I-II (trad. Drioux 1852) Qu.91 a.3

ARTICLE III. — y a-t-il une loi humaine (3)?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de loi humaine. Car la loi naturelle est une participation de la loi éternelle, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, toutes les choses sont parfaitement ordonnées par la loi éternelle, d'après saint Augustin (De lib. arb. lib. i, cap. 6). Par conséquent la loi naturelle suffit pour ordonner toutes les choses humaines, et il n'est pas nécessaire qu'il y ait une loi humaine.

2. La loi est une mesure, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. \ et 2). Or, la raison humaine n'est pas la mesure des choses, mais c'est plutôt le contraire, comme on le voit (Met. lib. x, text. 5). Donc aucune loi ne peut procéder de la raison humaine.

3. Une mesure doit être certaine, comme l'observe Aristote (Met. lib. x, text. 3). Or, les prescriptions de la raison humaine à l'égard de ce que l'on

(1) C'est dans ce sens que saint Isidore l'appelle aussi une loi divine (Isid. Etym. lib. v, cap. 2).
(2) Le mot loi se prend alors dans le sens le plus large, comme quand on parle des lois de la pesan­teur, etc.
(3) Cette loi est ainsi appelée, non parce qu'elle a été imposée aux hommes, ce qui est commun à toute espèce de loi, ni parce qu'elle porte sur les choses humaines et non sur les choses divinos; mais parce qu'elle est la première que les hom­mes aient établie, et que dans l'ordre de généra­tion elle précède les autres. C'est pour ce motif que saint Thomas en parle avant de traiter de la loi positive divine qui lui est cependant supé­rieure.
doit faire sont incertaines, suivant ces paroles du Sage (Sap. ix, i l ) : Les pensées des mortels sont timides et nos prévisions incertaines. Donc aucune loi ne peut venir de la raison humaine.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin distingue deux sortes de lois (De lib. arb. lib. i, cap. 6), l'une éternelle et l'autre temporelle qu'il appelle la loi humaine.

CONCLUSION. — Indépendamment de la loi éternelle et naturelle, il y a une loi que les hommes ont établie pour soumettre à des applications particulières ce que la loi naturelle renferme.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. in corp. art. et ad 2), la loi est une expression de la raison pratique. La raison pratique procède de la même manière que la raison spéculative ; car l'une et l'autre vont des principes aux conséquences, comme nous l'avons vu (quest. lxx, art. 1 ad 2). D'après cela il faut donc dire que comme dans la raison spécu­lative nous tirons de principes indémontrables qui nous sont naturelle­ment connus des conséquences relatives aux diverses sciences que nous ne connaissons pas naturellement, mais que nous découvrons par la ré­flexion et l'étude; de même il est nécessaire que la raison humaine parte des préceptes de la loi naturelle, comme de principes généraux et in­démontrables, pour arriver à quelques dispositions particulières (1). Ces dispositions particulières que la raison découvre sont appelées des lois humaines, une fois qu'on a rempli toutes les autres conditions qui sont de l'essence de la loi, comme nous l'avons dit (quest. préc.). C'est ce qui fait dire à Cicéron (De inv. lib. ii) que le principe du droit a son origine dans la nature, qu'ensuite il y a des choses qui sont passées en coutume, parce qu'on en a reconnu l'utilité; et qu'enfin la crainte des lois et la religion ont sanctionné ce que la nature avait produit et ce que la coutume avait établi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la raison humaine ne peut par­ticiper à tout ce que renferme la raison divine, mais elle y participe à sa manière et imparfaitement. C'est pourquoi comme, à l'égard de la raison spéculative, la participation naturelle à la divine sagesse nous donne une connaissance des principes généraux, mais non la connaissance propre de chaque vérité, telle qu'elle existe dans la divine sagesse elle-même; de même à l'égard de la raison pratique l'homme participe naturellement à la loi éternelle par rapport aux principes généraux, mais non pour la direction particulière de chaque action que renferme néanmoins la loi éternelle. C'est pourquoi il est nécessaire que la raison humaine établisse certaines lois particulières qui dirigent l'homme dans sa conduite privée.

2. Il faut répondre au second, que la raison humaine n'est pas en soi la règle des choses ; mais les principes généraux qui sont innés en elle sont la règle générale et la mesure de tout ce que l'homme doit faire: la raison naturelle est ainsi la règle et la mesure de nos actions, quoiqu'elle ne soit pas la mesure des choses qui procèdent de la nature.

