défauts sont-ils naturels

a l'homme (1)?

Objections: 1. Il semble quela mort et les défauts corporels soient naturels à l'homme. Car ce qui est corruptible et ce qui ne l'est pas ne sont pas du même genre, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 26). Or, l'homme est du même genre que les autres animaux qui sont naturellement corruptibles. Donc il est na­turellement corruptible aussi.

2. Tout ce qui est composé d'éléments contraires est naturellement cor­ruptible, parce qu'il a en lui-même une cause de corruption. Or, le corps humain est de cette nature. Donc il est naturellement corruptible.

3. Le chaud consume naturellement l'humide. Or, ce qui conserve la vie de l'homme, c'est le chaud et l'humide. Par conséquent puisque les opéra­tions vitales s'accomplissent parl'acte de la chaleur naturelle, comme le dit Aristote (De an. lib. ii, text. 50), il semble que la mort et les défauts corpo­rels soient naturels à l'homme.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Tout ce qui est naturel à l'homme, Dieu l'a fait. Or, il n'a pas fait la mort, comme le dit la Sagesse (Sap. i, 13). Donc la mort n'est pas naturelle à l'homme.

(I) Cet article est le commentaire de ce passage de l'Ecriture (Sap. il) : Deus creavit hominem inexCerminabilem.

On ne pont appeler ni un mal, ni une peine ce qui est selon la nature ; parce que ce qui est naturel à un être lui convient. Or, la mort et les défauts corporels sont une peine du péché originel, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc ils ne sont pas naturels à l'homme.

La matière est proportionnée à la forme, et chaque chose à sa fin. Or, la fin de l'homme est la béatitude éternelle, comme nous l'avons dit (quest. iii, art. 8), et la forme du corps humain est l'âme raisonnable qui est incor­ruptible, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxv, art. 6). Donc le corps humain est naturellement incorruptible (1).

CONCLUSION. — Quoique la mort et les autres défauts'corporels se rapportent à la nature particulière, cependant ils sont naturels à l'homme selon sa nature universelle, non de la part de la forme, mais de la part de la matière.

Réponse Il faut répondre que nous pouvons parler de toutes les choses corrupti­bles de deux manières ; nous pouvons en parler selon leur nature univer­selle et selon leur nature particulière. La nature particulière est la propre vertu active et conservatrice de chaque chose. Ace point de vue toute cor­ruption et tout défaut est contre nature, comme le dit Aristote (Decoelo, lib. ii, text. 37), parce que cette vertu tend à l'être et à la conservation de la chose à laquelle elle appartient. — La nature universelle est la vertu active qui réside dans un principe universel de la nature, par exemple, dans un des corps célestes ou dans une des substances supérieures; ce qui fait que Dieu est appelé par quelques philosophes la nature naturante (2). Cette vertu a pour but le bien et la conservation de l'univers, ce qui exige la vicissi­tude de la génération et de la corruption dans les êtres sublunaires. Sous ce rapport la corruption et les défauts des choses corruptibles sont naturels, non selon l'inclination de la forme qui est le principe de l'être et de la per­fection, mais selon l'inclination de la matière qui est attribuée aux êtres en proportion de leur forme, selon la distribution de l'agent universel. Et quoi­que toute forme tende à exister perpétuellement, autant qu'il lui est possible, néanmoins parmi les choses corruptibles il n'y a pas de forme qui puisse arriver à perpétuer son être, à l'exception de l'âme raisonnable, parce qu'elle n'est pas soumise absolument à la matière corporelle comme les autres formes, mais qu'elle a son opération propre, immatérielle, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxv, art. 2 ; quest. lxxvi, art. 1 ad -i). Par consé­quent, par rapport à sa forme, l'incorruptibilité est plus naturelle à l'homme qu'aux autres choses corruptibles. Mais la matière qui entre dans la consti­tution de son être étant composée d'éléments contraires, il s'ensuit qu'il est corruptible dans son ensemble. Ainsi il est naturellement corruptible d'après la nature de sa matière abandonnée à elle-même, mais il ne l'est pas d'après la nature de sa forme. — Les trois premiers raisonne­ments reposent sur la nature de la matière, et les trois autres sur la nature de la forme. Pour les résoudre il faut donc observer que la forme de l'homme, qui est l'âme raisonnable, est en raison de son incorruptibilité propor­tionnée à sa fin qui est la .béatitude éternelle ; tandis que le corps humain qui est corruptible, considéré dans sa nature, est sous un rapport propor­tionné à sa forme et sous un autre il ne l'est pas. Car dans une matière il y a deux conditions à examiner : celle que l'agent choisit, et celle qui n'a pas été choisie par lui, mais qui est conforme à la nature de la matière elle- même. Ainsi un ouvrier pour faire un couteau choisit une matière dure et ductile qui puisse s'amincir de manière à faire un tranchant. En ce sens

