I-II (trad. Drioux 1852) Qu.87 a.3

ARTICLE III. — un péché mérite-t-il une peine éternelle (5) ?


Objections: 1. Il semble qu'aucun péché ne mérite une peine éternelle. Car la peine qui est juste est égale à la faute, puisque la justice est l'égalité. C'est ce qui fait dire au prophète (Is. xxvii, 8) : Lors même qu'Israël sera rejeté, le Sei­gneur le jugera avec modération et avec mesure. Or, le péché est temporel. Donc il ne mérite pas une peine éternelle.

2. Les peines sont médicinales, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 3). Or, aucune médecine ne doit être infinie, parce qu'une médecine se rap­porte à une fin, et ce qui se rapporte à une fin n'est pas infini, comme l'ob­serve le même philosophe (Polit, lib. i, cap. 6). Donc aucune peine ne doit être infinie.

3. Le sage ne fait une chose que pour qu'il se délecte en elle. Or, d'après

4. La colere, l'envie, la haine et les autres vices intérieurs qui rongent le coeur.

Ainsi l'adultère, le vol, l'homicide, exposent celui qui commet ces crimes à de grands périls et à un grave dommage.

(5) Ces effets sont le remords, la perte de la grâce, la honte, l'ignominie, etc.
(4) Saint Thomas tient à nous faire remarquer que Dieu ne nous punit jamais que dans notre intérêt ; ses châtiments mêmes sont uno preuve de son amour.
(5) L'éternité des peines a été niée par Ori- gène (Pcriarch. lib. i, cap. 6); d'autres ne l'ont pas appliquée à tous les damnés, d'après saint Augustin [De civ. lib. xxi, cap. 17 et 23). Les in­crédules ont nié cette vérité dans tous les temps, et ils ont reproduit dans le siècle dernier les ar­guments que saint Thomas réfute ici.

la Sagesse (Sap. i, 13), Dieu ne se délecte pas dans la perdition des hommes.

Donc il ne les punira pas d'une peine éternelle.

4. Rien de ee qui existe par accident n'est infini. Or, la peine existe par accident; car elle n'est pas conforme à la nature de celui qui la subit. Donc elle ne peut pas durer infiniment.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Matth, xxv, 46) : Ils iront au supplice éter­nel. Et ailleurs (Mare, iii, 29) : Si quelqu'un blasphème contre l'Esprit-Saint, il n'en recevra jamais le pardon et il sera coupable d'un péché éternel (1).

CONCLUSION. — Tous les péchés qui détruisent la charité méritent une peineéternelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), le péché mérite une peine, parce qu'il trouble un ordre établi. Comme l'effet subsiste tant que la cause subsiste elle-même, il s'ensuit que tant que l'ordre reste troublé il est nécessaire que l'on en mérite la peine. Or, on trouble l'ordre tantôt d'une manière réparable, tantôt d'une manière irréparable. Car un défaut qui vient à détruire le principe d'une chose est toujours irréparable; au lieu que quand le principe est conservé, les autres défauts peuvent être réparés par sa vertu. Par exemple, si le principe de la vue est détruit, il n'est pas possi­ble delà réparer, il n'y a que la puissance divine qui le puisse. Mais si le prin­cipe de la vue n'a pas été atteint et que des obstacles empêchent l'exercice de cette faculté, on peut y remédier par la nature ou par l'art. Or, le principe d'un ordre est ce qui fait participer quelqu'un à cet ordre. C'est pourquoi si le péché corrompt le principe de l'ordre par lequel la volonté humaine est soumise à Dieu, il en résulte un désordre qui est de lui-même irréparable, bien que la puissance divine puisse le réparer. Et comme le principe de cet ordre est la fin dernière à laquelle l'homme s'attache par la charité, il s'en­suit que tous les péchés qui détournent de Dieu en détruisant la charité, méritent, autant qu'il est en eux, une peine éternelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'au jugement de Dieu aussi bien qu'au jugement des hommes, la peine est proportionnée au péché sous le rapport de la rigueur. Mais, comme l'observe saint Augustin (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 11), dans aucun jugement on ne doit égaler la peine à la faute en durée. Car, parce qu'on commet un adultère ou un homicide en un instant, on ne punit pas pour cela ces crimes par une peine d'un mêment. Tantôt, on les punit par la prison à perpétuité ou par l'exil; tantôt on les punit de mort. Dans ce dernier cas la mort du coupable n'est pas l'affaire d'un instant, mais elle a pour effet de le retrancher à jamais de la société des vivants. A ce point de vue elle représente à sa manière l'éternité de la peine que Dieu inflige. Il est juste d'ailleurs, selon l'expression de saint Grégoire (Dial. lib. iv, cap. 44), que celui qui a péché dans son éternité contre Dieu soit puni dans l'éternité de Dieu. Or, on dit que quelqu'un a péché dans son éternité, non-seulement parce que sa vie entière s'est écoulée dans la continuation de la même faute, mais parce que, par là même qu'il a établi sa fin dans le péché, il a la volonté de pécher à jamais. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor. lib. iv) que les méchants vou­draient vivre sans fin pour pouvoir rester sans lin dans l'iniquité.

