I-II (trad. Drioux 1852) Qu.88 a.6

ARTICLE VI. — un péché mortel peut-il devenir véniel (1)?


Objections: 1. Il semble qu'un péché mortel puisse devenir véniel. Car le péché vé­niel est aussi éloigné du péché mortel que le mortel l'est du véniel. Or, le péché véniel devient mortel, comme nous l'avons dit (art. 4 et 5). Donc le péché mortel peut aussi devenir véniel.

2. Le péché véniel et le péché mortel diffèrent en ce que celui qui pèche mortellement aime la créature plus que Dieu, tandis que celui qui pèche véniellement l'aime moins. Or, il peut se faire qu'en commettant une faute qui est un péché mortel dans son genre l'on aime la créature moins que Dieu, par exemple, si un individufait une fornication, tout en ignorant que la simple fornication soit un péché mortel et qu'elle soit contraire à l'amour divin, de telle sorte que, par amour pour Dieu, il serait dans la disposition de ne plus faire cette faute s'il savait qu'en la faisant, il offense Dieu grièvement. Donc il nepècheque véniellement, et lepéché mortel peut dans ce cas devenir véniel.

3. Comme nous l'avons dit (art. préc. arg. 3) : Le bien diffère plus du mal que le péché véniel du péché mortel. Or, l'acte qui est mauvais de soi peut devenir bon. Ainsi un homicide peut devenir un acte de justice, tel qu'on le voit dans le juge qui fait périr un brigand. Donc à plus forte raison un péché mortel peut-il devenir véniel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui est éternel ne peut jamais devenir tem­porel. Or, le péché mortel mérite une peine éternelle et le péché véniel une peine temporelle. Donc le péché mortel ne peut jamais devenir véniel.

CONCLUSION. — Quoique le péché véniel devienne mortel par suite d'une diffor­mité mortelle qui s'y a joute, comme quand une circonstance change l'espèce du péché néanmoins le péché mortel ne devient pas véniel par suite d'une difformité vénielle qui s'y adjoint, mais il devient plus grave encore. Cependant on peut dire qu'un péché qui est mortel dans son genre devient véniel par suite de l'imperfection de l'acte.

Réponse Il faut répondre que lepéché véniel et le péché mortel diffèrent comme le parfait et l'imparfait dans le genre du péché, ainsi que nous l'avons dit (art. 1). Or, l'imparfait, au moyen de quelque chose qu'on v ajoute, peut arriver au parfait; par conséquent le péché véniel, quand on y ajoute une difformité qui est du genre du péché mortel, devient mortel; comme

(I) D'après les théologiens, le péché qui est mortel dans son genre devient véniel de trois ma­nières : I" quand il v a légèreté de matière; par exemple, si l'on fait une médisance légère qui ne compromette pas la réputation du prochain ; 2° quand l'adver tance n'estqu'imparfaite ; 3" quand il y a défaut d'un parfait consentement. Ces deux dernières conditions reviennent h ce que saint 1 nom as appelle l'imperfection de l'acte; il admet aussi la première, mais il ne regarde pas alors le péché comme étant mortel ex genere suo.
quand on dit une parole oiseuse pour faire une fornication. Mais ce qui est parfait ne peut pas devenir imparfait quand on y ajoute. C'est pour­quoi le péché mortel ne devient pas véniel par là même qu'on y ajoute une difformité qui est du genre du péché véniel. Car celui qui fait une fornica­tion ne diminue pas son péché en disant une parole oiseuse, mais il l'ag­grave plutôt à cause de la difformité qui s'y adjoint. Cependant ce qui est mortel dans son genre peut être véniel à cause de l'imperfection de l'acte, parce qu'il n'a pas parfaitement ce qu'il faut pour un acte moral, comme tout acte qui n'a pas été délibéré, mais qui est subit, ainsi que nous l'avons dit (art. 2). Ceci résulte d'une soustraction (1) qui fait que la raison n'a pas pu délibérer (2). Et comme l'acte moral se spécifie d'après le conseil de la rai­son, il s'ensuit que cette soustraction en détruit l'espèce.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché véniel diffère du mortel, comme l'imparfait du parfait, comme un enfant d'un homme mûr. Or, d'un enfant l'on fait un homme, mais non réciproquement. Cette raison n'est donc pas concluante.

