I-II (trad. Drioux 1852) Qu.97 a.4

ARTICLE IV. — ceux qui sont a la tète d'une nation peuvent-ils dispenser des lois humaines ?



Objections: 1. Il semble que les chefs d'une nation ne puissent dispenser des lois hu­maines. Car la loi a été établie pour le bien général, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 21). Or, on ne doit pas négliger le bien général pour le bien particulier d'un individu, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 2), le bien d'une nation l'emporte sur le bien d'un individu. Il semble donc qu'on ne doive pas dispenser quelqu'un, pour qu'il agisse contrairement à la loi commune.

2. Il est dit dans la loi à ceux qui sont au-dessus des autres (Deut. i, 17): Vous écouterez te petit comme le grand, vous n'aurez aucun égard à la con­dition de qui que ce soit, parce que c'est le jugement de Dieu. Or, il semble qu'on fasse acception des personnes, quand on accorde à l'un ce qu'on refuse généralement à tous. Donc les chefs ne peuvent pas ainsi dispenser, puisque c'est contraire au précepte de la loi de Dieu.

3. La loi humaine, si elle est droite, doit être conforme à la loi naturelle et à laloi divine; car autrement elle ne serait pas d'accord avec la religion et la nature, ce qui est nécessaire àla loi, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 3). Or, aucun homme ne peut dispenser de la loi naturelle et de la loi divine. Donc on ne peut pas non plus dispenser delà loi humaine.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (I. Cor. ix, 17) : La dispense m'a été confiée.

CONCLUSION. — Il appartient aux chefs d'une communauté de dispenser des lois pourvu qu'ils le fassent prudemment et pour de justes raisons.

Réponse Il faut répondre que dispenser, c'est, à proprement parler, faire aux indivi­dus la distribution d'une chose qui leur est commune. Ainsi on dit que celui qui gouverne une famille est le dispensateur, parce qu'il distribue à chacun des membres de la famille, avec poids et mesure, les travaux et les choses né­cessaires àla vie. Par conséquent dans une société on dit que quelqu'un dis­pense, par là même qu'il ordonne de quelle manière chacun doit observer un précepte général. Or, il arrive quelquefois qu'un précepte qui a été établi dans l'intérêt du plus grand nombre ne convient pas à tel ou tel individu,

(I) Parce que la troisième condition que nous avons exigée n'existe pas.
(2) Puisqu'ils ne s'opposent pas à l'établissement de la coutume, leur consentement est du moins tacite, ce qui suflit.
(Manquent PP 434-435, pp. 434-435 : ce qui suit est la version Cerf 1984)
ou dans tel cas donné, soit parce qu’il empêcherait un bien supérieur, soit même parce qu’il entraînerait quelque mal, comme nous l’avons montré précédemment. Or, il serait dangereux qu’une telle situation fût soumise au jugement privé de n’importe qui ; sauf peut-être à cause d’un danger évident et subit, nous l’avons déjà dit. Voilà pourquoi celui qui est chargé de gouverner le peuple a le pouvoir de dispenser de la loi humaine, qui dépend de son autorité : afin qu’il accorde la permission de ne pas observer la loi, aux personnes et dans les cas où la loi n’atteint pas sa fin.
Toutefois, s’il accorde cette permission sans ce motif, et uniquement par un caprice de sa volonté, il sera infidèle à son rôle de dispensateur, ou bien il sera imprudent ; infidèle, s’il n’a pas en vue le bien commun ; imprudent, s’il ignore le motif de la dispense. C’est pourquoi le Seigneur demande en Luc (12, 42) : “ Quel est, penses-tu, le dispensateur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa maison ? ”
Solutions :

1. Quand on accorde à quelqu’un une dispense pour ne pas observer la loi commune, ce ne doit pas être au préjudice de l’intérêt général, mais dans l’intention de favoriser cet intérêt.

2. Il n’y a pas acception des personnes si l’on prend des mesures inégales pour des personnes de situation inégale. Aussi, lorsque la condition exceptionnelle d’une personne exige raisonnablement de prendre une disposition spéciale à son égard, il n’y a pas acception des personnes si on lui accorde une faveur particulière.

3. La loi naturelle, comprenant les préceptes généraux qui ne sont jamais en défaut, ne peut pas être l’objet de dispense. Mais les hommes peuvent parfois dispenser des autres préceptes, qui sont comme les conclusions des premiers principes : par exemple, de ne pas restituer un dépôt à celui qui a trahi la patrie, ou autre chose du même genre. Quant à la loi divine, tout homme se trouve à son égard comme une personne privée vis-à-vis de la loi publique à laquelle elle est soumise. Aussi, de même que nul ne peut dispenser de la loi publique humaine, sinon le législateur dont la loi tire son autorité, ou celui auquel il a confié ce soin ; de même aussi, dans les préceptes de droit divin édictés par Dieu, nul ne peut accorder de dispense, sinon Dieu ou celui à qui Dieu en remettrait spécialement le soin.

