I-II (trad. Drioux 1852) Qu.87 a.8


QUESTION LXXXVIII.

DU PÉCHÉ VÉNIEL ET DU PÉCHÉ MORTEL.


Le péché véniel et le péché mortel se distinguant d'après la peine qu'ils méritent, nous devons maintenant en parler. Nous nous occuperons : 1° du péché véniel com­paré au péché mortel ; 2° du péché véniel considéré en lui-même. Sur le premier point six questions se présentent : 1° Est-il convenable de distinguer le péché véniel du péché mortel ? — 2° Sont-ils d'un genre différent ? — 3° Le péché véniel est-il une disposition au péché mortel? — 4° Le péché véniel peut-il devenir mortel? — 5° Une circonstance aggravante peut-elle d'un péché véniel faire un péché mortef? — 6° Le péché mortel peut-if devenir véniel ?

ARTICLE I. — est-il convenable de distinguer le péché véniel du péché mortel (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas convenable de distinguer le péché véniel du

(I) Wiclef, Luther et Calvin ont avancé que tous les péchés étaient mortels de leur nature et qu'ils méritaient tous par eux-mêmes les peines éternelles. Le concile de Trente a condamné cette erreur (sess. m, cap. H, et cap. 15, et sess, xvi.
cap. 5). S. Pie v et Grégoire XII ont condamné aussi cette proposition de .liaius : Nullum est peccatum naturâ suâ veniale, sed omne peccatum meretur poenam aeternam. Parmi les Pères on peut lire sur cette question : saint
péché mortel. Car saint Augustin ù\t(Cont.Faust.\ib. xxii, cap. 27) : Le péché est une parole, une action ou un désir contraire ala loi éternelle. Or, le péché, parla même qu'il est contraire à la loi éternelle, est mortel. Donctout péché est mortel, et par conséquent il n'y a pas lieu de distinguer le péché véniel du péché mortel.


2. L'Apôtre dit (I. Cor. x, 31) : Soit que vous mangiez-, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. Or, celui qui pèche agit contre ce précepte, car on ne pèche pas pour la gloire de Dieu. Par conséquent puisque c'est un péché mortel d'agir contre la loi de Dieu, il semble que tous ceux qui pèchent fassent des péchés mortels.

3. Celui qui s'attache à une chose par l'amour, s'y attache, soit pour en jouir, soit pour en user, comme le dit saint Augustin (De doct. christ. lib. i, cap. 3 et 4). Or, celui qui pèche ne s'attache jamais au bien qui change pour en user, puisqu'il ne le rapporte pas au bien qui nous rend heureux, ce qui en constitue l'usage proprement dit, selon la remarque du même Père (loc. cit.). Donc il jouit du bien qui change, et comme la per­versité humaine consiste à jouir des choses dont on devrait user, encore selon l'expression de saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 30), et que d'ailleurs c'est cette perversité qu'on désigne sous le nom de péché mortel, il s'ensuit que celui qui pèche le fait toujours mortellement.

4. Celui qui s'avance vers un terme s'éloigne par là même d'un autre. Or, celui qui pèche s'avance vers le bien qui change. Donc il s'éloigne du bien immuable, et par conséquent il pèche mortellement. Ce qui prouve qu'il n'y a pas lieu de distinguer le péché véniel du péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Hom. vu in Joan, et Ench. cap. 44) qu'il y a le crime qui mérite damnation, et la faute vénielle qui ne mérite pas cette peine. Comme il désigne par le mot crime le péché mortel, il s'ensuit que c'est avec raison que l'on distingue le péché véniel du péché mortel.

CONCLUSION. — Tout péché est mortel ou véniel, c'est-à-dire qu'il attaque l'ordre de la charité même ou ce qui s'y rapporte.

