I pars (Drioux 1852) Qu.14 a.14

ARTICLE XIV.— dieu connait-il les énonciaxions (5)?


(5) Nous conservons ce mot que la scolastique a emprunté à Aristote. (Voyez l'Hermenia , cap.t et seq.) Or, il appelle inondation ce que nous appelons proposition. La question revient donc à celle-ci : Dieu connait-il les termes des propositions et leur rapport? Ou plus simplement encore : Connaît-il le langage de l'homme?


Objections: 1.. Il semble que Dieu ne connaisse pas les énonciations ; car notre intelligence les connaît parce qu'il est dans sa nature de composer et de diviser, mais dans l'intelligence divine il n'y a pas de composition. Donc Dieu ne les connaît pas.

2.. Toute connaissance provient d'une image quelconque. Or, Dieu ne peut se représenter les énonciations, puisqu'il est tout à fait simple. Donc il ne les connaît pas.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit: Dieu connaît les pensées des hommes (Ps. xciii, il ). Les énonciations sont contenues dans les pensées des hommes. Donc Dieu les connaît.

CONCLUSION. — Dieu sachant tout ce qu'il peut faire et tout ce que peut faire sa créature, il connaît nécessairement toutes tes énonciations sans composition ni division, mais par la simple intuition de son essence.

Il faut répondre que notre esprit ayant le pouvoir de former des propositions , et Dieu sachant tout ce qu'il fait et tout ce que peut faire sa créature, il est nécessaire d'admettre qu'il connaît toutes les propositions que nous pouvons former. — Cependant il faut observer que Dieu, qui connaît les choses matérielles d'une manière immatérielle, et les choses composées d'une manière simple, ne doit pas connaître les propositions que nous formons à la manière dont nous les connaissons nous-mêmes. Il n'y a dans son intelligence ni composition ni division, elle embrasse chaque chose d'une seule vue et elle en comprend toute l'essence, comme si, en comprenant ce qu'est l'homme, nous comprenions en même temps tous les attributs qui peuvent lui convenir. Il n'en est pas ainsi de notre esprit; il va d'une chose à une autre parce que l'espèce intelligible qui nous représente un objet ne nous représente que lui. Ainsi, en comprenant ce qu'est l'homme, nous ne comprenons pas par là même tout ce qui est en lui, ce n'est que successivement et analytiquement que nous pouvons parvenir à connaître ses qualités principales et accidentelles. C'est pourquoi, après avoir étudié plusieurs choses séparément, il faut que nous les ramenions à l'unité en formant par voie d'analyse ou de synthèse (1) une énonciation. Mais l'intelligence divine n'a pas besoin d'avoir recours à ce procédé ; son essence suffisant à tout lui représenter, en la comprenant elle connaît l'essence de tous les êtres et tout ce qui peut leur arriver (2).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison aurait de la valeur si Dieu connaissait les propositions telles que nous les connaissons nous-mêmes (3).

2. II faut répondre au second, qu'une proposition composée exprime quelque chose qui existe, et que Dieu, par son être qui est son essence, est ainsi l'image de tout ce que l'on exprime par des propositions.


(1) Ou plus littéralement, par manière de composition ou de division.

(2) C'est-à-dire : elle connaît l'essence de tous les êtres et tous leurs accidents.

(3) Par voie de composition et de division ; mais on a vu dans le corps de l'article que l'entendement divin les connaît par une simple intuition.


ARTICLE XV. — la science de dieu est-elle vabiable (4)?


(4) Cette question est un corollaire des questions précédentes. Tout ce que nous avons vu sur l'unité, la simplicité et l'immutabilité revient ici, et répond à l'erreur des agnoëtes, dont nous avons déjà rencontré la réfutation dans plusieurs endroits.


Objections: 1.. Il semble que la science de Dieu soit variable. Car la science est en rapport avec son objet, et ce qu'on affirme de Dieu relativement aux créatures est temporaire et variable comme les créatures elles-mêmes ; tels sont les titres de Seigneur, de Créateur, etc. Donc la science de Dieu varie avec les créatures qui en font l'objet. ¦

2.. Tout ce que Dieu peut faire il peut le savoir. Or, Dieu peut faire plus qu'il ne fait. Donc il peut savoir plus de choses qu'il n'en sait, et par conséquent sa science est susceptible d'augmentation et de diminution.