3. Il faut répondre au troisième, que la raison pratique a pour objet ce que l'on doit faire, c'est-à-dire des choses particulières et contingentes, mais elle n'a pas pour objets les choses nécessaires, comme la raison spéculative. C'est pourquoi les lois humaines ne peuvent pas avoir la même infaillibilité

tomberait à l'état sauvage, comme l'observent I laton (De Legib. lib. ix) et Aristote (Pol. lib. i, cap. 2).

(I) La nécessité «le ces dispositions repose sur la nature même de l'homme qui, étant fait pour la société, a besoin de lois spéciales qui règlent ses rapports avec ses semblables. Sans ces lois il que les conséquences démonstratives des sciences. D'ailleurs il n'est pas nécessaire que toute mesure soit absolument infaillible et certaine, il faut seulement qu'elle le soit autant qu'elle peut l'être dans son genre.


ARTICLE IV. — était-il nécessaire qu'll y eut une loi divine (1) ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'était pas nécessaire qu'il y eût une loi divine, parce que, comme nous l'avons dit (art. 3), la loi naturelle est une participation de la loi éternelle en nous. Or, la loi éternelle est la loi divine, comme nous l'avons vu (art. 2). Il n'est donc pas nécessaire qu'indépendamment de la loi naturelle et des lois humaines qui en découlent, il y ait une loi divine.

2. 11 est écrit (Eccl. xv, 14) que Dieu a laissé V homme dans la main de son conseil. Or, le conseil est un acte de la raison, comme nous l'avons vu (quest. xiv, art. 1). Donc l'homme a été abandonné au gouvernement de sa raison, et puisque le dictamen de la raison est la loi humaine, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.), il n'est pas nécessaire que l'homme soit gou­verné par une loi divine.

3. La nature humaine se suffit mieux à elle-même que les créatures irraisonnables. Or, les créatures irraisonnables n'ont pas de loi divine indépendamment de l'inclination naturelle qui leur est innée. Donc la créature raisonnable a encore moins besoin d'une loi divine indépendam­ment de sa loi naturelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. David demande à Dieu qu'il lui donne une loi (Ps. cxviii, 33) : Seigneur, donnez-moi pour loi la voie de vos ordonnances pleines de justice.

CONCLUSION. — Indépendamment de la loi naturelle et de la loi humaine, une loi divine était nécessaire pour meltre l'homme en rapport avec sa fin qui est labéati- tudeet pour le diriger infailliblement.

Réponse Il faut répondre qu'indépendamment de la loi naturelle et de la loi humaine, il a fallu une loi divine pour diriger la vie de l'homme, et cela pour quatre raisons (2) : 1° Parce que la loi dirige l'homme dans les actes qui lui sont propres par rapport à sa fin dernière. Si l'homme ne se rapportait qu'à une fin qui ne surpassât pas les forces de ses facultés naturelles, il ne serait pas nécessaire qu'à l'égard de la raison, il fût dirigé par d'autres lois que par la loi naturelle et la loi humaine qui en découle. Mais parce qu'il a pour fin la béatitude éternelle qui surpasse les forces de sa nature , comme nous l'avons vu (quest. v, art. 5), il a fallu qu'au-dessus de la loi naturelle et de la loi humaine il y eût la loi divine pour le diriger vers cette fin. 2° Parce qu'à cause de l'incertitude du jugement humain, surtout quand il s'agit de choses contingentes et particulières, il arrive qu'à l'égard des actes moraux on est divisé de sentiment et que de cette diversité d'idées résultent des lois contraires. Il a donc été nécessaire pour que l'homme pût savoir sans aucun doute ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter, qu'il fût dirigé dans les actes qui lui sont propres par une loi divine, dont l'origine garantît l'infaillibilité. 3° Parce que l'homme ne peut faire des lois que sur les choses qu'il peut juger. Or, le jugement de l'homme ne peut atteindre les mouvements inté­rieurs qui sont cachés, il ne peut porter que sur les mouvements extérieurs que l'on voit. Et cependant la perfection de la vertu exige que l'homme soit droit sous ce double rapport. C'est pourquoi la loi humaine n'a pas pu com-