(I) L'antithèse se présente ici sous un double aspect ; la conclusion a pour objet de faire voir que la vérité est entre ces deux extrêmes. (2) Celte expression a été adoptée par Spinosa.

le fer est une matière propre à faire un couteau. Mais que le fer soit suscep­tible de se rompre et de prendre la rouille, ceci résulte de sa disposition na­turelle ; l'ouvrier ne l'a pas choisi pour qu'il eût cette propriété, il la lui enlèverait même, s'il le pouvait. Par conséquent cette disposition de la ma­tière n'est pas en rapport avec l'intention de l'artisan, ni avec le but de son art. De même le corps humain est une matière que la nature a choisie, parce qu'elle est d'une complexion tempérée et pour qu'elle soit l'organe le plus convenable pour le tact et les autres puissances sensitives ou motrices. Si elle est corruptible c'est le fait de sa condition elle-même (1), la nature ne l'a pas choisie à ce titre, et si elle le pouvait elle prendrait de préférence une matière incorruptible. Mais Dieu, qui est le maître de la nature entière, a suppléé dans la création primitive de l'homme au défaut de la nature, et par le don de la justice originelle il a doué le corps d'une certaine incor­ruptibilité (2), comme nous l'avons dit (part. I, quest. xcvn, art. 4). C'est d'après cela qu'il est dit que Dieu n'a pas fait la mort, et que la mort est la peine du péché.

La réponse aux objections est donc évidente.



QUESTION LXXXVI.

DE LA TACHE DU PÉCHÉ.


Nous avons maintenant à nous occuper de la tache du péché. A ce sujet deux ques­tions se présentent : l° La tache de l'àme est-elle l'effet du péché? — 2° Subsiste-t-elle dans l'àme après que le péché est commis ?

ARTICLE I. — le péché produit-il dans l'ame une taciie (3)?


Objections: 1. Il semble que le péché ne produise pas dans l'âme une tache. Car une nature supérieure nepeut être souillée parle contact d'une nature inférieure. Ainsi un rayon de soleil n'est pas souillé par le contact des corps fétides, comme le dit saint Augustin (Lib. cont, haeres. cap. 5). Or, l'âme humaine est d'une nature bien supérieure aux choses changeantes vers lesquelles elle se porte en péchant. Donc elle ne contracte pas de souillure, quand elle pèche.

2. Le péché existe principalement dans la volonté, comme nous l'avons dit (quest. lxxiv, art. 4 et 2), et la volonté réside dans la raison, selon l'ob­servation d'Aristote (De anima, lib. iii, text. 42). Or, la raison ou l'intelli­gence n'est pas souillée parles choses qu'elle voit, mais elle est plutôtper- fectionnée par elles. Donc la volonté n'est pas non plus souillée par le péché.

3. Si le péché produit une tache, cette tache est quelque chose de positif ou c'est une pure privation. Si c'est quelque chose de positif, ce ne peut être qu'une disposition ou une habitude, car un acte ne peut produire rien autre chose. Or, ce n'est ni une disposition, ni une habitude. En effet quand la disposition ou l'habitude a cessé, il arrive que la tache subsiste encore, comme on le voit dans celui qui a péché mortellement par prodigalité, et qui ayant tout à coup changé, pèche mortellement en contractant l'habitude du vice opposé. La tache n'établit donc pas dans l'âme quelque chose de posi­tif. Elle n'est pas non plus une pure privation, parce que tous les péchés

4. C'est un effet qui résulte de sa complexion même.

4. La justice originelle était la force qui tenait dans l'homme toutes les parties parfaitement unies. Elle soumettait la raison à Dieu, les puis­sances inférieures de l'àme aux puissances supé­rieures, et mettait aussi le corps à l'abri de toutes les infirmités auxquelles il est naturellement sujet.

(3) Cette expression métaphorique, employée par l'Ecriture, ne désigne rien autre chose que le péché habituel.

venant de l'éloignement de Dieu et de la privation de la grâce, il s'ensuivrait qu'ils imprimeraient tous à l'âme la même tache. Donc la tache n'est pas l'effet du péché.