2. Il faut répondre au second, que si l'ignorance est telle qu'elle excuse ab­solument du péché, comme celle d'un furieux ou d'un insensé, alors celui qui fait une fornication dans une pareille ignorance ne pèche ni vénielle­ment, ni mortellement. Mais si l'ignorance n'est pas invincible, alors elle est elle-même un péché, et renferme en elle un défaut d'amour de Dieu, en ce sens que l'homme néglige d'apprendre les moyens par lesquels il peut se conserver dans cet amour.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Lib. cont, mend. cap. 7), les choses qui sont mauvaises en elles-mêmes ne peuvent devenir bonnes pour aucune fin. Or, l'homicide est le meurtre d'un inno­cent, et à ce titre il ne peut être louable d'aucune manière. Mais le juge qui fait mourir un brigand, ou le soldat qui tue un ennemi de l'Etat, ne sont pas appelés des homicides, selon la remarque du même docteur (De lib. arb. lib. i, cap. 4 et 5).


QUESTION LXXXIX.

DU PÉCHÉ VÉNIEL CONSIDÉRÉ EN LUI-MÊME.


Nous avons maintenant à nous occuper du péché véniel considéré en lui-même. — A ce sujet six questions se présentent : lu Le péché véniel produit-il une tache dans l'âme? —2° De la distinction du péché véniel selon qu'il est figuré par le bois, le foin et la paille dans saint Paul (I. Cor. iii). — 3° L'homme dans l'état d'innocence aurait-il pu pécher véniellement? — 4° Un ange bon ou mauvais peut-il pécher véniel­lement? — 5° Les mouvements premiers des infidèles sont-ils des péchés véniels? — 6° Le péché véniel peut-il exister dans quelqu'un simultanément avec le péché ori­ginel seul ?

ARTICLE I. — le péché véniel produit-il une taciie dans l'ame?


Objections: 1. Il semble que le péché véniel produise une tache dans l'âme. Car saint Augustin dit (Lib. depoenit. homil. ult.) que les péchés véniels, si on les multiplie, détruisent tellement notre beauté, qu'ils nous séparent des embrassements du céleste époux. Or, la tache n'est rien autre chose que la perte de cette beauté. Donc les péchés véniels en produisent une dans l'âme.

(-1) Nous avons employé cette expression par opposition au mot addition qui se rapporte au péché mortel qui s'ajoute au péché véniel.
Pour qu'il y ait délibération parfaite, il
faut que l'intellect perçoive pleinement et dis­tinctement l'acte et sa malice, ou qu'il puisse le faire ; ce qui suppose adverlance parfaite et plein consentement,

2. Le péché mortel produit une tache dans l'âme, à cause du dérèglement de l'acte et de la volonté de celui qui pèche. Or, il y a dans le péché véniel un dérèglement d'acte et de volonté. Donc il produit dans l'âme une tache.

3. La tache de l'âme résulte du contact des choses temporelles par le moyen de l'amour, comme nous l'avons dit (quest. lxxxvi, art. 1). Or, dans le péché véniel l'âme s'attache aux choses temporelles par un amour dé­réglé. Donc ce péché produit dans l'âme une tache.

En sens contraire Mais c'est leçontraire. L'Apôtre dit (Eph. v, 27) que le Christ s'est livré pour rendre son Eglise glorieuse, n'ayant ni tache, ni ride, c'est-à-dire, d'a­près la glose (interi.), pour qu'elle n'eût aucun péché mortel. Il semble donc que le propre du péché mortel soit de produire dans l'âme une tache.