Réponse Il faut répondre que des choses qui ne paraissent pas opposées quand on les entend au propre le deviennent quand on les prend dans un sens mé­taphorique. Ainsi le mot rire (ridere) n'est pas opposé au mot se dessécher (arescere). Cependant si on prend le premier de ces mots (ridere) dans un sens métaphorique et qu'on l'applique à la prairie quand elle est en pleine fleur etdans sa première beauté, il est opposé au second (arescere). De même si on prend le mot mortel dans son sens propre et qu'on le rapporte à la mort du corps, il ne parait pas être en opposition avec le mot véniel, ni ap­partenir au même genre. Mais si on le prend métaphoriquement, comme quand il s'agit des péchés, le mortel est opposé à celui qui est véniel. En effet le péché étant une infirmité de l'âme, comme nous l'avons vu (quest. lxxi, art. 1 ad 3; quest. lxxii, art. 5, et quest. lxxiv, art. 9 ad 2), on appelle mortel celui qui par analogie aux maladies qui donnent la mort produit dans l'âme un mal irréparable, en la séparant de son principe vital, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 5). Or, le principe de la vie spirituelle que la vertu alimente est le rapport de l'homme avec sa fin dernière, comme nous l'avons vu (quest. lxxii, art. 15, et quest. lxxxvii, art. 3). Du mêment où l'on a cessé d'être en rapport avec cette fin, aucun principe intrinsèque ne peut réparer ce désastre; il n'y a que la puissance divine qui en soit câpable, comme nous l'avons dit (quest. lxxxvii, art. 3) ; parce que le dérèglement des choses qui se rapportent à la fin se répare d'après la fin, comme l'erreur qui touche aux conséquences se rectifie par la vérité des principes. Celui qui erre à l'égard de la fin dernière ne peut donc pas se réhabiliter au moyen d'un secours plus élevé, comme celui qui erre sur les principes ; c'estpourquoi on dit que ces fautes sont mortelles, parce qu'elles sont en quelque sorte irréparables. Au contraire, les péchés qui portent sur les moyens, sans que l'action cesse de se rapporter à la fin dernière, sont réparables, et on dit qu'ils sont véniels. Carie péché est pardonné (veniam habet) quand il n'est plus digne de peine, et il cesse de mériter punition quand il n'existe plus, comme nous l'avons dit (quest. lxxxvii, art. 6). Ainsi donc le péché mortel et le péché véniel sont opposés, comme ce qui est ré­parable est opposé à ce qui ne l'est pas. Et j'entends ce qui ne peut être ré­paré par un principe interne ; car il ne s'agit pas ici de la puissance divine qui peut guérir toutes les maladies corporelles et spirituelles. C'est pour­quoi on a raison de distinguer le péché véniel du péché mortel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la division du péché en véniel et en mortel n'est pas une division du genre en espèces, qui participent également à la nature du genre, mais il s'agit d'espèces analogues qui se disent du même genre, comme le parfait et l'imparfait. C'est pourquoi la na­ture parfaite du péché, telle que l'expose saint Augustin (loc. cit.), convient au péché mortel. Mais on ne donne au péché véniel le nom de péché que d'une manière imparfaite et comparativement au péché mortel. C'est ainsi qu'on donne à l'accident le nom d'être par rapport à la substance, en pre­nant l'être dans un sens imparfait. Car le péché véniel n'est pas contre la loi ; parce que celui qui pèche véniellement ne fait pas ce que la loi défend, ni n'omet pas ce qu'elle ordonne d'une manière obligatoire, mais il agit sans suivrelaloi, parcequ'il n'observepas le mode d'action que;la loi prescrit.

2. Il faut répondre au second, que ce précepte de l'Apôtre est affirmatif, par conséquent il n'oblige pas à toujours. Ainsi il n'agit pas contre ce pré­cepte, celui qui ne rapporte pas en acte à la gloire de Dieu tout ce qu'il fait. Il suffit donc qu'un individu se rapporte à Dieu habituellement, lui et tout ce qu'il possède, pour qu'il ne pèche pas mortellement, quoiqu'il ne rapporte pas actuellement à la gloire de Dieu l'acte qu'il fait. Or, le péché véniel n'em­pêche pas qu'on ne rapporte ses actions à la gloire de Dieu d'une manière habituelle (1), il empêche seulement qu'on ne les lui rapporte d'une manière actuelle. Car il n'exclut pas la charité qui se rapporte à Dieu habituellement; par conséquent de ce qu'une personne pèche véniellement il ne s'ensuit pas qu'elle pèche mortellement.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui pèche véniellement s'attache au bien temporel, non pour en jouir, parcequ'il ne place pas en lui sa fin, mais pour en user, puisqu'il le rapporte à Dieu non pas actuellement, mais habituellement.

