I-II (trad. Drioux 1852) Qu.95


Après avoir parlé de la loi naturelle nous devons nous occuper de la loi humaine. Et d'abord de la loi humaine considérée en elle-même, ensuite de sa puissance et enfin de ses variations. Sur cette loi considérée en elle-même, il y a quatre choses à exami­ner : 1° son utilité; 2° son origine; 3° sa qualité; 4° sa division.


ARTICLE I. — était-il utile que les hommes fissent des lois (2) ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'était pas utile que les hommes fissent des lois. Car le but de toute loi, c'est de rendre les hommes bons, comme nous l'avons dit (quest. xcii, art. 1). Or, les hommes sont plutôt portés au bien par des avis qui les persuadent que par des lois qui les contraignent. Il n'était donc pas nécessaire de faire des lois.

2. Comme le dit Aristote (Eth- lib. v, cap. 4), les hommes ont recours au juge comme à la justice vivante. Or, cette justice vivante est meilleure que la justice morte que les lois renferment. Il aurait donc été préférable de confier l'exécution de cette justice à l'arbitrage des juges plutôt que de faire des lois.

3. Toute loi a pour objet de diriger les actes humains, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xc, art. 1 et 2). Or, les actes humains consistant dans des choses individuelles qui sont infinies, ce qui appartient à leur direction ne peut être suffisamment examiné que par un sage qui considère chaque chose en particulier. Il aurait donc été mieux de faire di­riger ces actes par l'arbitrage d'hommes éclairés que par une loi établie à cet effet. Par conséquent il n'était pas nécessaire de faire des lois.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 20) : Les lois ont été faites pour comprimer l'audace des hommes, pour mettre l'innocence en sûreté et pour imposer un frein aux mauvais desseins des méchants par la crainte des supplices. Or, toutes ces choses sont absolument néces­saires au genre humain. Donc on a dû faire des lois.

CONCLUSION. — Il a été nécessaire pour la paix et la tranquillité du genre humain que les hommes fissent des lois pour détourner les méchants du mal, par la crainte des châtiments et pour qu'ils puissent faire le bien.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lxiii, art. 1), l'homme a naturellement une certaine aptitude pour la vertu, mais il ne peut arriver à la perfection de la vertu que par une règle ou une éducation particulière. C'est ainsi que nous voyons qu'il a besoin d'une certaine industrie pour se procurer les choses nécessaires ala vie, commela nourriture et le vêtement. La nature lui donne ce qui en est l'origine en lui donnant une raison et des mains, sans lui fournir ce qui en est le complément, comme elle le fait pour les autres animaux qui reçoivent d'elle tout ce qu'il leur faut pour se vêtir

(I) On peut en citer de nombreux exemples : àLacédémone, on autorisait 'c vol fait avec adresse le péché contre nature, n'était pas condamné par les païens ; Rome se plaisaitaux combats des gla­diateurs, une foule de nations immolaient des victimes humaines ; en Chine on expose les en­fants, la loi persane permet lis mariages inces­tueux. Mais tous ces faits, comme le remarque saint Thomas, ne sont qu'une fausse application des préceptes généraux de la morale.
(2 Cet article est une réfutation de l'erreur de Luther, qui prétendait que les chrétiens étaient libres et que l'on ne pouvait leur imposer des lois qu'autaut qu'ils le voulaient.
et se nourrir. Par rapport à cette éducation, l'homme se suffit difficilement à lui-même -, parce que la perfection de la vertu consiste surtout à l'éloigner des plaisirs coupables, auxquels il est très-enclin surtout pendant sa jeu­nesse, et alors il a besoin d'un frein plus ferme. C'est pourquoi il faut qu'il reçoive d'autrui cette éducation par laquelle on arrive à la vertu. — A la vé­rité, pour les jeunes gens qui sont portés à la vertu, par suite des bonnes dispositions de leur nature, ou par la coutume, ou plutôt encore par la grâce, c'est assez de la discipline paternelle qui s'exerce par de sages avis. Mais comme il y a des caractères difficiles, enclins aux vices, et que les paroles ne peuvent pas facilement émouvoir, il a été nécessaire de les détourner du mal par la force ou par la crainte, afin qu'en les empêchant de mal faire, ils laissassent du moins les autres en repos, et qu'ils prissent ensuite l'ha­bitude de faire volontairement ce qu'ils faisaient d'abord par crainte et qu'ils devinssent vertueux eux-mêmes. Or, cette espèce de discipline qui contraint par la crainte du châtiment est la discipline des lois. Il a donc été nécessaire pour la paix du genre humain et dans l'intérêt de la vertu qu'on fit des lois. Car, comme ledit Aristote (.Pol. lib. i, cap. 2), si l'homme quand il est d'une vertu parfaite est le meilleur des animaux, de même il devient le pire de tous, s'il vit sans loi et sans justice; parce qu'il a les armes de la raison pour satisfaire ses convoitises et sa cruauté ; ce que ne possèdent pas les autres animaux (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ceux qui sont bien disposés sont plutôt portés à la vertu par des avertissements persuasifs que par la violence, mais que ceux qui sont mal disposés ne la pratiquent qu'autant qu'ils y sont contraints.