2. Il faut répondre au second, que la peine que les lois humaines infligent n'est pas toujours médicinale pour celui qui la subit, mais seulement pour

(I) Voyez à cet égard saint Paul (II. Thess, i) : Pirnas dabunt in interitu oeternas.(Apoc. xiv): Cruciabuntur igne et sulphure, etc. A la vé­rité ces expressions de l'Ecriture ne signifient pas toujours une durée qui n'a pas de lin, mais tous les Pères les ont ainsi entendues, et d'ailleurs cette vérité a été définie au concile de Latran (C. firmiter de sum.Trinitate), et par le concile de Trente (sess, vi, can. I i et 23, et sess, xiv, can. Ii), de sorte que cette proposition est de foi.
les autres. Ainsi quand on pend un voleur, ce n'est pas pour qu'il se corrige, mais c'est dans l'intérêt des autres, afin que la crainte de la peine les dé­tourne du péché, d'après ces paroles de l'Ecriture (.Prov. xix, 25) : Quand l'homme corrompu sera châtié, l'insensé deviendra plus sage. C'est ainsi que les peines éternelles que Dieu a infligées aux réprouvés sont un remède pour ceux que la considération de ces peines détourne du mal, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. lix, G, 7) : Fous avez donnéà ceux qui vous craignent un signal, afin qu'ils fuient de devant l'arc de votre colère et que vos bien- aimés soient délivrés.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu ne se délecte pas dans les peines pour elles-mêmes, mais il s'en réjouit par rapport à sa justice qui exige qu'il les inflige.

4. Il faut répondre au quatrième, que la peine, quoiqu'elle se rapporte par accident ala nature, se rapporte néanmoins par elle-même à la privation de l'ordre et à la justice de Dieu. C'est pourquoi tant que le désordre dure, la peine dure toujours.

ARTICLE IV. — le péché mérite-t-il une l'eine infinie en quantité (1)?


Objections: 1. Il semble que le péché mérite une peine infinie en quantité. Car le pro­phète dit (Hier, x, 24) : Châtiez-moi, Seigneur, mais que ce soit dans votre justice et non dans votre fureur, de peur que vous ne me réduisiez au néant. Or, la colère de Dieu ou sa fureur désigne métaphoriquement la vengeance de la justice divine, et être réduit au néant, c'est une peine infinie, comme faire quelque chose de rien suppose une puissance infinie. Donc la ven­geance divine punit le péché par une peine d'une étendue inlinie.

2. L'étendue de la peine répond à l'étendue de la faute, selon cette ex­pression de l'Ecriture (Deut. xxv, 2) : Le nombre des coups se réglera d'après la nature du délit. Or, le péché qu'on commet contre Dieu est infini. Car l'offense est d'autant plus grave que la personne contre laquelle on pèche est plus élevée. Ainsi c'est un plus grand crime de frapper un prince que de frapper un particulier. Et comme la grandeur de Dieu est infinie, il s'ensuit qu'on doit infliger un châtiment infini pour un péché commis contre Dieu.

3. Il y a deux sortes d'infini, l'infini en durée et l'infini en quantité. Or, la peine est infinie en durée. Donc elle l'est aussi en quantité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il suivrait de là que tous les péchés mortels encourraient des peines égales, puisqu'un infini n'est pas plus grand qu'un autre.

CONCLUSION. — Comme le péché est infini par rapport au bien infini dont il éloigne, et fini par rapport au bien créé et changeant vers lequel il porte, de même la peine qui correspond au péché doit être finie sous ce rapport et infinie sous un autre.

