I-II (trad. Drioux 1852) Qu.89 a.6

ARTICLE VI. — le péché véniel pourrait-il se trouver dans une personne qui n'aurait que le péché originel?


Objections: 1. Il semble que le péché véniel puisse exister dans une personne qui n'ait que le péché originel. Car la disposition précède l'habitude. Or, le pé­ché véniel est une disposition au mortel, comme nous l'avons dit

M) Pour que ces mouvements soient îles péchés it faut que la raison y consente.
(5) Parce que c'est le péché qui a détruit la jus tice originelle, par laquelle l'homme était en état de ne rien convoiter, mal à propos, s'il le voulait. (Marandé.)
(2) C'est ce que ce concile de Trente fait re­marquer (sess, v) : Manere autern in baptizatif concupiscentiam vel fomitem, haec sancta synodus fatetur vel sentit.
(quest. Lxxxvm, art. 3). Par conséquent dans un infidèle qui n'a pas reçu le pardon du péché originel, le péché véniel précède le mortel. Il y a donc des infidèles qui ont des péchés véniels avec leur péché originel, sans avoir de péchés mortels.

2. Il y a moins de connexion et de rapport du péché véniel au mortel que d'un péché mortel à un autre péché mortel. Or, l'infidèle qui est sou­mis au péché originel peut commettre un péché mortel, sans en faire un autre. Donc il peut faire un péché véniel sans faire de péché mortel.

3. On peut déterminer le temps où un enfant peut être capable de faire un péché actuel. Quand il est parvenu à cette époque, il peut au moins res­ter un temps très-court sans pécher mortellement; car c'est ce qui arrive même aux plus grands scélérats. Or, pendant cet espace de temps, quel­que court qu'il soit, il peut pécher véniellement. Par conséquent le péché véniel peut exister dans un individu avec le péché originel sans le péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car pour le péché originel les hommes sont punis dans le lieu réservé aux enfants et où l'on n'éprouve pas la peine des sens, comme nous le dirons (part. III), tandis que pour un seul péché mortel on est jeté dans l'enfer. Il n'y a donc pas de lieu où soit puni celui qui a un péché véniel avec le seul péché originel.

CONCLUSION. — Puisque le défaut d'âge qui empêche l'usage de la raisoo excuse du péché mortel, à plus forte raison doit-on croire qu'il excuse du péché véniel -, par con­séquent il ne peut se faire que le péché véniel existe dans une personne avec le seul péché originel, sans péché mortel.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible que le péché véniel existe dans un individu qui aurait le péché originel, sans péché mortel (1). La raison en est qu'avant d'avoir l'usage de raison le défaut d'âge excuse du péché mor­tel, par conséquent il excuse encore bien davantage du péché véniel, si l'on vient à en faire un qui soit tel dans son genre. Quand on commence à avoir l'usage de raison, on n'est pas absolument à l'abri du péché véniel et du péché mortel. Mais la première fois qu'il arrive à l'homme de penser à lui, s'il se porte vers sa fin légitime, il obtient au moyen de la grâce le par­don du péché originel. Mais s'il ne se porte pas vers cette fin autant qu'il est capable de discernement à cet âge, il péchera mortellement en ne fai­sant pas ce qu'il est en son pouvoir de faire, et clans ce cas il n'y aura pas en lui de péché véniel sans péché mortel, sinon après qu'il aura obtenu par la grâce la rémission de toutes ses fautes (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché véniel n'est pas une disposition qui précède nécessairement le péché mortel, elle ne le précède que contingemment, comme le travail dispose quelquefois à la fièvre, mais non comme la chaleur dispose à la forme du feu.

2. Il faut répondre au second, que ce qui empêche le péché véniel d'exister simultanément avec le péché originel tout seul, ce n'est pas sa distance ou son rapport, mais c'est le défaut de raison dans le sujet, eomme nous l'avons dit (m corp. art.).