(I) Par loi divine on n'entend pas la loi qui existe en Dieu et qui n'est rien autre chose que la loi éternelle, niais il s'agit de la loi qui vient de Dieu d'une manière spéciale et qu'on appelle po­sitive divine.
(2) Les raisons que donne ici saint Thomas ont la plus grande analogie avec celles qu'il donne pour établir la nécessité de la révélation 'Voy. tome i, et appendice). Ces deux questions sont eu effet subor­données l'une à l'autre.
primer et diriger suffisamment les actes intérieurs, mais il a été nécessaire que la loi divine vînt à cet effet se surajouter à elle. 4° Parce que, comme le dit saint Augustin (De lib. arb. lib. i, cap. S et 6), la loi humaine ne peut pas punir ou empêcher tout le mal qui se fait. Car si elle voulait détruire tous les maux, il s'ensuivrait qu'elle anéantirait aussi une foule de bonnes choses et qu'elle nuirait au bien général, ce qui mènerait à la perte de la société. Pour qu'aucun mal ne reste impuni et sans défense, il a donc fallu que la loi divine survînt pour empêcher ou défendre toutes les fautes. Ces quatre causes sont indiquées par le Psalmiste quand il dit (Ps. xviii, 8) : La loi du Seigneur est sans tache, c'est-à-dire qu'elle ne permet aucune souillure: elle convertit les âmes, parce qu'elle dirige non-seulement les actes exté­rieurs, mais encore les actes intérieurs : elle est le témoignage fidèle du Seigneur, car elle est certainement droite et vraie; elle donne la sagesse aux enfants, parce qu'elle met l'homme en rapport avec sa fin surnaturelle et divine (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par la loi naturelle l'homme participe à la loi éternelle autant que les forces de sa nature le lui permet­tent; mais il faut qu'il soit dirigé d'une manière plus élevée vers sa fin der­nière surnaturelle. C'est pourquoi on lui surajoute la loi divine, par laquelle il participe à la loi éternelle plus éminemment.

2. Il faut répondre au second, que le conseil est une recherche; il est donc nécessaire qu'il procède de certains principes. Ce n'est pas assez qu'il s'ap­puie sur les principes qui nous sont innés et qui sont les préceptes delà loi de nature, mais il faut encore, pour les raisons que nous avons données (in corp. art.), qu'on y surajoute d'autres principes, qui sont les préceptes de la loi divine.

3. Il faut répondre au troisième, que les créatures irraisonnables n'ont pas une fin plus élevée que celle qu'elles peuvent atteindre par leurs facultés naturelles. C'est pourquoi il n'y a pas de parité.


ARTICLE V. — n'y a-t-il qu'une seule loi divine (2)?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait qu'une seule loi divine. Car dans un royaume où il n'y a qu'un roi il n'y a qu'une seule loi. Or, le genre humain tout entier se rapporte à Dieu comme à son seul roi, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. xlvi, 8) : Dieu est le roi de toute la terre. Donc il n'y a qu'une seule loi divine.

2. Toute loi a pour fin ce que le législateur se propose à l'égard de ceux pour lesquels il la porte. Or, Dieu se propose à l'égard de tous les hommes une seule et même chose, d'après ces paroles de l'Apôtre (I. Tim. ii, 4): Il veut (pie tous les hommes soient sauvés et qu'ils arrivent à la connaissance de la vérité. Donc il n'y a qu'une seule loi divine.

3. La loi divine paraît plus se rapprocher de la loi éternelle, qui est une, que la loi naturelle, parce que la révélation de la grâce est plus élevée que la connaissance de la nature. Or, la loi naturelle est une pour tous les hommes. Donc à plus forte raison la loi divine aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Heb. vu, 42) : Le sacerdoce étant changé, il faut nécessairement que la loi le soit aussi. Or, comme il l'observe

(1)Suarcz fait remarquer que ces quatre rai­sons ne prouvent pas la nécessité absolue de la loi divine par rapport à la íin surnaturelle, mais qu'elles prouvent seulement sa nécessité condi­tionnelle, c'est-à-dire qu'une loi divine n'était nécessaire qu'en supposant l'institution de la sy­nagogue ou de l'Eglise. Mais nous croyons que la révélation, l'ordre surnaturel, l'institution de l'Eglise sont des vérités qui s'enchaînent telle­ment, quecctte distinction nous paraît peu fondée.
(2); Avant Moïse il n'y eut pas de loi positivo divine. Tous les théologiens sont d'accord sur ce point. Voyez à ce sujet Suarez (De Leg. lib. ix, cap. 1).
au même endroit, il y a deux sacerdoces, le sacerdoce de Lévi et le sacer­doce du Christ. Il y a donc aussi deux sortes de loi divine, la loi ancienne et la loi nouvelle (1).

