I-II (trad. Drioux 1852) Qu.94


Apres avoir parlé de la loi éternelle, nous devons nous occuper de la loi naturelle.

— A cet égard six questions se présentent : i" Qu'est-ce que la loi naturelle? — 2" Quels sont les préceptes de la loi naturelle? — 3° Tous les actes des vertus appartiennent-ils à la loi naturelle? — 4° La loi de nature est-elle une à l'égard de tous les hommes?

— 5U Est-elle changeante? — 6° Pourrait-elle être effacée de l'esprit de l'homme?


ARTICLE I. — la loi naturelle est-elle une habitude (1)?


Objections: 1. Il semble que la loi naturelle soit une habitude, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 5), il y a dans l'âme trois choses : la puissance, l'ha­bitude et la passion. Or, la loi naturelle n'est pas une des puissances de l'âme, ni une des passions, comme on le voit en faisant l'énumération de chacune d'elles. Donc elle est une habitude.

2. Saint Basile dit (2) que la conscience ou la syndérèse est la loi de notre entendement, ce qui ne peut s'entendre que de la loi naturelle. Or, la syn­dérèse est une habitude, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxix, art. 12). Donc la loi naturelle en est une aussi.

3. La loi naturelle subsiste toujours dans l'homme, comme on le verra (art. 5). Or, la raison de l'homme à laquelle la loi appartient ne pense pas toujours à la loi naturelle. Donc la loi naturelle n'est pas un acte, mais une habitude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De bon. conjug. cap. 21) que l'habitude est la chose par laquelle on agit, quand on en a besoin. Or, il n'en est pas ainsi de la loi naturelle : car elle existe dans les enfants et dans les damnés qui ne peuvent agir par elle. Donc elle n'est pas une habitude.

CONCLUSION. — La loi naturdle n'est pas, à proprement parler, une habitude, mais elle l'est improprement, dans le sens qu'on lui donne ce nom parce qu'elle ron- ferme des préceptes qui sont habituellement dans la raison elle-même.

Réponse Il faut répondre que l'habitude peuts'entendre de deux manières : 1° Pro­prement et essentiellement. La loi naturelle n'est pas une habitude dans ce sens-là. Car nous avons dit (quest. xc, art. 1 ad 2) que la loi naturelle est une chose établie par la raison ; comme une proposition est une opération ra­tionnelle. Or, ce que l'on fait n'est pas la même chose que le moyen par lequel on le fait. Ainsi, on fait un bon discours par l'habitude que l'on a des règles de là grammaire. Par conséquent l'habitude étant la chose par laquelle on agit, il ne peut se faire qu'une loi soit proprement et essen­tiellement une habitude. 2° On peut appeler habitude ce que l'on possède habituellement. C'est ainsi que nous donnons le nom de foi à ce que nous tenons de cette vertu. Comme les préceptes de la loi naturelle sont parfois considérés actuellement par la raison, et que d'autres fois ils n'existent en elle qu'habituellement, on peut dire en ce sens que la loi naturelle est une habitude (3). De meme, dans les sciences spéculatives, les principes indé-

(I) Les théologiens sont divisés sur cette ques­tion. Vasquez prétend (1-2. disp. cl, cap. 3) que la loi naturelle est la nature raisonnable consi­dérée en elle-même ; d'autres pensent qu'elle est le dictamen actuel de la raison, ce qui ne paraît pas exact, parce que ce dictamen ne nous est pas inné et qu'il n'existe pas dans les fous et les en­fants ; d'autres la confondent avec la loi éternelle, quoiqu'elle n'en soit qu'une participation ; d'au­tres enlin suivent le sentiment de saint Thomas.
(2) Ce passage est de saint Jean Damascène (Do fi d. orth. lib. iv, cap. 23).
(3) Cette habitude est la lumière intellectuello que Dieu a naturellement imprimée en nous, et pour ainsi dire écrite dans nos coeurs. Et comme la loi humaine, selon qu'elle existe hors du législa­teur, est gravéesur le papierqui peut constamment en rappeler la connaissance; de même la loi natu­relle subsiste habituellement en nous de manière que nous pouvons la considérer en acte toutes les
montrables ne sont pas eux-mêmes les habitudes des principes, mais ce sont des principes dont nous avons l'habitude en nous.

Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que Aristote se propose en cet en­droit de rechercher le genre de la vertu, et comme il est évident que la vertu est un principe d'action, il ne parle que des choses qui sont les principes des actes humains, c'est-à-dire de la puissance, de ('habitude et des passions. Indépendamment de ces trois choses, il y en a encore d'autres dans l'âme. Ainsi il y a les actes, comme le vouloir existe dans le sujet qui veut, et les choses connues, dans le sujet qui les connaît ; et il y a les propriétés natu­relles de l'âme, comme l'immortalité, etc.

2. 11 faut répondre au second, que la syndérèse est la loi de notre entendement, en ce qu'elle est une habitude qui renferme les préceptes de la loi naturelle qui sont les premiers principes des actes humains (1).

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement prouve que la loi na­turelle existe habituellement en nous, et c'est ce que nous accordons.

Quant à ce qu'on objecte en faveur de la thèse contraire, il faut répondre qu'il peut se faire que nous ne puissions faire usage de ce qui existe habi­tuellement en nous, par suite d'un obstacle quelconque. Ainsi l'homme ne peut user de la science habituelle qu'il possède, à cause du sommeil . De même un enfant ne peut user de l'intelligence habituelle qu'il a des pre­miers principes, ou de la loi naturelle qui existe habituellement en lui, parce qu'il n'a pas l'âge requis.


ARTICLE II — la loi naturelle renferme-t-elle plusieurs préceptes ou si elle n'en renferme qu'un seul?


Objections: 1. Il semble que la loi naturelle ne renferme pas plusieurs préceptes, mais qu'elle n'en contienne qu'un seul. Car la loi est comprise dans le genre du précepte, comme nous l'avons vu (quest. xc, et xcn, art. 2). Si donc il y avait beaucoup de préceptes appartenant à la loi naturelle, il s'ensuivrait qu'il y aurait beaucoup de lois naturelles.

2. La loi naturelle suit la nature de l'homme. Or, la nature humaine est une par rapport à son tout, quoiqu'elle soit multiple dans ses parties. Par conséquent il n'y a donc qu'un précepte de la loi de nature, en raison de l'unité du tout, ou bien il y en a plusieurs, en raison de la multiplicité des parties dont la nature humaine se compose. Alors dans ce cas il faudra qu'on rattache à la loi naturelle tout ce qui est compris dans l'inclination de l'appétit concupiseible.

3. La loi est une chose qui appartient à la raison, comme nous "l'avons dit (quest. xc, art. 1). Or, il n'y a dans l'homme qu'une seule raison. Donc il n'y a dans la loi naturelle qu'un seul précepte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les préceptes de la loi naturelle clans l'homme sont, par rapport aux choses qu'il doit faire, ce que sont les premiers prin­cipes dans les sciences démonstratives. Or, les premiers principes indémon­trables sont multiples. Donc les préceptes de la loi de nature le sont aussi.

CONCLUSION. — Quoiqu'il y ait dans la loi de nature plusieurs préceptes, cepen­dant on peut les rapporter tous à un seul premier principe, qui nous oblige de faire le bien et d'éviter le mal.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 1 ad 2, et quest. xci, art. 3), les préceptes de la loi naturelle sont à la raison pratique ce que les premiers principes des démonstrations sont à la raison spécula-

fois que nous réfléchissons a ce qui est en nous- mënie.

saint Jean Damascène est ainsi d'accord avec celui de saint Thomas.