Réponse Mais c'est le contraire. L'Esprit-Saint dit en s'adressant à Salomon (.Eccl. xlvii,[2) : Fous avez imprimé une tache à votre gloire, et saint Paul dit (Eph. v, 27) : que le Christ s'est livré à la mort pour faire paraître devant lui son Eglise pleine de gloire, n'ayant ni tache ni ride. Il s'agit dans ces deux endroits de la tache du péché. Donc il imprime à l'âme une souillure.

CONCLUSION. — On appelle métaphoriquement la tache du péché, la privation de l'éclat que la lumière de la raison et la grâce de -Dieu répandent dans l'àme du juste.

Réponse Il faut répondre que, dans l'ordre matériel, on dit qu'une chose est tachée, quand elle a perdu son éclat par suite du contact d'un autre corps. C'est ainsi que les vêtements, l'or et l'argent se souillent. Dans les choses spiri­tuelles, on se sert du même mot par analogie. Or, l'âme humaine brille de deux manières : 1° elle resplendit de la lumière naturelle de la raison qui la dirige dans ses actes ; 2° elle brille de la lumière divine, c'est-à-dire de l'éclat de la sagesse et de la grâce qui perfectionnent l'homme, pour qu'il puisse faire de bonnes oeuvres et les bien faire. L'âme est en contact avec une chose, quand elle s'attache à elle par l'amour. Or, quand elle pèche, elle s'attache à ce qui est contraire aux lumières de la raison et à la loi de Dieu, comme nous l'avons vu (quest. lxxi, art. 6). C'est pourquoi on appelle méta­phoriquement une tache, l'obscurcissement de son éclat qui résulte de ce contact (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'âme n'est pas souillée par les choses inférieures par l'effet de leur vertu, comme si elles agissaient sur elle ; mais elle se souille plutôt par ses propres actions, en s'attachant déréglément à elles, contrairement aux lumières de la raison et à la loi de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que l'action de l'intellect est parfaite selon que les choses intelligibles sont en lui, conformément à son mode d'être, c'est- à-dire intellectuellement. C'est pourquoi les choses qu'il connaît ne le souillent pas, mais le perfectionnent plutôt. L'acte de la volonté con­siste au contraire dans le mouvement qui porte l'âme vers les choses elles- mêmes; de telle sorte que l'amour de la chose aimée pénètre l'âme si inti­mement qu'elle en est souillée, quand elle s'attache à elle déréglément, selon cette expression du prophète (Os. ix, 10) : Ils sont devenus abominables, comme les choses qu'ils ont aimées.

3. Il faut répondre au troisième, que la tache du péché n'est pas dans l'âme quelque chose de positif: elle n'indique pas non plus une simple privation, mais elle indique une certaine privation d'éclat, par rapport à sa cause qui est le péché (2). C'est pourquoi les divers péchés produisent des taches diffé­rentes. Il en est de même de l'ombre qui est une privation de la lumière résultant de l'interposition d'un corps. Les ombres changent avec les corps que l'on interpose.


ARTICLE II. — la taciie subsiste-t-elle dans l'ame après l'acte

du péché?

Objections: 1. Il semble que la tache ne subsiste pas dans l'âme après l'acte du péché.

(I ) D'après Scot et Durand la taclic n'est rien autre chose que la peine due au péché ; Vasquez veut que ce soit une dénomination purement extrinsèque résultant d'un péché passé ; d'autres théologiens en font une habitude positive ou une inclination au bien qui est changeant. Voyez dans Billuart la réfutation de ces divers senti­ments : De peccatis (Dissert. v», art. 2).
(2) Celte privation désigne le péché actuel an­térieur qui l'a produite.
Car après l'acte il n'y a rien autre chose dans l'âme qu'une habitude ou une disposition , comme nous l'avons vu (art. préc. arg. 3). Donc la tache ne subsiste pas dans l'âme après l'acte du péché.

2. f a tache est au péché ce que 1 ombre est au corps, comme nous l'avons dit (art. 1 ad 3). Or, une fois que le corps est passé l'ombre ne subsiste plus. Donc du mêment où l'acte du péché cesse, la tache

disparaît.         n 1

3. Tout effet dépend de sa cause. Or, la cause de la tache est 1 acte du péché. Donc quand l'acte du péché cesse, c'en est fait aussi de la tache qu'il imprimait à l'âme.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Jos. xxii, 17) : N'est-ce pas assez que vous ayez péché à Belphéyor et que la tache de ce crime ne soit pas encore aujourd'hui effacée de dessus nous.

