I pars (Drioux 1852) Qu.15 a.3


QUESTION XVI. : DE LA VÉRITÉ.



La science ayant la vérité pour objet, après avoir parlé de la science de Dieu nous devons nous occuper de la vérité. ¦— A cet égard huit questions se présentent : 1° La vérité n'existe-t-elle que dans l'esprit? —. 2° La vérité n'est-ello que dans l'entendement qui compose et qui divise? — 3° Quel rapport y a-t-il entre la vérité et l'être? — 4" Quels sont les rapports du vrai au bien ? — 5° Dieu est-il la vérité? — 6" Y a-t-il une seule vérité qui fait que toutes les autres sont vraies, ou y en a-t-il plusieurs? — 7° La vérité est-elle éternelle? —: 8° La vérité est-elle immuable?


ARTICLE I. — la vérité n'existe-t-elle que dans l'entendement (2)?



(2) Cette question présente d'abord deux sens, suivant que par l'entendement on conçoit l'entendement humain ou l'entendement divin. Les objections roulent principalement sur cette équi-


Objections: 1.. Il semble que la vérité ne soit pas seulement dans l'entendement, mais qu'elle soit plutôt dans les choses. Car saint Augustin (Sol. lib. h, cap. S) rejette cette définition du vrai : Le vrai est ce que l'on voit, parce que, dit-il, d'après cette définition, les pierres qui sont cachées dans le sein de la terre ne seraient pas de vraies pierres, puisqu'on ne les voit pas. Il rejette encore celle-ci : Le vrai est ce qui est tel qu'il paraît à celui qui le connaît, s'il a la volonté et le pouvoir d'en prendre connaissance. Car il suivrait de là, ajoute-t-il, qu'il n'y aurait rien de vrai s'il n'y avait personne pour le connaître. Il définit ainsi le vrai : C'est ce qui est. Il semble par là que la vérité soit dans les choses et non dans l'entendement.

2.. Si la vérité n'est que dans l'entendement, on devra considérer comme vrai tout ce qu'on regardera comme tel-, ce qui est l'erreur des anciens philosophes (Met. xi, text. 6, et iv, text. 19 et seq.), qui disaient que tout ce qu'on voit est vrai (1). Il suivrait encore de là que deux choses contradictoires pourraient être également et en même temps vraies, puisque diverses personnes peuvent croire vraies des choses qui se contredisent.

(1) Démocritc ('tait de ce sentiment ainsi que tous les philosophes , qui ne donnaient pas aux connaissances d'autres bases que les sensations

3.. Suivant qu'une chose est ou n'est pas, l'opinion qu'on s'en forme est vraie ou fausse, comme le dit Aristote (Praedic. cap. 1). Donc la vérité est plus dans les choses qu'elle n'est dans l'entendement.


Mais c'est le contraire. Aristote dit que le vrai et le faux ne sont pas dans les choses, mais dans l'entendement (Met. lib. vi, text. 8).

CONCLUSION.—Le vrai étant le terme de l'intellect, comme le bon est celui de l'appétit, il faut que la vérité soit primitivement clans l'entendement et secondairement dans les choses suivant le rapport qu'elles ont avec l'intelligence dont elles dépendent.

Il faut répondre que comme le bon est le terme de l'appétit, de même le vrai est le terme de l'intellect. Toutefois il y a cette différence entre l'appétit et l'intellect, entre le désir et la connaissance, que celle-ci existe selon que l'objetconnu est dansle sujet qui le connaît, tandis que le désir est selon l'inclination du sujet qui désire vers l'objet désiré. Et ainsi, le terme du désir, c'est-à-dire le bon, est dans l'objet désiré, tandis que le terme delà connaissance, ou le vrai, est dans l'entendement. Comme le bon existe dans l'objet suivant le rapport qu'a cet objet avec l'appétit, et que, pour ce motif, la raison de bonté passe de l'un à l'autre de telle sorte qu'on dit de l'appétit qu'il est bon, parce qu'il se laisse solliciter par la bonté de l'objet extérieur qui agit sur lui ; de même la vérité étant dans l'entendement én raison de la conformité qui existe entre lui et la chose qu'il a comprise, il faut nécessairement que la raison du vrai s'étende de l'entendement à la chose comprise, de telle façon que cette chose soit appelée vraie, suivant le rapport qu'elle a avec l'intelligence (2). — Or, la chose comprise peut être en rapport avec l'intelligence, soit par elle-même, soit par accident. Elle est par elle-même en rapport avec l'entendement quand son existence dépend de lui. Elle y est par accident lorsqu'elle est seulement susceptible d'être connue de lui. Ainsi une maison est en rapport par elle-même avec l'intelligence de l'architecte qui l'a construite, mais elle n'est en rapport qu'accidentellement avec l'intelligence des hommes dont elle ne dépend pas. Or, quand on veut porter un jugement sur une chose, on ne se fonde pas sur ce qu'elle a d'accidentel, mais bien sur ce qu'elle est en elle-même. Par conséquent on doit appeler vraie toute chose qui est absolument en rapport avec l'intelligence dont elle dépend. De là on appelle vraies toutes les oeuvres d'art qui sont en rapport avec notre esprit ; une maison vraie est celle qui rend parfaitement la pensée de l'architecte qui l'a construite ; un discours vrai est celui qui exprime bien l'idée de celui qui le prononce. De même on dit que les êtres de la nature sont vrais quand ils reproduisent l'image des espèces qui sont dans l'entendement divin. On dit qu'une pierre est vraie, parce qu'elle a la nature propre que lui avait assignée la pensée divine avant sa création. Ainsi toutes les vérités sont primitivement dans l'entendement, secondairement dans les choses, et elles se rapportent à l'entendement comme à leur principe. — Les définitions qu'on a données de la vérité ont varié d'après