(I) Le sentiment de saint Basile on plutôt de tive; car ces principes sont les uns et les autres évidents par eux-mêmes. W, une chose peut être évidente de deux manières : 1° en elle-même ;
ΰpar rapport à nous. Ainsi toute proposition dont l'attribut est de l'essence u sujet, est évidente par elle-même , cependant elle ne l'est pas pour celui ui ignore la définition du sujet. Par exemple : l'homme est un être raison­nable, cette proposition est évidente par sa nature ; car, qui dit homme, dit in être raisonnable ; mais pour celui qui ne sait pas ce que c'est qu'un íomme, elle n'est pas évidente. De là il arrive que, comme le dit Boëee (Lib. de hebdom.) : Il y a des propositions qui sont généralement évi­dentes pour tout le monde. Ce sont les propositions dont tout le monde connaît les termes, comme : Le tout est plus grand que la partie. Les choses qui sont égales à une même troisième sont égales entre elles. Il y a des pro­positions qui ne sont évidentes que pour les savants qui comprennent le sens de chacun de leurs termes. Ainsi pour celui qui sait que l'ange n'est pas un corps, il est évident qu'il n'est pas circonscrit dans un lieu ; mais cela n'est pas évident pour les ignorants qui ne savent pas cela. — De plus dans les choses que les hommes perçoivent on trouve un certain ordre. Ainsi ce que l'on perçoit avant tout, c'est l'être dont l'idée est renfermée daiis toutes les autres choses que l'on perçoit, quelles qu'elles soient. C'est pourquoi le premier principe indémontrable, c'est qu'on ne doit pas simul­tanément affirmer et nier la même chose. Ce principe repose sur la nature do l'être et du non-être, et c'est sur lui que sont fondés tous les autres, comme le dit Aristote (Met. lib. iv, text. 9). Or, comme l'être est le premier oliiet que l'on perçoit absolument, de même le bien est le premier objet que saisisse la raison pratique, qui a pour but l'action. Car tout agent agit pour u4e fin qui a la nature du bien. C'est pourquoi, dans la raison pratique, le premier principe est celui qui est fondé sur l'essence du bien, et on peut le formuler ainsi : Le bien est ce que tous les êtres recherchent. Par consé­quent le premier précepte de la loi, c'est qu'cm doit faire le bien, et éviter (e mal, et c'est sur ce précepte que sont fondés tous les autres préceptes de la loi naturelle; c'est-à-dire que toutes les choses que nous devons faire ou éviter appartiennent aux préceptes de la loi de nature (1), que la raison pratique connaît naturellement, comme le bien de l'homme. Mais parce que Io bien a la nature de la lin, tandis que le mal a la nature du contraire, il s'bnsuit que toutes les choses pour lesquelles l'homme a une inclination na­turelle, la raison les perçoit naturellement comme bonnes, et par consé- sôquent comme des choses que l'on doit faire, au lieu qu'elle considère les autres comme mauvaises, et par suite comme des choses que l'on doit évi­ter. Ainsi l'ordre des préceptes de la loi de nature est donc conforme à l'ordre de nos inclinations naturelles. En effet, la première inclination de l'homme est pour le bien conforme à sa nature et elle lui est commune avec toutes les substances, selon que toute substance désire par sa nature la conservation de son être. D'après cette inclination, la loi naturelle embrasse tout c\ qui est un moyen de conservation pour la vie humaine, et repousse ce quilui est contraire (2>. La seconde inclination de l'homme a pour objet quelqup chose de plus spécial. Elle se rapporte à ce que sa nature a de com­mun avec les animaux. D'après cela on dit que la loi naturelle comprend
(I) La \>i naturelle embrasse tous les premiers prifleipesùnoraux et toutes les conséquences pro­chaines oitvloignées qui en sont nécessairement déduite». 1 vr conséquent les préceptes qui sont l'expression V ces conséquences obligent par eux-mêmes, indépendamment de toute institu­tion positive, divine ou humaine.
(2) Manger, se défendre contre tout ce qui pour­rait mettre la vie en péril, voilà des actes qui se rapportent à la loi naturelle.

tout ce que la nature a appris aux animaux, comme la propagation de l'es­pèce, l'éducation des enfants (4), etc. Enfin il y a dans l'homme une troi­sième inclinationlqui lui est propre; c'est celle qui le porte au bien selon la nature de la raison. Ainsi l'homme a une inclination naturelle à connaître Dieu et à vivre en société. La loi naturelle embrasse toutes les choses qui regardent cette inclination, et qui consistent à combattre l'ignorance, à ne pas faire de mal à ceux avec lesquels on doit vivre (2), etc.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tous ces préceptes de la loi naturelle ne forment qu'une seule et même loi, parce qu'ils se rapportent à un premier principe qui est un.

2. Il faut répondre au second, que toutes ces inclinations des différentes par­ties de la nature humaine, comme le concupiscible et l'irascible, appar­tiennent à la loi de nature, selon qu'elles ont la raison pour règle, et revien­nent à un premier précepte qui est un, comme nous l'avons dit (in corp art.). C'est ainsi que les préceptes de la loi naturelle, tout multiples qu'il sont en eux-mêmes, sortent cependant d'une même souche qui leur est commune.