3.. Dieu a su que le Christ naîtrait. Maintenant il ne le sait plus, parce qu'il ne doit plus naître. Donc il ne sait pas tout ce qu'il a su, et sa science paraît être variable.


Mais c'est le contraire, Mais c'est le contraire. Il n'y a en Dieu, dit saint Jacques, ni changement, ni ombre de changement (Jacob, i, 17).

CONCLUSION. — Lascience de Dieu n'étant pas autre chose que sa substance, elle est absolument invariable.

Il faut répondre que la science de Dieu étant, comme nous l'avons démontré (art. 1), sa substance, et sa substance étant absolument immuable, comme nous l'avons vu (quest. ix, art. 1), il faut par conséquent que sa science soit absolument invariable aussi.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les mots de Seigneur, de Créateur et autres semblables impliquent un rapport de Dieu aux créatures suivant ce que les créatures sont en elles-mêmes, mais que la science divine n'implique ce même rapport que d'après ce que les créatures sont en Dieu. Car on ne comprend une chose que d'après l'idée qu'on s'en forme dans l'esprit. Or, les créatures sont en Dieu d'une manière invariable, bien qu'elles soient variables en elles-mêmes. — On peut dire encore que les mots de Seigneur, de Créateur et autres semblables expriment des rapports dont la nature est déterminée par des actes qui ont pour objet les créatures considérées en elles-mêmes, et que dans ce sens on dit que ces rapports varient comme les créatures. Mais la science, l'amour et les attributs semblables impliquent des rapports dont la nature est déterminée par des actes qui sont en Dieu, et c'est pour cela qu'ils sont invariables.

2. Il faut répondre au second, que Dieu sait ce qu'il peut faire et ce qu'il ne fait pas. Par conséquent, de ce qu'il peut faire plus de choses qu'il n'en fait, il ne s'ensuit pas qu'il puisse savoir plus de choses qu'il n'en sait, à moins qu'on ne parle de sa science de vision qui a pour objet ce qui existe dans un certain temps. Il sait qu'il y a des choses qui ne sont pas et qui peuvent être, comme il y en a qui sont et qui peuvent n'être pas. Il ne suit pas de là que sa science soit variable, cela prouve seulement qu'il connaît la variabilité des êtres. — Si cependant une chose existait et que Dieu l'eût ignorée d'abord et apprise ensuite, sa science aurait varié. Mais ceci est impossible. Car Dieu sait dans son éternité tout ce qui existe ou tout ce qui peut exister dans le temps. C'est pourquoi si l'on suppose qu'une chose existe dans un temps quelconque, il faut en même temps supposer que Dieu l'a connue de toute éternité. C'est pour cette raison qu'on ne doit pas admettre que Dieu peut savoir plus de choses qu'il n'en sait, parce que cette proposition supposerait qu'il a ignoré d'abord ce qu'il a su ensuite.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des nominaux qui ont prétendu que ces trois propositions : le Christ naît, le Christ doit naître, le Christ est né, étaient une seule et même proposition, parce qu'elles n'exprimaient l'une et l'autre qu'une seule et même chose, la naissance du Christ. D'après cette opinion, Dieu saurait tout ce qu'il a su, puisque le Christ est né et que cette idée est la même que de savoir qu'il devait naître. Mais cette opinion est fausse, d'abord parce que quand les parties du discours changent, le sens de la proposition change aussi, ensuite parce qu'il suivrait de là qu'une proposition qui a été vraie une fois le serait toujours, ce qui est opposé à Aristote qui dit que cette proposition : Socrate est assis, n'est vraie que tant qu'il occupe cette posture, mais qu'elle devient fausse aussitôt qu'il se lève.