Voici maintenant le traité de la loi ancienne, considérée d’abord en elle-même (Q. 98), puis dans ses préceptes (Q. 99).



QUESTION 98 — LA LOI ANCIENNE EN ELLE-MÊME



Au sujet de la loi ancienne considérée en elle-même, six questions se posent : 1. Est-elle bonne ? - 2. Vient-elle de Dieu ? - 3. Par l’intermédiaire des anges ? - 4. Est-elle donnée à tous ? - 5. Oblige-t-elle tout le monde ? - 6. Fut-elle donnée au mêment opportun ?

ARTICLE I — La loi ancienne était-elle bonne ?


Objections :

Objections: 1. “ Je leur ai donné, dit le Seigneur, des préceptes qui ne sont pas bons, des ordonnances selon lesquelles ils ne pourront pas vivre ” (Ez 20,25). Si une loi n’est dite bonne qu’en raison des bons préceptes qu’elle contient, la loi ancienne n’était pas bonne.

2. Suivant S. Isidore, une loi bonne doit être avantageuse à la communauté. Or la loi ancienne ne fut pas avantageuse, mais plutôt meurtrière et funeste. S. Paul l’affirme : “ Sans la loi, le péché était mort tandis que moi je vivais jadis sans la loi. Mais, venu le précepte, le péché a repris vie tandis que moi je suis mort ” (Rm 7,8). Ou encore : “ La loi est intervenue pour que la faute se multiplie ” (Rm 5,20). La loi ancienne n’était donc pas bonne.

3. Si une loi est bonne, les hommes doivent pouvoir l’observer, compte tenu de leur nature et de leurs coutumes. Ce ne fut pas le cas de la loi ancienne : “ Pourquoi cherchez-vous, demande Pierre, à placer sur les épaules des disciples un joug que ni nous ni nos pères n’avons pu porter ? ” (Ac 15,10). Par où l’on voit que la loi ancienne n’était pas bonne.

En sens contraire, dit S. Paul, “ la loi est sainte, le commandement est saint, juste et bon ” (Rm 7,12).

Réponse :

Indubitablement la loi ancienne était bonne. De même en effet qu’on montre la vérité d’une doctrine par son accord avec la raison droite, de même la bonté d’une loi quelconque se manifeste en ce qu’elle s’accorde avec la raisons. Et c’était le cas de la loi ancienne. Elle réprimait la convoitise qui s’oppose à la raison : “ Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain ”, prescrit l’Exode (Ex 20,17). Elle interdisait même tous les péchés, lesquels sont contraires à la raison. Sa bonté est donc manifeste et c’est bien l’avis de l’Apôtre : “ Selon l’homme intérieur je me complais dans la loi de Dieu ” ; et encore : “ je suis d’accord avec la loi, tenant qu’elle est bonne ” (Rm 7,22 Rm 7,16).

Notons toutefois avec Denys que le bien comporte plusieurs degrés : il y a un bien parfait et un bien imparfait. Ce qui est ordonné à une fin est parfaitement bon si l’on y trouve tout ce qu’il faut pour mener à la fin ; est imparfaitement bon ce qui contribue à l’obtention de la fin sans être cependant en mesure d’y aboutir. Ainsi le remède parfait est celui qui guérit, le remède imparfait celui qui est utile mais qui cependant ne peut guérir le malade. Or on sait que la fin de la loi humaine et celle de la loi divine ne se confondent pas. Pour la loi humaine, c’est la tranquillité de la cité dans le temps présent ; la loi y parvient en refrénant les actes extérieurs, dans la mesure où leur malice peut troubler la paix de la cité. Mais la fin de la loi divine c’est de conduire l’homme à sa fin, la félicité éternelle. Or tout péché fait obstacle à cette fin, non seulement les actes extérieurs, mais aussi les actes intérieurs.