CONCLUSION.— Comme nous disons que l'enfant et l'homme mûr forment le même individu, de même nous disons que la loi ancienne et la loi nouvelle ne forment qu'une seule et même loi divine qui se distingue, comme l'imparfait du parfait.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xxx, art. 2 et 3), la distinction est la cause du nombre. Or, il v a deux sortes de distinction: l'une qui repose sur la différence d'espèce, comme le cheval et le boeuf; l'autre qui se renferme dans la meme espèce, comme l'imparfait et le par­fait. C'est ainsi qu'on distingue un enfant d'un homme mûr. La loi divine se divise de cette manière en loi ancienne et loi nouvelle. C'est pourquoi l'Apôtre compare (Gai. iii) l'état de la loi ancienne à l'enfance qui est sous la direction d'un maître, et l'état de la loi nouvelle à celui d'un homme mûr qui n'a plus besoin d'être sous le joug d'un précepteur. — Or, on considère la perfection et l'imperfection d'une loi d'après les trois choses qui sont de l'essence de la loi elle-même, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2,3 et 4). En effet : 1° il appartient à la loi d'avoir le bien général pour fin, comme nous l'avons vu (ib. art. 2), ce qui peut comprendre deux choses : le bien sensible et terrestre et le bien intelligible et céleste. La loi ancienne avait directement pour but le bien terrestre; c'est pourquoi, au commencement de cette loi (Ex. iii), on engage le peuple à prendre possession du royaume de Chanaan. La loi naturelle a pour fin le bien céleste; aussi le Christ dès le commencement de sa prédication appelle ses disciples au royaume des eieux en disant : Faites pénitence, car le royaume des deux approche (Matth, iv). C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Cont. Faust, lib. iv, cap. 2) que l'Ancien Testament renferme les promesses des biens temporels, et c'est ce qui lui fait donner le nom d'ancien tandis que le Nouveau promet la vie éternelle. — 2° La loi doit diriger les actes humains conformément à la justice. Sous ce rapport la loi nouvelle l'emporte encore sur la loi ancienne, en réglant les actes intérieurs de l'âme, d'après ces paroles de l'Evangile (Matth, v, 20) : Si votre justice ne V emporte pas sur celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des deux. C'est pour cela qu'on dit que la loi ancienne arrêtait la main, mais que la loi nouvelle en­chaîne l'esprit. 3° La loi doit porter les hommes à observer les commande­ments. La loi ancienne le faisait par la crainte des châtiments, tandis que la loi nouvelle le fait par l'amour que répand dans nos coeurs la grâce du Christ qui nous est accordée dans la loi nouvelle, mais qui était figurée dans la loi ancienne. C'est ce qui fait dire à saint Augustin contre Adamantius (cap. 17), un disciple de Manès, que la différence qu'il y a entre la loi et l'Evangile peut se résumer dans ces deux mots : la crainte et l'amour.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme dans une maison le père de famille commande une chose aux enfants et d'autres choses aux adultes; de même Dieu, qui est le roi unique de tout le genre humain, a donné une première loi aux hommes qui étaient encore imparfaits et une seconde loi plus parfaite à ceux que la première avait rendus plus capables des choses divines.

2. Il faut répondre au second, que le salut des hommes ne pouvait se faire que par le Christ, d'après ces paroles de l'Ecriture (Act. iv, 12) : Aucun autre nom sous le ciel n'a été donné aux hommes par lequel nous devions être

(1) Cet article n'a pas seulement pour objet de distinguer la .loi nouvelle de la loi ancienne, mais il est une sorte de justification du plan pro videntiel.
sauvés. C'est pourquoi la loi capable de mener parfaitement tous les hom­mes au salut n'a pu être promulguée qu'après l'arrivée du Christ. Aupara­vant il a fallu donner au peuple duquel le Christ devait naître, une loi qui le préparât à recevoir son Sauveur et qui renfermât en elle tous les éléments du salut.