(1) Ce sentiment est une opinion probable que les thomistes soutiennent avec des raisons qui pa­raissent assez fondées.
(2) Cette obligation de se tourner vers Dieu dès le premier instant où la raison est formée a paru trop dure à quelques théologiens. Mais il faut observer que saint Thomas demande un dé­veloppement complet et parfait de la raison, ou qu'il n'exige qu'un amour de Dieu proportionné à ce développement, et qu'on peut se tourner vers Dieu explicitement ou implicitement. Avec ces tempéraments cette opinion n'a rien d'ex­trême, et d'ailleurs elle nous apprend comment les infidèles peuvent obtenir le pardon du péché originel.

3. Il faut répondre au troisième, que l'enfant qui commence à avoir l'usage de sa raison peut pendant un temps éviter les autres péchés mortels, mais il ne peut échapper à l'omission dont nous avons parlé, s'il ne se tourne vers Dieu aussitôt qu'il le peut. Car la première chose qui se présente à l'homme qui a l'usage de raison, c'est qu'il pense à lui et qu'il détermine la fin à laquelle il rapporte sa personne et tout ce qu'il fait. Car la fin est ce qu'il y a de premier dans l'intention, et c'est ce qui rend obligatoire en ce mêment le précepte affirmatif de Dieu par lequel il nous dit : Convertissez- vous à moi et je me convertirai à vous (Zach. i, 3).


QUESTION XC.

DES LOIS.


Apres avoir parlé des actes humains, nous avons à nous occuper de leurs principes extérieurs. Or, le principe extérieur qui nous pousse au mal, c'est le démon ; nous avons traité de sa tentation (part. I, quest. exi, art. 2 et 3). Le principe extérieur qui nous porte au bien, c'est Dieu, qui nous instruit par sa loi et qui nous aide par sa grâce. — Nous devons donc parler : 1° de la loi ; 2° de la grâce. — A l'égard de la loi il faut considérer : 1° la loi elle-même en général ; 2° ses parties. — Touchant la loi en général il y a trois choses à examiner : 1° son essence ; 2" la différence des lois ; 3° les effets de la loi. — Sur l'essence de la loi il y a quatre questions : 1° La loi est-elle une chose qui appartienne à la raison ? — 2° De la fin de ta loi. — 3" De sa cause. — 4° De sa promulgation.

ARTICLE I. — la loi est-elle une chose qui appartienne a la raison (1)?


Objections: 1. Il semble que la loi n'appartienne pas à la raison. Car l'Apôtre dit (Rom. vu, 23) : Je vois une autre loi dans mes membres, etc. Or, rien de ce qui appartient à la raison n'existe dans les membres, parce que la raison ne se sert pas d'un organe corporel. Donc la loi n'est pas une chose qui ap­partienne à la raison.

2. Dans la raison il n'y a que la puissance, l'habitude et l'acte. Or, la loi n'est pas la puissance même de la raison. Elle n'en est pas non plus une habitude, puisque les habitudes de la raison sont les vertus intellectuelles dont nous avons parlé (quest. lvii) ; elle n'en est pas davantage un acte, puisque l'acte de la raison cessant, la loi cesserait, comme dans le som­meil. Donc la loi n'appartient pas à la raison.

3. La loi porte à bien agir ceux qui s'y soumettent. Or, c'est à la volonté qu'il appartient, à proprement parler , de porter au bien, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. ix, art. 1), Donc la loi n'appartient pas à la raison, mais elle appartient plutôt à la volonté, d'après cet axiome de droit (Lib. I, ff. de Const. princ.) : Ce qui a plu au prince a force de loi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il appartient à la loi d'ordonner et de défendre, et c'est à la raison à commander, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 1). Donc la loi appartient à la raison.

CONCLUSION. — La loi étant la règle et la mesure des actes humains, elle se rap­porte nécessairement à la raison.