Réponse Il faut répondre que la peine est proportionnée au péché. Or, il y a dans le péché deux choses : l'une qui consiste en ce qu'il nous éloigne du bien immuable qui est infini, et sous ce rapport il est infini (2) ; l'autre qui con­siste en ce qu'il nous porte vers le bien qui est changeant, et à ce point de vue il est lini -, soit parce que le bien qui change est fini, soit parce que l'ac­tion par laquelle on se porte vers lui est finie elle-même, puisque les actes

(I) Jovinien supposait que tous les damnés souffraient la même peine parce que tous les pé­chés méritaient un châtiment infini. Le concile de Florence a ainsi défini le dogme contraire (ses-, ult.) : I) c/inimus illorum animas qui in ac­tuali mortali peccato decedunt, mox in in­fernum descendere, pwnis tamen disparibus puniendas.
(2)11 est infini oV Sent et extrinsequc- mcnt, mais il ne 1'   1 tinnient et intrinsè­quement, parce q»   \ léchcur, non pas de l)iea considéré       Yiais de lu vision do Dieu et de sapa   Yst finie.

des créatures ne peuvent être infinis. — La peine du dam répond au péché considéré comme la cause qui nous éloigne de Dieu, et elle est infinie puisqu'elle est la perte du bien infini ou de Dieu lui-même -, tandis que la peine du sens (1) répond au mouvement déréglé qui nous porte vers les créatures ; c'est pourquoi elle est limitée.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice divine ne doit pas réduire absolument au néant le pécheur, parce que ce serait aller contre l'é­ternité de la peine qui est due au péché, comme nous l'avons vu (art. 3). Mais on dit que celui qui est privé des biens spirituels est réduit à rien, d'après ces paroles de l'Apôtre (I. Cor. xiii, 2) : Si je n'ai pas la charité, je ne suis rien.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur le péché considéré comme la cause qui éloigne l'homme de Dieu ; car c'est en ce sens que l'homme pèche contre Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que la durée de la peine répond à la durée de la faute envisagée non du côté de l'acte, mais du côté de la tache, et tant que la tache dure, on mérite d'être puni. Mais la sévérité de la peine répond à la gravité de la faute. Une faute qui est irréparable a en elle- même un principe perpétuel de durée, c'est pourquoi elle mérite une peine éternelle. Mais comme elle n'est pas infinie par rapport à l'objet vers lequel elle porte les affections de l'âme, elle ne mérite pas non plus une peine d'une intensité infinie.

ARTICLE V. — tout péché mérite-t-il une peine éternelle (2)?


Objections: 1. Il semble que tout péché mérite une peine éternelle. Car la peine, comme nous l'avons dit (art. préc.), est proportionnée à la faute. Or, une peine éternelle diffère infiniment d'une peine temporelle, tandis qu'aucun péché ne peut différer infiniment d'un autre, puisque tout péché est un acte humain qui ne peut être infini. Par conséquent puisqu'il y a des péchés qui sont dignes d'une peine éternelle, comme nous l'avons dit (art. 3), il semble qu'il n'y en ait aucun qui ne mérite qu'une peine temporelle.

2. Le péché originel est le plus petit des péchés. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Ench. cap. 93) que la peine la plus légère est réservée à ceux qui ne sont punis que pour le péché originel. Or, le péché originel est puni par une peine éternelle ; puisque les enfants morts sans baptême avec la tache de ce péché ne verront jamais le royaume de Dieu, comme le prouvent évidemment ces paroles de Notre-Seigneur (Joan, iii, 3) : Si on ne renaît de nouveau, on ne peut pas voir le royaume de Dieu. Donc à plus forte raison la peine de tous les autres péchés sera-t-elle éternelle.