3. Il faut répondre au troisième, que la loi naturelle dirige l'homme d'après des préceptes généraux, qui conviennentégalementà ceux qui sont parfaits aussi bien qu'à ceux qui sont imparfaits. C'est pourquoi il n'y en a qu'une pour tous les hommes. Mais la loi divine dirige l'homme dans ses actions particulières à l'égard desquelles ceux qui sont parfaits et ceux qui ne le sont pas ne se conduisent pas de la même manière. C'est pour cette raison qu'il a fallu qu'ily eût deux sortes de loi divine, comme nous l'avons dit (in corp. art.).


ARTICLE VI. — y a-t-il une loi de concupiscence (1)?

1826


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas une loi de concupiscence. Car saint Isidore dit (Etym. lib. n, cap. 3) que la loi consiste dans la raison. Or, la concupis­cence ne consiste pas dans la raison, mais elle en éloigne plutôt. Donc la concupiscence n'a pas la nature d'une loi.

2. Toute loi est obligatoire, de telle sorte qu'on appelle transgrcsseurs ceux qui ne l'observent pas. Or, la concupiscence ne rend pas transgres- seur celui qui ne la suit pas, mais c'est le contraire. Donc la concupiscence n'a pas la nature d'une loi.

3. La loi a pour fin le bien général, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2). Or, la concupiscence n'a pas pour fin le bien général, mais plutôt le bien particulier. Donc elle n'a pas la nature de la loi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit(AEom. vii, 23) : Je vois une autre loi dans mes membres qui combat contre la loi de mon esprit.

CONCLUSION. — L'inclination déréglée delà sensualité qui provient de la perte de­là justice originelle est appelée la loi de la chair ou la loi de la concupiscence, et elle a la nature de la loi, en ce sens qu'elle est une peine qui a fait passer l'homme sous la loi des animaux, une fois qu'il se fut écarté par son péché de la loi divine.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xci, art. 1 ad 4), la loi existe essentiellement dans celui qui règle et qui mesure, et elle existe par participation dans ce qui est réglé et mesuré. Ainsi toute inclination et toute disposition qui se rencontre dans ce qui est soumis à la loi, reçoit le nom de loi par participation, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 2). Or, la loi peut se trouver dans ce qui lui est soumis de deux manières. 1° Directement, quand le législateur porte directement ses sujets à une chose et quelquefois à des actes divers. Dans ce sens on peut dire que la loi des soldats est autre que celle des marchands. 2° Indirectement, quand par là même que le législateur prive celui qui lui est soumis d'une dignité quelconque, il en résulte qu'il passe dans un autre ordre et, pour ainsi dire, sous une autre loi; comme si, par exemple, un soldat, après avoir été desti­tué, passait sous la loi des laboureurs ou des marchands. — Les différentes créatures placées sous les ordres de Dieu ont ainsi des inclinations natu­relles diverses, de sorte que ce qui est la loi de l'un est contraire à la loi de l'autre. Par exemple, la fureur est d'une certaine manière la loi du chien, mais elle est contraire à la loi de la brebis ou d'un autre animal qui est doux. La loi que l'homme a reçue de son auteur et qui est selon sa propre condi­tion , c'est qu'il agisse conformément à la raison. Cette loi fut établie si fer-

(I) Cet article est l'explication de ces paroles de saint Paul (Rom. vu, 23) : Video legem aliam in membris meis repugnantem legi mentis meae.
mêment dans l'état primitif que l'homme ne pouvait rien faire en dehors de la raison ou contrairement à elle. Mais une fois qu'il se fut éloigné de Dieu, il se trouva abandonné à l'impétuosité de ses passions charnelles, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. xlviii, 21) : L'homme n'a point compris, tandis qu'il était élevé en honneur; il a été comparé aux bêtes qui n'ont point de raison et il leur est devenu semblable. Par conséquent l'inclination sensuelle, qu'on appelle le foyer de la concupiscence, a dans les autres animaux absolu­ment la nature de la loi, de telle sorte qu'on peut lui donner le nom de loi, en prenant ce mot dans son sens direct. Dans les hommes elle n'a pas de cette façon le caractère de la loi ; elle est plutôt une déviation de la loi de la raison. Mais parce que la justice divine a fait déchoir l'homme de la justice origi­nelle et delà vigueur primitive de la raison, l'impétuosité des passions sen­suelles qui le mènent est une loi, dans le sens que c'est une peine qui résulte de ce que l'homme a été privé de sa propre dignité (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison repose sur la con­cupiscence considérée en elle-même, selon qu'elle porte au mal. Car elle n'est pas une loi sous ce rapport, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Mais elle est une loi en ce qu'elle est une suite de la justice de la loi divine ; comme si l'on donnait le nom de loi à ce qui permettrait à un noble, par suite d'une faute, de se livrer aux mêmes travaux qu'un esclave.