Il faut donc accorder qu'il n'est pas vrai de dire que Dieu sait tout ce qu'il a su, si on s'en rapporte au sens de la proposition même, mais ce n'est pas à dire pour cela que la science de Dieu soit variable. Car comme la science de Dieu sait, sans qu'il y ait variation pour elle, que la même chose est dans un temps et qu'elle n'est pas dans un autre, de même elle croit, tout en restant invariable, qu'une proposition est vraie dans un temps et fausse dans un autre. Elle serait par là même variable, à la vérité, si elle ne connaissait les propositions que par voie d'analyse ou de synthèse (1) comme nous les connaissons nous-mêmes. Car c'est là ce qui fait varier nos connaissances, suivant qu'elles sont vraies ou fausses, comme quand nous conservons d'une chose la même opinion, bien qu'elle ait changé. C'est aussi ce qui les fait varier suivant nos différentes manières de voir, comme quand nous voyons qu'un homme est assis et que nous le voyons ensuite debout. Mais rien de semblable ne peut exister en Dieu.

(1) Ou pins littéralement, si elle connaissait les c'nonciations à la manière des énonciations elles-mêmes, en composant et en divisant.


ARTICLE XVI. — dieu a-t-il des choses une science spéculative (2)?



(2) Dans la solution de cette question, saintTho-mas atlaque plusieurs erreurs. D'abord, en disant que Dieu n'a pas de lui-même une science pratique , il détruit l'erreur des métamorphisles, (lui voulaient que le corps du Christ fût devenu Dieu après son ascension ; erreur condamnée par le symbole de Micée, qui, en parlant du Fils, dit : Genitum, non factum; par le symbole de saint Athanase, qui dit : Pater à nullo est factus, Filius non factus, Spiritus sanctus non factus, et par lc concile de Trente (sess. 5). Il combat plus loin le sentiment d'Abeilard, qui prétendait que Dieu ne peut faire que ce qu'if a fait ; enfin , l'erreur d'Algazel, qui disait que Dieu ne permettait pas les maux, mais qu'ils provenaient de la nécessité de la matière ou de la nature.


Objections: 1.. Il semble que Dieu n'ait pas des choses une science spéculative. Car la science de Dieu est la cause des choses, comme nous l'avons prouvé (art. 8). Or, la science spéculative n'est pas la cause des choses qu'elle embrasse. Donc la science de Dieu n'est pas spéculative.

2.. La science spéculative procède par abstraction, ce qui ne convient pas à la science divine. Donc la science de Dieu n'est pas spéculative.


Mais c'est le contraire. Il faut attribuer à Dieu tout ce qu'il y a de plus noble. Or, la science spéculative est plus noble que la science pratique, comme le dit Aristote (Met. lib. i, text. il). Donc Dieu a cette science.

CONCLUSION. — Dieu n'étant pas un être qu'un autre puisse produire, et toutes les autres choses dont il a la science par lui-même ou par accident étant son oeuvre, il se connaît lui-même d'une science spéculative et il connaît ce qui est autre que lui d'une science qui est tout a la fois pratique et spéculative. i

Il faut répondre qu'il y a des sciences purement spéculatives, des sciences purement pratiques, et des sciences qui sont spéculatives sous un rapport et pratiques sous un autre. — Pour rendre ceci évident, il faut observer qu'une science peut être spéculative de trois manières : 1° Par rapport aux choses sues lorsqu'elles ne sont pas l'oeuvre de celui qui les sait. Telle est la science de l'homme quand elle a pour objet les choses naturelles ou divines. 2° Quant à la manière de savoir. Par exemple, si un architecte considère une maison en la traçant, en la divisant, en la regardant dans son plan général, il examine spéculativement une chose qu'il pourrait produire, mais il ne la produit pas. Pour produire une oeuvre, il faut appliquer la forme à la matière et ne pas se contenter de ramener l'objet composé à ses principes généraux et formels. 3° Quant à la fin. L'intelligence pratique, a dit Aristote (De anim. lib. m, text. 49), se distingue de l'intelligence spéculative par la fin. Car l'intelligence pratique a pour but une action, une oeuvre quelconque, tandis que l'intelligence spéculative s'arrête à la contemplation de la vérité. Si donc un architecte considérait de quelle manière on pourrait faire une maison sans avoir d'autre but- que d'en concevoir le plan, et sans songer à le réaliser, son étude serait spécu -lative dans sa fin, mais elle aurait pour objet une chose qu'on pourrait mettre en oeuvre. Elle serait donc tout à la fois spéculative et pratique. — Ainsi, pour nous résumer, la science qui est spéculative par rapport aux choses qu'elle embrasse est purement spéculative ; celle qui est spéculative dans son mode ou sa fin est spéculative sous un rapport et pratique sous un autre ; enfin, celle qui a pour but une opération quelconque est purement pratique. — D'après cela il faut dire que Dieu n'a de lui-même qu'une science spéculative, parce que son être n'est pas une chose qui puisse être produite. — Mais la science qu'il a des choses qui sont hors de lui est tout à la fois spéculative et pratique. Elle est spéculative quant au mode. Car tout ce que nous connaissons spéculativement, à l'aide de définition et de division, Dieu le connaît sans tous ces intermédiaires d'une manière beaucoup plus parfaite que nous. — A l'égard des choses qu'il peut faire, mais qu'il ne fait en aucun temps, il n'a pas une science pratique, puisque la science n'est pratique que d'après la fin qu'elle se propose. Mais il a la science pratique des choses qu'il veut faire dans un temps donné. Quoiqu'il ne soit pas l'auteur des choses mauvaises, il en a la science pratique aussi bien que des bonnes, dans le sens qu'il les permet, ou les empêche, ou les dirige, comme les maladies sont l'objet de la science pratique du médecin, dans le sens qu'il les traite par son art.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la science de Dieu est la cause non de son être, mais de tout ce qui existe hors de lui. Elle est réellement la cause des êtres qui doivent exister dans un temps quelconque, et elle est virtuellement la cause de ceux qu'elle peut produire, mais qu'elle ne produira cependant jamais.