Réponse Il faut répondre que la loi est la règle et la mesure des actes humains, d'après laquelle on engage quelqu'un à agir ou on l'en éloigne. Car le mot loi (lex) vient du mot lier (ligare) (2), parce qu'elle oblige (obligat ) à agir

(1) Cette question est controversée. Les uns veu­lent que la loi soit essentiellement l'acte de la volonté, les autres l'acte de l'intellect, d'autres l'acte de ces deux facultés. Mais lc plus grand nombre suivent le sentiment de saint Thomas, en ajoutant avec Billuart que pour les lois positives elles présupposent l'acte de la volonté.
(2) D'après Cicéron, le mot loi vient du mot legere, qui signifie choisir (De leg. lib. i, n. 19). Saint Augustin le fait venir du verbe eligere
Or, la règle et la mesure des actes humains est la raison, qui est le principe premier des actions de l'homme, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxvi, art. 1). Car c'est à la raison qu'il appartient de tout rapporter à la íinqui est le principe premier quandils'agit d'actions, d'après Aristote (Eth. lib. vn, cap. 8). Et comme dans tout genre ce qui est le prin­cipe est la mesure et la règle de ce genre lui-même, tels que l'unité dans le genre du nombre et le mouvement premier dans le genre des mouvements, il s'ensuit que la loi est une chose qui appartient à la raison.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la loi étant une règle et une mesure, elle existe dans une chose de deux manières : 1° elle y existe comme dans le sujet qui mesura et qui règle, et parce que cette 'fonction est le propre de la raison, la loi n'existe qu'en elle de cette manière ; 2° elle y existe comme dans l'objet qui est réglé et mesuré, et dans ce sens la loi existe dans tout ce qui a de l'inclination pour une chose d'après une loi quelconque. A ce point de vue toute inclination provenant d'une loi quel­conque peut recevoir le nom de loi, non par essence, mais par participation, et c'est ainsi qu'on appelle loi des membres le penchant des membres à la concupiscence.

2. Il faut répondre au second, que comme dans les actes extérieurs il faut considérer l'opération et la chose opérée, par exemple, la bâtisse et l'édifice que l'on a bâti ; de meme dans les oeuvres de la raison il faut considérer l'acte même de la raison qui consiste à comprendre et à raisonner, et ce qui est produit par cet acte; ce qui renferme pour la raison spéculative : 1° la définition; 2°la proposition; 3° le syllogisme ou l'argumentation. Et parce que la raison pratique fait usage en morale du syllogisme, comme nous l'avons vu (quest. xiii, art. 3, et quest. lxxvii, art. 2 ad 4), d'après l'observation que fait Aristote (Eth. lib. vu, cap. 3), il s'ensuit qu'il faut trouver dans la raison pratique quelque chose qui soit aux opérations ce que la proposition est dans la raison spéculative aux conclusions. Ces pro­positions universelles de la raison pratique qui se rapportent aux actions ont la nature de la loi, et tantôt la raison les considère actuellement et tantôt elle les conserve habituellement.

3. Il faut répondre au troisième, que la raison tient de la volonté sa puis­sance motrice, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 1). Car par là même que l'on veut la fin la raison ordonne les moyens. Mais pour qu'à l'égard des choses qu'elle commande, la volonté ait la nature de la loi, il faut qu'elle soit elle-même réglée par la raison, et c'est ainsi qu'on entend que la vo­lonté du prince a force de loi; autrement elle serait plutôt une iniquité qu'une loi.


ARTICLE II. — la loi a-t-elle toujours pour fin le bien général (1)?


1 II semble que la loi ne se rapporte pas toujours au bien général, comme à sa fin. Car il appartient à la loi d'ordonner et de défendre. Or, les pré­ceptes ont pour but certains biens particuliers. Donc le bien général n'est pas toujours la fin de la loi.

2. La loi dirige l'homme dans ses actions. Or, les actes humains existent dans les particuliers. Donc la loi a pour but le bien particulier.
(quest. xx, in Levit.), qui a aussi le même sens- et saint Isidore (Orig. lib. n, cap. t0) le tire du mot legere, lire, parce que les lois sont ordinai­rement écrites.
(I) Cette lin est une,des conditions essentielles de la loi. C'est là ce qui distingue l'autorité légi­time du pouvoir tyrannique, car le tyran n'a en vue que son intérêt privé, lit le concile de Tolède a ainsi décidé ce point de doctrine (Tolet. viii, can. IO) : Quod reges multd vi aut (ac­tione... non sint prospectantes proprii jura commodi, sed consulentes patria atque genli.

3. Saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 3) : Si la loi est établie par la raison, on appellera loi tout ce qui s'appuie sur la raison elle-même. Or, la raison établit non-seulement ce qui se rapporte au bien général, mais encore ce qui se rapporteau bien particulier d'un individu. Donc la loi embrasse toutes ces choses.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 21) que la loi n'a pas été faite dans l'intérêt particulier, mais dans l'intérêt général de tous les citoyens.

CONCLUSION. — Puisque la loi est la règle des actes humains dont la fin dernière est la béatitude et la félicité commune, il est nécessaire qu'elle se rapporte toujours au bien général.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la loi appartient à ce qui est le principe des actes humains, par là même qu'elle en est la règle et la mesure. Or, comme la raison est le principe des actes humains, de même il y a dans la raison une chose qui est principe par rapport à toutes les autres. Par conséquent c'est à elle que la loi doit principalement et surtout appartenir. Le premier principe des actions que régit la raison pratique étant la fin dernière, et la lin dernière de la vie humaine étant la félicité ou la béatitude, comme nous l'avons vu (quest. ii, art. 5 et 7 ; quest. i, art. 6 et 7), il est nécessaire que la loi se rapporte surtout à l'ordre qui réside dans la béatitude. — De plus toute partie se rappor­tant au tout comme l'imparfait au parfait, et un homme étant une partie d'une communauté parfaite, il est nécessaire que la loi se rap­porte , à proprement parler, à la félicité commune. C'est pour ce motif qu'Aristote, dans sa définition des choses légales, parle de la félicité et de la communauté politique. En effet il dit (Eth. lib. v, cap. 1) qu'on appelle justes les lois qui produisent ou qui entretiennent la félicité de l'Etat et celle desf individus par suite des relations que la vie de société établit entre eux ; car un Etat est une communauté parfaite, selon la remarque du même philo­sophe (Polit, lib. i, cap. 1). Or, en tout genre ce qui domine est le principe des autres choses et on dit que les autres choses se rapportent à lui. Ainsi le feu qui est ce qu'il y a de plus chaud est cause de la chaleur dans les corps mixtes qui ne sont chauds qu'autant qu'ils participent au feu. Par conséquent, puisque la loi se rapporte surtout au bien général, il faut donc que tout autre précepte qui a pour objet une oeuvre particulière (1) n'ait la nature d'une loi qu'autant qu'il se rapporte au bien général lui-même. C'est pourquoi toute loi a le bien général pour fin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le précepte implique l'appli­cation de la loi aux choses que la loi règle. Comme l'ordre qui tend au bien commun et qui appartient à la loi peut être appliqué à des fins particu­lières, il s'ensuit qu'on peut faire des préceptes qui aient pour objet des actes particuliers.

2. Il faut répondre au second, que les actions existent dans les individus, mais ces actions particulières peuvent se rapporter au bien général, non par une communauté de genre ou d'espèce, mais par une communauté de fin, et c'est dans ce sens qu'on appelle bien général la fin générale elle- même.

3. Il faut répondre au troisième, que comme une chose n'est établie ferme­ment par la raison spéculative, qu'autant qu'elle se rapporte à des premiers principes indémontrables; de même rien n'est établi fermement par la

(I) Les lois qui regardent les particuliers, comme les pupilles, les veuves, les pauvres, etc., ne sont des lois qu'autant qu'elles sc rapportent au bien général.

raison pratique, s'il ne se rapporte à la fin dernière qui est le bien général. C'est ainsi que ce qui est établi par la raison, a la nature de la loi.


ARTICLE III. — la raison de chaque individu peut-elle faire une loi (1)?

Objections: 1. Il semble que la raison de chaqye individu puisse faire une loi. Car l'Apôtre dit (Rom. ii, 14), que les Gentils qui n'ont pas la loi font naturelle­ment ce que la loi commande, et qu'ils sont à eux-mêmes leur loi. Or, il parle ainsi en général de tout le monde. Donc tout individu peut se faire à lui-même une loi.

2. Comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1), le législateur a l'intention de porter l'homme à la vertu. Or, tout homme peut en porter un autre à la vertu. Donc la raison de chaque homme peut faire une loi.