Reprise version 1864 :

C'est pourquoi pour que la loi humaine soit par­faite, il suffit qu'elle défende les fautes et qu'elle applique les peines, mais cela ne suffit pas pour la perfection de la loi divine. Il faut qu'elle rende l'homme absolument apte à jouir de la félicité éternelle, ce qui ne peut se faire que par la grâce de l'Esprit-Saint, qui répand dans nos coeurs la cha­rité qui est l'accomplissement de la loi. Car, comme le dit l'Apôtre (Rom. vi 23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle. Or, la loi ancienne ne pou­vait pas conférer cette grâce ; c'était une chose réservée au Christ, parce que, selon l'expression de saint Jean (i, 17) : La loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ. D'où il résulte qu'à la vérité la loi ancienne était bonne, mais qu'elle était imparfaite, selon ces paroles de saint Paul (Iíeb. vii, 19) : La loi n'a rien conduit à la per­fection.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il s'agit en cet endroit des pré­ceptes cérémoniels. Le Seigneur dit qu'ils n'étaient pas bons, parce qu'ils ne conféraient pas la grâce qui purifie du péché, quoiqu'en les pratiquant les hommes se soient reconnus pécheurs. C'est pourquoi il ajoute expressé­ment : Je leur ai donné des ordonnances où ils ne trouvent pas la vie, c'est- à-dire par lesquelles ils ne peuvent obtenir la vie de la grâce. Et on lit en­suite : Je les ai souillés dans leurs présents, c'est-à-dire j'ai montré qu'ils étaient souillés lorsque pour l'expiation de leurs péchés ils offraient tous leurs premiers-nés.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que la loi était non la cause effi­ciente, mais la cause occasionnelle de la mort, par suite de son imperfec­tion, parce qu'elle ne conférait pas la grâce par laquelle les hommes pou­vaient faire ce qu'elle commandait et éviter ce qu'elle défendait. Cette occa­sion ne venait pas de la loi, mais elle provenait des hommes. Aussi l'Apôtre dit-il au même endroit : Lepéché ayant pris occasion du commandement de s'irriter davantage, m'a trompé et m'a tué par le commandement même. Pour la même raison il dit encore que la loi est survenue, pour donner lieu à l'abondance du péché (ut abundaret delictum). Le mot pour (ut) indique que le péché a été la conséquence, mais non l'effet direct de la loi, en ce sens que les hommes ont pris de la loi occasion de pécher davantage \ soit parce que le péché a été plus grave après la prohibition de la loi, soit que la concupiscence ait été plus ardente : car nous convoitons plus vivement ce qui nous est défendu.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne pouvait porterie joug delà loi sans le secours de la grâce que la loi ne donnait pas. Car saint Paul dit (Rom. ix,16): Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, c'est-à-dire qu'il ne suffit pas de vouloir obéir à Dieu et de courir dans ses voies, mais qu'il faut sa grâce pour bien faire. C'est pourquoi le Psalmiste dit (Ps. cxvin, 32) : J'ai couru dans la voie de vos commande­ments, après que vous avez dilaté mon coeur, c'est-à-dire par le don de la grâce et de la charité.


ARTICLE II. — la loi ancienne est-elle venue de dieu (1)?


Objections: 1. 1l semble que la loi ancienne ne soit pas venue de Dieu. Car il est dit (Deut. xxxii, 4) : Les oeuvres de Dieu sont parfaites. Or, la loi ancienne était

rum Evangeliorum, anathema sit. Le concile de Trente a défini que les deux Testaments n'a vaicnt qu'un seul auteur (sess, iv), de sorte que celle proposition est de foi.

(I) Les hérétiques qui niaient que la loi an­cienne fût bonne,l'attribuaient au mauvais prin­cipe. Le concile de Tolède a condamné cette er­reur en ces termes : Si quis dixerit vel credi­derit, alterum Deum esse priscae legis, alte­imparfaite, comme nous l'avons vu (art. préc. et quest. xci, art. 5). Donc elle n'est pas venue de Dieu.

2. L'Ecclésiaste dit (m, 14) : J'ai appris que toutes les oeuvres que Dieu a faites, durent éternellement. Or, la loi ancienne n'a pas duré toujours, puis­que l'Apôtre dit (/Ieb. vu, 18) : Il est vrai que la première loi a été abolie à cause de sa faiblesse et de son inutilité. Donc la loi ancienne n'a pas été l'oeuvre de Dieu.

3. Un sage législateur doit non-seulement détourner les maux, mais en­core les occasions du péché. Or, la loi ancienne fut une occasion de péché, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc Dieu, qui n'a pas son semblable parmi les législateurs, selon l'expression de Job (xxxvi, 22), ne devait pas donner une pareille loi.