CONCLUSION. — La tache indiquant'un certain défaut d'éclat, parce que l'on s'est écarté des lumières de la raison ou de la loi de Dieu, il est certain qu'elle subsiste dans l'àme, jusqu'à ce que par un mouvement contraire l'homme revienne à la lumière de la raison et de la loi de Dieu ; ce qui se fait par la grâce.

Réponse Il faut répondre que la tache du péché subsiste dans l'âme, même quand l'acte du péché est passé (1). La raison en est que la tache, comme nous l'avons dit (art. préc.), implique un certain défaut d'éclat, parce qu'on s'est éloigné de la lumière de la raison ou de la loi de Dieu. C'est pourquoi tant que l'homme reste en dehors de cette lumière, la tache du péché subsiste en lui. Mais une fois qu'il revient à la lumière de la raison et à la lumière divine, ce qui se fait par la grâce, alors la tache disparaît. Toutefois, quoique l'acte du péché par lequel l'homme s'est éloigné de la lumièrè de la raison ou de la loi de Dieu cesse, néanmoins le pécheur ne revient pas immédiate­ment à l'état où il était auparavant, il faut pour cela un mouvement de la volonté contraire au premier. Par exemple, quand on s'est éloigné de quel­qu'un par un mouvement, il ne suffit pas pour se rapprocher de lui que le mouvement cesse (2), mais il faut qu'on retourne vers lui par un mouve­ment opposé.

Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, qu'après l'acte du péché il n'y a de positif dans l'âme qu'une disposition ou une habitude, mais il existe en elle privativement quelque chose, c'est le défaut de son union avec la lumière divine.

2. Il faut répondre au second, que, quand le corps qui faisait obstacle à la lumière est passé, le corps diaphane reste à la même distance du corps lumineux et avec ía même aptitude à recevoir ses rayons ; c'est ce qui fait que l'ombre disparaît immédiatement. Mais quand l'acte du péché cesse, l'âme n'est plus dans les mêmes rapports avec Dieu ; par conséquent il n'y a pas de parité.

(2) C'est encore une des erreurs dans lesquelles est tombé Luther et que le concile de Trente a condamnée (sess, xiv, can. 'i).
(I) C'estsans doute pour ce motif que la pro­position suivante de Bai us a été condamnée : In peccato duo suât, actus et reatus ; transeunte actu, nihil remanet, nisi reatus sive obligatio ad poenam (prop. oG).

3. 11 faut répondre au troisième, que l'acte du péché produit l'éloignement de Dieu, comme le mouvement local produit la distance des lieux et le déíaut d éclat est la conséquence de cet éloignement. Par conséquent, comme Ja distance des lieux n'est pas détruite quand le mouvement local cesse, de même la tache n'est pas détruite quand l'acte du péché cesse.



QUESTION LXXXYIÍ.

DE LA PEINE DUE AU PÉCHÉ.


Nous avons maintenant à nous occuper de la peine due au péché. Et d'abord de la peine elle-mcme; ensuite «lu péché mortel et du péché véniel que l^on distingue d'a­près la peine qu'ils méritent. Sur la nature de la peine huit questions se présentent : 1° Est-on digne d'une peine par suite du péché? — 2° Un péché peut-il être la peine d'un autre péché? — 3" Le péché rend-il digne de la peine éternelle? — 4° Rend-il digne d'une peine d'une grandeur infinie? — 5°,Tout péché rend-il digne d'une peine éternelle et infinie? — 6° Peut-on encore mériter la peine après (pie le péché est passé? — 7° Toute peine est-elle infligée pour quelque offense? — 8" Un individu mérite-t-il d'être puni pour le péché d'un autre?

ARTICLE I. — le péché est-il cause qu'on mérite d'ètre uni?


Objections: 1. Il semble que le péché ne soit pas cause qu'on mérite une peine. Car ce qui se rapporte par accident à une chose ne semble pas être son effet propre. Or, le mérite de la peine ne se rapporte que par accident au péché, puisqu'il est en dehors de l'intention du pécheur. Donc ce n'est pas le péché qui est cause qu'on mérite d'être puni.