ce double point de vue. En ne considérant la vérité que dans l'entendement, saint Augustin a pu dire : La vérité est ce qui nous montre ce qui est (De vera rei. cap. 36). Et saint Hilaire a pu dire aussi que le vrai est la déclaration ou la manifestation de l'être (De Trin. lib. v). En considérant la vérité dans les choses extérieures, suivant le rapport qu'elles ont avec l'intelligence dont elles dépendent, saint Augustin l'a définie en disant qu'elle est la parfaite ressemblance de la chose et de son principe. Saint Anselme a dit (De verit. cap. 12) que c'était une rectitude qui n'est connue que de l'esprit. Avicenne l'a définie : la propriété de l'être, ou le pouvoir qu'a chaque chose de rester ce qu'on l'a faite. On peut dire qu'elle est la conformité de la chose et de l'entendement (1). Cette définition a l'avantage de convenir à la vérité sous l'un et l'autre point de vue.

(2) Cette différence que saint Thomas établit entre l'intelligence et la volonté , par rapport à leurs objets respectifs, est fondamentale ; il y revient souvent et en tire le parti le plus avantageux.

(1) Âdoequatio rei et intellectus, une conformité parfaite entre le sujet et l'objet. Cette définition est la plus profonde qu'on ait donnée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle dans cet endroit de la vérité de la chose, sans s'occuper alors de son rapport avec l'entendement. Il ne la considère qu'accidentellement, et ce qui est accidentel ne doit pas servir de base à une définition.

2. Il faut répondre au second, que les anciens philosophes ne disaient pas que les espèces des choses naturelles provenaient d'une intelligence quelconque, mais qu'ils les attribuaient au hasard. Et comme ils remarquaient que le vrai doit être nécessairement en rapport avec l'entendement, ils étaient contraints d'établir la vérité des choses sur le rapport qu'elles ont avec notre esprit. De là une foule d'inconvénients qu'expose Aristote (loc. cit.) et dans lesquels nous ne tombons pas du mêment où nous faisons consister la vérité des choses dans leur rapport avec l'intelligence divine.

3. Il faut répondre au troisième, que bien que la vérité soit produite dans notre esprit par les choses extérieures, ce n'est cependant pas un motif pour que nous admettions que la vérité réside primitivement hors de l'entendement, comme nous ne devons pas croire que la médecine soit la cause première de la santé, bien qu'elle la produise. Car c'est la vertu de la médecine et non sa santé qui guérit, puisque ce n'est pas un agent univoque. De même c'est l'être de la chose et non sa vérité qui produit le vrai dans notre esprit. C'est ce qui fait dire à Aristote que la vérité de la pensée et de la parole provient de ce que la chose existe, mais non de ce qu'elle est vraie.

ARTICLE II — la vérité n'existe-t-elle que dans l'intelligence qui compose et qui divise (2)?



(2) Il s'agit ici du vrai considéré comme objet connu. Cet article est l'explication d'un passage de la métaphysique d'Anatole (Met. lib. Vi ad fin.).


1. Il semble que la vérité n'existe pas seulement dans l'intelligence qui compose ou qui divise. Car Aristote dit (De anima, lib. iii, text. 26) que les sens sont toujours vrais par rapport aux sensations qu'ils éprouvent, et que l'intelligence l'est aussi par rapport à l'essence de la chose (3) qu'elle connaît. Or, ni les sens, ni l'intellect qui connaît l'essence des choses, ne composent ni ne divisent, puisqu'ils ne raisonnent pas. Donc la vérité n'existe pas seulement dans l'entendement qui a ce double caractère.

(3) Quod qtlid est, ou quidditas, que nous traduisons par le mot essence, pure essence.