3. Un péché ne doit pas être puni plus sévèrement quand il se trouve joint à un autre péché, puisque toutes les fautes doivent être châtiées con­formément à la justice de Dieu. Or, le péché véniel doit être puni d'une

(1 ) L'existence de ces deux peines est de foi, mais il est à remarquer que ce n'est que par ap­propriation que saint Thomas attribue la peine du dam au mouvement par lequel le pécheur se dé­tourne de Dieu, et la peine du sens au mouve­ment par lequel il se porte vers les créatures parce que dans la réalité ces deux mouvements méritent l'un et l'autre ces deux peines, puisqu'ils se supposent. De ces deux peines, la peine du dam est la plus grave ; mais elle n'est pas la mémo chez tous les damnés, elle est en propor­tion de leur faute, comme la vision béatlíique est en proportion du mérite des élus.
(2) L'existence du purgatoire, que cet article démontre, est une vérité de foi qui a été ainsi définie par le concile de Florence (sess, ult.) : Si vere poenitentes in Dei charitate decesse­runt, antequam dignis poenitentiae fructibus de commissis satisfecerint et omissis, eorum animas poenis purgatoriis post mortem pur­gari, definimus. On peut consulter sur cette question les Controverses de Cellarium.
peine éternelle, s'il se trouve dans un damné avec un péché mortel, parce que dans l'enfer, il ne peut pas y avoir de rémission. Donc le péché véniel doit être aussi puni d'une peine éternelle et par conséquent aucun péché ne mérite une peine temporelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. iv, cap. 39)qu'il y a des fautes légères qui sont remises après cette vie. Donc tous les péchés ne sont pas punis d'une peine éternelle.

CONCLUSION. — Il n'y a que les péchés qui sont contraires à la charité qui méri­tent une peine éternelle, les autres ne méritent qu'une peine temporelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 3), le péché mérite une peine éternelle, quand il trouble d'une manière irréparable l'ordre de la justice divine, c'est-à-dire quand il est contraire au principe lui-même de l'ordre qui est la fin dernière. Or, il est évident que dans certains péchés il y a un désordre, qui ne résulte pas de ce qu'ils sont contraires à la fin dernière elle-même, mais qui se rapporte seulement aux moyens, selon qu'on les emploie d'une manière plus ou moins convenable, tout en res­tant en rapport avec la fin dernière. Ainsi, par exemple, quoiqu'un homme ait trop d'affection pour une chose temporelle, il ne voudrait néanmoins pas offenser Dieu pour elle, en faisant quelque chose contre sa loi. Ces sortes de péchés ne méritent pas une peine éternelle, mais une peine temporelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les péchés ne diffèrent pas les uns des autres infiniment, quand on les considère par rapport au bien changeant vers lequel ils nous portent, et c'est en cela que consiste la subs­tance de l'acte; mais ils diffèrent infiniment, relativement au bien immua­ble dont ils nous éloignent. Car il y a des péchés que l'on commet en s'écar- tant de la fin dernière, tandis qu'il y en a d'autres qui n'attaquent que les moyens qui se rapportent à cette lin. Or, la fin dernière diffère à l'infini des moyens qui v mènent.

2. Il faut répondre au second, que le péché originel ne mérite pas une peine éternelle en raison de sa gravité , mais en raison de la condition du sujet ou de l'homme qui se trouve dépouillé de la grâce, qui est le seul moyen par lequel on obtient la rémission de la peine.

3. Il faul faire la même réponse au troisième argument à l'égard du péché véniel (1). Car l'éternité de la peine ne répond pas à l'étendue de sa faute, mais à son irrémissibilité, comme nous l'avons dit (art. 3).


ARTICLE VI. — APRÈS LE PÉCHÉ MÉRITE-T-ON ENCORE LA PEINE (2)?


Objections: 1. Il semble qu'après le péché on ne mérite plus la peine. Car en étant la cause,on enlève aussi l'effet. Or, le péché est cause que l'on mérite la peine. Donc du mêment où le péché est écarté, on cesse de mériter la peine.


(L Saint Thomas admet donc que le péché vé­niel, quand il est accompagné du péché mortel, est puni dans l'enfer de la peine éternelle par accident. Ce sentiment est celui de saint Bona- venture, de Richard de Saint-Victor, de plusieurs théologiens anciens et modernes; mais il n'est pas suivi par Seot et ses disciples.
(2) Luther et Calvin ont prétendu que la peine était remise avec la faute, et ils sont partis de là pour nier les indulgences, la satisfaction et le purgatoire. Le concile de Trente a ainsi con­damné cette erreur (sess, vi, can. 50) : Si quis, post acceptam iustificationis gratiam, cuili­bet peccatori poenitenti culpam remitti et reatum panae ceternw deleri dixerit, ità ut nullus remaneat reatus poenae. temporalis exsolvenda;, vel in hoc saeculo, vel in futuro in purgatorio, antequam ad régna caelorum aditus patere possit : anathema sit.