CONCLUSION. — Le péché véniel ne détruisant pas l'habitude de la charité ni des autres vertus, mais entravant plutôt leurs actes, ne produit dans l'iime une tache que dans le sens qu'il empèehe l'éclat qui résulterait des actes de vertu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lxxxvi, art.l), la tache suppose une perte d'éclat résultant d'un contact quelconque, comme on le voit dans les choses corporelles auxquelles on a emprunté ce mot par ana­logie pour l'appliquer à l'âme. Or, comme dans les corps il y a deux sortes d'éclat, l'un qui résulte de la disposition intrinsèque des membres et de la couleur, l'autre qui est l'effet d'une clarté extérieure qui vient par surcroît ; de même dans l'âme il y a deux sortes d'éclat, l'un habituel, et qui est en quelque sorte intrinsèque, et l'autre actuel, qui est sa splendeur extérieure. Le péché véniel empêche l'éclat actuel, mais non l'éclat habituel; parce qu'il ne détruit, ni diminue l'habitude de la charité et des autres vertus, comme nous le verrons plus loin (2' 2" quest. xxiv, art. 10), il entrave seu­lement leurs actes. Et parce que la tache implique quelque chose d'immanent dans l'objet qu'elle atteint, il s'ensuit qu'elle parait appartenir plutôt à la perte de l'éclat habituel que de l'éclat actuel. Par conséquent, à proprement parler, le péché véniel ne produit pas une tache dans l'âme. Et si l'on dit quelque part qu'il fait une tache il faut l'entendre relativement, en ce sens qu'il empêche l'éclat qui résulte des actes des vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle du cas où une foule de péchés véniels mènent au péché mortel en y disposant. Car autrement ils ne sépareraient pas des embrassements du céleste époux.

2. Il faut répondre au second, que le dérèglement de l'acte dans le péché mortel corrompt l'habitude de la vertu, mais qu'il n'en est pas de même dans le péché véniel.

3. Il faut répondre au troisième, que dans le péché mortel l'âme s'attache par l'amour aux choses temporelles comme à sa fin, et par là elle se prive complètement delà splendeur de la grâce qui découle dans ceux qui s'atta­chent à Dieu, comme à leur fin dernière, au moyen de la charité ; tandis que dans le péché véniel l'homme ne s'attache pas à la créature comme à salin dernière (1). Il n'y a donc pas de parité.

ARTICLE II. — les péchés sont-ils convenablement désignés i>ak le BOIS, LE FOIN ET LA PAILLE (2j?


Objections: 1. Il semble que l'on n'ait pas convenablement désigné les péchés véniels

(I) La fin dernière de celui qui fait un péché réniel est la béatitude, mais sa fin prochaine est Je bien qu'il cherche dans les créatures. Les tho­mistes se sont partagés sur cette question qui d'ailleurs n'est pas d'une grande importance. Bil- luart rapporte leurs sentiments (De peccatis : Dissert, viii, art. 4)
(2) Cet article est le commentaire raisonné de ces paroles de saint Taul (I. Cor. iii) : Si quis autem superoedificat supra fundamentum hoc,
par le bois, le foin et la paille. Car il est dit que l'on élève toutes ces choses sur le fondement spirituel. Or, les péchés véniels sont en dehors de l'édifice spiri­tuel comme les fausses opinions sont en dehors de la science. Donc les péchés véniels ne sont pas convenablement désignés par le bois, le foin et la paille.

2. Celui qui bâtit avec le bois, le foin et la paille sera sauvé d'une cer­taine manière par le feu. Or, quelquefois celui qui fait des péchés véniels ne sera pas sauvé par le feu, par exemple, quand les péchés véniels se trouvent dans un individu qui meurt en état de péché mortel. Donc c'est à tort que l'on désigne les péchés véniels par le bois, le foin et la paille.

3. D'après l'Apôtre : Il y en a qui construisent un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses, c'est-à-dire qui ont l'amour de Dieu et du prochain et qui font de bonnes oeuvres ; et il y en a qui élèvent un édifice de bois, de foin et de paille. Or, ceux qui aiment Dieu et le prochain, et qui font des bonnes oeuvras, se rendent aussi coupables de péchés véniels ; car saint Jean dit (I. Joan, n, 8): Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous fai­sons illusion à nous-mêmes. Donc c'est à tort que l'on désigne les péchés véniels par ces trois expressions.

4. Entre les péchés véniels il y a plus de trois sortes de différences et de degrés. Donc c'est à tort qu'on comprend tous les péchés véniels sous ces trois dénominations.

En sens contraire Mais c'est 1 a contraire. L'Apôtre dit (I. Cor. iii, 12) que celui qui fait un édifice de bois, de foin et de paille sera sauvé par le feu, et que conséquem- ment il ne souffrira pas une peine éternelle, mais une peine temporelle. Or, la peine temporelle est celle que mérite le péché véniel, à proprement parler, comme nous l'avons dit (quest. lxxxvii, art. et quest. lxxxviii, art. 2). Donc les péchés véniels sont désignés par ces trois expressions.