2. Le mal n'est pas la cause du bien. Or, la peine est une bonne chose, puisqu'elle est juste et qu'elle vient de Dieu. Donc elle n'est pas l'effet du péché, qui est une chose mauvaise.

3. Saint Augustin dit (Conf. lib. i, cap. 42) que tout esprit déréglé est sa peine à lui-même. Or, une peine ne rend pas digne d'une autre peine, parce qu'il faudrait ainsi aller de peine en peine indéfiniment. Donc le péché ne rend pas digne de la peine.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. ii, 9) : L'affliction et le déses­poir accableront l'âme de tout homme qui fait le mal (4). Or, faire le mal c'est pécher. Donc le péché mérite une peine que saint Paul désigne sous les noms d'affliction et de désespoir.

CONCLUSION. — Puisque le pécheur agit contrairement à l'ordre de la raison et de la loi divine et humaine, par là même qu'il pèche, il est digne du châtiment.

nostrum. (Ps. xxxi) : Multa flagella peccato­ris. (Matth, xxv) : Discedite à mc. maledicti, in ignem aetérnum.

(-1) L'Ecriture dit la même chose en une multi ­tude d'endroits(Exod. xxxii) : Percussit Domi­nus populum pro reulu. [Gen. xlii) : Merito haec patimur, quid peccavimus in fratrem

Réponse Il faut répondre que dans les choses naturelles comme dans les choses humaines, ce qui s'élève contre un autre en souffre un certain détriment. Car nous voyons que dans l'ordre naturel un contraire agit plus fortement, quand un autre contraire survient. C'est ainsi que l'eau échauffée gèle plus promptement que l'eau froide, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 42). De même, parmi les hommes, on remarque que chacun est naturellement porté à abaisser celui qui s'élève contre lui. D'un autre côté, il est évident que toutes les choses comprises dans un ordre quelconque sont unes en quelque sorte par rapport au principe de cet ordre. Par conséquent, tout ce qui s'élève contre un ordre quelconque, doit être réprimé par cet ordre et par celui qui en est le chef. Ainsi le péché étant un acte déréglé, il est évident que celui qui pèche agit contre un ordre quelconque. C'est pour­quoi il est nécessaire qu'il soit réprimé par cet ordre, et cette répression constitue la peine. D'où il résulte que comme il y a trois ordres aux­quels la volonté humaine est soumise, l'homme peut être puni par trois sortes de peines. En effet, la nature humaine est soumise 4° à l'ordre de sa propre raison; 2° à l'ordre d'un autre individu qui la gouverne spirituelle­ment ou temporellement, politiquement ou économiquement; 3° à l'ordre universel du gouvernement divin. Chacun de ces ordres est troublé par le péché, puisque celui qui pèche agit et contre la raison, et contre la loi hu­maine, et contre la loi divine. D'où il arrive qu'il encourt une triple peine : l'une qui vient de lui-même et qui est le remords de la conscience; l'autre qui vient de ses semblables, et la troisième qui vient de Dieu.

Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que la peine est la conséquence du péché, selon qu'il est un mal, par suite de ce qu'il y a en lui de déréglé. Par conséquent comme le mal existe par accident dans l'acte de celui qui pèche et en dehors de son intention, ainsi il en est de la peine qu'il mérite.

2. Il faut répondre au second, qu'une peine juste peut avoir été infligée par Dieu et par l'homme. La peine n'est donc pas directement un effet du péché, mais elle en résulte, par manière de disposition seulement, en ce sens que le péché rend l'homme digne de peine, ce qui est un mal. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que ce n'est pas un mal d'ôtre puni, mais que c'en est un de mériter de l'être. Par conséquent un effet direct du péché, c'est de rendre l'homme digne de peine (1).

3. Il faut répondre au troisième, que le péché, qui-trouble l'ordre de laraison, rend l'esprit déréglé digne de cette première peine, mais on mérite d'au­tres châtiments par là même qu'on trouble l'ordre de la loi divine ou hu­maine.

ARTICLE II. — un péché peut-il être la peine d'un autre péché (2)?


Objections: 1. Il semble qu'un péché ne puisse pas être la peine d'un autre péché. Car les peines ont été établies pour ramener les hommes à la vertu, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. ult.). Or, le péché ne ramène pas l'homme à la vertu, mais au vice. Donc il n'est pas la peine d'un autre péché.