4. Il íaut répondre au quatrième, que le bien muable n'est considéré comme un terme opposé au bien immuable que quand on place en

Augustin, Epist. 108; Tertullien, De animd, cap. xvii ; Origène, Hom. xxxv, $up. Luc. vi;
saint Léon <jui tire la même conséquence des paroles do saint Paul (I. Cor. nil
(•I) Les thomistes sont partagés sur le sens qu'il faut donner à ces paroles de saint Thomas. Cajé- tan, Alvares, les théologiens de Salamanque ont à cet égard des sentiments particuliers. Nous croyons avec Billuart que quand l'Ange de l'Ecole dit que dans le juste le péché véniel se rapporte habituellement à Dieu comme à sa fin dernière, il s'agit là simplement de la concomitance de l'ha­bitude avec l'acte; dans le sens que l'acte ne dé­truit pas l'habitude de la charité. Voyez Billuart, De peccatis (Dissert. viii, art. 4).lui sa fin
(1). Car ce qui se rapporte à une fin ne peut pas être un terme.



ARTICLE II. — le péché mortel et le péché véniel sont-ils d'un genre

différent?

Objections: 1. Il semble que le péché véniel et le péché mortel ne soient pas d'un genre différent, c'est-à-dire que le péché mortel soit d'un genre et le péché véniel d'un autre. Car dans les actes humains le genre de bien et de mal se détermine comparativement à la matière ou à l'objet, comme nous l'avons dit (quest. xviii, art. 2 et 8). Or, à l'égard de tout objet ou de toute matière, on peut pécher mortellement et véniellement-, car l'homme peut aimer le bien qui change, moins que Dieu, et alors il pèche véniellement, ou plus que Dieu, et'dans ce cas il pèche mortellement. Donc le péché véniel et le péché mortel ne sont pas d'un genre différent.

2. Nous avons clit (art. préc.) que le péché mortel est celui qui est irré­parable, tandis que le péché véniel est celui qui peut être réparé. Or, il n'y a d'irréparable que le péché qui se fait par malice et que quelques auteurs appellent irrémissible ; tandis que l'on peut réparer le péché que l'on com­met par faiblesse ou par igncrrance, et qu'on dit rémissible. Donc le péché mortel et le péché véniel diffèrent comme le péché commis par malice diffère du péché de faiblesse et d'ignorance. Et puisque ces derniers ne diffèrent pas sous le rapport du genre, mais sous le rapport de la cause, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, lxxvii et lxxviii), il s'ensuit que le péché véniel et le péché mortel ne sont pas d'un genre différent.

3. Nous avons dit (quest. lxxiv, art. 3 ad 3, et art. 10) que les mouve­ments subits delà sensibilité aussi bien que de la raison sont des péchés véniels. Or, il y a des mouvements subits dans tout genre de péché. Donc il n'y a pas de péchés qui soient véniels dans leur genre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin (De purgat, serm.) énumère certains genres de péchés véniels et certains genres de péchés mortels.

CONCLUSION. — Lc péché véniel et le péché mortel diffèrent de genre d'après leurs objets; mais comme les actes moraux tirent leur bonté ou leur malice, non-seulement de leur objet, mais encore de la disposition de l'agent, il arrive qu'un péché qui est véniel dans son genre devient mortel par suitede l'intention mauvaise de celui qui le commet, et qu'un péché mortel dans son genre est véniel à cause de l'imperfection de l'acte, quand il est subit et qu'il n'a pas été délibéré par la raison.