CONCLUSION. — L'Apôtre a comparé avec justesse les péchés véniels au bois, au foin et à la paille, parce que ces trois choses sont légères et qu'elles sont rapidement dévorées par le feu, quoique les unes soient plus légères que les autres; ce qui montre que parmi les péchés véniels il y en a qui sont plus tot expiés que d'autres.

Réponse Il faut répondre qu'il y ades auteurs qui ont pris le fondement, dont parle l'Apôtre, pour la foi informe sur laquelle les uns bâtissent des bonnes oeuvres, qui sont figurées par l'or, l'argent et les pierres précieuses ; les autres élèvent des péchés mortels qui sont représentés, disent-ils, par le bois, le foin et la paille. Mais saint Augustin blâme cette interprétation (Lib. de fid. et oper. cap. IS), parce que, comme le dit saint Paul lui-même (Gai. v) : Celui qui fait les oeuvres de la, chair n'arrivera pas au royaume cle Dieu; ce qui constitue le salut. Et puisqu'il dit que celui qui fait un édi­fice de bois, de foin et de paille sera sauvé par le feu, il s'ensuit qu'on ne peut admettre que par ces paroles il désigne les péchés mortels. — D'autres prétendent que par le bois, le foin et la paille, l'Apôtre désigne les bonnes oeuvres qui entrent dans l'édifice spirituel, mais mélangées de péchés vé­niels. C'est ainsi que dans celui qui prend soin des intérêts de sa famille, ce qui est une bonne chose, il y a un amour excessif de sa femme, ou de ses en­fants, ou de ses possessions, qui est subordonné toutefois à l'amour de Dieu, cle telle sorte qu'il ne voudrait rien faire contre Dieu dans l'intérêt de tous ces objets de son affection. Mais cette interprétation ne paraît pas non plus convenable. Car il est évident que toutes les bonnes oeuvres se rapportent à l'amour de Dieu et du prochain, et par conséquent elles appar-

quid in igne revelabitur ; et uniuscuiusque opus quale sit ignis probabit.

awritm, argentum, lapides pretiosos, ligna, fenum, stipulam ; uniuscuiusque opus mani­festum erit : dies enim Dornini declarabit tiennent à l'or, à l'argent, aux pierres précieuses, mais non au bois, au foin et à la paille. — Il faut donc dire que les péchés véniels qui se mêlent aux choses terrestres dont nous nous occupons, sont représentés par le bois, le foin et la paille. Car comme ces objets se ramassent dans une maison, sans qu'ils appartiennent à la substance de l'édifice, on peut les brûler, sans détruire l'édifice ; de même les péchés véniels se multiplient dans l'homme sans que son édifice spirituel soit renversé, et pour ces fautes il souffre le feu, soit qu'il éprouve des tribulations temporelles en ce monde, soit qu'il subisse les peines du purgatoire dans l'autre vie; ce qui ne l'empêche pas néanmoins d'arriver au salut.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne dit pas que les péchés véniels sont élevés sur le fondement spirituel, comme s'ils reposaient sur lui directement, mais on suppose qu'ils sont placés prés de lui (1); c'est ainsi que le Psalmiste dit (Ps. cxxxvi, 1) : Sur les fleuves de Babylone, ce qui signifie: Près des fleuves; parce que les péchés véniels ne détruisent pas l'édifice spirituel, ainsi que nous l'avons dit (m corp. art.).