2. Le péché est écarté par là même que l'on revient à la vertu. Mais lorsqu'on est vertueux, on n'encourt plus de peine, on mérite plutôt la récompense. Donc, le péché étant écarté, il n'y a plus dette de peine.
3. « Les peines sont des remèdes », dit le Philosophe. Mais, une fois que quelqu'un est guéri de la maladie, on ne lui donne plus de remède. Donc si l'on est guéri du péché, la dette de peine ne subsiste pas.

En sens contraire, nous lisons au 2e livre de Samuel (2S 12,13-14) que David dit à Nathan: « J'ai péché devant le Seigneur », et Nathan répond à David: « Le Seigneur pardonne ton péché, tu ne mourras pas; cependant, parce que tu as été cause que les ennemis du Seigneur ont blasphémé son nom, le fils qui t'est né va mourir. » Voilà donc quelqu'un que Dieu punit même après que son péché lui est remis. Ainsi, la dette de peine subsiste après que le péché a été écarté.
Réponse Dans le péché nous pouvons considérer deux choses, l'acte de la faute, et la tache qui en est la suite.
Pour ce qui est de l'acte, il est clair que dans tous les péchés actuels, l'acte cessant, la dette de peine demeure. L'acte du péché, en effet, rend un homme passible de la peine dans la mesure ou cet homme transgresse l'ordre de la justice divine; il ne rentre dans l'ordre que par la compensation de la peine.
Celle-ci rétablit la juste égalité; elle fait que celui qui a cédé plus qu'il ne devait à sa propre volonté en agissant contre le commandement de Dieu, se rend aux exigences de la justice divine en subissant, de bon coeur ou par force, quelque chose qui contrarie sa volonté. Ce point est observé même dans les injustices faites aux hommes: on vise à rétablir intégralement la juste égalité par la compensation de la peine. Aussi est-il évident que, pour le péché comme pour l'injustice commise, lorsque l'acte cesse, la dette de peine subsiste encore.
Mais, si nous parlons de l'effacement de la tache, alors il est manifeste que la tache du péché ne peut être effacée de l'âme que lorsque celle-ci se retrouve unie à Dieu, puisque c'est en s'éloignant de lui qu'elle venait à perdre son propre éclat, ce qui est la tache, comme nous l'avons expliqué plus haut. Or, l'homme s'unit à Dieu par la volonté. C'est pourquoi la tache du péché ne peut être enlevée à l'homme sans que sa volonté accepte l'ordre de la justice divine; ce qui signifie, ou que lui-même spontanément prendra sur lui de se punir en compensation de la faute passée, ou encore qu'il supportera patiemment la peine que Dieu lui envoie; dans les deux cas, en effet, la peine a un caractère de satisfaction. Mais une peine satisfactoire enlève quelque chose à la raison de peine, car il est essentiel à la peine d'être contre la volonté. Or la peine satisfactoire, bien qu'elle soit dans l'absolu opposée à la volonté, ne l'est cependant pas dans le concret; de ce fait elle est volontaire. Somme toute, elle est purement et simplement volontaire, encore qu'involontaire à un certain égard, selon ce que nous avons dit plus haut sur la qualité volontaire ou involontaire des actes. Donc il faut conclure que, la tache de la faute étant effacée, il peut subsister quand même une dette de peine; ce n'est plus toutefois une peine au sens absolu, mais une peine satisfactoire.

Solutions: 1. De même que, l'acte cessant, la tache demeure comme nous l'avons dit plus haut, de même la dette peut demeurer aussi. Mais la tache s'effaçant, la dette ne subsiste plus avec le même caractère, comme nous venons de le dire.
2. A l'homme vertueux la peine ne doit plus être appliquée de façon absolue, mais elle peut lui être due comme peine satisfactoire, parce que ceci même appartient à la vertu: chercher à satisfaire pour tout ce qui offense Dieu ou les hommes.
3. Une fois la tache effacée, on peut considérer comme guérie la blessure que le péché faisait à la volonté. Mais la peine est encore requise pour la guérison des autres facultés de l'âme que la faute passée avait déréglées, si bien qu'il faut maintenant les soigner par un traitement contraire. La peine est requise aussi pour rétablir l'équilibre de la justice, et pour écarter le scandale des autres; il importe que l'expiation édifie ceux que la faute a scandalisés; c'est ce qui se voit dans l'exemple de David, allégué ci-dessus.