3. Comme le prince d'une cité en est le gouverneur, de même chaque père de famille est le gouverneur de sa maison. Or, le prince d'une cité peut faire une loi pour sa cité. Donc le père de famille peut aussi en faire une pour sa maison.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etijm. lib. v, cap. 10), et on lit dans le droit canon(Decret. dist. ii, cap. 1): La loi est la constitution du peuple, d'après laquelle les anciens ont pris de concert avec les plébéiens une détermination . Il n'appartient donc pas à chaque individu de légiférer.

CONCLUSION. — Puisque la loi a pour fin le bien général, ce n'est pas à la raison de chaque individu qu'il appartient de la produire, mais c'est à la multitude ou au prince qui tient sa place.

Réponse Il faut répondre que la loi proprement dite se rapporte premièrement et principalement au bien général, Or, c'est à la multitude entière ou à celui qui la représente qu'il appartient d'ordonner une chose au bien général. C'est pourquoi il n'appartient qu'à la multitude ou à la personne publique qui est chargée de ses intérêts, de faire des lois -, parce qu'en toutes choses, c'est à celui qui est maître d'une lin qu'il appartient d'ordon­ner les choses à cette fin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. 1 ad 1), la loi est dans une chose, non-seulement comme dans le sujet qui règle, mais encore par participation comme dans l'être qui est réglé. De cette manière chacun est sa loi, dans le sens que chacun participe à l'ordre de celui qui le règle. Ainsi l'Apôtre ajoute : qu'ils font voir que ce qui est prescrit par la loi est écrit dans leur coeur.

2. Il faut répondre au second, qu'un particulier ne peut pas porter efficace­ment un autre à la vertu, il ne peut que l'avertir ; mais si ses avis ne sont pas accueillis, il n'a pas cette puissance coactive que la loi doit avoir pour obliger efficacement les citoyens à être vertueux, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. ult.). Mais la multitude ou la personne publique qui la re­présente a cette puissance, et elle peut infliger des peines, comme nous le verrons (quest. xcm, art. 2 ad 3, et 2*2% quest. lxiv, art. 3). C'est pourquoi il n'y a qu'elle qui puisse faire des lois.

3. Il faut répondre au troisième, que comme un homme est une partie d'une maison, de même une maison est une partie de l'Etat ; mais l'Etat fait une communauté parfaite, d'après Aristote (Polit, lib. i, cap. 1 et 2). C'est pourquoi comme le bien d'un seul homme n'est pas une fin dernière, mais qu'il se rapporte au bien général; de même le bien d'une maison se rap­porte au bien de l'Etat qui est une communauté parfaite. Par conséquent

(\) Celle condition est comprise dans la définition de la loi que donne saint Thomas daus l'ar­ticle suivant.
celui qui gouverne une famille peut faire des règles ou des statuts, mais il ne peut faire une loi proprement dite (1).


ARTICLE IV. — la promulgation est-elle de l'essence de la loi (2)?


Objections: 1. Il semble que la promulgation ne soit pas de l'essence delà loi. Car la loi naturelle a tout particulièrement ce qui constitue la loi. Or, elle n'a pas besoin de promulgation. Donc il n'est pas de l'essence de la loi d'être promulguée.

2. Il appartient à la loi proprement dite d'obliger à faire ou à ne pas faire une chose. Or, la loi n'oblige pas seulement ceux devant qui elle est pro­mulguée, mais elle oblige encore les autres. Donc la promulgation n'est pas de l'essence delà loi.

3. L'obligation de la loi s'étend aussi sur l'avenir, parce que les lois pèsent nécessairement sur les affaires 'futures, selon l'expression du droit (Cod. Lib. de leg. et constit. tit. Tt 1). Or, la promulgation s'adresse à ceux qui sont présents. Donc elle n'est pas nécessaire à la loi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit dan s le droit canon (Decret. dist. 4, in append. gr cap. in istis) que les lois sont établies, quand elles sont promulguées.