2. Il faut répondre au second, que cette objection se rapporte à la loi consi­dérée comme une règle et une mesure. Car ceux qui s'en écartent sont dans ce cas des transgresseurs. Mais ce n'est pas à ce ti tre que la concupis­cence est une loi. Elle ne l'est qu'indirectement et par participation, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. xc,art. 1).

3. Il faut répondre au troisième, que» cet argument s'appuie sur la concupis­cence considérée par rapport à son inclination propre, mais non par rap­port à son origine. Cependant si on considère l'inclination sensuelle, telle qu'elle existe dans les autres animaux, elle a pour fin le bien général, c'est- à-dire la conservation de la nature dans l'espèce ou l'individu. Il en est de même dans l'homme, tant qu'elle reste soumise à la raison. Mais nous don­nons le nom de foyer de concupiscence à ce qui dépasse les bornes de la raison.



QUESTION XCII.

DES EFFETS DE LA LOI.


Nous avons maintenant à nous occuper des effets de la loi. A ce sujet deux ques­tions se présentent : 1° La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons? — 2° Les effets de la loi consislent-ils à commander, à défendre, à permettre et à punir, selon l'expression du jurisconsulte?


ARTICLE I. — la loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons (2)?


Objections: 1. Il semble que la loi n'ait pas pour effet de rendre les hommes bons. Car les hommes deviennent bons parla vertu, puisque la vertu rend bon celui qui la possède, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. G). Or, il n'y a que Dieu qui rende l'homme vertueux, car il produit en nous la vertu sans nous, comme nous l'avons dit en donnant ladéfinition de la vertu (quest. lv, art. 4). Donc ce n'est pas à la loi à rendre les hommes bons.

2. La loi ne sert àl'homme qu'autant qu'il lui obéit. Or, si l'homme obéit

(2) Cet effet résulte de la fin même de la loi qui doit se rapporter au bien général.
(1) Voyez à cet égard ce que dit le concile de Trente (sess, v,- De peccato orig. circà finem illius decreti).
à la loi, cet acte est un effet de sa bonté ; par conséquent la loi présuppose dans l'homme cette bonté. Ce n'est donc pas elle qui la lui donne.

3. La loi a pour fin le bien général, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2). Or, il y en a qui se conduisent bien à l'égard des intérêts généraux et qui se conduisent mal pour leurs propres affaires. Donc il n'appartient pas à la loi de rendre les hommes bons.

4. Il y a des lois tyranniques, comme le dit Aristote (Pol. lib. i, cap. 9, et cap. 13, et lib. n, cap. 8). Or, le tyran ne se propose pas de rendre meilleurs ses sujets, il ne songe qu'à ses propres intérêts. Donc ce n'est pas à la loi à rendre les hommes meilleurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. i, cap. 14) que tout législa­teur a la volonté de rendre les hommes bons.

CONCLUSION. — Comme il appartient au prince de bien commander, de même la vertu propre des sujets, celle qui en fait de bons citoyens, consiste à bien obéir, et c'est à cela (jue la loi les engage; par conséquent l'effet propre de la loi consiste à rendre les hommes bons sous un rapport ou absolument.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 1 et 4), la loi n'est rien autre chose, dans celui qui commande, que le dictamen de la raison par lequel les sujets sont gouvernés. Or, la vertu de tout sujet consiste à bien obéir à celui qui le gouverne ; comme la vertu de l'irascible et du concupiscible consiste en ce qu'ils soient bien soumis à la raison. De cette manière la vertu du sujet consiste dans une soumission parfaite à celui qui commande, commele dit Aristote (Pol. lib. i, cap. ult.). Or,toute loi ayant pour but d'obliger les sujets à lui obéir, il s'ensuit évidemment que le propre de la loi, c'est d'amener les sujets à la pratique de la vertu qui leur est propre. Et puisque la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, il résulte de là que le propre effet de la loi c'est de rendre bons ceux auxquels elle s'adresse ou absolument ou relativement. Car si le législateur se propose le vrai bien, qui est le bien général réglé conformément à la justice divine, il s'ensuit que la loi rend les hommes bons absolument. Mais s'il n'a pas l'intention de pro­duire le vrai bien et qu'il n'ait en vue que ce qui lui est utile ou agréable, ou contraire à la justice divine; alors la loi ne rend pas les hommes bons ab­solument, mais relativement, c'est-à-dire par rapport à un pareil régime (1). D'ailleurs cette espèce de bonté se rencontre dans des individus qui sont mauvais par eux-mêmes. C'est ainsi qu'on dit d'un homme qu'il est un bon voleur, parce qu'il s'entend bien à faire son métier.

Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. lxhi, art. 3 et 4), il v a deux sortes de vertu , l'une acquise et l'autre infuse. L'habitude des oeuvres agit sur toutes les deux, mais de différente manière. Car elle produit la vertu acquise, tandis qu'elle dispose à la vertu infuse, la conserve et la développe dans celui qui l'a déjà. Et parce que la loi est faite pour diriger les actes humains, elle rend les hommes bons dans la même proportion que les actes mènent à la vertu. C'est ce qui fait dire à Aristote (Pol. lib. ii, cap. 6) que les législateurs rendent les hommes bons, en les habituant à observer leurs lois.

2. Il faut répondre au second, qu'un individu n'obéit pas toujours à la loi par vertu ; quelquefois il le fait par crainte du châtiment, d'autres fois d'a-

(I) It est à remarquer que quanti saint Thomas dit que la loi a pour effet de rendre l'homme bon.il ne veut pas dire qu'elle lui donne toutes les vertus, ce qui est l'effet de la loi de la charité, mais il dit qu elle le rend bon dans un genre, relativement à ce qu'elle commande. Ainsi la loi de la tempérance le porte à faire un acte de tempérance qui est ab­solument bon.
près la lumière seule de la raison qui est un principe de vertu, comme nous
l'avons dit (quest. lxxiii, art. 1 et 2).

3. Il faut répondre au troisième, que la bonté de chaque partie se considère dans ses rapports avec son tout. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf. lib. iii, cap. 8) que toute partie qui n'est pas en harmonie avec le tout auquel elle appartient est vicieuse et déréglée. Par conséquent tout homme étant une partie de la cité, il est impossible qu'un individu soit bon, s'il n'est pas parfaitement en harmonie avec le bien général : un tout ne peut pas non plus exister dans de bonnes conditions, s'il n'est formé de parties parfaitement d'accord avec lui. Il est donc impossible que l'Etat jouisse d'un bien-être général, si les citoyens ne sont vertueux, du moins ceux qui sont à sa tête. Pour le bien de la société il suffit que les autres soient assez vertueux pour obéir aux ordres des chefs. C'est pourquoi Aristote dit (Pot. lib. iii, cap. 3) que la vertu du prince et celle de l'honnête homme est la même, mais qu'il n'en est pas ainsi de la vertu de l'honnête homme et de celle d'un ci­toyen quelconque.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'une loi tyrannique n'étant pas conforme à la raison, n'est pas une loi, absolument parlant, mais c'est plutôt une dé­gradation de la loi. Cependant, selon ce qu'elle a de la nature de la loi, elle a pour but que les citoyens soient bons. Car elle n'a de commun avec la loi que d'être l'ordre d'un chef qui commande à des sujets, et sous ce rapport elle a pour fin de rendre les sujets bien obéissants, ce qui revient à les rendre bons, non absolument, mais par rapport à un pareil régime.


ARTICLE II. — les actes de la loi sont-ils convenablement déterminés (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne désigne pas convenablement les actes de la loi quand on dit que ces actes consistent à commander, à défendre, à permettre et b punir. Car toute loi est un précepte en général, comme le dit le juris­consulte Papinien (Dig. lib. i, tit. 3). Or ,1e mot commander (imperare) a le même sens que le mot prxcipere ( ordonner ). Donc les trois autres choses sont superflues.

2. La loi a pour effet de porter au bien ceux qui lui sont soumis, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, le conseil a pour objet un bien plus élevé que le précepte. Donc il appartient plutôt à la loi de conseiller que de com­mander (praecipere).