4. L'Apôtre dit (I. Tim. ii, 4) que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. Or. la loi ancienne n'était pas suffisante pour sauver les hommes, comme nous l'avons vu (art. préc.). Donc ce n'était pas à Dieu à donner une pareille loi, par conséquent elle ne vient pas de lui.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Matth, xv, 6) en parlant aux Juifs qui avaient reçu la loi ancienne : Fous avez rendu inutile par vos traditions la loi de Dieu, et il avait dit un peu auparavant : Honorez votre père et votre mère: ce qui est évidemment renfermé dans la loi ancienne. Donc cette loi vient de Dieu.

CONCLUSION. — Puisque la loi ancienne menait l'homme au Christ qui devait chasser les démons, elle n'était pas l'oeuvre des démons, mais l'oeuvre de Dieu.

Réponse Il faut répondre que la loi ancienne a été donnée par le Dieu de bonté qui est le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1). Car la loi ancienne mettait les hommes en rapport avec le Christ de deux manières : 1° En rendant au Christ témoignage. Ainsi le Christ dit lui-même (Luc. ult. 44) : Il fal­lait que tout ce qui a été écrit de moi dans la loi, dans les Psaumes et dans les Prophètes, s'accomplit. Et ailleurs (Joan, v, 46) ; Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez sans doute, parce que c'est de moi qu'il a écrit. 2" En disposant les hommes à la venue du Messie, parce qu'en les écartant de Tidolâtrie elle les attachait au culte du Dieu unique qui devait sauver le genre humain par le Christ. C'est ce qui a fait dire à l'Apôtre (Gai. m, 23) : Avant l'avènement de la foi, nous étions sous la garde de la loi qui nous tenait ren fermés sous le culte du vrai Dieu, pour nous disposer à embrasser cette foi qui devait nous être révélée un jour. Or, il est évident que celui qui dispose quelqu'un pour une fin est le même que celui qui l'y conduit; je dis que c'est le même, soit qu'il agisse par lui-même, soit qu'il agisse par ses sujets. Car le diable n'aurait pas fait une loi qui mît les hommes en rapport avec le Christ son ennemi, suivant cette parole de l'E­vangile (Matth, xii, 26): Si Satan chasse Satan, son royaume est divisé. La loi ancienne a donc eu pour auteur le Dieu qui a sauvé les hommes par la grâce du Christ.

Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que rien n'empêche qu'une chose qui n'est pas parfaite absolument le soit néanmoins par rapport au temps. C'est ainsi qu'on dit qu'un enfant'est parfait non absolument, mais par rap­port à son âge. De même les lois qu'on donne aux enfants sont parfaites relativement à la condition de ceux pour lesquels on les porte quoiqu'elles ne le soient pas absolument. Et tels ont été les préceptes de la'loi ancienne.

(1) Saint Thomas emploie à dessein cette ex­pression, parce que les manichéens affectaient de dire que le Bien de l'ancienne loi n'était pas le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
C'est pour ce motif que l'Apôtre dit (Gai. iii, 24) : La loi nous a servi de pédagogue, pour notis mener comme des enfants à Jésus-Christ.

2. Il faut répondre au second, que les oeuvres que Dieu a faites pour durer toujours sont en effet éternelles ; et ce sont celles qui sont parfaites. Mais la loi ancienne a été abrogée par le règne de la grâce, non comme étant mauvaise, mais parce qu'elle devenait faible et inutile pour cette époque ; parce que, comme l'Apôtre l'ajoute : elle ne menait rien à la perfection. C'est pourquoi il dit ailleurs (Gai. iii, 25) : Depuis que la foi est connue, nous ne sommes plus sous un maître.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxix, art. 4), Dieu permet quelquefois qu'on tombe dans le péché pour qu'on se relève plus humble. De même il a voulu donner une loi que les hommes ne puissent accomplir par leurs forces, afin que le sentiment de leur fai­blesse et de leurs fautes les portât à recourir à la grâce avec humilité.

4. Il faut répondre au quatrième, que, quoique la loi ancienne fût insuffi­sante pour sauver les hommes, ils avaient néanmoins un autre secours que Dieu leur avait accordé simultanément avec la loi pour qu'ils pussent faire leur salut; c'était la foi au médiateur, par laquelle les anciens ont été jus­tifiés, comme nous le sommes nous-mêmes. Par conséquent Dieu n'a pas manqué de donner aux hommes les secours nécessaires pour se sauver.


ARTICLE III. — la loi ancienne a-t-elle été donnée par l'intermédiaire des anges (1)?