CONCLUSION. — La loi étant établie comme une règle que l'on doit appliquer à ceux auxquels elle est imposée, il faut, pour qu'elle soit obligatoire, qu'elle ait été pro­mulguée et qu'elle soit arrivée à la connaissance de ceux qui y sont soumis.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), la loi est imposée aux autres à la manière d'une règle et d'une mesure. Or, une règle et une mesure est imposée par là même qu'on l'applique à ce qui est réglé et mesuré. Par conséquent pour que la loi soit obligatoire, ee qui est son carac­tère propre, il faut qu'on l'applique aux hommes qui doivent se régler sur elle. Cette application se fait par là même qu'elle arrive à leur connais­sance (3) par suite de sa promulgation. Ainsi la promulgation est nécessaire pour que la loi soit en vigueur. — On peut donc conclure de ces quatre articles la définition delà loi, qui n'est rien autre chose qu 'un ordre de la raison tendant au bien général, promulgué par celui qui a soin de la com­munauté(4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la promulgation de la loi natu­relle existe par là même que Dieu l'a placée dans le coeur des hommes pour qu'ils la connaissent naturellement.

2. Il faut répondre au second, que ceux devant lesquels la loi n'est pas promulguée sont obligés de l'observer, parce qu'elle est arrivée à leur connaissance par les autres, ou qu'elle y peut arriver, une fois que la pro­mulgation a été faite.

(1) Pour qu'il y ait loi il faut qu'elle ait pour auteur le chef Je la communauté et qu'elle se rap­porte à la communauté elle-même, autrement ce n'est qu'un ordre particulier. Luther et Calvin, les Vaudois, W icleff et Jean Hus ont nié que les rois eussent ce pouvoir, ou du moins Jean Hus ne le reconnaissait que dans les bons princes. Il fut condamné au concile de Constance (sess, vi, can. lb).
(2) Tous les théologiens s'accordent à reconnaî­tre que pour qu'une loi oblige il faut qu'elle soit promulguée, mais ils discutent entre eux pour savoir si la promulgation est de l'essence de la loi. Nous ne rapportons pas ici cette controverse qui nous parait d'ailleurs de peu d'importance.
(5) La promulgation a lieu de différentes ma­nières selon la diversité des lois. Ainsi la loi éter­nelle et naturelle est promulguée par le dictamen de la raison, la loi positive divine l'est quelque­fois par une révélation intérieure, comme dans les prophètes ; d'autres fois elle l'est extérieure­ment et solennellement, comme la loi ancienne sur lc Sinaï, la loi nouvelle au jour de la Pente­côte ; d'autres fois elle est simplement exposée comme le Christ la promulgua à ses apôtres*. Quant à la loi humaine, l'usage veut qu'elle soit promulguée avec une certaine solennité.
(4) Saint Liguori définit la loi : Recta agenda­rum aut omittendorum ratio; mais on la dé­finit plus communément : un précepte général, juste et permanent, publié dans l'intérêt d'une so­ciété, par celui qui a le droit de gouverner; ce qui revient à la définition de saint Thomas (Gous­set, Traité des lois, chap. i). Cette définition est à peu près celle qu'adopte Suarez.

3. Il faut répondre au troisième, que la promulgation présente s'étend a l'avenir, au moyen de l'écriture qui en la fixant la promulgue toujours d'une certaine manière. C'est ce qui fait dire à saint Isidore (Etym. lib. ii, cap. 10) que le mot loi (lex) vient du verbe lire (legere) parce qu'elle a été écrite.



QUESTION XCI.

DE LA DIVERSITÉ DES LOIS.


Après avoir parlé de l'essence de la loi, nous avons à nous occuper des différentes lois. A ce sujet il y a six questions qui se présentent : 1° Y a-t-il une loi éternelle ? — 2" Y a-t-il une loi naturelle? — 3" Y a-t-il une loi humaine? — 4" Y a-t-il une loi divine ? — 5" N'y en a-t-il qu'une ou y en a-t-il plusieurs? — 6° Y a-t-il une loi du péché ?


ARTICLE I. — y A-T-IL une loi éternelle (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi éternelle. Car toute loi s'impose à quel­ques individus. Or, il n'y a pas eu de toute éternité un être auquel on put imposer une loi, puisqu'il n'y a que Dieu qui ait existé éternellement. Donc il n'y a pas de loi éternelle.

2. La promulgation est de l'essence de la loi. Or, la promulgation n'a pas pu exister de toute éternité, parce qu'il n'y a pas eu de toute éternité quel­qu'un à qui la loi fût promulguée. Donc aucune loi ne peut être éternelle.