Réponse Il faut répondre que le péché véniel tire son nom du mot venia (pardon). On peut donc dire qu'un péché est véniel, d'abord parce qu'il a obtenu son pardon. C'est ainsi que, d'après saint Ambroise (De Parad. cap. 14), toutpéché devient véniel par la pénitence, et on dit en ce sens qu'il est véniel par l'évé­nement (2). On dit ensuite que le péché est véniel quand il n'a rien en soi qui le rende irrémissible, totalement ou en partie. En partie quand il a en soi quel­que chose qui le diminue, comme quand il résulte de la faiblesse et de l'igno­rance ; dans ce cas on dit qu'il est véniel d'après sa cause. Totalement, lors­qu'il ne détruit pas le rapport de l'âme avec sa fin dernière et que par con­séquent il ne mérite pas une peine éternelle, mais temporelle. C'est de ce dernier qu'il s'agit ici, car pour les deux premiers il est évident qu'ils n'ont pas un genre déterminé. Mais le troisième peut en avoir un, de telle sorte qu'on distingue le péché qui est véniel dans son genre, du péché qui est mortel dans le sien, comme on détermine le genre ou l'espèce de l'acte d'après son objet. En effet, quand la volonté se porte vers quelque chose qui est en soi contraire à la charité qui met l'homme en rapport avec sa

(I) Ce qu'on fait dans le péché mortel, mais non dans le péché véniel.

(2) Car par la pénitence il arrive qu'il est effet pardonné.

fin dernière, ee péché a dans son objet de quoi être mortel. Il est donc mor­tel dans son genre, soit qu'il soit contraire à l'amour de Dieu, comme le blasphème, le parjure, etc., soit qu'il soit contraire à l'amour du prochain, comme l'homicide, l'adultère, etc. Par conséquent tous ces péchés sont mortels dans leur genre (1). Mais quand la volonté de celui qui pèche se porte vers une chose qui renferme en elle un certain désordre, sans être toutefois contraire à l'amour de Dieu et du prochain, comme une parole oiseuse, un rire superflu, etc. ; ces péchés sont véniels dans leur genre (2), comme nous l'avons dit (quest. lxxxvii, art. S). — Toutefoisles actes moraux tirant leur bonté et leur malice non-seulement de leur objet, mais encore de la disposition de l'agent, comme nous l'avons vu (quest. lxxviii, art. 4, et quest. lxxvii, art. G), il arrive quelquefois que ce qui est péché véniel dans son genre, en raison de son objet, devient mortel à cause de l'agent ; soit parce qu'il met en lui sa fin dernière, soit parce qu'il le rapporte à une chose qui est un péché mortel dans son genre, comme quand quelqu'un dit une parole oiseuse pour commettre un adultère. — De même l'agent est cause qu'un péché qui est mortel dans son genre, devient véniel, parce que l'acte est imparfait, c'est-à-dire qu'il n'a pas été délibéré par la raison qui est le principe propre du mal, comme nous l'avons dit (quest. lxxiv, art. 10) à pro­pos des mouvements subits de l'infidélité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par là même qu'on choisit ce qui est contraire à la charité divine, on est convaincu de préférer cette chose à la charité divine elle-même et par conséquent de l'aimer plus quo Dieu. C'est pourquoi les péchés qui sont par eux-mêmes opposés à la cha­rité supposent qu'il y a quelque chose que l'on aime plus que Dieu, et par là même ils sont mortels dans leur genre.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur le péché qui est véniel d'après sa cause.

3. II faut répondre au troisième, que ce raisonnement s'appuie sur le péché qui est véniel par suite de l'imperfection de l'acte.


ARTICLE III. — le péché véniel est-il une disposition au péché mortel?


Objections: 1. il semble que le péché véniel ne soit pas une disposition au péché mortel. Car un opposé ne dispose pas à l'autre. Or, le péché véniel et le péché mortel sont opposés, comme nous l'avons dit (art. 1). Donc le péché véniel n'est pas une disposition au péché mortel.

2. L'acte dispose à quelque chose qui lui ressemble dans son espèce. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2) que les actes sem­blables engendrent des dispositions et des habitudes semblables. Or, le péché mortel et le péché véniel diffèrent de genre et d'espèce, comme nous l'avons dit (art. 2). Donc le péché véniel ne dispose pas au péché mortel.

3. Si on appelle péché véniel celui qui dispose au péché mortel, il faudra que tout ce qui dispose au péché mortel soit un péché véniel. Or, toutes les bonnes oeuvres disposent au péché mortel: car saint Augustin dit dans sa règle que l'orgueil tend des embûches aux bonnes oeuvres pour les perdre. Donc il y aurait des bonnes oeuvres qui seraient des péchés vé­niels, ce qui répugne.

i) Il y a en eux gravité de matière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (.Eccl. xix,l) : Celui qui méprise les pe­tites choses tombe peu à peu. Or, celui qui pèche véniellement semble mé­priser les petites choses. Donc il se dispose peu à peu à tomber totalement dans le péché mortel.