2. Il faut répondre au second, que, comme l'observe Aristote (Ilhet. lib. i, cap. 1) : Il vaut mieux que tout soit réglé par une loi que de laisser tout à l'arbitrage des juges, et cela pour "trois raisons : 1° parce qu'il est plus facile de trouver quelques hommes sages, capables de faire de bonnes lois, que d'en trouver autant qu'il en faudrait pour bien juger chaque affaire en particulier. 2° Parce que ceux qui font des lois Considèrent d'après un long temps ce que la loi doit prescrire, tandis que les juge­ments que l'on porte sur des faits particuliers reposent sur des cas qui se présentent subitement. Or, il est plus facile à l'homme de voir, d'après une foule d'expériences, ce qui est juste que de le décider d'après un fait unique. 3° Parce que les législateurs jugent en général et sur des faits à venir; tandis que ceux qui président à un jugement jugent des choses présentes pour lesquelles ils peuvent avoir de l'amour ou de la haine, ou toute autre pas­sion ; ce qui corrompt le jugement. Comme la justice vivante ne se rencon­tre pas dans beaucoup de juges et que d'ailleurs elle est mobile, il a donc été nécessaire, toutes les fois que la chose a été possible, de déterminer par une loi la sentence que l'on devait porter et de laisser peu de choses à l'ar­bitrage des juges.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des choses particulières que la loi ne peut pas embrasser et qu'il est nécessaire d'abandonner à l'appréciation des juges, comme le dit Aristote (Mei. lib. i, cap. 1); par exemple, c'est aux juges à voir si un fait a eu lieu et à en connaître les circonstances (3).

(I) La loi naturelle ne suffit pas, parce qu'il y a une foule de choses particulières qu'elle ne déter­mine pas, et que d'ailleurs elle ne spécifie aucune peine. La loi divine n'en prescrit que d'éloignées et d'invisibles, qui n'ont pas d'influence sur ceux qui manquent de conscience. C'est ce qui faisait dire à saint Augustin que sans les lois hu­maines la société ne serait plus qu'un vaste bri­da ge.
(2) C'est ce qui constitue la matière des procès.



ARTICLE II. — TOUTE LOI HUMAINE VIENT-ELLE DE LA LOI NATURELLE?

Objections: 1. Il semble que toute loi humaine ne vienne pas de la loi naturelle. Car Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 7) que le droit légal peut être indifférem­ment établi d'une manière ou d'une autre. Or, il n'en est pas ainsi des choses qui découlent de la loi naturelle. Donc toutes les choses qui sont sta- tuées par les lois humaines ne viennent pas de cette loi.

2. Le droit positif se distingue par opposition au droit naturel, comme on le voit dans saint Isidore (.Etym. lib. v, cap. 4) et dans Aristote (Eth. lib. v, cap. 4). Or, les choses qui viennent des principes généraux de la loi de nature, comme conséquences, appartiennent a. cette loi, ainsi que nous l'a­vons dit (quest. préc. art. 3 et 4). Donc ce qui appartient à la loi humaine ne découle pas de la loi naturelle.

3. La loi naturelle est la même pour tous les hommes. Car Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 7) que le droit naturel est ce qui a partout la même puis­sance. Si donc les lois humaines venaient de la loi naturelle il s'ensuivrait qu'elles seraient les mêmes pour tous : ce qui est évidemment faux.

4. On peut assigner une raison de ce qui vient de la loi naturelle. Or, on ne peut pas, comme le dit le jurisconsulte (Lib. i, tit. 3. De leg. et senatus cons.), rendre raison de toutes les lois qui ont été faites par nos ancêtres. Donc elles ne viennent pas toutes de la loi naturelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De invent. lib. ii) que la crainte des lois et la religion ont sanctionné les choses fondées sur la nature et approu­vées par la coutume.