3. Il faut répondre au troisième, que la raison, bien qu'elle soit une en elle- même, ordonne cependant toutes les choses qui concernent l'homme. D'où il résulte que la loi de la raison embrasse toutes les choses que la raison peut régler.


ARTICLE III. — tous les actes des vertus appartiennent-ils a la loi de nature?

Objections: 1. Il semble que tous les actes des vertus n'appartiennent pas à la loi de nature. Car, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2), il est de l'essence de la loi qu'elle se rapporte au bien général. Or. il v a des actes de vertu qui se rapportent au bien particulier d'un individu, comme on le voit évidem­ment à l'égard des actes de tempérance. Donc tous les actes des vertus ne sont pas soumis à la loi naturelle.

2. Tous les péchés sont opposés à certains actes de vertus. Si donc tous les actes des vertus appartiennent à la loi de nature, il semble conséquem- ment que tous les péchés soient contre nature, ce qui n'est vrai spécialement que de quelques-uns d'entre eux.

3. Tout le monde s'accorde sur les choses qui sont selon la nature. Or, tout le monde ne s'accorde pas à l'égard des actes de vertus ; car ce qui est vertu dans l'un est vice dans les autres. Donc tous les actes de vertus n'appartiennent pas à la loi de nature.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascéne dit (De orth. fid. lib. m, cap. 14) que les vertus sont naturelles. Donc les actes vertueux sont soumis ala loi de nature.

CONCLUSION. — Puisque la raison de chaque homme lui dit naturellement de se conduire vertueusement, il faut avouer que tous les actes des vertus, considérés par rapport à la raison générale qui les rend vertueux, appartiennent à la loi de nature, mais qu'il n'en est pas de même quand on les considère en eux-mème/ dans leur propre espèce.

En sens contraire Il faut répondre que nous pouvons parler des actes vertueux de deijx ma­nières : 1° en tant que vertueux; 2° en les considérant matériellement comme actes dans leurs propres espèces. Si on les considère en tant qu'ils sont vertueux, ils appartiennent tous à la loi de nature. Car nous avais dit (art. prêc.) que la loi naturelle embrasse toutes les choses pour lesquelles

(i) La tempérance est la vertu qui règle en gé­néral ces actions.
(2i On comprend dans cette catégo'ie les actes de religion, de justice, etc.

l'homme a naturellement de l'inclination. Or, tout être est naturellement porté à l acte qui lui convient selon sa forme; ae'est ainsi que le feu est porté à échauffer. Par conséquent l'âme raisonnable étant la forme propre de l'homme, 1 homme est naturellement enclin à agir conformément à la raison , et c'est agir selon la vertu. Ainsi tous les actes vertueux appar­tiennent donc à la loi naturelle, car la raison dit naturellement à chacun de se conduire vertueusement (1). — Mais si nous parlons des actes ver­tueux considérés en eux-mêmes, ou dans leurs propres espèces, ils n'ap­partiennent pas tous à la loi de nature. Car il y a beaucoup d'actions ver­tueuses auxquelles la nature ne nous porte pas d'abord, mais que les hommes à l'aide de réflexions sérieuses ont jugées très-utiles pour bien vivre (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument , que la tempérance a pour objet le désir naturel du boire, du manger et des plaisirs charnels, et ces désirs se rapportent au bien général de la nature, comme toutes les prescriptions légales ont pour fin le bien moral de la société.

2. Il faut répondre au second, que par la nature de l'homme, on peut enten­dre celle qui est propre à l'homme; en ce sens tous les péchés sont contre nature, par là même qu'ils sont contraires à la raison, comme le prouve saint Jean Damascène (De orth. ftd. lib. ii, cap. 30). Ou bien on peut enten­dre la nature qui est commune à l'homme et aux autres animaux. Sous ce rapport, il y a des péchés spéciaux qu'on dit contre nature. C'est ainsi que la sodomie est appelée tout spécialement un vice contre nature, parce qu'elle est contraire à l'union des sexes qui est naturelle à tous les animaux.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement s'appuie sur les actes considérés en eux-mêmes. Car, par suite de la diversité des conditions hu­maines, il arrive qu'il y a des actes qui sont vertueux à l'égard des uns, parce qu'ils leur conviennent et qu'ils sont en rapport avec leur état; et qui sont vicieux à l'égard des autres, parce qu'ils ne sont pas proportionnés à leur position.