(2) Au contraire, il y a en eux légèreté de ma­tière.

CONCLUSION. — Le péché mortel et le péché véniel étant d'espèce différente, le péché véniel ne peut être une disposition au péché mortel, sinon par suite de la dis­position de l'agent et indirectement en écartant tout ce qui y mettait ol/stacle.

Réponse Il faut répondre que ce qui dispose est cause d'une certaine manière. Par conséquent, comme il y a deux sortes de cause, il y a deux sortes de disposition. En effet il y a une cause qui produit directement l'effet; c'est ainsi que la chaleur échauffe. Il y en a une qui le produit indirectement, en éloignant ce qui lui fait obstacle, et c'est de cette manière qu'en écartant une colonne on fait mouvoir la pierre qui reposait dessus. L'acte du péché dispose ainsi à une chose de deux manières : 4° Directement. C'est de la sorte qu'il dispose à un acte qui lui ressemble dans son espèce. Le péché qui est véniel dans son genre ne dispose pas de cette première manière au péché qui est mortel dans le sien, puisqu'ils sont d'espèce différente, mais il peut ainsi disposer par voie de conséquence au péché qui est mortel par suite des dispositions de l'agent. Car les actes des péchés véniels aug­mentant la disposition ou l'habitude, la concupiscence peut s'enflammer au point que celui qui pèche mette sa fin dans le péché véniel (1). C'est ainsi que celui qui a une habitude a pour fin l'opération qui est conforme à cette habitude; et qu'à force de pécher véniellement, le pécheur se trouve dis­posé à pécher mortellement (2). 2° Indirectement. L'acte humain dispose ainsi à une chose en écartant ce qui lui faisait obstacle, et c'est de la sorte que le péché qui est véniel dans son genre peut disposer au péché qui est mortel dans le sien. Car celui qui fait un péché véniel dans son genre, né­glige un ordre quelconque, et par là même qu'il habitue sa volonté à ne pas se soumettre dans les petites choses à l'ordre légitime, il la prépare à ne pas respecter l'ordre de sa fin dernière elle-même, en choisissant ce qui est un péché mortel dans son genre (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché véniel et le péché mortel ne sont pas opposés, comme deux espèces d'un même genre, ainsi que nous l'avons dit (art. 1 ad 1), mais comme l'accident est opposé à la substance. Par conséquent, comme un accident peut être une disposition à une forme substantielle, de même le péché véniel est une disposition au péché mortel.

2. Il faut répondre au second, que le péché véniel ne ressemble pas au péché mortel dans l'espèce. Cependant il lui ressemble dans le genre en ce sens que l'un et l'autre impliquent un défaut de soumission, quoique ce soit d'une manière différente, comme nous l'avons dit (art. 4 et 2J.

3. Il faut répondre au troisième, qu'une bonne oeuvre n'est pas par elle- même une disposition au péché mortel, cependant elle peut en être la ma­tière ou l'occasion par accident, tandis que le péché véniel dispose par lui- même au péché mortel, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

ARTICLE IV. — le péché véniel peut-il devenir mortel ?


Objections: 1. Il semble que le péché véniel puisse devenir mortèl. Car saint Augustin expliquant ces paroles de saint Jean : Celui qui ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, dit (Tract. 42 m Joan.) : Les moindres péchés, c'est-à-dire les péchés véniels, sion les néglige, tuent l'âme. Or, ces paroles désignent le

(I) On peut s'attacher au jeu au point de négli­ger, pour satisfaire ce goût, des devoirs essentiels.

(21 Le péché véniel dispose encore directement au péché mortel, quand il est mortel do sa nature et qu'il n'est véniel que parle défaut d'advertancc on de consentement ; c'est ainsi que les premiers mouvements de la fornication et de la colere conduisent à la consommation de ces actes s'ils ne sont pas réprimés.