CONCLUSION. — Puisque dans les choses humaines on appelle juste une chose par là même qu'elle est conforme à la règle de la raison, et qu'une loi n'existe qu'autant qu'elle est juste, il est nécessaire que toute loi humaine découle de la loi naturelle, qui est la règle première de la raison.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De lib. cirb. lib. i, cap. 5), une loi n'existe qu'autant qu'elle est juste-, par conséquent un dé­cret n'a force de loi qu'en raison de ce qu'il est conforme à la justice. Or, dans les choses humaines on dit qu'une chose est juste par là même qu'elle est droite et conforme à la règle de la raison. Et comme la règle première de la raison est la loi naturelle, ainsi que nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), il s'ensuit que toute loi humaine n'est une loi véritable qu'autant qu'elle pro­cède de la loi de nature ; et que si elle s'écarte de cette loi dans un point, elle n'est plus une loi, mais une corruption de la loi. — Toutefois on doit observer qu'une chose peut découler de la loi naturelle de deux manières : 1° comme les conséquences découlent des principes ; 2° comme les déterminations particulières se rapportent aux idées générales. Le premier mode ressemble à celui qu'on emploie dans les sciences pour tirer d'un principe des consé­quences démonstratives. Le second est analogue à ce qu'on fait dans les arts pour appliquer des formes générales à un objet spécial. C'est ainsi que l'artisan détermine la forme générale d'une maison pour tel ou tel édifice particulier. Ilya donc des choses qui découlent des principes généraux de la loi naturelle par manière de conséquence : c'est ainsi que ce pré­cepte : Il ne faut pas hier est une conséquence que l'on peut déduire de ce principe : Il ne faut faire cle mal à personne. Il y en a d'autres qui viennent de la loi de nature par détermination. Ainsi la loi de nalure veut que celui qui pèche soit puni (1); mais si on lui inflige tel ou tel châtiment, c'est une

(I)Lc principe général n'indique pas de quelle manière il doit être puni. Par conséquent si le législateur décide qu'il doit être incarcéré ou mis à mort, c e t la prudence humaine qui lui dicto cette peine et on lie peut pas la considérer comme étant de droit naturel. Cependant elle n'en est pas moins légitime, du mêment qu'on la suppose conforme à la raison.

détermination de cette loi. Dans la loi humaine on trouve ces deux choses. Mais celles qui sont du premier genre y sont renfermées non comme établies par elle exclusivement, mais comme tirant de la loi naturelle une partie de leur force ; tandis que celles qui sont du second genre, tirent de la loi humaine exclusivement ce qu'elles ont de vigueur.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle des choses que la loi établit en déterminant ou en spécifiant les préceptes de la loi natu­relle.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur les choses qui découlent de la loi naturelle, à titre de conséquences.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne peut pas partout appliquer de la même manière les préceptes généraux de la loi naturelle, parce que les choses humaines varient beaucoup, et c'est de là que provient la diversité des lois positives chez les différentes nations.

4. Il faut répondre au quatrième, que cette parole du jurisconsulte doit s'en­tendre des choses que les ancêtres ont introduites, par rapport aux détermi­nations particulières de la loi naturelle. A l'égard de ces déterminations, le jugement des hommes expérimentés et prudents tient lieu de principes, dans le sens qu'ils voient immédiatement la résolution particulière, à la­quelle il convient le mieux de s'arrêter. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. vi, cap. 12), qu'en ces circonstances, il faut faire autant d'attention aux assertions et aux opinions des personnes d'âge et d'expérience qu'aux dé­monstrations (1).


ARTICLE III. — saint isidore décrit-il convenablement les qualités que doit avoir la loi positive (2)?


Objections: 1. Il semble que saint Isidore ne décrive pas convenablement les qualités que doit avoir la loi positive, quand il dit (Etym. lib. v, cap. 21) : La loi doit être honnête, juste, possible ala nature, conforme à la coutume du pays, convenable au lieu et au temps, nécessaire, utile, claire, de peur que par son obscurité elle ne renferme quelque chose de captieux, ayant pour fin non l'intérêt particulier, mais l'utilité commune. Car il avait renfermé plus haut (ibid. cap. 3) toutes les qualités de la loi dans ces trois conditions : c'est qu'elle devait être convenable à la religion, conforme à la discipline et profitable au salut. Il était donc inutile qu'il les multipliât ensuite.