2. Il faut répondre au second, que la science spéculative ne s'abstrait pas nécessairement des objets qu'elle embrasse, que ce caractère ne lui con-vientqu'accidentellement. Elle n'amême ce caractère que par rapportànous.

Quant àl'objection contraire, il faut répondre qu'on ne connaît parfaitement les choses qui peuvent être produites qu'autantqu'onles connaît comme telles. C'est pourquoi la science de Dieu étant parfaite de toutes les manières, il faut qu'il sache pratiquement les choses qu il peut produire et qu'il ne les sache pas seulement spéculativement. Ceci ne déroge pas à la noblesse 'de sa science spéculative, parce que tout ce que Dieu voit et qui est différent de lui, il le voit en lui-même. Or, il se connaît spéculativement, et c'est par cette science spéculative qu'il a de lui-même, qu'il a la science spéculative et pratique de toutes les autres choses.



QUESTION XV. : DES  IDÉES.



Apres avoir parlé de la science de Dieu il nous reste à traiter de ses idées. — A cet égard trois questions se présentent : 1° En Dieu y a-t-il des idées ? — 2° En a-t-il plusieurs ou n'en a-t-il qu'une seule ? — 3° A-t-il autant d'idées qu'il y a de choses qu'il connaît ?


ARTICLE I. —- EN DIEU Y A-T-IL DES IDÉES (1)?



(I) Cette question est celle qui a le plus divisé Platon et Aristote. Tout en attaquant Platon, saint Thomas sait faire droit à ce qu'il y a de fondé dans son système ; tout en se rapprochant d'Aristote, il est moins exclusif que lui, et par là même plus vrai.


Objections: 1.. Il semble qu'en Dieu il n'y ait pas d'idées. Car, d'après saint Denis, Dieu ne connaît pas les choses par l'idée [De div. nom. cap. 7). Or, les idées ne servent qu'à faire connaître ce qui existe. Donc Dieu n'en a pas.

2.. Dieu connaît tout en lui-même, comme nous l'avons dit. Or, il ne se connaît pas lui-même par l'idée. Donc il ne connaît pas non plus de cette manière les autres êtres.

3.. L'idée n'est considérée que comme un principe de connaissance et d'action. Or, Dieu n'ayant pas besoin d'autre chose que son essence pour tout connaître et tout faire , il n'est pas nécessaire d'admettre en lui des idées.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. Lxxxm,q. 46): Tout se fonde sur les idées, et sans elles il n'y a ni science ni sagesse.

CONCLUSION. — Tout ce qui existe étant l'oeuvre de Dieu et non du hasard, il faut que les idées de tous les êtres préexistent objectivement dans l'entendement divin et qu'elles aient servi de modèle à tout ce qui a été créé.