(3) La chute est d'autant plus facile qu'en mul­tipliant les péchés véniels on affaiblit les sources de la grâce.
péché mortel qui est la mort spirituelle de l'âme. Donc le péché véniel peut
devenir mortel.

2. Le mouvement de la sensibilité qui précède le consentement de la raison est un péché véniel, et après que la volonté y a consenti, c'est un péché mortel, comme nous l'avons dit (quest. lxxiv, art. 8 ad 2). Donc le péché véniel peut devenir mortel.

3. Le péché véniel et le péché mortel diffèrent comme une maladie gué­rissable et une maladie qui ne l'est pas, ainsi que nous l'avons dit (art. 2). Or, une maladie qui n'était pas incurable peut le devenir. Donc un péché véniel peut devenir mortel.

4. Une disposition peut devenir une habitude. Or, le péché véniel est une disposition au péché mortel, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc le péché véniel peut devenir mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les choses qui diffèrent infiniment ne se trans­forment pas les unes dans les autres. Or, le péché mortel et le péché véniel diffèrent infiniment. Donc le péché véniel ne peut devenir mortel.

CONCLUSION. — Quoiqu'il ne puisse jamais se faire qu'un seul et même acte soit d'abord un péché véniel, puis un péché mortel, et même quoique tous les péchés véniels du monde entier n'égalent pas un t-eul péché mortel; néanmoins il peut arriver qu'une faute vénielle devienne mortelle par suite d'un changement quelconque, ou que beaucoup de péchés véniels disposent à un péché mortel.

Réponse Il faut répondre qu'on peut entendre de trois manières qu'un péché vé­niel devient mortel : 1° Cette proposition peut signifier que le même acte numériquement était d'abord un péché véniel et qu'il a été ensuite mortel. Ceci est impossible, parce que le péché consiste principalement dans l'acte de la volonté, comme tout acte moral. Par conséquent on ne dit pas qu'il y a un seul acte moral si la volonté vient à changer; quand même l'action serait continue par sa nature. Or, si la volonté ne change pas, il ne peut pas se faire que de vénielle la faute devienne mortelle. 2° On peut entendre qu'une faute qui est vénielle dans son genre devient mortelle. Ce qui est possible, soit parce que le pécheur met dans l'objet de cette faute sa fin (1), soit parce que cette faute vénielle se rapporte à une faute mortelle comme à sa fin (2), tel que nous l'avons dit (art. 2). 3° On peut entendre par là qu'un grand nombre de péchés véniels forment un péché mortel. Si on veut dire que beaucoup de péchés véniels constituent intégralement un péché mortel, la proposition est fausse (3). Car tous les péchés véniels du monde ne peu- ventjmériter la même peine qu'un seul péché mortel ; ce qui est évident re­lativement à la durée, puisqu'un péché mortel mérite une peine éternelle, tandis qu'un péché véniel ne mérite qu'une peine temporelle, comme nous l'avons dit (art. 2). C'est aussi évident par rapport à la peine du dam ; parce que le péché mortel mérite la privation de la vue de Dieu, ce qui est une

(1) Par exemple, si quelqu'un était tellement attaché au jeu qu'il fût dans la disposition actuelle de manquer à un devoir essentiel plutôt que de le quitter. Mais il faut que la disposition soit ac­tuelle, parce que si elle n'était qu'habituelle ou interprétative, le péché no serait pas mortel ; car on pèche, non par les habitudes, mais par les actes.
(2) Comme si l'on disait un mensonge officieux pour faire un acte de fornication. Le péché vé­niel peut encore devenu' mortel dans trois cir­constances : \ ° par le mépris formel de la loi ; 2° en raison du scandale à l'égard des enfants, des domestiques, etc. ; 3" à raison du danger pro­chain de tomber dans une faute grave. Dans eo cas on est tenu de confesser l'espèce du péché auquel on s'est exposé, qu'on l'ait commis ou non. Saint Thomas ne parle pas ici de ces trois circonstances, parce qu'elles produisent une malice particulière, distincte de la nature même du pé­ché véniel, comme il l'observe dans l'article suivant.
(5) La pratique de l'Eglise le prouve, puisqu'elle ne fait pas une obligation absolue de confesser les péchés véniels, quelque nombreux qu'ils soient.