Objections: 1. Il semble que la loi ancienne n'ait pas été donnée par l'intermédiaire des anges, mais qu'elle vienne de Dieu immédiatement. Car on donne le nom d'ange à un envoyé, et par conséquent ce nom implique un minis­tère , mais non une domination, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. en, 20) : Bénissez le Seigneur, vous tous qui êtes ses anges... ses ministres. Or, nous lisons que la loi ancienne a été donnée par Dieu. Car il est dit (Ex. xx, 1) : Le Seigneur a prononcé ces paroles, puis il ajoute : Je suis le Seigneur, votre Dieu. On trouve fréquemment ces mêmes expressions dans l'Exode et les autres livres de la loi. Donc la loi a été donnée par Dieu immédiatement.

2. Saint Jean dit (i, 17) : La loi a été donnée par Moïse. Or, Moïse l'a reçue de Dieu immédiatement, puisqu'il est écrit (Exod. xxxiii , 2) : Le Seigneur parlait à Moïse face à face, comme un ami a coutume de parler à un ami. Donc la loi ancienne fut donnée par Dieu immédiatement.

3. Il n'y a que le Prince qui puisse faire la loi, comme nous l'avons dit (quest. xc, art. 3). Or, il n'y a que Dieu qui soit le roi des âmes : les anges ne sont que des esprits qui lui tiennent lieu de ministres, selon l'expression de saint Paul (Hebr, i, 14). Donc la loi ancienne n'a pas dû être donnée par les anges, puisqu'elle avait pour but le salut des âmes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Gai. iii , 19) : La loi a été donnée par le ministère des anges et par l'entremise d'un médiateur. Et saint Etienne dit (Act. vii, 53) : Vous avez reçu la loi par le ministère des anges.

CONCLUSION. — Comme il était convenable que la loi nouvelle, par là même qu'elle était plus parfaite que l'ancienne, fût donnée aux hommes immédiatement par Dieu, de même il était convenable que la loi ancienne leur fût manifestée par le minis­tère des anges.

Réponse Il faut répondre que Dieu a donné la loi ancienne par le ministère des

(I) Le sentiment de saint Thomas est celui qui a clé le plus généralement adopté par les Pères. Cependant quelques -uns d'entre eux entendent par l'Ange le Verbe de Dieu (Cypr., lib. n, Cont.
Jud., cap. 5; Tertull., lib. Cont. Jud., cap. 9 ; Euseb. Caesar. lib. i Demonst. cap. b et lib. v, cap. 10), mais cette interprétation n'est pas facile à justifier.
anges (4). Indépendamment de la raison générale qu'en donne saint Denis, qui dit (De coelest. hier. cap. 4) : que les choses divines doivent arriver aux hommes par l'intermédiaire des anges, il y a une raison spéciale pour la­quelle la loi ancienne a dû être donnée par leur ministère. En effet nous avons dit (art. 1) que la loi ancienne était imparfaite, mais qu'elle disposait au salut parfait que le genre humain devait recevoir par le Christ. Or, on voit que dans toutes les puissances et dans tous les arts bien réglés celui qui tient le premier rang fait par lui-même l'action principale et parfaite, tandis que ce qui est une préparation à cette oeuvre dernière, il l'opère par ses ministres ou ses serviteurs. Ainsi celui qui fait un vaisseau en assemble par lui-même toutes les pièces, mais il les fait préparer par les ouvriers qu'il a sous ses ordres. C'est pourquoi il a été convenable que la loi par­faite de la nouvelle alliance fût l'oeuvre immédiate du Dieu fait homme; tandis que la loi ancienne fut donnée par les anges qui sont des ministres de la Divinité. L'Apôtre prouve de cette manière (Heb. i, 2) la supériorité de la loi nouvelle sur l'ancienne ; parce que dans le Nouveau Testament Dieu notes a parlé dans la personne de son Fils, tandis que dans l'Ancien il nous a parlé par ses anges.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Gré­goire (in princ. Mor. cap. 1) : L'ange qui apparut à Moïse reçoit tantôt le nom d'ange et tantôt celui de seigneur. On lui donne le nom d'ange à cause de l'office qu'il remplissait extérieurement par la parole, et on lui donne le nom de seigneur, parce qu'intérieurement il commandait et représentait ainsi le Seigneur au nom duquel il parlait.