2. Il faut répondre au second , qu'on ne dit pas que tous ceux qui bâtissent avec le bois, le foin et la paille seront sauvés par le feu, mais qu'on parle ainsi uniquement à l'égard de celui qui bâtit sur un fondement qui n'est pas la foi informe, comme quelques-uns le pensaient, mais la foi perfectionnée parla charité, d'après ces expressions de l'Apôtre (Eph. iri, 17) : Vous avez été enracinés et fondés dans la charité. Donc celui qui meurt avec un péché mortel et des péchés véniels, a le bois, le foin et la paille, mais ils ne sont pas élevés sur un fondement spirituel ; et c'est pour ce motif qu'il ne sera pas sauvé par le feu.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui sont détachés du soin des choses temporelles, quoiqu'ils pèchent véniellement quelquefois, ne font que des fautes légères qu'ils effacent très-souvent par la ferveur de leur charité. Ces hommes n'élèvent donc pas des péchés véniels sur un fonde­ment spirituel, parce que ces péchés ne restent pas longtemps en eux. Mais les péchés véniels de ceux qui se préoccupent des choses terrestres subsis­tent plus longtemps, parce qu'ils ne peuvent pas aussi souvent effacer ces fautes par l'ardeur de la charité.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit Aristote (De caelo, lib. i, text. 2): En tout il y a trois choses, un commencement, un milieu et une fin. C'est ainsi que tous les degrés des péchés véniels reviennent à trois : au bois qui durcie plus longtemps dans le feu; à la paille qui passe très-rapi­dement, et au foin qui tient le milieu entre ces deux extrêmes. Car selon que les péchés véniels sont plus ou moins graves et plus ou moins invétérés, ils sont purifiés plus ou moins rapidement par le feu.

ARTICLE III. — l'homme dans l'état d'innocence aurait-il pu pécher véniellement (2)?


Objections: 1. Il semble que l'homme dans l'état d'innocence ait pu pécher vénielle­ment. Car à propos de ces paroles de l'Apôtre (I. Tim. ii): Adam n'a pas été séduit, la glose (Ordin. August. de civ. Dei, lib. xiv, cap. 21) dit que le premier homme n'ayant pas éprouvé la sévérité de Dieu a pu se tromper, en

(1) Ils n'en font pas substantiellement partie.
(2) Cette question est controversée parmi les théo­logiens. Les uns disent qu'il aurait pu faire toute espèce de péché véniel, les autres qu'il aurait fait les péchés qui sont véniels dans leur genre et par la légèreté de leur matière, mais qu'il n'aurait pas commis ceux qui sont véniels par suite de l'imper­fection de l'acte ; d'autres prétendent qu'il n'au­rait pas fait de péché véniel, mais qu'il devait cette impeccabilité à la providence spéciale de Dieu qui l'empêchait de pécher véniellement. Ce dernier sentiment est celui de Snarez.
ce qu'il a cru que la faute qu'il avait commise était vénielle. Or, il ne l'au­rait pas cru, s'il n'avait pas pu pécher véniellement. Donc il a pu pécher de la sorte sans faire de péché mortel.

2. Saint Augustin dit (Sup. Gen. acl litt. lib. xi, cap. 5) : On ne doit pas penser que le tentateur aurait vaincu l'homme, s'il n'y avait, pas eu préala­blement dans l'âme de ce dernier un sentiment d'orgueil qu'il aurait dû ré­primer. Or, cet élan d'orgueil antérieur à la chute, qui a été l'effet du péché mortel, n'a pu être qu'un péché véniel. De même saint Augustin dit encore (Ibid. lib. xi, ad fin.) que l'homme ayant vu que la femme n'était pas morte, après avoir mangé du fruit défendu, fut porté à faire sur lui la même expé­rience. Il semble d'ailleurs qu'il y eut aussi dans Eveunmouvementd'infidélité qui lui inspira du doute sur les paroles de Dieu. Car elle dit : Peut-être de peur quenons mourions(Gen. iii, 3). Or, toutes ces choses paraissent des péchés vé­niels. Donc l'homme a pu pécher véniellement avant de le faire mortellement.

3. Le péché mortel est plus opposé à l'intégrité de l'état primitif que le péché véniel. Or, l'homme a pu pécher mortellement nonobstant l'intégrité de son premier état. Donc il a pu aussi pécher véniellement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Chaque péché mérite une peine. Or, il ne pouvait pas y avoir de peine dans l'état d'innocence, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 10). On ne pouvait donc pas faire un péché qui ne fît sortir l'homme de cet état, et comme le péché véniel ne change pas l'état de l'homme, il n'a pas pu par conséquent pécher véniellement.

CONCLUSION. — Comme on ne pèche véniellement que parce que le corps n'est pas soumis parfaitement à l'âme, la sensibilité à la raison, et que cette imperfection n'exis­tait pas dans l'état d'innocence, il s'ensuit que l'homme n'a pas pu pécher vénielle­ment dans cet état avant de pécher mortellement.