peine à laquelle aucune autre ne peut se comparer, comme le dit saint Chry­sostomo (Hom. 47 ad pop. Ant.). Quant à la peine du sens, c'est encore ma­nifeste pour le remords qui agite la conscience, quoique pour ce qui est de la peine du feu il y ait une certaine proportion entre le châtiment de l'un et de l'autre. — Mais si l'on veut seulement dire qu'une foule de péchés véniels produisent un péché mortel en y disposant, alors la proposition est vraie, comme nous l'avons prouvé (art. 3) en exposant les deux manières dont le péché véniel dispose au péché mortel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin veut dire que beaucoup de péchés véniels produisent le péché mortel, dans le sens qu'ils y disposent.

2. Il faut répondre au second, que le même mouvement de sensualité qui a précédé le consentement de la raison ne devient jamais un péché mortel, mais c'est l'acte même de la raison qui par son assentiment constitue une faute de cette nature.

3. Il faut répondre au troisième, qu'une maladie corporelle n'est pas un acte, mais une disposition permanente*, par conséquent tout en restant la même elle peut changer : au lieu que le péché véniel est un acte transitoire sur lequel on ne peut revenir, et sous ce point de vue il n'y a pas de parité.

4. Il faut répondre au quatrième, que la disposition qui devient une habitude ne diffère de cette dernière que comme l'imparfait diffère du parfait. C'est ainsi que la science imparfaite devient une habitude en se perfectionnant. Mais le péché véniel est une disposition d'un autre genre que le péché mor­tel. Il est comme l'accident par rapport à la forme substantielle, et l'accident ne peut jamais se changer,en substance.

ARTICLE V. — la circonstance peut-elle d'un péché véniel faire un

péché mortel?

Objections: 1. Il semble que la circonstance puisse d'un péché véniel faire un péché mortel. Car saint Augustin dit (De anim. defunct.serm. iv) que si la colère sc prolonge longtemps et que l'ivresse soit continuelle, elles passent au nom­bre des péchés mortels. Or, la colère et l'ivresse ne sont pas des péchés mortels dans leur genre, mais des péchés véniels; autrement ils seraient toujours mortels. Donc la circonstance fait qu'un péché véniel est mortel.

2. Le Maître des sentences dit (Lib. ii Sent. dist. 24) que la délectation, quand elle est morose, est un péché mortel, mais que c'est un péché véniel quand elle ne l'est pas. Or, la morosité est une circonstance. Donc la circons­tance fait d'un péché véniel un péché mortel.

3. Le mal et le bien diffèrent plus que le péché véniel et que le péché mor­tel qui sont l'un et l'autre compris dans le genre du mal. Or, la circonstance fait d'un acte bon un acte mauvais, comme on le voit quand quelqu'un fait l'aumône par vaine gloire. Donc à plus forte raison peut-elle faire d'un péché véniel un péché mortel.

En sens contraireMais c'est le contraire. La circonstance étant un accident, son étendue ne peut excéder celle que l'acte comporte dans son genre. Car le sujet l'em­porte toujours sur l'accident. Si donc l'acte est un péché véniel dans son genre, il ne peut pas se faire qu'une circonstance le rende mortel; puisque le péché mortel surpasse infiniment sous un rapport l'étendue du péché véniel, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc. in arg. sed cont.).