2. Les peines justes viennent de Dieu, comme on le voit dans saint Au­gustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 82). Or, le péché ne vient pas de Dieu, et il est injuste. Donc il ne peut pas être la peine d'un autre péché.

3. Il est de l'essence de la peine d'être contraire à la volonté. Or, le péché vient de la volonté, comme on le voit (quest. lxxiv, art. 1 et 2). Donc il ne peut pas être la peine du péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. x, et Mor. lib. xxv, cap. 9) qu'il y a des péchés qui sont des punitions d'un autre péché.

CONCLUSION. — Quoiqu'un péché ne soit pas par lui-même la peine d'un autre péché, puisque la peine est contraire à la volonté, tandis que le péché est volontaire, néanmoins il est la peine d'un autre par accident, de différentes manières.

Réponse 11 faut répondre que nous pouvons parler du péché de deux manières : par lui-même et par accident. Un péché ne peut être par lui-même d'aucune manière la peine d'un autre péché. En effet, le péché par lui-même se consi­dère selon qu'il procède de la volonté ; car il n'est une faute qu'autant qu'il est volontaire. Il est au contraire de l'essence de la peine d'être contraire à la volonté , comme nous l'avons vu (part. I, quest. xlviii, art. 5). D'où il est manifeste, qu'absolument parlant, le péché ne peut être d'aucune façon la peine du péché. — Mais il peut en être la peine par accident de trois manières. 1° Par rapport à la cause qui éloigne ce qui fait obsta-

(1) C'est en cela que consiste ce que les théolo­giens appellent le reatus poenoe. Les thomistes se sont demandé si ce mérite était absolu ou re­latif et ils se sont divisés à ce sujet; mais cette question est sans importance.
(2) L'Ecriture est formelle à ce sujet (II. Thess, n): Tradidit illos Deus in reprobum sensum ut faciant ea quae non conveniunt. On peut lire sur cette question taint Augustin (Cont. Jul.), lib. v, cap. 5 et in Psal, lvii, et saint Grégoire, Mor. lib. xxv, cap. -12, et Hom. xi, sup. Ezech.

cle. Car il y a des causes qui portent au péché : les passions, la tentation du démon, etc. Ces causes sont entravées par le secours de la grâce divine que le péché détruit. Par conséquent la soustraction de la grâce étant une peine que Dieu inflige, comme nous l'avons dit (quest. lxxix, art. 3), il s'en­suit que le péché qui résulte de là est appelé par accident une peine. C'est en ce sens que parle l'Apôtre quand il dit (Rom. i) : C'est pour cela que Dieu les a livrés aux désirs de leur coeur, qui sont les passions de l'âme, parce que les hommes abandonnés par le secours de la grâce divine sont en effet vain­cus par leurs passions. Et c'est ainsi qu'on dit qu'un péché est toujours la peine d'un péché antérieur. 2° Par rapport à la substance de l'acte qui cause de l'affliction, soit qu'il s'agisse d'un acte intérieur, comme dans la colère et l'envie (1), soit qu'il s'agisse d'un acte extérieur, comme quand on s'impose de grandes fatigues ou qu'on s'expose à de grandes pertes pour accomplir un acte coupable (2), suivant ces paroles du Sage (Sap. v, 9) : Nous nous sommes lassés dans la voie de l'iniquité. 3° Par rapport à l'effet ; c'est ainsi qu'on dit qu'un péché est une peine par rapport à l'effet qui s'ensuit (3). De ces deux dernières manières un péché n'est pas seulement la peine d'un péché antérieur, mais il est encore sa peine à lui-même.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que s'il y en a que Dieu punit en permettant qu'ils tombent dans quelques péchés, il le fait dans l'intérêt de la vertu. Quelquefois cette épreuve est avantageuse pour les pécheurs eux- mêmes, parce qu'après leur chute ils se relèvent plus humbles et plus prudents. D'ailleurs c'est toujours un avertissement salutaire pour les autres qui, en voyant leur semblable tomber de péché en péché, craignent davantage de faire des fautes. Quant aux deux autres modes (4), il est évident que la peine a toujours pour objet l'amendement du pécheur. Car par là même que l'homme en péchant éprouve de la peine et qu'il s'expose à des pertes, ces deux considérations sont de nature à l'éloigner du péché.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur le péché considéré en lui-même. —

3. On doit répondre de la même manière au troi­sième.

ARTICLE III. — un péché mérite-t-il une peine éternelle (5) ?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.85 a.4