3. Comme l'homme est porté au bien par les peines, de même il l'est aussi parles récompenses. Donc si punir est un effet de la loi, récompenser en est un aussi.

4. Le législateur a l'intention de rendre les hommes bons, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, celui qui n'obéit que par crainte des châtiments n'est pas bon. Car quand quelqu'un agit par la crainte servile qui est la crainte des châtiments, quoiqu'il fasse une bonne action, cependant il ne la fait pas d'une bonne manière, d'après saint Augustin (Ench. cap. 121). II ne semble donc pas que le propre de la loi soit de punir.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 19) : Toute la loi permet une chose (2) -, c'est ainsi qu'il est permis à un brave de demander

(1) Les quatre effets de la loi que saint Thomas détermine ici ont été reconnus par les juriscon­sultes romains (Modestinus, lib. vu, ff. de le­gibus).
(2) Saint Isidore ne dit pas que la loi ordonne (proecipit), parce qu'il suppose que ce premier effet est évident d'après le nom et la nature même tlelaloi. Voyez Gratien (in cap. omnis dist. 3).
une récompense, ou elle défend, par exemple, il est défendu à qui que ce soit de demander en mariage une vierge consacrée à Dieu, ou elle punit, comme la loi qui condamne à mort celui qui a commis un meurtre.

CONCLUSION. — D'après les trois différentes espèces d'actes humains que la loi désigne, on attribue à la loi trois sortes d'actes : elle commande les actes vertueux, défend les actes vicieux, permet les indifférents ; le quatrième acte de la loi, qui consiste à punir, provient du moyen que la loi emploie pour faire obéir; ce moyen est la crainte du châtiment.

Réponse Il faut répondre que, comme la proposition est l'expression de la raison rendue sous forme dénonciation, de même la loi est son expression rendue par manière de commandement. Or, le propre de la raison est de déduire une chose d'une autre. Par conséquent comme dans les sciences démonstratives la raison nous porte à donner notre assentiment à une conclusion par le moyen de principes certains, de même elle a recours à un intermédiaire pour nous amener à nous soumettre au précepte de la loi. Ces préceptes ont pour objets les actes humains à l'égard desquels la loi nous dirige, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 1, et xci, art. 4), et les actes humains se divisent en trois catégories différentes. En effet, comme nous l'avons vu (quest. xviii, art. 5 et 8), il y a des actes qui sont bons dans leur genre; ce sont les actes vertueux, par rapport auxquels on reconnaît l'acte de la loi qui consiste à ordonner ou à commander. Car la loi commande tous les actes de vertu, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 1 et cap. 2). — H y a des actes qui sont mauvais dans leur genre, comme les actes vicieux. A l'égard de ceux-là la loi doit les défendre. Enfin il y en a qui sont indifférents de leur nature ; la loi peut les permettre. On range d'ailleurs dans cette ca­tégorie tous les actes qui ont peu de bonté ou de malice. Le moyen que la loi emploie pour qu'on lui obéisse, c'est la crainte du châtiment, et sous ce rapport on dit que punir est un de ses effets.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme cesser de mal faire peut passer pour une bonne chose, de même la défense d'une chose mau­vaise peut être considérée comme un précepte. Ainsi, en prenant le mot précepte dans son acception la plus large, on peut dire généralement que la loi est un précepte.

2. Il faut répondre au second, que conseiller n'est pas l'acte propre de la loi, mais que c'est bien plutôt l'affaire d'un simple particulier qui n'a pas le droit de légiférer. Aussi l'Apôtre a-t-il dit en donnant un conseil (I. Cor. vii) : Je parle, mais ce n'est pas le Seigneur. C'est pour ce motif que l'on ne met pas le conseil au nombre des effets de la loi.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il peut appartenir à tout le monde de récompenser, mais qu'il n'appartient de punir qu'au ministre de la loi, d'a­près l'autorité de laquelle on inflige un châtiment. C'est pourquoi on ne re­garde pas la récompense comme un acte de la loi, et qu'on ne donne ce titre qu'à la punition.

4. Il faut répondre au quatrième, que par là même qu'un individu commence à prendre l'habitude d'éviter le mal et de faire le bien par crainte du châti­ment, il est amené quelquefois à agir ainsi avec plaisir et de son plein gré. C'est de la sorte qu'en punissant, la loi parvient à rendre les hommes bons.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.91 a.3