3. La loi implique un ordre qui se rapporte à une fin. Or, rien n'est éter­nel de ce qui se rapporte aune fin, puisqu'il n'y a que la fin dernière qui le soit. Donc il n'y a pas de loi qui soit éternelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 6) : La loi qu'on appelle la souveraine raison, doit paraître à tout homme intelligent immuable et éternelle.

CONCLUSION. — Il y a une loi éternelle, c'est la raison qui gouverne tout l'uni­vers et qui existe dans l'intelligence divine.

Réponse Il faut répondre que, comme nousl'avons dit (quest. préc. art. 1 et 4), la loi n'est rien autre chose que l'expression de la raison pratique dans le prince qui gouverne une communauté parfaite. Or, il est évident que si l'on suppose que le monde est régi par la providence de Dieu , comme nous l'avons vu (part. I, quest. xxii, art. 1 et 2), la communauté entière de l'univers est gou­vernée par sa raison. C'est pourquoi la raison du gouvernement des choses en Dieu a la nature de la loi, parce qu'elle existe en lui comme dans le chef ou le roi de l'univers. Et parce que la raison divine ne conçoit rien dans le temps, mais qu'elle a un concept éternel, selon l'expression de l'Ecriture (Prov. viii), il s'ensuit que l'on doit dire que cette loi est éternelle.

Solutions: 1. Il faut répondre nu premier argument, que les choses qui n'existent pas enelles-mêmes exislenten Dieu, dans le sens qu'il les connaît et qu'illes règle à l'avance, d'après cette parole de saint Paul (Rom. iv, 17) : Il appelle les choses qui n'existent pas, comme celles qui existent. Le concept éternel de la loi divine a donc la nature de la loi éternelle, dans le sens que Dieu l'or­donne au gouvernement des êtres qu'il a connus à l'avance.

2. Il faut répondre au second, que la promulgation se fait par parole et par écrit ; la loi éternelle a été promulguée par rapport à Dieu de ces deux ma­nières -, parce que le Verbe divin est éternel et que l'écriture du livre de vie

il) Celte loi éternelle n'est rien autre chose ((lie la raison de la providence qui existe eu Dieu; et elle n'est pas moins utile et nécessaire que la Providence elle-mcnie.
l'est aussi -, mais par rapport à la créature qui écoute ou qui lit, il ne peut y avoir de promulgation éternelle.

3. Il faut répondre au troisième, que la loi se rapporte activement à une fin dans le sens que c'est par elle que les choses sont ordonnées relativement à une fin, mais elle ne s'y rapporte pas passivement (1), c'est-à-dire qu'elle n'est pas ordonnée elle-même à une fm, sinon par accident, à l'égard de celui qui gouverne, selon qu'il se propose une fin qui est en dehors de lui, à laquelle il faut nécessairement que sa loi se rapporte. Mais la fin du gouver­nement divin, c'est Dieu lui-même, et sa loi n'est pas différente de lui. D'où il résulte que la loi éternelle n'a pas une autre fin que Dieu même.


ARTICLE II. — y a-t-il une loi naturelle (2)?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas en nous de loi naturelle. Car l'homme est suffisamment gouverné par la loi éternelle, puisque saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 0) que la loi éternelle est celle d'après laquelle ii est juste que tout soit parfaitement ordonné. Or, la nature ne multiplie pas les choses superflues, comme elle ne fait pas non plus défaut dans les choses nécessaires. Donc il n'y a pas pour l'homme de loi naturelle.

2. La loi dirige l'homme dans ses actes à l'égard de sa fin, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 2). Or, les actes humains ne sont pas mis en rapport avec leur fin par fa nature, comme dans les créatures irraisonna­bles qui n'agissent que d'après leur attrait ou leur instinct naturel ; mais l'homme agit pour sa fin par la raison et la volonté. Donc il n'y a pas pour l'homme de loi naturelle.