ARTICLE 7 : Toute peine est-elle infligée pour un péché?



Objections: 1. Non, semble-t-il. Il est dit en S. Jean (Jn 9,2 Jn 9,3) au sujet de l'aveugle-né: « Ni lui ni ses parents n'ont péché, pour qu'il soit né aveugle. » Nous voyons pareillement beaucoup d'enfants, même baptisés, souffrir des peines graves; fièvres, vexations des démons, et quantité d'afflictions, alors que pourtant il n'y a plus de péché en eux après qu'ils ont été baptisés. Et avant qu'ils aient été baptisés, il n'y avait pas plus de péché chez eux que chez d'autres enfants qui n'ont pas eu a souffrir ainsi. Toute peine n'est donc pas pour un péché.
2. Il y a la même raison, semble-t-il, à ce que des pécheurs soient dans la prospérité et des innocents dans la peine. Or nous rencontrons fréquemment l'un et l'autre dans la vie des hommes. A propos des pécheurs, le Psaume (Ps 73,5) dit en effet: « Ils n'ont pas le tracas des autres hommes; ils ne seront pas châtiés avec tout le monde. » Et Job (Jb 21,7): « Les impies sont bien vivants, ils ont eu le soulagement et le réconfort de leurs richesses. » Habacuc (Ha 1,13) dit aussi: « Pourquoi regarder les perfides et te taire quand l'impie foule aux pieds un plus juste que lui? » Donc toute peine n'est pas infligée pour une faute.
3. S. Pierre (1P 2,22) dit du Christ: « Il n'a pas commis de faute, il n'y a pas eu de mensonge dans sa bouche », et pourtant il ajoute au même endroit: « Il a souffert pour nous. » Donc la peine n'est pas toujours infligée par Dieu pour une faute.

nous lisons au livre de Job (Jb 4,7-9): « Quel est l'innocent qui a jamais péri? Ou quand les gens de bien ont-ils été rayés de ce monde? N'ai-je pas vu plutôt périr au soufre de Dieu ceux qui commettent l'iniquité? » Et S. Augustin affirme que toute peine est juste, et qu'elle est administrée pour un péché.

Réponse: La peine, on vient de le dire, peut être considérée de deux manières: de façon absolue, et comme une peine satisfactoire.

La peine satisfactoire est en quelque sorte volontaire. Et, comme il arrive que des gens très différemment passibles de la peine ne fassent qu'un par la volonté dans l'amour qui les unit, il suit de là que parfois quelqu'un qui n'a pas péché supporte volontairement une peine pour autrui, de même que dans les affaires humaines nous voyons aussi que quelqu'un peut endosser la dette d'un autre.

Mais si nous parlons de la peine considérée absolument, en tant qu'elle a raison de peine, alors elle est toujours ordonnée à une faute propre; mais tantôt à une faute actuelle, comme lorsqu'on est puni par Dieu ou par les hommes pour le mal qu'on a commis; tantôt, au contraire, la peine est ordonnée à la faute originelle, et cela, soit à titre de principe, soit à titre de conséquence. A titre de principe, la peine du péché originel est que la nature humaine se trouve abandonnée à elle-même, étant destituée du secours de la justice originelle; de là viennent toutes les misères qui tombent sur l'humanité par suite de la déchéance de la nature.

Il faut cependant savoir que parfois certaines choses paraissent être des peines, qui pourtant n'ont pas absolument raison de peine. En effet, la peine est une espèce de mal, nous l'avons dit dans la première Partie; et le mal est une privation de bien. Mais, comme les biens de l'homme sont de plusieurs sortes, ceux de l'âme, ceux du corps, et les biens extérieurs, il arrive parfois que, si l'on subit préjudice dans un bien moindre, c'est pour grandir dans un bien meilleur; ainsi quand on subit une perte d'argent pour soigner sa santé, ou une perte à la fois d'argent et de santé pour le salut de son âme et pour la gloire de Dieu. De telles pertes ne sont pas alors pour l'homme un mal absolu mais un mal relatif. Elles n'ont donc pas absolument raison de peines, mais de remèdes, car les médecins eux aussi font prendre des potions amères aux malades afin de leur rendre la santé. Et puisque de pareilles épreuves n'ont pas proprement raison de peine, elles ne se ramènent pas à des fautes comme à leur cause, sinon dans la mesure ou cette nécessité même d'appliquer des peines médicinales à la nature humaine provient de la corruption de cette nature, châtiment du péché originel. Dans l'état d'innocence, en effet, il n'y aurait pas eu besoin d'amener personne à progresser dans la vertu par le moyen d'exercices pénibles. C'est pourquoi ce qu'il y a de réellement pénible en cela se rattache à la faute originelle comme à sa cause.