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen* ad litt. lib. xii, cap. 27), on lit dans l'Exode : Le Seigneur a parlé à Moïse face à face, et peu après on ajoute : Montrez-moi votre gloire. Il sentait donc, dit ce docteur, ce qu'il voyait, et il désirait ce qu'il ne voyait pas. Il ne voyait donc pas l'essence de Dieu, et par conséquent ce n'était pas Dieu qui l'instruisait immédiatement. Ainsi quand il est dit que le Seigneur lui parlait face à face, l'Ecriture s'exprime selon l'opinion du peuple qui pensait que Moïse s'entretenait avec Dieu bouche à bouche, lorsqu'il lui parlait, et qu'il lui apparaissait par une de ses créatures, c'est-à-dire par un ange et par la nue; ou bien par ces mots face à face, il faut entendre une contempla­tion supérieure et familière qui est au-dessous de la vision de l'essence divine.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il n'y a que le prince qui puisse établir une loi de son autorité propre, mais quelquefois il promulgue par d'autres la loi qu'il a faite. De même Dieu a établi la loi de son autorité propre, mais il l'a promulguée par ses anges.


ARTICLE IV. — la loi ancienne n'a-t-elle du être donnée qu'au peuple juif (2)?


Objections: 1. Il semble que la loi ancienne n'a pas dû être donnée seulementau peuple juif. Car la loi préparait au salut que devait opérer le Christ, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, ce salut devait êt-re opéré non-seulement parmi les Juifs, mais encore dans toutes les nations, d'après ces paroles du prophète

(-1) Pour concilier ensemble tous les Pères, on a distingué dans la loi deux parties : les précep­tes de la loi naturelle et les préceptes positifs, tels que les préceptes cérémoniels. On a prétendu que Dieu était l'auteur immédiat des premiers, et qu'il avait donné les autres par l'intermédiaire de ses anges. Mais cette distinction ne paraît pas fondée ; car les raisonnements de saint Thomas s'appliquent à la loi entière, et c'est aussi le senti­ment de la plupart des théologiens.
(2) Bossuet fait admirablement ressortir la beauté du plan providentiel, dans son magnifi­que Discoxirs sur l'histoire universelle.
(Is. xlix, G) : C'est peu que vous me serviez pour réparer les tribus de Jacob et pour convertir les restes d'Israël, je vous ai établi pour être la lumière des nations et le salut que j'envoie jusqu'aux extrémités de la terre. Donc la loi ancienne n'a pas clù être donnée relativement à un seul peuple, mais à toutes les nations.

2. Comme le dit saint Pierre (Act. x, 34) : Dieu ne fait point acception des personnes, mais en toute nation celui qui le craint et dont les oeuvres sont justes lui est agréable. Il n'a donc pas clù ouvrir à un peuple plutôt qu'à d'autres la voie du salut.

3. La loi a été donnée par les anges, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, Dieu a confié à ses anges non-seulement la garde des Juifs, mais en­core celle de toutes les nations; car il est écrit (Eccl. xvii, 14) : Il a établi un prince, pour gouverner chaque nation. De plus il distribue à toutes les nations les biens temporels dont il a beaucoup moins de soin que des biens spirituels. Il aurait donc clù donner la loi à tous les peuples.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul s'écrie (Rom. m) : Quel est donc l'avan­tage des Juifs?... Cet avantage est immense de toutes manières : principa­lement en ce que les oracles de Dieu leur ont été confiés. Et le Psalmiste dit (Ps. cxLvii, 20) : Il n'a pas fait la même chose à toutes les nations, il ne leur a pas manifesté ses jugements.

CONCLUSION. — Puisque les promesses du Christ ont été faites aux ancêtres des Juifs, il était convenable que ce peuple, dont le Christ devait naître, jouît d'une sain­teté spéciale entre toutes les nations et que la loi ancienne ne fût donnée qu'à lui seul.