3. Un être est d'autant plus libre qu'il est moins soumis à la loi. Or, l'homme est plus libre que tous les autres animaux, à cause de son libre ar­bitre que ceux-ci n'ont pas. Par conséquent puisque les autres animaux ne sont pas soumis à la loi naturelle, l'homme n'y doit pas être non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Rom. n) : Les Gentils qui n'ont pas de loi font naturellement ce que la loi commande, la glose dit : que s'ils n'ont pas la loi écrite, ils ont la loi naturelle par la­quelle chacun comprend et sent ce qui est bon et ce qui est mauvais.

CONCLUSION. — Il y a dans les hommes une loi naturelle, c'est-à-dire une parti­cipation de la loi éternelle, d'après laquelle ils discernent le bien et le mal.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 1 ad 1), la loi étant une règle et une .mesure, elle peut exister dans un être de deux manières : 1° comme dans celui qui règle et qui mesure; 2° comme dans celui qui est réglé et mesuré; parce qu'une chose est réglée ou mesurée selon qu'elle participe à la règle ou à la mesure. Par conséquent puisque tout ce qui est soumis à la providence divine est réglé et mesuré par la loi éternelle, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.), il est évident que tous les êtres participent d'une certaine manière à la loi éternelle, selon qu'elle leur donne de l'inclination pour les actes et les fins qui leur sont propres. — Or, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière plus excellente que les autres, en ce qu'elle participe à cette providence pour elle et pour les autres êtres qu'elle régit. Delà il arrive qu'il se trouve en

La loi éternelle ordonne toutes choses à leurs tins par des moyens convenables, mais elle ne peut pas elle-même être ordonnée à une lin, puisqu'elle est Dieu lui-même qui est la lin der­nière de tout ce qui existe.

L'existence de la loi naturelle est admise par tous les philosophes et les théologiens (Arist. Eth. lib. v, cap. 7 ; Ciccr. De Le gib. lib. i et lib. ii;

saint Augustin, Corif. lib. ii, cap. 4, et de Serin- Dom. lib. n, cap. 0; saint Ambroise, lib. IX, ép. 71 ; saint Isid. Etym. lib. il et Iii). Les juris­consultes l'admettent aussi (Insiti, de jure na­tur. gentium et civili, lib. i); mais ils diffèrent entre eux, comme nous le verrons (quest. XCIV/, quand il s'agit de déterminer en quoi elle con­siste.

elle une participation de la raison éternelle, par laquelle elle est naturelle­ment portée à l'acte et à la fin qui lui convient. C'est cette participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable qu'on appelle loi naturelle. C'est pourquoi le Psalmiste après avoir dit (Ps. iv) : Sacrifiez le sacrifice de la jus­tice, met ainsi en scène ceux qui demandent quelles sont les oeuvres de la justice : Il y en a beaucoup qui disent : qui nous montre ce qui est bien? et il répond à cette question par ces paroles : La lumière de votre visage, Sei­gneur, est empreinte sur nous, indiquant de cette manière que la lumière de la raison naturelle par laquelle nous distinguons le bien du mal, ce qui est le propre de la loi naturelle, n'est rien autre chose que l'impression de la lumière divine en nous. D'où il est évident que la loi naturelle n'est rien autre chose qu'une participation de la loi éternelle dans la créature rai­sonnable (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement serait con­cluant, si la loi naturelle était différente de la loi éternelle. Mais il n'en est pas ainsi, puisqu'elle en est une participation, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que toute opération de la raison et de la vo­lonté dépend en nous de quelque chose qui est naturel, comme nous l'avons dit (quest. x, art. 1). Ainsi tout raisonnement découle de principes qui nous sont naturellement connus, etTout désir qui a pour objet les moyens vient du désir naturel de la fin dernière. Par conséquent il faut que ce soit la loi naturelle qui dirige la première nos actions vers leur fin.

3. Il faut répondre au troisième, que les animaux irraisonnables participent à la raison éternelle à leur manière, comme la créature raisonnable elle- même. Mais parce que la créature raisonnable y participe intellectuelle­ment et rationnellement, il s'ensuit que cette participation reçoit en elle, à proprement parler, le nom de loi ; car la loi est une chose qui appartient à la raison, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1). Et comme la créature irraisonnable n'y participe pas rationnellement, on ne peut pas donner à sa participation le nom de loi, sinon par analogie (2).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.89 a.6