Il faut répondre qu'on doit nécessairement admettre des idées en Dieu. Le mot idée vient du grec toi* et signifie en latin forma (1). On entend donc par idées les formes des choses qui existent en dehors des choses elles-mêmes. Or, la forme ainsi conçue peut être considérée sous un double rapport. On peut l'envisager, ou comme l'exemplaire, le type de la chose même, ou comme le principe de la connaissance qu'on en a, parce qu'on ne connaît un objet qu'autant qu'on en a la forme dans l'esprit. — Selon cette double acception du mot, nous allons démontrer qu'en Dieu il y a des idées. En effet, dans tout ce qui n'est pas l'oeuvre du hasard il faut nécessairement admettre une forme qui soit la fin de la création de chaque être. Ainsi, un agent ne peut faire une chose qu'autant qu'il eii a la forme ou l'image en lui-même. Et il peut posséder cette forme ou cette ressemblance de deux manières : 1° Dans la constitution matérielle même de son être, comme tous les êtres qui agissent d'après les lois de la nature physique ; c'est ainsi que l'homme engendre l'homme, que le feu produit le feu. 2" Dans sa constitution intellectuelle, comme dans les êtres qui agissent par l'intelligence ; c'est ainsi que l'image d'une maison préexiste dans l'esprit de celui qui l'a construite. Et on peut dire que cette image est l'idée de la maison, parce que l'architecte a l'intention de faire une maison semblable au dessin qu'il a conçu. Or, le monde n'étant pas l'effet du hasard, mais l'oeuvre d'une cause intellectuelle qui est Dieu, comme nous le démontrerons (quest. xlvi, art. 6), il faut donc reconnaître que la forme qui a servi de modèle au monde créé existe dans l'entendement divin, et qu'en Dieu il y a des idées, puisque c'est dans cette forme que la nature de l'idée consiste.

(1) D'après saint Augustin, les Latins désignent par les mots forma, ratio, species, ce que les Grecs entendent par le mot ioéa. Plusieurs écrivains font venir le mot idée du mot i^cî'v, voir; ils s'écartent alors complètement de la théorie platonicienne.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu ne connaît pas les choses d'après une idée existant hors de lui, et c'est pour cela qu'Aristote attaque sur les idées le sentiment de Platon, qui supposait que les idées existaient par elles-mêmes et non dans l'esprit (2).

(2) Le tort de Platon est, en effet, d'avoir supposé que les idées étaient indépendantes de Dieu, ou du moins de ne pas s'être exprimé assez explicitement sur ce point, et d'avoir laissé croire à ses disciples qu'il était tombé dans cette erreur.

2. Il faut répondre au second, que quoique Dieu se connaisse ainsi que toutes les autres choses par son essence, néanmoins son essence est le principe effectif des autres choses, mais non de lui-même 5 c'est pourquoi elle a la nature de l'idée quand on la compare aux autres choses, mais elle ne l'a pas si on la compare à Dieu lui-même.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu est par son essence l'image de tout ce qui existe, et que par conséquent l'idée en Dieu n'est rien autre chose que son essence.


ARTICLE II. — en dieu y a-t-il plusieurs idées (1)?


(1) En prouvant que Dieu a en lui-même les idées de tout ce qui existe , saint Thomas détruit à l'avance l'erreur de Simon le Magicien , de Ba-silide et des albigeois, qui niaient que Dieu eût créé le monde.


Objections: 1.. Il semble qu'en Dieu il n'y ait pas plusieurs idées. Car l'idée en Dieu est son essence. Or, l'essence de Dieu est une, donc l'idée aussi.

2.. Comme l'idée est le principe de la connaissance et de l'action, de même l'art et la sagesse. Or, en Dieu il n'y a pas plusieurs arts ni plusieurs sagesses. Donc il n'y a pas non plus plusieurs idées.

3.. Si on répond que les idées se multiplient en raison de leurs rapports avec les créatures, on peut encore insister de cette manière. La pluralité d'idées est en Dieu de toute éternité. En admettant que les créatures qui sont temporelles sont cause de cette pluralité, il s'ensuivra que ce qui est temporel aura produit quelque chose d'éternel.