Réponse II faut répondre qu'on admet généralement que l'homme n'a pas pu pé­cher véniellement dans l'état d'innocence. Ce qui ne signifie pas que ce qui est véniel pour nous, aurait été mortel pour lui, en raison de l'élévation do son état. Car la dignité de la personne est une circonstance qui aggrave le péché, mais qui ne le fait pas changer d'espèce, à moins qu'il ne survienne une difformité d'un autre genre, telle que la trangression d'un voeu ou toute autre chose ; ce qui ne peut se dire à l'égard de la proposition pré­sente. Par conséquent ce qui est véniel de sa nature n'a pu devenir mortel à cause de la dignité de l'état primitif. — On doit donc entendre par là qu'A­dam n'a pu pécher véniellement, parce qu'il ne pouvait se faire qu'il fit un péché véniel de sa nature, avant que par le péché mortel il n'eût perdu l'intégrité de son premier état. La raison en est que nous péchons vénielle­ment, soit à cause de l'imperfection de l'acte, comme dans les mouvements subits quand il s'agit de péchés qui sont mortels dans leur genre; soit à cause du dérèglement qui porte sur les moyens , tout en respectant l'ordre à l'égard de la fin elle-même. Or, ces deux sortes de fautes proviennent d'un défaut d'ordre, c'est-à-dire de ce que les puissances inférieures ne sont pas parfaitement soumises aux puissances supérieures. Car si nous éprouvons un mouvement subit de sensibilité, ceci résulte de ce que la par­tie sensible de l'âme n'est pas complètement soumise à la raison. S'il s'élève dans la raison elle-même un mouvement semblable, c'est que l'exécution de l'acte de la raison n'est pas soumise à la délibération qui relève d'un bien plus élevé, comme nous l'avons dit (quest. lxxiv, art. 10). Et si l'esprit humain erre sur les moyens, sans s'écarter absolument de la fin, c'est que ces moyens ne sont pas infailliblement ordonnés à l'égard de cette fin qui domine tout ce qui regarde l'appétit comme en étant le principe, ainsi que nous l'avons vu (quest. lxxii, art. i). Mais dans l'état d'innocence, l'infaillibilité de cet ordre était parfaitement établie, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xcv, art. 1), de telle sorte que les puissances inférieures ont toujours obéi aux puissances supérieures, tant que ce qu'il y avait de plus élevé dans l'homme a obéi à Dieu (1), selon l'observation de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 13). C'est pourquoi il ne pouvait y avoir de désordre dans l'homme, avant que ce qu'il y avait de plus élevé en lui n'entrât en révolte contre Dieu, ce qui se fit par le péché mortel. D'où il est évident que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas pu pécher véniellement avant de le faire mortelle­ment.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot véniel n'a pas en cet endroit le sens que nous lui donnons ici en parlant du péché -, il signifie seulement une faute facilement rémissible.

2. Il faut répondre au second, que l'orgueil qui se glissa tout d'abord dans le coeur de l'homme fut son premier péché mortel ; mais on dit qu'il pré­céda sa chute relativement à l'acte extérieur du péché. Cette pensée d'or­gueil fut suivie dans l'homme du désir d'éprouver la vérité des paroles du Seigneur, et elle produisit dans la femme un doute qui la jeta dans une autre pensée d'orgueil, par là même qu'elle entendit le serpent lui parler de précepte, comme si elle avait voulu s'affranchir de toute loi.

3. Il faut répondre au troisième, que le péché mortel est tellement contraire à l'intégrité de l'état primitif de l'homme qu'il le détruit; ce que ne peut faire le péché véniel. Et comme aucun dérèglement ne peut exister simul­tanément avec l'intégrité de cet état, il s'ensuit que le premier homme n'a pas pu pécher véniellement avant de pécher mortellement.


ARTICLE IV. — un ange bon ou mauvais peut-il pécher véniellement (2) ?


Objections: 1. II semble qu'un ange bon ou mauvais puisse pécher véniellement. Car l'homme a de commun avec l'ange la partie supérieure de l'âme qu'on ap­pelle l'intelligence, d'après ces paroles de saint Grégoire (Hom. xxix, in Evang.) : L'homme comprend comme les anges. Or, l'homme peut pécher véniellement par la partie supérieure de son âme. Donc l'ange aussi.