ARTICLE IV. — la loi naturelle est-elle une a l'égard de tous les hommes ?


Objections: 1. Il semble que la loi de nature ne soit pas une à l'égard de tous les hommes. Car on lit dans le droit canon (Decret. dist. i) que le droit naturel est ce qui est renfermé dans la loi et l'Evangile. Or, ce droit n'est pas com­mun à tout le monde, parce que, comme le dit l'Apôtre (Rom. x, G) : Tous n'obéissent pas à l'Evangile. Donc la loi naturelle n'est pas une pour tous les hommes.

2. On appelle justes les choses qui sont conformes à la loi, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. -1 et 2). Or, il n'y a rien, d'après ce même philoso­phe, qui soit tellement juste à l'égard de tous, qu'il n'ait besoin d'être mo­difié à l'égard de quelques-uns. Donc la loi naturelle n'est pas la même pour tous.

3. La loi naturelle embrasse les choses auxquelles l'homme est porté par sa nature, comme nous l'avons dit (art. 2). Or, des hommes différents ont naturellement des inclinations différentes; les uns désirent les plaisirs, les

(1) Quand il s'agit de choses commandées par la loi positive, comme lc jeune ou l'abstinence, par exemple, la loi naturelle n'y oblige pas par elle-même, mais elle intervient toujours pour donner à la loi positive son efficacité ; de telle sorte que ce qu'il y a de formel dans l'acte ver­tueux se rapporte à elle.
(2) Tels sont les conseils évangéliques et les préceptes des lois positives ecclésiastiques ou ci­viles, comme le jeûne, etc.
autres les honneurs, d'autres enfin d'autres choses. Donc il n'y a pas qu'une seule loi naturelle pour tous les hommes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 4) : Le droit na­turel est commun à toutes les nations.

CONCLUSION. — Il n'y a qu'une seule loi de nature pour tous les hommes, quant aux premiers principes qui sont communs à tous, relativement à la vérité et à la connaissance, mais elle n'est pas la même pour tous, quant aux notions propres dédui­tes de ces principes généraux.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2), la loi de nature em­brasse toutes les choses pour lesquelles l'homme a naturellement de l'incli­nation. Parmi ces choses le propre de l'homme, c'est d'être porté à agir conformément à la raison. Or, il appartient à la raison d'aller du général au particulier, comme le dit Aristote (Phys. lib. ï, text. 2, 3 et 4). Toutefois la raison spéculative et la raison pratique procèdent d'une manière différente. Car la raison spéculative agissant principalement sur des choses nécessaires qui ne peuvent pas être autrement, la vérité se trouve sans aucune imperfec­tion dans les conséquences particulières, aussi bien que dans les principes généraux. La raison pratiqueayant au contraire pourobjets des choses contin­gentes, comme le sont les actions humaines, il s'ensuit que siles principes gé­néraux sont nécessaires, il n'en est pas de même des conclusions, et que cette incertitude augmente à mesure qu'on s'en éloigne pour descendre à des appli­cations plus particulières. — Par conséquent dans les sciences spéculatives la vérité est la même pour tous aussi bien dans les principes que dans les conclusions, quoiqu'elle ne soit pas connue de tous dans les conclusions et qu'elle ne le soit que dans les principes qu'on appelle des concepts géné­raux. Mais dans les sciences pratiques, la vérité ou la rectitude pratique n'est pas la même à l'égard de tous les hommes dans les choses propres et par­ticulières, elle ne l'est que dans les choses générales, et ceux en qui elle est la même quant aux choses particulières, ne la connaissent pas également. — Il est donc évident que quant aux principes généraux de la raison spé­culative ou pratique, la vérité ou la droiture est la même chez tout le monde, et qu'elle est également connue. Quant aux conclusions propres de la rai­son spéculative la vérité est la même pour tous, mais tous ne la connaissent pas également. Car il est vrai pour tous qu'un triangle a trois angles égaux à deux droits, quoique tous ne le sachent pas. Mais à l'égard des conclusions propres de la raison pratique, la vérité ou la droiture n'est pas la même pour tous, ni elle n'est pas également connue de ceux en qui elle est la même. Car il est juste et vrai pour tout le monde d'agir conformément à la raison. De ce principe il résulte, comme une conséquence propre, que nous devons rendre à autrui le dépôt qu'il nous a confié. Cette maxime est vraie pour le plus grand nombre de cas. Mais il peut se présenter une circons­tance où elle soit funeste et par conséquent déraisonnable, par exemple si on demande le dépôt confié pour combattre la patrie; et cette maxime de­vient d'autant plus abusive que l'on descend à des applications plus parti­culières, comme si l'on disait que l'on doit rendre le dépôt avec telle ou telle garantie, de telle ou telle manière. Car plus on met de con­ditions particulières et plus il y a de manières de s'écarter de la justice en le rendant ou en ne le rendant pas. — Il faut donc dire que la loi de na­ture quant aux premiers principes généraux est la même chez tous les hommes quant à la droiture et à la connaissance (1). A l'égard des appli-