4.. Ces rapports ne sont en réalité que dans les créatures, ou ils sont encore en Dieu. S'ils ne sont que dans les créatures, puisque les créatures ne sont pas éternelles, la pluralité des idées ne le sera pas non plus. Car, dans ce cas, cette pluralité n'aurait d'autre raison que la multiplicité des créatures elles-mêmes. Si on suppose que ces rapports existent réellement en Dieu, il s'ensuit qu'il y a en Dieu une autre pluralité que celle des personnes; ce qui est contraire à saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. i, cap. 9 et seq.), qui dit qu'en Dieu tout est un, sauf la paternité, la génération et la procession. Ainsi donc il n'y a pas en Dieu plusieurs idées.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, q. 46) : Les idées sont les formes principales ou les raisons invariables et immuables des choses; elles n'ont pas été formées, elles sont par conséquent éternelles, et elles existent toujours delà même manière dans l'intelligence divine qui les renferme. Quoiqu'elles no naissent, ni ne meurent, c'est cependant d'après elles que Dieu a formé tout ce qui peut naître ou mourir, tout ce qui naît et tout ce qui meurt (2).

(2) A propos de ces paroles de saint Jean : Omnia per ipsum facta sunt, etc., saint Augustin est encore plus explicite : Sicut in mente artificis est forma, seu ratio rei artificialoe producendoe, ità res omnes producibiles à Deo habent suas rationes et formas in intellectu Dei supremi artificis.

CONCLUSION. — Puisque l'entendement divin renferme les raisons propres de toutes choses, il faut qu'if y ait nécessairement en lui piusieurs idées, mais à l'état de choses comprises (3).

(3) Cette restriction est ici placée pour faire comprendre que cette pluralité ne doit nuire en rien à la simplicité de Dieu.

Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre en Dieu plusieurs idées. Pour le concevoir clairement, il faut remarquer que dans tout effet le but final est toujours l'objet auquel tend particuliôrementl'agentprincipal; ainsi, dans une armée, le général s'applique surtout à l'ordre. Or, ce qu'il y a de mieux dans le monde, c'est l'ordre universel, comme l'a très-bien dit Aristote (Met. lib. xii, text. 52). L'ordre qui règne dans le monde est donc ce que Dieu a eu spécialement en vue, et il n'est pas l'effet accidentel d'une succession d'agents qui paraissent l'un après l'autre, comme quelques philosophes (4) l'ont pensé, en disant que Dieu a seulement fait la première créature, que celle-ci a fait la seconde, la seconde la troisième, et ainsi de suite jusqu'àlaformation complète d'unmonde dontDieun'aurait eu quel'idée de la première créature. Cette grande harmonie ayant été créée et voulue par Dieu tout entière, il faut qu'il en ait eu l'idée. Mais on ne peut avoir l'idée d'un ensemble quelconque sans posséder en même temps la raison propre de toutes les parties qui le constituent. Ainsi, un architecte ne pourrait se faire l'idée d'une maison, s'il n'avait la connaissance propre de chacune des parties qui doivent la constituer. Il faut donc que dans son entendement Dieu possède une idée propre, individuelle de tous les êtres. C'est ce qui fait dire à saint Augustini (Quaest. lib. lxxxhi , q. 46) que Dieu a créé chaque chose avec sa raison propre d'existence. D'où il résulte qu'en Dieu il y a plusieurs idées. — On peut aisément s'expliquer comment cette pluralité d'idées ne répugne pas à la simplicité de Dieu, en observant que l'idée de la créature est dans l'intelligence du créateur, comme une chose qu'il comprend, mais non comme une espèce ou image qui lui fasse comprendre l'objet qu'elle représente, et qui fasse ainsi passer son intelligence de la puissance à l'acte. C'est ainsi que la forme d'une maison est dans l'esprit d'un architecte une chose comprise à l'image de laquelle il bâtit avec des matériaux. L'intelligence divine, toute simple qu'elle est, peut donc comprendre une multitude infinie de choses ; sa simplicité ne serait atteinte que dans le cas où elle comprendrait chacune de ces choses sous autant d'espèces ou d'images particulières, comme nous le faisons. — Par conséquent il y a en Dieu plusieurs idées, mais ces idées existent dans son entendement comme les objets qu'il comprend. C'est ce qu'on peut rendre ainsi sensible. Dieu connaît parfaitement son essence, et il la connaît par conséquent de toutes les manières dont elle peut être connue. Or, on peutla connaître non-seulement en elle-même, mais encore dans les divers degrés de ressemblance et de participation qu'elle accorde aux créatures. Chaque créature tenant sa nature, son existence propre de la manière dont elle participe à l'essence divine, il s'ensuit que Dieu, en connaissant son essence dans la ressemblance qu'a avec elle telle ou telle créature, connaît en même temps la nature propre de cette créature et en possède l'idée. Il est donc manifeste que Dieu a plusieurs idées, puisqu'il connaît chaque chose dans sa nature propre.