CONCLUSION. — Le péché qui est véniel dans son genre n'étant pas de la même espèce que celui qui est mortel, il ne peut se faire d'aucune manière qu'une circons­tance fasse d'un péché véniel un péché mortel ; sinon quand cette circonstance est, par rapport à l'acte moral, une différence spécilique qui constitue une nouvelle espèce de péché.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. vii, art. 1, et quest. xviii, art. 10) en traitant des circonstances, la circonstance, considérée comme telle, est un accident moral de l'acte. Cependant il arrive qu'on la prend pour sa différence spécifique, et alors elle cesse d'être une circons­tance et constitue une espèce d'acte moral. C'est ce qui arrive en matière de péché quand la circonstance ajoute une difformité d'un autre genre. Ainsi quand on use d'une femme qui n'est pas la sienne, c'est un acte dont la difformité morale est contraire à la chasteté. Mais si cette femme est l'épouse d'un autre, on ajoute à l'acte une nouvelle difformité contraire à la justice qui nous défend d'usurper ce qui est à autrui. Alors cette circonstance constitue une nouvelle espèce de péché qu'on appelle l'adultère. Mais il est impossible qu'une circonstance fasse d'un péché véniel un péché mortel, si elle n'ajoute à l'acte une difformité d'un autre genre. En effet nous avons dit (art. 1) que le péché véniel est un mal en ce qu'il implique un certain désordre à l'égard de ce qui se rapporte ala fin, tandis que le péché mortel implique un désordre qui atteint la fin dernière elle-même. D'où il est ma­nifeste qu'une circonstance ne peut faire d'un pêclié véniel un péché mor­tel, si elle reste telle ; mais qu'elle ne produit cet effet que quand elle passe à une autre espèce et qu'elle devient en quelque sorte la différence spécifi­que de l'acte moral.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la durée n'est pas une circons­tance qui change l'espèce, ni la fréquence ou l'assiduité de l'acte, sinon par accident, par suite de quelque autre chose qui survient. Car une chose ne change pas d'espèce parce qu'on la multiplie ou qu'on la prolonge, à moins qu'en multipliant ou en prolongeant un acte, il ne survienne quelque chose qui en change l'espèce, comme la désobéissance, le mépris (1 ), etc. Il fau t donc dire que la colère étant un mouvement de l'âme qui a pour but de nuire au pro­chain, si le tort qu'elle a en vue est un péché mortel dans son genre, comme l'homicide ou le vol, cette passion est aussi un péché mortel dans le sien. Elle peut être un péché véniel par suite de l'imperfection de l'acte, quand elle est un mouvement subit de la sensibilité; mais si elle dure, elle revient à ce qu'elle est naturellement dans son genre par suite de l'assentiment de la raison. Au contraire, si le tort que la colère se propose était véniel dans son genre, comme quand on est fâché contre quelqu'un et qu'on veut seule­ment lui dire quelques paroles légères et quelques plaisanteries qui le cho­quent un peu, alors elle n'est pas un péché mortel, quelle que soit sa durée, à moins que par accident quelque chose ne s'y joigne, comme s'il en résul­tait un grave scandale (2), ou pour tout autre motif. Mais il faut dire à l'égard de l'ivçesse qu'elle est par sa nature un péché mortel. Car que l'homme perde sans nécessité l'usage de la raison qui lui a été donnée pour s'élever à Dieu et pour éviter toutes les fautes auxquelles il est exposé, c'est une chose absolument contraire à la vertu. Toutefois cette faute peut être vénielle par ignorance ou par faiblesse, comme quand un homme ignorant la force du vin ou sa propre faiblesse s'enivre sans le savoir; parce qu'alors ce n'est pas

(2) Le scandale est encore une circonstance qui a sa malice propre et qui en s'ajoutant à la faute vénielle la rend mortelle.

(l)Le mépris delà lui ou du législateur, con­sidéré comme tel ; celte circonstance qui fait du péché véniel un péché mortel a une malice pro­pre, indépendante de celle de l'acte.
l'ivresse, mais l'excès de la boisson qui lui est imputé à péché. Toutefois s'il s'enivre fréquemment, cette ignorance ne peut l'excuser et empêcher que sa volonté ne paraisse aimer mieux s'enivrer que de s'abstenir de boire par excès; par conséquent le péché revient à sa nature.

2. Il faut répondre au second,que la délectation morose n'est regardée comme un péché mortel que pour les choses qui sont des péchés mortels dans leur genre, et à l'égard desquelles la délectation qui n'estpas morose n'est un péché véniel que par suite de l'imperfection de l'acte, comme nous l'avons dit en parlant de la colère (art. 1). Car on parle de la colère qui a de la du­rée et de la délectation morose, à cause de l'assentiment de la raison déli­bérante.

3. Il faut répondre au troisième, que la circonstance ne fait pas d'un bon acte un mauvais, à moins qu'elle ne constitue une espèce de péché, ainsi que nous l'avons dit (quest. xviii, art. 10 et 11).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.87 a.8