(1) Ce sentiment est celui <le tous les théolo­giens et de tous les philosophes : Aristote (Eth.

lib. v, cap. 7), Cicéron (De Rep. lib. exi), Lac- tance (lnstit. lib. n, cap. 7, et lib. v).

cations particulières (1) qui sont, pour ainsi dire, les conséquences de ces principes généraux, elle est encore la même pour tous, dans le plus grand nombre des cas, relativement à la droiture et à la connaissance. Mais dans quelques circonstances elle peut défaillir quant à la droiture, par suite d'empêchements particuliers (comme on voit les êtres soumis à la généra­tion et à la corruption faillir quelquefois en raison d'obstacles accidentels) et quant à la connaissance; et cela parce qu'il y a des individus dont la rai­son est obscurcie par les passions, ou par les mauvaises habitudes qu'ils prennent, ou parles coutumes dépravées qui s'établissent. C'est ainsi que chez les Germains le vol ne passait pas pour être injuste (2), quoiqu'il soit expressément contraire à la loi naturelle, comme le rapporte Jules César (De bello gallico, lib. vi).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage ne signifie pas que toutes les choses qui sont renfermées dans la loi et l'Evangile appartiennent à la loi de nature, puisque l'Evangile nous apprend une foule de choses surnaturelles. Mais il signifie que tout ce que la loi naturelle embrasse s'y trouve pleinement exposé. Ainsi Gratien, après avoir dit (loc. cit.) que lc droit naturel est ce qui est renfermé dans l'Evangile, ajoute immédiatement sous forme d'exemple : que chacun est tenu de faire aux autres ce qu'il veut qu'on lui fasse à lui-même.                                                 j

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote veut parler des choses qui sont naturellement justes, non comme les principes généraux , mais comme les conclusions qui en dérivent, qui sont droites dans le plus grand nombre des cas et qui ne le sont pas dans certaines circonstances.

3. 11 faut répondre au troisième, que comme la raison domine dans l'homme et commande aux autres puissances, de même il faut que toutes les incli­nations naturelles qui appartiennent aux autres puissances soient ordon­nées conformément à la raison. Par conséquent c'est un principe universel­lement reçu par tous les hommes que toutes leurs inclinations soient dirigées par la raison.


ARTICLE V. — la loi naturelle peut-elle changer?


Objections: 1. Il semble que la loi naturelle puisse changer. Car à l'occasion de ces paroles de l'Ecriture : Addidit eis disciplinam (Eccles. xvii), la glose dit que Dieu a voulu que la loi fût écrite pour corriger la loi naturelle. Or, ce que l'on corrige, est changé. Donc la loi naturelle peut changer.

2. Il est contraire à la loi naturelle de tuer un innocent, de commettre l'adultère et le vol. Or, Dieu a changé toutes ces choses, par exemple quand il a commandé à Abraham de tuer son fils innocent, comme on le voit (Gen. xxii) ; quand il a commandé aux Juifs d'enlever les vases que les Egyptiens leur avaient prêtés (Ex. xii) et lorsqu'il a ordonné à Osée d'épouser une femme de mauvaise vie ( Os. i ). Donc la loi naturelle peut être changée.

3. Saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 4) que la liberté et la commune possession de toutes choses sont de droit naturel. Or, nous voyons que les

(1) Les théologiens distinguent à cet égard trois choses : les principes généraux de la loi ; les con­séquences prochaines qui en sont immédiatement déduites; et les conséquences éloignées dont on ne saisit que difficilement le rapport qu'elles ont avec leurs principes.
(2) Cette erreur portait sur une des conséquen­ces prochaines des premiers principes. On trouve plusieurs erreurs semblables parmi les nations qui ne sont pas civilisées; cependant les théolo­giens n'admettent pas à leur égard d'ignorance invincible pour les hommes qui vivent au milieu des lumières du christianisme; mais cette igno­rance se rencontre souvent dans les chrétiens eux-mêmes à l'égard des conséquences éloignées.

lois humaines ont changé cet état de choses. Il semble donc que la loi

naturelle ne soit pas immuable.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On lit dans le droit canon (Dissert. dist. v) : Le droit naturel date de l'origine de la créature raisonnable, il n'a pas varié par la suite des temps, mais il reste immuable.

CONCLUSION. — Quoique la loi naturelle soit immuable, quant à ses préceptes généraux, parce qu'on ne peut rien en retrancher, cependant on dit qu'elle change, parce qu'on peut y ajouter beaucoup de choses utiles et en retrancher quelques choses particulières qui, parla suite des temps, pourraient empêcher de l'observer.

Réponse Il faut répondre que le changement de la loi naturelle peut s'entendre de deux manières : 1° Il peut signifier qu'on y ajoute quelque chose. Sous ce rapport rien n'empêche que la loi naturelle ne soit changée. Car il y a beau­coup de choses utiles à la vie de l'homme que la loi divine aussi bien que les lois humaines ajoutent à cette loi. 2° On peut entendre qu'on en retran­che quelque chose, de telle sorte que ce qui appartenait auparavant à cette loi cesse d'en faire partie. Sous ce rapport la loi naturelle est absolu­ment immuable quant aux premiers principes. A l'égard des principes, seconds qui sont, comme nous l'avons dit, les conséquences prochaines des premiers principes, elle est encore immuable; du moins ce qu'elle prescrit est toujours juste dans le plus grand nombre de cas. Cependant elle peut changer dans un cas particulier et dans quelques circonstances, par suite de causes particulières qui empêchent d'observer ses pré­ceptes (i), comme nous l'avons dit (art. préc.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que la loi écrite a été donnée pour corriger la loi naturelle, soit parce qu'on a suppléé au moyen de la loi écrite à ce qui manquait à la loi de nature; soit parce que la loi naturelle avait été corrompue dans le coeur de quelques-uns, au point qu'ils regardaient comme bonnes des choses qui sont naturellement mauvai­ses (2), et cette dépravation avait besoin d'être redressée.

2. Il faut répondre au second, que tout le monde en général meurt d'une mort naturelle, les coupables aussi bien que les innocents. Cette mort natu­relle a été infligée au genre humain par la puissance divine à cause du pé­ché originel, d'après ces paroles de l'Ecriture (I. lieg. ii, G) : C'est te Seigneur qui fait mourir et qui fait vivre. C'est pourquoi, sans aucune injustice, tout homme peut être frappé de mort d'après l'ordre de Dieu, qu'il soit innocent ou coupable. De même l'adultère consiste à user de la femme d'un autre, et une femme n'appartient à un individu que d'après la loi de Dieu qui la lui a livrée. C'est pourquoi celui qui s'approche d'une femme, d'après un ordre de Dieu, ne commet ni adultère, ni fornication. On en doit dire autant du vol, qui consiste à s'emparer de ce qui est à autrui. Car tout ce qu'on reçoit parl'ordrede Dieu, qui est le maître de toutes choses, on ne le prend pas sans la volonté du possesseur, ce qui constitue le vol (3). Et non-seulement tout ce que Dieu ordonne dans les choses humaines est de devoir, mais encore

(I) Saint Thomas fait allusion ici h l'exemple du dépôt qu'on ne doit pas remettre à celui qui en fait mauvais usage. Cet exemple, qu'il a cite dans l'article précédent, prouve que dans ce cas- là même, ce n'est pas la loi qui change, mais c'est seulement sa matière, de telle sorte 'que ce qui était la matière et l'objet de la loi cesse de lui être soumis. Mais les préceptes absolus ne sont pas susceptibles de ce changement de matière. Il n'y a que ceux qui sont accompagnés de conditions restrictives.
(2) Avant Jésus-Christ il y avait de ces erreurs parmi les Juifs, à plus forte raison parmi les païens.
(3) Dans ces différentes circonstances Dieu n'a pas agi comme législateur, mais comme souverain Seigneur et maître de toutes choses. Il n'a donc pas dispensé de ces préceptes, à proprement parler, et c'est le sentiment et la pensée de saint Tho­mas, puisqu'il établit qu'on ne peut dispenser des préceptes du Déealogue (quest. C, art. 8).