2. La justice est une partie de l'honnêteté, comme le dit Cicéron (De o/jîc. lib. i). Après avoir dit que la loi devait être honnête, ii était donc inutile d'ajouter qu'elle devait être juste.

3. La loi écrite, d'après saint Isidore (lib. ii Etym., cap. 10, et lib. v, cap. 3), se distingue de la coutume par opposition. Il n'aurait donc pas dû mettre dans sa définition de la loi qu'elle devait être conforme à la coutume du pays.

4. Le mot nécessaire s'emploie en deux sens.. On appelle nécessaire, abso­lument, ce qui ne peut pas être autrement ; le nécessaire ainsi compris n'est pas soumis au jugement humain ; par conséquent cette espèce de nécessité n'appartient pas à la loi humaine. Il y a ensuite le nécessaire relatif qui existe en vue d'une fin. Cette nécessité se confond avec l'utile ; par consé­quent il était superflu d'employer ces deux mots, et de dire' que la loi devait être nécessaire et utile.

(1) Si l'on était fidèle à cette sage maxime, ce serait un moyen infaillible d'éviter bien dos er­
reurs.

(2) Les condilions énumérées par saint Isidore sont adoptées dans le droit canon (J ur. canon. dist. iv, cap. 2).

En sens contraire Mais c'est le contraire. Nous devons nous en tenir à l'autorité de saint Isidore.

CONCLUSION. — Il faut que toute loi humaine ou positive soit juste, honnête, possible à la nature, conforme à la coutume du pays, convenable au lieu et au temps, nécessaire, utile, claire, et qu'elle ait pour fin l'intérêt général.

Réponse Il faut répondre que toutes les choses qui existent pour une fin doivent avoir une forme déterminée proportionnellement à cette fin. Ainsi la forme d'une scie doit être telle qu'elle soit capable de couper, comme le dit Aris­tote (Phys. lib. ii, text. 88). De même toute chose qui est droite et mesurée doit avoir une forme proportionnée à sa règle et à sa mesure. Or, la loi hu­maine a ce double caractère ; car elle existe pour une fin, et elle est une règle ou une chose mesurée ou réglée d'après une double règle supérieure qui est la loi divine et la loi naturelle, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc. et quest. xci, art. 2, 3 et 4; et quest. xcm, art. 3). La fin de la loi humaine, c'est l'utilité des hommes, comme le dit le jurisconsulte ( lib. xxv, Tt 3, De leg. etsenatnscons. ). C'est pourquoi saint Isidore a d'abord demandé de la loi trois choses (Etym. lib. v, cap. 3) : c'est qu'e//e convienne à la religion, comme étant proportionnée à la loi divine ; qu'elle convienne à la discipline, comme étant réglée conformément à la loi naturelle, et qu'elle soit profitable au salut, comme étant conforme aux in­térêts des hommes. Toutes les autres conditions qu'il a ensuite énumérées reviennent à ces trois choses. En effet, quand on dit qu'elle doit être hon­nête, on exige par là qu'elle soit d'accord avec la religion (1). En ajoutant qu'il faut qu'elle soit juste, possible à la nature, conforme aux coutumes du pays, qu'elle soit en rapport avec le temps et le lieu, c'est vouloir qu'elle se règle sur la discipline. Car la discipline humaine se considère : 4° Quant à l'ordre de la raison qui est compris par le mot juste. 2° Quant à la faculté de ceux qui agissent ; car la discipline doit être en rapport avec les forces naturelles de chacun et avec la position dans laquelle on se trouve (2). Ainsi on n'impose pas à des enfants les mêmes charges qu'à des hommes mûrs, et l'homme ne peut pas vivre seul en société, sans tenir compte des moeurs et des habitudes des autres. 3° Quant aux circonstan­ces, et c'est pour cela que saint Isidore a ajouté : convenable au temps et au lieu. Relativement à ce qui suit, toutes ces expressions ont pour objet ce qui est avantageux au salut. Ainsi le mot nécessaire se rapporte au mal que l'on doit éviter, le mot utile au bien qu'il faut faire, et le mot claire a pour but de faire éviter les fautes qui pourraient provenir de la loi elle-même (3). Et parce que, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2), toute loi a pour ob­jet le bien général, on a placé cette condition en dernier lieu. La réponse aux objections est par là même évidente.