Réponse Il faut répondre qu'on pourrait donner une raison pour laquelle la loi a été donnée au peuple juif plutôt qu'aux autres nations livrées à l'idolâtrie ; c'est que le peuple juif seul est resté attaché au culte d'un Dieu unique. C'est pour­quoi les autres peuples étaient indignes de recevoir la loi, de peur que les choses saintes ne fussent données aux chiens. Mais cette raison ne paraît pas convenable ; parce que ce peuple après avoir reçu la loi tomba dans l'idolâtrie, ce qui fut plus grave, comme on le voit (Exod. xxxii, et Amos, v, 25) : Maison d'Israël, m'avez-vous offert de bon coeur des hosties et des soc­eri fices dans le désert où vous avez été pendant quarante ans. Fous y avez porté le tabernacle de votre Moloch, et l'image de vos idoles, celle de l'é­toile de Saturne que vous adoriez comme un Dieu; toutes choses qui n'étaient quç des ouvrages de vos mains. Et il est dit expressément (Deut. ix, 6) : Sa­chez que ce n'est pas à cause de votre justice que le Seigneur votre Dieu vous a donné cette terre en possession, puisque vous êtes unpeuple dont la tête est très-dure. Moïse donne plus haut le motif de cette préférence : C'est pour accomplir ce que le Seigneur a promis avec serment à vos pères Abraham, Isaac et Jacob. L'Apôtre montre quelle promesse leur a été faite quand il dit (Gai. m, 16) : Les promesses de Dieu ont été faites à Abraham et à sa race. L'Ecriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle en eûtvoulumarquer plusieurs; mais à sa race, c'est-ù-clire à l'un de sa race qui est le Christ. Dieu a donc donné à ce peuple la loi et d'autres bienfaits particuliers, parce qu'il avait promis à ses ancêtres que ce serait d'eux que naîtrait le Messie. Car il était convenable que le peuple qui devait donner naissance au Messie fût tout spécialement sanctifié, d'après ces paroles (Lev. xix, 2) : Vous serez saints, parce que je suis saint. Les mérites'd'Abraham n'ont pas été lacause de lapro- mcsse que Dieu lui a faite, en lui disant que le Messie sortiraitde sarace ; cette promesse a été l'effet de l'élection gratuite de Dieu, et de sa vocation. C'est ce qui l'ait dire à Isaïe (Is. xli, 2) : Quia fait sortir de l'Orient le juste Abraham et qui l'a appelé en lui ordonnant de te suivre ? C'est donc évidemment par

l'effet d'une élection purement gratuite que les patriarches ont reçu les pro­messes de Dieu et que le peuple qui est sorti d'eux a reçu la loi, suivant ces paroles du Deutéronome (iv, 36) : Fous avez entendu les paroles du Sei­gneur du milieu de ce feu, parce qu'il a aimé vos pères et qu'après eux il a choisi pour lui leur postérité. — Si on demande ensuite pourquoi il a choisi ce peuple pour donner naissance au Messie et pourquoi il n'en a pas choisi un autre, il faut en venir à la réponse que fait saint Augustin (Tract.^ Sup. Joan, xxvi) : Ne cherchez pas à pénétrer pourquoi il attire à lui celui-ci, et pourquoi il n'attire pas celui-là, ce serait vous exposer à tombqr dans l'er­reur (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique le salut qui devait s'opérer fût préparé pour toutes les nations, néanmoins il fallait que le Christ naquît d'un seul peuple qui eût pour ce motif des privilèges tout particuliers, selon la remarque de saint Paul (Rom. ix, 4). C'est ainsi que Dieu adopta les Juifs pour ses enfants, qu'il fit éclater sa gloire parmi eux, qu'il les honora de son alliance, qu'il leur donna sa loi, qu'il les instruisit des cérémonies de son culte et qu'il leur adressa ses promesses.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a acception de personnes quand il s'a­git de choses qui sont dues strictement, mais qu'il n'en est pas ainsi pour les choses qui sont purement gratuites. Car celui qui donne du sien libéralement à l'un plutôt qu'à l'autre ne fait pas une acception de personnes; mais s'il était le dispensateur des biens d'une communauté et qu'il ne les distribuât pas également à chacun selon ses mérites, il ferait alors une acception de per­sonnes. Or, les bienfaits salutaires que Dieu accorde au genre humain sont pu­rement gratuits, par conséquent il ne fait pas acception des personnes quand il préfère les uns aux autres. Ainsi saint Augustin dit (Lib. deprxdest.Sanct. cap. 8) : Tous ceux que Dieu enseigne il les enseigne par miséricorde, ceux qu'il n'enseigne pas il ne les enseigne pas par justice, car ce délaissement provient de la damnation du genre humain pour le péché du premier homme.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme est privé des bienfaits de la grâce à cause du péché, mais qu'il n'est pas privé des bienfaits naturels- Parmi ces derniers se trouve compris le ministère des anges que l'ordre de la nature exige, puisqu'il faut que les êtres inférieurs soient gouvernés par ceux qui sont au-dessus d'eux, lien est de meme des secours corporels que Dieu accorde non-seulement aux hommes, mais encore aux bêtes, suivant cette parole du Psalmiste (Ps. xxxv, 8): Fous sauverez, Seigneur, les hommes et les animaux.


ARTICLE V. — tous les hommes étaient-ils obligés d'observer la loi ancienne (2)?


Objections: 1. Il semble que tous les hommes étaient obligés d'observer la loi ancienne. Car tous ceux qui sont soumis à un roi doivent être soumis à sa loi. Or, la loi ancienne a été donnée par Dieu qui est le roi de toute la terre, comme le dit le Psalmiste (Ps. xlvi). Donc tous ceux qui habitent la terre étaient tenus d'observer sa loi.