Solutions: 1. Il faut répondre qm premier argument, que les infirmités de ceux qui nais­sent ou des enfants sont les effets et les peines du péché originel, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. lxxxv, art. 5) et qu'elles subsistent après le baptême, pour la raison que nous avons donnée. Si elles ne sont pas égales dans tous les hommes, ceci résulte de la diversité de la nature qui est abandonnée à elle-même, comme nous l'avons observé (quest. lxxxii, art. 4 ad 2). Toutefois la providence de Dieu fait servir ces défauts au salut des hommes, en permettant à ceux qui les souffrent de les rendre méri­toires, en donnant aux autres d'utiles avertissements par ce moyen, et en les faisant contribuer à la gloire de Dieu (1).

2. Il faut répondre au second, que les biens temporels et corporels sont des biens de l'homme, mais des biens peu importants; tandis que les biens spi­rituels sont d'un ordre trcs-élevè. Il appartient donc à la justice divine d'ac­corder les biens spirituels à ceux qui sont vertueux, et de leur donner des biens ou des maux temporels, autant qu'il en faut pour la vertu. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 8), il n'appartient pas à la justice de Dieu d'amollir le courage des bons en les comblant d'avantages matériels. Les biens temporels qu'il accorde aux autres tournent à leur détriment spirituel; et c'est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. lxxh, 6) que l'orgueil les aveugle.

3. Il faut répondre au troisième, que le Christ a souffert une peine satisfac­ere, non pour ses péchés, mais pour les nôtres.

il est à remarquer que toutes les peines qu'on souffre ne proviennent pas des péchés per­sonnels qu'on a commis, puisqu'on peut souffrir pour les autres, être éprouvé par la souffrance et être détourné du mal par là. C'est pourquoi on a condamné la proposition suivante de Baïus

Omnes omnino justorum afflictiones sunt ultiones peccatorum ipsorum. Et celle-ci de Quesnel : Nunquam Deus affligit innocentes, et afflictiones semper serviunt, vel adpunien- dum peccatum, vel ad purificandum pec­catorem.

ARTICLE VIII. — quelqu'un est-il puni pour le péché d'un autre?


Objections: 1. Il semble qu'on soit puni pour le péché d'un autre. Car il est écrit dans la loi (Ex. xx, 5) : Je suis un Dieu jaloux qui venge l'iniquité des pères sur leurs enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération dans tous ceux qui me haïssent. Et nouslisons dans l'Evangile (Matth, xxiii, 35) : Vous le per­sécuterez , afin que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre re­tombe sur vous.

2. La justice humaine découle de la justice divine. Or, d'après la justice humaine les enfants sont quelquefois punis pour les fautes de leurs parents, comme on le voit pour les crimes de lèse-majesté. Donc la justice divine punit aussi quelquefois un individu pour les fautes d'un autre.

3. Si l'on prétend que le fils n'est pas puni pour les fautes du père, mais pour ses propres fautes, dans le sens qu'il imite la malice de celui qui lui a donné le jour, ceci n'est pas plus applicable aux enfants qu'aux étrangers qui sont aussi punis de la même peine que ceux dont ils imitent les torts. Il ne semble donc pas que les enfants soientpunis non pour leurs péchés pro­pres, mais bien pour les péchés de leurs parents.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car le prophète dit (Ezech. xviii, 20) : Le fils ne por­tera pas l'iniquité du père.

CONCLUSION. — Parmi les peines il y a la peine satisfactoire dont on peut volon­tairement se charger pour un autre, il y a la peine médicinale que Dieu ou l'homme inflige à titre de remède pour le péché d'un autre, enfin il y a la peine pure et simple, qui est un châtiment et que chacun subit uniquement pour son propre péché.