(4) Saint Thomas avait sans doute en vue les alexandrins et les gnostiques, qui ont développé le système des émanations.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'idée ne désigne pas l'essence absolument, elle ne la désigne que comme l'image ou la raison de tout ce qui existe. Par conséquent, comme une même essence peut comprendre plusieurs raisons, plusieurs images, de même aussi il peut y avoir en elle plusieurs idées.

2. Il faut répondre au second, que l'art et la sagesse sont des moyens de comprendre, tandis que l'idée est l'objet même de l'intelligence (1). Or, Dieu comprend une foule de choses par un seul et même acte de son esprit, et il les comprend non-seulement d'après ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais encore d'après ce qu'elles sont objectivement dans son intelligence. C'est ce qui constitue en lui la pluralité des idées. Ainsi, quand un architecte comprend la forme d'une maison qui existe matériellement, on dit qu'il connaît une maison ; mais s'il vient à concevoir en lui-même le plan d'un édifice et qu'il réfléchisse sur ce plan, on dit qu'il en comprend l'idée. Ainsi, Dieu connaissant non-seulement toutes les choses par son essence, mais ayant encore le sentiment de cette science, on dit aussi qu'il possède la raison des choses et qu'il y a en lui objectivement plusieurs idées.

(1) L'idée est la chose comprise, et comme il y a en Pieu une foule de choses crtvïl comprend il y a en lui plusieurs idées. La sagesse est le moyen par lequel il comprend, et comme ce moyen est un, la sagesse est une.

3. Il faut répondre au troisième, que les rapports en vertu desquels les idées se multiplient, ne sont pas produits par les créatures, mais qu'ils ont pour cause l'intelligence divine qui connaît son essence comme le type de tous les êtres qui sont en dehors d'elle.

4. Il faut répondre au quatrième, que les rapports qui multiplient les idées ne sont pas dans les créatures, mais en Dieu ; toutefois ces rapports ne sont pas réels comme les relations qui distinguent les personnes divines; ce sont des rapports connus de Dieu (1 ).

(1) C'est-à-dire des relations de raison qui ne miisentpas à la simplicité de Dieu, puisqu'elles ne sont pas réelles.



ARTICLE III.  — dibc a-t-il  autant  d'idées  Qu'lL Y  A   de   choses  Qu'll connait (2)?


(2) Cet article revient à ce que saint Thomas a établi contre Averroës et Algazel (quest. xiv, art. 6).


Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas en Dieu autant d'idées qu'il y a de choses qu'il connaît. Car Dieu connaît le mal, et cependant l'idée du mal n'est pas en lui, puisqu'il suivrait de là que le mal y serait aussi. Donc Dieu n'a pas autant d'idées qu'il connaît d'objets.

2.. Dieu connaît ce qui n'est pas, ce qui ne sera pas, ce qui n'a pas été, comme nous l'avons dit (quest. xv, art. 9). Or, il n'a pas l'idée de ces choses ; car, d'après saint Denis (De div. nom. cap. S), les idées sont les exemplaires de la volonté de Dieu qui déterminent et produisent les êtres. Donc il n'y a pas en Dieu l'idée de tout ce qu'il connaît.

3.. Dieu connaît la matière première qui ne peut être l'objet d'une idée, puisqu'elle n'a pas de forme. Donc, etc.

4.. Il est constant que Dieu connaît non-seulement les espèces, mais encore les genres, les individus et les accidents. Or, d'après Platon (3) qui a le premier parlé des idées, comme le dit saint Augustin (Quaest. lib. lxxxhi, q. 46), toutes ces choses ne peuvent être l'objet d'une idée. Donc, etc.