ARTICLE IV. — saint isidore d1vise-t-il convenablement les lois humaines?

Objections: 1. Il semble que saint Isidore divise mal les lois humaines ou le droit hu­main (Eth. lib. v, cap. 4). Car il comprend sous ce droit, le droit des nations qui est ainsi appelé, comme il le dit lui-même (cap. 6), parce que presque toutes les nations en font usage. Or, le droit naturel, toujours d'après son propre sentiment (cap. 4), étant ce qui est commun à toutes les nations, il

(1) Qu'elle ne commande ou qu'elle ne défende rien qui soit contraire à la religion.
(5) Si la loi était obscure ou captieuse et qu'elle ne déterminât pas avec précision les devoirs que l'on a à remplir.
(2) On ne doit pas trop multiplier les préceptes, comme l'observe ailleurs saint Thomas (2* 2° quest. cv, art. I ad 5).

s'ensuit que le droit des nations n'est pas compris sous le droit positif humain, mais plutôt sous le droit naturel.

2. Les choses qui ont la même force ne semblent pas différer formelle­ment, mais seulement matériellement. Or, les lois, les plébiscites, les sénatus-consultes et toutes les autres choses semblables que saint Isidore dis­tingue (ibid. cap. 10), ont toutes la même force. Il semble donc qu'elles ne diffèrent que matériellement, et puisque la science n'a pas à s'occuper de ces sortes de distinctions parce qu'elles peuvent être infinies, c'est donc à tort que l'on a ainsi divisé les lois humaines.

3. Comme il y a dans une cité des magistrats, des prêtres et des soldats; de même il y a aussi d'autres fonctionnaires. Il semble donc que comme on distingue un droit militaire et un droit public qui regarde les prêtres et les magistrats, on devrait aussi distinguer d'autres droits qui se rapporteraient aux autres charges de l'Etat.

4. On ne doit pas tenir compte de ce qui n'est qu'accidentel. Or, c'est par accident qu'une loi est portée par tel ou tel individu. C'est donc à tort que l'on divise les lois humaines d'après les noms des législateurs; comme on dit la loi Cornelia, la loi Falcidia (1), etc.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de saint Isidore nous suffît. CONCLUSION. — La loi humaine, selon qu'elle découle de la loi naturelle, se divise en droit des gens et en droit civil; selon qu'elle a pour fin le bien commun elle se divise selon la diversité des agents; ainsi il y a la loi des soldats, des magistrats et des prêtres; ou selon la diversité des gouvernements ou des choses qu'elle régit, ou enfin d'après les noms des législateurs.

Réponse Il faut répondre que chaque chose peut se diviser absolument d'après ce qui est renfermé dans son essence ; ainsi l'âme raisonnable ou irraison­nable est renfermée dans l'essence de l'animal : c'est pourquoi l'animal se divise proprement et absolument en raisonnable et irraisonnable, mais non en blanc et noir, ce qui indique des accidents tout à fait en dehors de son essence. Or, ily a beaucoup de choses qui sont de l'essence de la loi humaine, et on peut d'après chacune de ces choses la diviser d'une manière propre et absolue. En effet : 1° Il est de l'essence de la loi humaine qu'elle découle de la loi naturelle, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 2 huj. quaest.). Sous ce rapport le droit positif se divise en deux parties : le droit des gens et le droit civil d'après les deux manières dont la loi humaine vient de la loi de nature, comme nous l'avons dit (ibid.). Car le droitdes gens embrasse ce qui sortdelaloi naturelle, comme les conséquences sortent des principes ; tels que les ventes, les achats et toutes les autres choses sans lesquelles l'homme ne peut vivre en société ; ce qui appartient àlaloi de nature, puisque l'homme est naturellement un animal sociable, comme le prouve Aristote (Pol. lib. i, cap. 2). Ce qui découle de la loi naturelle par manière de détermi­nation particulière appartient au droit civil, d'après lequel chaque cité déter­mine ce qui lui convient le mieux. 2° Il est de l'essence de la loi humaine d'avoir pour fin le bien général de la cité. A ce point de vue, on peut diviser laloi d'après les divers individus spécialement chargés de travailler au bien général. C'est ainsi que les prêtres qui prient Dieu pour le peuple les magis­trats qui le gouvernent, les soldats qui combattent pour son salut ont tous des devoirs et des droits particuliers mis en rapport avec leurs 'emplois 3° Il est de l'essence de la loi humaine d'être établie par celui qui gouverne là cité ou l'Etat, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 3). D'après cela on dis-