Réponse Il faut répondre que s'il s'agit de la peine satisfactoire que l'on prend sur soi volontairement, il arrive qu'un individu porte la peine d'un autre (1), parce qu'ils ne forment d'une certaine façon qu'un même être, comme nous l'avons expliqué (art. 7). — S'il s'agit de la peine infligée au péché à titre de châtiment, dans ce cas chaque individu n'est puni que pour ses propres fautes, parce que l'acte du péché est quelque chose de personnel. — Mais s'il s'agit de la peine médicinale, il arrive encore que l'un est puni pour le péché d'un autre. En effet, nous avons dit (art. 7) que les pertes des biens corporels ou du corps lui-même sont des peines médicinales qui ont pour objet le salut de l'âme. Par conséquent rien n'empêche que Dieu ou l'homme n'inflige ces peines à quelqu'un pour le péché d'un autre ; par exemple, que les enfants ne soient punis pour les parents, les serviteurs pour leurs maîtres, comme leur appartenant sous un rapport-, de telle sorte que si le fils ou le serviteur participe à la faute, cette peine frappe à titre de châtiment sur l'un et l'autre, c'est-à-dire sur celui qui est puni et sur celui pour qui il est puni. Mais s'il n'y a pas de participation de la part du fils, la peine n'est un châtiment qu'à l'égard du père pour qui il est puni. Elle est pour le íils qui la reçoit purement médicinale, à moins que par accident il n'ait consenti au péché de son père ; car cette peine lui est envoyée pour le bien de son âme, s'il la supporte patiemment. Quant- aux peines spirituelles, elles ne sont pas purement médicinales ; parce que le bien de l'âme ne se rap porte pas à un autre bien meilleur. Par conséquent personne ne souffre de perte dans les biens deson âmesansune faute propre. C'est pourquoi, comme le dit saint Augustin (Ep. lxxv), on n'est pas puni de cette manière pour un autre. Car le fils n'appartient pas au père quant à l'âme, et le Seigneur

H ) Sylvius fait observer que saint Thomas dit qu'il porte la peine, mais non qu'il est puni, parce que la punition, dans le sens propre, indi­que quelque chose d'involontaire, au Heu que dans ce cas c'est volontairement qu'on se charge de satisfaire pour un autre.

en assigne lui-même la cause quand il ditparson prophète (Ezech. xviii, 4) : Toutes les âmes sont à moi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces deux passages doivent se rapporter l'un et l'autre aux peines temporelles ou corporelles; parce que les enfants sont, en quelque sorte, la possession de leurs parents et les héri­tiers de leurs prédécesseurs ; ou bien si on les entend des peines spirituelles, l'Ecriture s'exprime ainsi, parce que les enfants imitent leurs parents. C'est pourquoi l'Exode ajoute : Ceux qui me haïssent, et qu'on trouve dans saint Matthieu (xxiii, 32) : Remplissez la mesure de vos pères. L'Ecriture dit que les péchés des pères sont punis dans leurs enfants, parce que les enfants ayant été nourris dans les crimes deceuxqui leuront donné le jour sontplus enclins au mal, soit àcause de l'habitude qu'ils en ont, soit parce qu'ils suivent tout naturellement l'exemple de leurs parents. Et ils méritent une peine d'autant plus grande qu'à la vue des châtiments qui ont pesé sur leurs pères, ils ne se sont pas corrigés. C'est pourquoi le texte ajoute -.jusqu'à la troisième et la quatrième génération, parce que les hommes vivent ordinairement assez de temps pour voir la troisième et la quatrième génération-, de telle sorte que les enfants peuvent être témoins des fautes de leurs pères pour les imiter, et les pères peuvent voir les peines de leurs enfants pour en gémir.

2. Il faut répondre au second, que les peines infligées par la justice humaine à un individu pour le péché d'un autre sont des peines corporelles et tem­porelles, qui ont pour but de prévenir les fautes à venir, en empêchant ceux qui sont punis ou les autres de tomber dans les mêmes crimes.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que les enfants plutôt que les étrangers sont punis pour les péchés des autres; soit parce que la peine des enfants rejaillit d'une certaine manière sur ceux qui sont les auteurs du péché, comme nous l'avons dit (in corp. art.), puisque le fils est en quelque sorte la possession du père,- soit parce que les exemples et les peines do­mestiques touchent davantage. Par conséquent quand quelqu'un a été nourri dans les péchés de ses parents, il les imite avec d'autant plus d'ar­deur. Et si leur châtiment ne l'a pas détourné du mal, il n'en a été que plus obstiné, ce qui le rend digne d'une peine d'autant plus forte.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.87 a.3