(3) Platon avait le tort, dans sa théorie, de sacrifier l'individu pour ne s'occuper que du général ; c'est encore une erreur que saint Thomas a redressée.


Mais c'est le contraire. Les idées sont, d'après saint Augustin (toc. cit.), les raisons des choses qui existent dans l'entendement divin. Or, Dieu possède la raison propre de tout ce qu'il connaît. Donc il en a l'idée.

CONCLUSION. — Il y a en Dieu l'idée de toutes les choses qui doivent être faites dans le temps, et ces idées sont à l'état de types ou d'exemplaires ; quant aux idées qui se rapportent aux choses qu'il pourrait faire, elles y sont comme les raisons formelles de la connaissance qu'il en a.

Il faut répondre que, d'après Platon, les idées étant les principes de la connaissance et de la génération des choses, sous ce double rapport l'idée doit exister dans l'entendement divin. Et d'abord, comme principe de génération, l'idée est un modèle, un exemplaire (4), et à ce titre elle appartient à l'intelligence pratique. Ensuite, comme principe de connaissance, l'idée est la raison des choses et appartient comme telle à la science spéculative. Comme exemplaire, l'idée se rapporte à tout ce que Dieu a créé dans un temps déterminé. Mais, comme principe de connaissance, elle se rapporte à toutes les choses que Dieu connaît, bien qu'il ne leur doive jamais donner l'être, c'est-à-dire à tous les possibles qu'il connaît dans leur raison propre et d'une manière spéculative.

(4) Il est à remarquer que, d'après saint Thomas, l'idée n'est principe qu'à titre d'exemplaire : par conséquent elle n'est pas la cause efficiente des choses , comme le prétendait Amauri ; elle n'en est que la cause exemplaire.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu ne connaît pas le mal par sa raison propre, mais par la nature du bien qui lui est contraire. Il n'a donc pas l'idée du mal ni comme exemplaire, ni comme raison formelle.

2. Il faut répondre au second, que Dieu n'a que virtuellement une connaissance pratique des choses qui ne sont pas, qui n'ont pas été et qui ne seront jamais. Par conséquent Dieu n'en a pas une'.idée si on entend par là un type ou un exemplaire, mais on peut soutenir le contraire si par idée on entend la raison des choses.

3. Il faut répondre au troisième, que Platon ayant supposé la matière incréée, n'admit pas qu'on en eût l'idée, mais il prétendit que l'idée et la matière étaient causes l'une et l'autre (1). Pour nous, qui établissons que la matière a été créée par Dieu sous une forme quelconque, la matière a en Dieu son idée, mais cette idée n'est pas autre que celle de l'être qui en est composé. Car la matière en elle-même n'existe pas et ne peut être connue.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on ne peut pas avoir pour le genre une autre idée que le type ou le modèle qui représente l'espèce, parce que le genre n'existe que dans l'espèce. Il en est de même des accidents qui accompagnent inséparablement le sujet, parce qu'ils sont produits en même temps que lui. Mais les accidents qui sont surajoutés au sujet ont leur idée spéciale. Ainsi, l'ouvrier qui fait une maison produit, dès le commencement, tous les accidents qui se rencontrent nécessairement dans un édifice. Si, quand la maison est faite, on y ajoute des peintures ou d'autres accessoires, ceci demande une autre forme. D'après Platon, les individus n'avaient pas une autre idée que celle de l'espèce pour deux raisons : 1° Parce que les individus n'ont d'existence individuelle que par la matière qu'il supposait incréée, comme le disent quelques-uns, et dont il faisait une cause au même titre que l'idée. 2° Parce que la nature ne s'occupe que des espèces, et qu'elle ne produit les individus que pour perpétuer leur espèce. Mais la providence divine ne s'étend pas seulement aux espèces, elle s'étend encore à chaque être en particulier, comme nous le prouverons (quest. xxii, art. 3).


(1) Au-dessus des idées et de la matière, Platon mettait Dieu, qui avait formé, organisé le monde, en reproduisant dans la matière les idées ou types éternels.



I pars (Drioux 1852) Qu.14 a.14