2. es Juifs ne pouvaient être sauvés s'.ils n'observaient la loi an­cienne. Car il est dit (Deut. xxvii, 28) : Maudit soit celui qui n'est pas ferme dans les prescriptions de cette loi et qui ne les accomplit pas par ses oeu­vres. Si donc les autres hommes avaient pu être sauvés sans observer la loi ancienne, les Juifs auraient été d'une condition pire que la leur.

(I) On louche alors aux mystères les plus pro­fonds de la prédestination.
(2) D'après cet article on voit qu'il n'y avait pas que les Juifs qui pussent se sauver et que le salut était aussi possible aux gentils.

3. On admettait les gentils au rit judaïque et aux observances delà loi. Car il est dit (Ex. xii, 48) : Si quelque étranger veut vous être associé et faire la Páque du Seigneur, tout ce qu'il y aura de mâle avec lui sera auparavant circoncis, et alors il pourra la célébrer et il sera comme un habitant de votre terre. Or, il eût été inutile que Dieu ordonnât d'admettre les étrangers aux observances légales, si l'on avait pu sans elles être sauvé. Donc per­sonne ne pouvait être sauvé s'il n'observait la loi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (De coel. hier. cap. 9) qu'une multi­tude de gentils ont été amenés à Dieu par les anges. Or, il est constant que les genlils n'observaient pas la loi. Donc on a pu être sauvé sans l'ob­server.

CONCLUSION. — La loi ancienne ayant ajouté à la loi de nature des préceptes qui étaient propres aux Juifs, le peuple juif était obligé d'observer tous ces préceptes, tan­dis que les autres nations n'étaient tenues qu'à suivre les préceptes de la loi natu­relle.

Réponse Il faut répondre que la loi ancienne manifestait les préceptes de la loi de nature et qu'elle y ajoutait des préceptes particuliers. Quant aux préceptes de la loi naturelle que renfermait la loi ancienne, tout le monde était tenu de les observer, non parce qu'ils étaient contenus dans la loi ancienne, mais parce qu'ils faisaient partie de la loi de nature. Mais quant aux préceptes qui étaient ajoutés à la loi ancienne, il n'y avait que le peuple juif qui fût tenu de les observer. La raison en est que la loi ancienne, comme nous l'avons dit (art. préc.), fut donnée au peuple juif pour qu'il fût tout spéciale­ment sanctifié, par respect pour le Christ qui devait naître de lui. Or, ce qu'on établit pour la sanctification spéciale de quelques-uns n'est obliga­toire que pour eux. C'est ainsi que les clercs qui sont attachés au service divin ont des obligations qui ne pèsent pas sur les laïques. De même les religieux sont tenus, en vertu de leur profession, à des oeuvres de perfec­tion auxquelles les séculiers ne sont point obligés. Pour la même raison le peuple juif avait des devoirs particuliers que les autres peuples ne de­vaient pas remplir. C'est pourquoi il est dit (Dent, xviii, 13) : Vous serez parfait et sans tache devant le Seigneur votre Dieu. C'est aussi pour ce motif qu'ils faisaient une sorte de profession, comme on le voit par ces paroles du Deutéronome (xxvi, 3) : Je professe aujourd'hui devant le Seigneur votre Dieu, etc.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tous ceux qui sont soumis à un roi doivent observer la loi qu'il a généralement établie pour tout le monde ; mais s'il fait des règlements particuliers pour ses serviteurs les plus familiers, les autres ne sont pas obligés de les suivre.

2. Il faut répondre au second, que plus l'homme est étroitement uni à Dieu et meilleure est sa condition. C'est pourquoi plus le peuple juif était attaché au culte de Dieu et plus il l'emportait en dignité sur les autres nations. C'est ce qui faisait dire à l'auteur delà loi (Deut. iv, 8) : Y a-t-il un peuple célèbre qui ait comme celui-ci des cérémonies, des ordonnances pleines de justice et une loi aussi complète que la vôtre? De même la condition des clercs est préférable à celle des laïques, et celle des religieux vaut mieux que celle des séculiers.

3. Il faut répondre au troisième, que les gentils arrivaient au salut d'une manière plus sûre et plus parfaite avec les observances de la loi ancienne que sous la loi naturelle exclusivement. C'est pourquoi on les y admettait, comme maintenant encore les laïques qui deviennent clercs et les séculiers qui entrent en religion, quoiqu'on puisse être sauvé sans cela.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.97 a.4