(1)Cette loi Falcidia, ainsi appelée du consul Falcidius, son auteur, avait pour objet d'annuler ou de restreindre les legs injustes.
tingue les lois selon les différentes espèces de gouvernement. Ainsi, comme le dit Aristote (Pol. lib. m, cap. 10), l'une est la royauté , quand l'Etat est gou verné par un seul ; dans ce cas les lois sont les constitutions des princes. L'autre est V aristocratie, c'est-à-dire le gouvernement des principaux ou des plus vertueux de la nation; alors on prend l'avis des sages et l'on a pour lois les sênatus-consultes. Une troisième est Y oligarchie, c'est-à- dire le gouvernement d'un petit nombre de riches et de puissants; c'est de là que vient le droit prétorien qu'on appelle aussi honoraire. Une qua­trième est le gouvernement du peuple qu'on nomme démocratie ; ce qui produit les plébiscites. Enfin il y a le gouvernement tyrannique qui est un gouvernement tout à fait corrompu, et qui est impuissant pour ce motif à faire des lois. Il y a encore un autre régime qui est un mélange de tous les autres et qui est le meilleur (1). Sous ce gouvernement la loi est faite par les anciens de concert avec les hommes du peuple , comme le dit saint Isidore (.Etyrn. lib. v, cap. 40) (2). —4° Il est de l'essence de la loi humaine qu'elle dirige les actes humains. A ce titre les lois se distinguent d'après les différentes choses qui en sont l'objet. Quelquefois on donne à ces lois les noms de leurs auteurs; ainsi on appelle loi Julia la loi sur l'adultère, loi Cornelia la loi sur les sicaires, et ainsi des autres ; non point à cause de leurs auteurs eux-mêmes, mais à cause des choses qu'elles traitent (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le droit des gens est sous un rapport naturel à l'homme, en ce qu'il est raisonnable et qu'il découle de la loi naturelle, comme une de ses conséquences prochaines. Ce qui fait que les hommes sont tombés à cet égard facilement d'accord ; cependant il est dis­tinct de la loi naturelle, surtout de ce qui est commun à tous les animaux.

La réponse aux autres objections est par là même évidente, d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).




QUESTION XCV1.

DE LA PUISSANCE DE LA LOI HUMAINE.


Après avoir parlé de l'essence de la loi humaine, nous devons nous occuper de sa puissance. A ce sujet six questions se présentent : l° La loi doit-elle avoir pour objets les choses générales? — 2° Doit-elle empêcher tous les vices ? — 3" Doit-elle régler les actes de toutes les vertus? — 4° Oblige-t-elle l'homme quant au for de la cons­cience? — 5" Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine? — 6° Est-il permis à ceux qui sont sous la loi d'agir sans s'en tenir aux termes de la loi ?


ARTICLE I. — la loi humaine doit-elle être êtarlie pour des choses générales plutot que pour des choses particulières (4) ?


Objections: 1. Il semble que la loi humaine ne doive pas se rapporter à des choses générales, mais plutôt à des choses particulières. Car Aristote dit ( Eth. lib. v, cap. 7 ) que la légalité embrasse toutes les prescriptions de détail, même les sentences qui sont des choses particulières, parce que les sen­tences ont pour objet les actes particuliers. Donc la loi ne se rapporte pas seulement à des choses générales, mais encore à des choses particulières.

2. C'est à la loi à diriger les actes humains, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 1 et 2). Or, les actes humains consistent en des choses par-

3. Ce sentiment qui n'est ici qu'indiqué doit être développé (quest. cv, art. I).

4. La division la plus ordinaire des lois humai­nes a pour objet de distinguer les lois civiles et je s lois ecclésiastiques.

(5) Les lois tirent aussi quelquefois leur nom de ceux qui les recueillent : jus papinianum. D'au­tres fois on leur donne le nom des peuples pour lesquels elles ont été faites : lois des Egyptiens, des Romains.
(4) Celte question est un corollaire de la fin pour laquelle la loi est faite.
ticulières. Donc la loi humaine no doit pas regarder les choses générales plutôt que les choses particulières.