2. Qui peut plus, peut moins. Or, l'ange a pu aimer le bien créé plus que Dieu, ce qu'il a fait en péchant mortellement. Donc il a pu aussi l'aimer moins, mais déréglément, en péchant véniellement.

3. Les mauvais anges paraissent faire des choses qui sont des péchés véniels dans leur genre, en portant les hommes à rire et à se laisser aller àuno multitude d'autres légèretés. Or, la circonstance de la personne ne fait pas d'un péché véniel un péché mortel, comme nous l'avons dit (quest. lxxxiii, art. 5), à moins qu'une prohibition spéciale ne survienne, ce qui n'est pas le cas qui nous occupe. Donc l'ange peut pécher véniellement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Laperfection de l'ange est supérieure à celle qu'a­vait le premier homme dans l'état d'innocence. Or, l'homme dans cet état n'a pu pécher véniellement. Donc l'ange le peut encore beaucoup moins.

CONCLUSION. — Puisque les bons anges ont été confirmés dans la grâce, ils ne peuvent pécher d'aucune manière : tandis que les mauvais étant obstinés dans leur malice (car tout ce qu'ils choisissent, ils le choisissent pour une fin mauvaise, c'est-à-dire qu'ils le rapportent à leur orgueil), ils ne pèchent pas véniellement, mais mortellement dans tout ce qu'ils font de leur volonté propre.

celle de Suarez. Tous les thomistes suivent en cela leur maître.

(2) Cet article est une conséquence du précé­dent.
(1) Saint Thomas fait donc reposer l'impecca- bilité de l'homme sur la force du don de la jus­tice originelle ; ce qui distingue son opinion de

Réponse II faut répondre que l'entendement de l'ange, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lviii, art. 3), n'est pas discursif, c'est-à-dire qu'il ne va pas des principes aux conclusions en examinant à part l'un et l'autre, tel que nous le faisons; par conséquent il faut, quand il considère les conclusions, qu'il les considère telles qu'elles sont dans leurs principes. Or, pour les choses qui sont l'objet de l'appétit, les fins, ainsi que nous l'avons souvent répété (quest. viii, art. 2, et quest. lxxii, art. 5), sont comme les principes, etles choses qui se rapportent à la fin ou les moyens sont comme les conclusions. Par con­séquent , l'esprit de l'ange ne s'attache aux choses qui se rapportent à la fin ou aux moyens, qu'autant qu'ils sont compris sous l'ordre de la fin elle-même. C'est pourquoi il est dans sa nature qu'il n'y ait point en lui de dérèglement à l'égard des moyens, à moins qu'il n'y en ait un qui atteigne la fin elle-même, ce qui est l'effet du péché mortel (1). — Or, les bons anges ne se portent vers les moyens qu'autant qu'ils sont en rapport avec leur fin légitime qui est Dieu, et c'est pour ce motif que tous leurs actes sont des actes de charité, et que par conséquent il ne peut pas y avoir en eux un péché véniel. Quant aux mauvais anges ils n'ont pas d'autre but que la satisfaction de leur orgueil. C'est pour cela qu'ils pèchent mortellement dans tout ce qu'ils font de leur volonté propre. Mais il en est autrement du désir du bien naturel qui est en eux, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxiii , art. 1 ad 3, et art. 4 ; quest. lxiv, art. 2 ad 5).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme a en effet de commun avec les anges l'esprit ou l'entendement, mais il ne leur ressemble pas pour la manière de comprendre, comme nous l'avons dit (in corp. art. et part. I, quest. lv, art. 2).

2. Il faut répondre au second, que l'ange n'a pas pu aimer la créature moins que Dieu sans la rapporter en même temps à Dieu, comme à sa fin der­nière, ou à une fin déréglée, pour la raison que nous avons dite (incorp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que les démons excitent les hommes à faire des fautes criminelles pour les entraîner dans leur familiarité et les con­duire ainsi au péché mortel. Par conséquent dans toutes ces circonstances ils pèchent mortellement, à cause de la fin qu'ils se proposent.


ARTICLE V. — les premiers mouvements de la sensibilité dans les infidèles sont-ils des péciiés mortels?