tout eo qu'il fait, dans l'ordre de la nature, est naturel d'une certaine ma­nière, comme nous l'avons dit (part. I, quest. cv, art. 6 ad 1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit qu'une chose est de droit natu­rel de deux manières : 1° parce que la nature y porte : comme ne faire injure à personne ; 2° parce que la nature ne fait pas le contraire. Ainsi nous pourrions dire qu'il est de droit naturel que l'homme soit nu ; parce que la nature ne lui a pas donné de vêtements, mais que l'art lui en a fourni. De cette manière, la commune possession de toutes choses et la liberté sont de droit naturel, parce que la distinction des propriétés et la servitude ne sont pas l'oeuvre de la nature, mais elles ont été produites par la raison, pour l'utilité du genre humain. Par conséquent la loi de nature n'a été changée sous ce rapport que dans le sens qu'on y a ajouté.


ARTICLE VI. — la loi naturelle peut-elle être effacée du coeur de l'homme?

Objections: 1. Il semble que la loi de nature puisse être effacée du coeur de l'homme. Car à propos de ces paroles de l'Apôtre : oum gentes quae legem non ha­bentetc. (Rom. ii), la glose (ordin.) dit : la loi de justice que le péché avait effacée est écrite dans l'homme intérieur renouvelé par la grâce. Or, la loi de justice estla loi naturelle. Donc cette loi peut être effacée.

2. La loi de grâce est plus efficace que la loi de nature. Or, la loi de grâce est effacée par la faute. A plus forte raison la loi de nature peut-elle l'être.

3. Ce qui est établi par la loi est regardé comme juste. Or, les hommes ont rendu beaucoup de décrets contraires à la loi de nature. Donc cette loi peut être effacée de leur coeur.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Conf. lib. ii, cap. 4) : Votre loi a été écrite dans le coeur des hommes, aucune iniquité ne l'efface. Or, la loi écrite dans le coeur des hommes est la loi naturelle. Donc cette loi ne peut être effacée.

CONCLUSION. — La loi naturelle ne peut être effacée du coeur des hommes quant à ses principes généraux et universels qui sont connus de tout le monde, mais elle peut l'être quant aux choses particulières et exceptionnelles.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 et 5), la loi naturelle embrasse d'abord les préceptes généraux qui sont connus de tout le monde, puis les préceptes secondaires qui sont plus particuliers et qui sont comme les conséquences prochaines des premiers principes. — A l'égard de ces préceptes généraux, la loi naturelle ne peut être effacée d'aucune manière du coeur des hommes en général (1); cependant elle peut l'être dans des circonstances particulières, lorsque la raison est empêchée d'appliquer un principe général à un fait particulier, par suite de la concupiscence ou d'une autre passion, comme nous l'avons dit (quest. lxxvii, art. 2). Relativement aux autres préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du coeur des hommes, soit par suite d'une éducation vicieuse (comme on voit dans les sciences spéculatives des conséquences nécessaires se trouver erronées), soit par suite de coutumes mauvaises ou d'habitudes dépravées. C'est ainsi qu'il y a eu des hommes qui ne regardaient pas comme un mal le vol ou les vices contre nature, selon l'expression de l'Apôtre (Rom. i).

Solutions: 1. Il faut répondre aupremier argument, que la faute détruit la loi de nature en particulier, mais non en général, sinon par rapport aux préceptes secon­daires et de la manière que nous l'avons expliqué (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que quoique la grâce soit plus efficace que la

(I) C'est ce que disent Aristote, Cicéron, Laclance (quest. xc, art. I).

nature, cependant la nature est plus essentielle à l'homme, et c'est pour ce motif qu'elle est plus permanente.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement porte sur les préceptes secondaires de la loi naturelle que quelques législateurs ont violée en faisant des lois injustes (1).




QUESTION XCV.

DE LA LOI HUMAINE.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.94