5. La loi est la règle et la mesure des actes humains, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 1). Or, une mesure doit être très-certaine, comme l'ob­serve Aristote (Met. lib. x, text. 3). Par conséquent, puisque dans les actes humains il ne peut y avoir aucune chose générale assez certaine pour qu'elle ne manque pas d'application en particulier, il semble quil soit nécessaire de faire des lois non en général, mais en particulier.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le jurisconsulte dit (Dig. vet. lib. i, tit. 3, leg. 3, 4 et 5) qu'il faut établir le droit sur ce qui arrive ordinairement, mais qu'on ne l'établit pas d'après les choses qui peuvent arriver par hasard.

CONCLUSION. — La loi humaine ayant pour but le bien général, doit être plutôt générale que particulière, selon les personnes, les affaires et les temps.

Réponse Il faut répondre que tout ce qui existe pour une fin doit être nécessaire­ment proportionné à cette fin. Or, la fin de la loi est le bien général, parce que, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 21), la loi ne doit pas être faite pour le bien particulier des individus, mais dans l'intérêt général des citoyens. Il faut donc que les lois humaines soient proportionnées au bien général. Et comme le bien général se compose de beaucoup de choses, il est nécessaire que la loi embrasse une multitude de points dans sa géné­ralité, relativement aux personnes, aux affaires et aux temps. Car une so­ciété ou un Etat se compose d'une foule de personnes, et on pourvoit à ses intér. tspar une multitude d'actions; et la société n'a pas été établie pour durer quelques années, mais pour se perpétuer à jamais par la succession des générations, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. ii, cap. 21, et lib. xxii, cap. 6).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote (Eth. lib. v, cap. 7) distingue trois espèces de droit légal, ou de droit positif. En effet il y a des choses qu'on établit absolument d'une manière générale, et ce sont les lois communes. Sous ce rapport, on appelle légal ce qui dans le principe peut être indifféremment d'une manière ou d'une autre, mais qui ne peut plus l'être quand il y a eu une convention faite ; par exemple, que les captifs se­ront rachetés pour un prix déterminé. — Il y en a d'autres qui sont géné­rales sous un rapport et particulières sous un autre. C'est ainsi queles/jn'w- léges sont des espèces de lois particulières parce qu'ils se rapportent ades personnes spéciales. Cependant leur puissance s'étend à une foule d'af­faires , et c'est ce qui fait dire à Aristote que la légalité embrasse toutes les prescriptions particulières. — Enfin il y a des choses qu'on appelle lé­gales, non parce qu'elles sont des lois, mais parce qu'elles sont une applica­tion des lois générales ades faits particuliers, et telles sont les sentences qui passent pour un droit (1), et c'est pour ce motif qu'il les a comprises dans sa définition.      >

2. Il faut répondre au second, que ce qui dirige doit diriger plusieurs choses ; c'est ce qui fait dire à Aristote (Met. lib. x, text. 4) que toutes les choses qui sont du même genre ont pour mesure le même être, qui est ce qu'il y a de premier dans ce genre. Car s'il y avait autant de règles ou de mesures qu'il y a d'objets mesurés ou réglés, la mesure ou la règle cesserait d'être utile, parce qu'on ne l'emploie que pour connaître beaucoup de choses au moyen d'une seule. Par conséquent la loi serait nulle, si elle ne s'étendait qu'à un

(I) C'est ce qu'on appelle, en termes de juris­prudence, des arrêts. Ainsi dans une cause parti­culière on peut s'autoriser d'un arrêt de la cour de cassation ou d'une cour d'appel.

seul acte particulier. Car pour diriger les actes particuliers, il y a les avis spéciaux des hommes graves et prudents -, au lieu qu'une loi est un précepte général, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 2, et 3 ad 3).

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne doit pas chercher en toutes choses la même certitude, comme le remarque Aristote (Eth. lib. i, cap. 3). Ainsi dans les choses contingentes, comme le sont les choses naturelles et les affaires humaines/ pour qu'il v ait certitude il suffit qu'une chose soit vraie dans le plus grand nombre des cas, quoiqu'elle ne le soit pas quelquefois dans de rares circonstances.


ARTICLE II. — APPARTIENT-IL A LA LOI HUMAINE D'EMPÊCHER TOUS LES VICES (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il appartienne à la loi humaine d'empêcher tous les vices. Car saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 20) que les lois ont été faites pour que leur crainte réprime l'audace. Or, l'audace ne serait pas suffisam­ment réprimée, si la loi n'empêchait tout ce qui est mal. Donc elle doit le faire.