Objections: 1. Il semble que les premiers mouvements de la sensibilité dans les infi­dèles soient des péchés mortels. Car l'Apôtre dit (Rom. viii) : qu'il n'y a pas de damnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ et qui ne marchent pas selon la chair, et il parle en cet endroit de la concupiscence sensuelle, comme on le voit d'après ce qui précède. Par conséquent la cause pour la­quelle la concupiscence n'est pas damnable pour ceux qui ne marchent pas selon la chair, tout en consentant à la concupiscence, c'est qu'ils sont dans le Christ. Or, les infidèles n'y sont pas. Elle est donc damnable pour eux ; par conséquent les premiers mouvements des infidèles sont des péchés mortels.

2. Saint Anselme dit (Lib. de grat. et lib. arb.) : Ceux qui ne sont pas dans le Christ et qui éprouvent les mouvements de la chair, encourent la damna­tion, quoiqu'ils ne marchent pas selon la chair. Or, la damnation n'est due qu'au péché mortel. Par conséquent l'homme sentant la chair parle mouve­ment premier de la concupiscence, il semble que ce mouvement premier soit dans les infidèles un péché mortel.

(D Ainsi il faut que ses actions soient confor­mes à la lin ou qu'elles lui soient contraires • elles sont nécessairement des bonnes oeuvres ou des péchés mortels. Il n'est pas possible à l'ange d'agir en dehors de l'ordre (praeter ordinem) sans blesser la lin ; ce qui constitue le péché véniel.

3. Saint Anselme dit encore (ibid.) : L'homme a été fait de telle façon qu'il ne devait point éprouver de concupiscence Or, cette dette parait avoir été remise à l'homme par la grâce du baptême que les infidèles ne possèdent pas. Donc toutes les fois qu'un infidèle éprouve de la concupiscence, quoi­qu'il n'y consente pas, il fait un péché mortel en agissant contrairement à ce qu'il doit faire.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Act. x, 34) : Dieu ne fait pas acception des personnes. Par conséquent ce qu'il n'impute pas à damnation à l'un, il ne l'impute pas à l'autre. Or, il n'impute pas à damnation aux fidèles leurs mouvements premiers. Donc il ne les impute pas non plus aux infidèles.

CONCLUSION. — Puisque la sensualité n'est pas le sujet du péché mortel et qu'il n'y a pas de faute mortelle sans le consentement de la raison, il s'ensuit que les mou­vements premiers des fidèles aussi bien que des infidèles ne sont pas des péchés mortels, s'ils n'y consentent pas.

Réponse 11 faut répondre qu'il est déraisonnable de dire que les mouvements pre­miers des infidèles sont des péchés mortels, s'ils n'y consentent pas. Cette proposition est évidente pour deux raisons : 1° parce que la sensualité elle- même ne peut être le sujet du péché mortel, comme nous l'avons vu (quest. lxxiv, art. 4). Puisqu'elle a la même nature dans les infidèles et dans les fidèles, il ne peut se faire que le seul mouvement de cette partie de l'âme soit dans les infidèles un péché mortel (1). 2° La seconde raison se tire de l'état de celui qui pèche. Car la dignité de la personne ne diminue jamais le péché, mais elle l'augmente plutôt, comme nous l'avons dit (quest. lxxiii, art. 10). Par conséquent le péché n'est pas moindre dans un fidèle que dans un infidèle, mais il est au contraire plus grand. Car les pé­chés des infidèles sontplus dignes de pardon à cause de l'ignorance, suivant cette parole de saint Paul (I. Tim. i, 13) : J'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai fait toutes ces choses par ignorance sans avoir la foi. Les péchés des fidèles sont au contraire plus graves par suite de la grâce des sacrements, d'après ces autres paroles du même apôtre (Hebr, x, 29) : De quels plus grands supplices ne sera-t-il pas jugé digne celui qui aura profané le sang de l'alliance par lequel il avait été sanctifié ?

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre parle de la damna­tion due au péché originel, qui est détruite par la grâce de Jésus-Christ quoique le foyer de la concupiscence reste (2) \ par conséquent la concupis­cence que les fidèles éprouvent n'est pas en eux le signe de la damnation attachée au péché originel, comme elle l'est dans les infidèles. Et c'est aussi le sens qu'il faut donner aux paroles de saint Anselme.

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que l'obligation de n'avoir pas de convoi­tise était l'effet de la justice originelle. Par conséquent ce qui est opposé à cette obligation n'appartient pas au péché actuel, mais au péché originel (3).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.88 a.6