2. Le législateur a l'intention de rendre les citoyens vertueux. Or, un individu ne peut être vertueux qu'autant qu'on le détourne de tous les vices. Donc il appartient à la loi humaine de les réprimer tous.

3. La loi humaine découle de la loi naturelle, comme nous l'avons dit (quest. xciii, art. 3). Or, tous les vices sont contraires à la loi naturelle. Donc la loi humaine doit les réprimer tous.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 5) : Il me semble que la loi que l'on fait pour régir le peuple permet avec raison des choses dont la providence divine tire vengeance. Or, la providence divine ne s'attaque qu'aux vices. Donc la loi humaine permet avec raison certains vices en ne les réprimant pas.

CONCLUSION. — Puisque d'après la maxime du sage celui qui mouche trop fort attire le sang, la loi humaine, qui est faite pour le plus grand nombre et qui s'adresse à une foule d'hommes imparfaits, ne peut défendre tous les vices, mais seulement les plus graves, ceux qui sont incompatibles avec la conservation de la société.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons vu (art. préc.), la loi est établie comme une règle ou une mesure des actes humains. Or, la mesure doit être de même nature que l'objet mesuré, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 3 et 4), puisque des choses diverses ont des mesures différentes. Il faut donc que l'on impose des lois aux hommes selon leur condition -, parce que, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 21), la loi doit être pos­sible à la nature et conforme à la coutume du pays. Or, la puissance ou la faculté d'agir provient d'une habitude ou d'une disposition intérieure. Car la même chose n'est pas possible à celui qui n'a pas l'habitude de la vertu et à celui qui est vertueux ; comme la même chose n'est pas possible à un enfant et à un homme mùr. C'est pour cela qu'on n'impose pas aux enfants la même loi| qu'aux adultes. Car on permet aux enfants beaucoup de choses qu'on punit ou qu'on blâme dans les adultes. De même ilfaut permettre beau­coup de choses aux hommes qui ne sont pas d'une vertu parfaite, et qu'on ne devrait pas tolérer dans ceux qui sont vertueux. Et, comme la loi humaine est faite pour la multitude dont le plus grand nombre des individus n'est pas parfait, il s'ensuit qu'elle ne défend pas tous les vices que les hommes vertueux évitent, mais seulement les vices les plus graves dans lesquels la

M) La Ini de Moïse n'a pas cherché ii empêcher tous les vices (Matth, xix) : Mot/ses, ad duritiam cordis vestri, permisit vobis dimittere uxores vestras.
plus grande partie des citoyens peut ne pas tomber (1), et surtout ceux qui portent dommage aux autres, et dont la défense est nécessaire à la con­servation de la société (2). C'est ainsi qu'elle défend l'homicide, le vol, etc.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'audace semble se rapporter à l'attaque des autres. Elle appartient donc principalement aux péchés par lesquels on fait injure au prochain, et que la loi humaine défend, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que la loi humaine tend à porter les hommes à la vertu, non subitement, mais par degré. C'est pourquoi elle n'impose pas immédiatement à la multitude des devoirs que les hommes vertueux peuvent seuls remplir, comme l'obligation de s'abstenir de tous les vices; autrement les imparfaits étant dans l'impossibilité d'exécuter ces préceptes, tomberaient dans une foule de désordres, selon cette parole du Sage (Prov. xxx, 33) : Celui qui mouche trop fort attire le sang, et suivant ce mot de l'E­vangile (Matth, ix) : Si Von met du vim nouveau dans de vieilles outres, c'est- à-dire, si l'on applique les préceptes de la vie parfaite aux hommes imparfaits, les outres se brisent et le vin est perdu, ou bien les préceptes sont méprisés et les hommes passent de ce mépris à des maux plus graves.

3. Il faut répondre au troisième, que la loi naturelle est en nous une partici­pation de la loi éternelle, mais que la loi humaine reste au-dessous de cette dernière (3). Car saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. S) : La loi que l'on fait pour le gouvernement des Etats fait beaucoup de concessions et laisse impunies une foule de choses dont la providence divine tire ven­geance ; mais parce qu'elle ne fait pas tout, ce n'est pas une raison pour désapprouver ce qu'elle fait. La loi humaine ne peut donc pas empêcher tout ce qu'empêche la loi naturelle.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.95