2. Isaac dit dans son livre des Définitions (4) que la vérité est l'équation ou la conformité de l'intelligence et de l'objet perçu. Or, comme il y a équation entre l'intelligence des choses complexes et leur réalité, la même équation existe pour les choses incomplexes, et d'ailleurs les sens sentent aussi les choses comme elles sont. Donc la vérité n'existe pas seulement dans l'intelligence qui compose et qui divise.

(4) Isaac, fils d'Houain, était un traducteur arabe qui fit passer dans la langue du Coran un très-grand nombre, d'ouvrages grecs. Gérard de Crémone traduisit en latin son livre De definitionibus, que saint Thomas cite ici ( Voyez Kabricius, Biblioth. méd. et inf. lut. t. Iii, p. 30).


Mais c'est le contraire. Aristote dit (Met. lib. vi, text. 8) que la vérité n'existe ni dans l'entendement, ni dans les choses à l'égard des notions simples et de la pure essence des êtres.

CONCLUSION. — Le vrai n'est que clans l'entendement qui compose et qui divise, il n'existe ni dans les sens, ni dans l'entendement qui connaît la quiddité des choses, c'est-à-dire leur pure essence.

Il faut répondre que le vrai, comme nous l'avons dit (art. préc), existe primitivement et fondamentalement dans l'intelligence. La vérité d'une chose consistant dans la possession de la forme propre à sa nature, il faut que l'intelligence, dans l'acte même de la connaissance, ne soit dans le vrai qu'autant qu'elle possède l'image ou la ressemblance de la chose connue qui est sa forme. C'est pourquoi la vérité se définit la conformité de l'intelligence et de l'objet, de telle sorte que connaître cette conformité c'est connaître la vérité (1). Les sens ne la connaissent d'aucune manière. Car quoiqu'il y ait dans l'oeil l'image de l'objet visible, la vue ne saisit pas le rapport qu'il y a entre ce qu'elle ressent et l'objet qui la frappe. Mais l'entendement peut connaître la conformité qu'il y a entre lui et l'espèce intelligible. Toutefois il ne la connaît pas quand il juge de l'essence des choses. Mais quand il pense qu'une chose est comme la forme qu'il en possède, alors il connaît proprement (2) le vrai et il l'exprime, ce qui a lieu par la composition et la division. Car dans toute proposition l'esprit affirme la chose exprimée par le sujet de la forme que l'attribut signifie, ou il la nie (3). C'est pourquoi il peut bien se faire que les sens soient dans le vrai à l'égard des choses qu'ils perçoivent, ou que l'entendement soit aussi dans le vrai touchant la connaissance qu'il a des essences ; mais ils n'en ont pas la connaissance (4), ou ils ne l'expriment pas. Il en faut dire autant des mots incomplexes. La vérité peut donc être dans les sens ou dans l'intelligence qui connaît l'essence des êtres, mais elle y est comme dans toute chose vraie, elle n'y est pas comme l'objet connu est dans le sujet qui le connaît; ce qu'implique le mot vrai. Car la perfection de l'entendement est le vrai selon qu'il est connu. C'est pourquoi la vérité, à proprement parler, n'est ni dans les sens, ni dans l'entendement qui connaît l'essence des êtres, mais dans l'entendement qui compose et divise, c'est-à-dire qui forme des propositions.

(1) « Le faux ni le vrai, dit Aristote, ne sont point dans les choses..., ils n'existent que dans la pensée; encore les notions simples, la conception des pures essences ne produisent-elles rien de semblable dans la pensée. » Et ses traducteurs ajoutent, pour l'éclaircissement de ce passage : Quand on dit homme, cheval, etc., on ne dit rien qui soit vrai ou faux, on n'affirme rien, on ne nie rien. Pour qu'il puisse y avoir vérité ou erreur, il faut un sujet et un attribut, et l'affirmation ou la négation de leur convenance ou de leur disconvenance. Cette note peut aider à comprendre le sens de cet article de saint Thomas, qui a ses difficultés.

(2) Ainsi pour que le'vrai existe proprement dans l'entendement il faut deux choses : la conformité de l'entendement avec la chose qu'il perçoit et la connaissance de cette conformité.

(3) C'est ce qu'on appelle composer ou diviser ; dans le premier cas, la proposition est affirmative ; dans le second, clic est négative.

(4) Le vrai n'existe qu'improprement dans les sens et dans l'entendement ainsi considéré, parce qu'ils n'ont pas conscience de leur conformité avec la chose qu'ils perçoivent.

— La réponse aux objections est par là même évidente.


ARTICLE III. —le vrai et l'être sont-ils une même chose (5)?


(5) Cette proposition est purement philosophique. Il eût été plus littéral de traduire ainsi : Le vrai et l'être se disent-ils l'un de l'autre ?


Objections: 1.. Il semble que la vérité et l'être ne soient pas une seule et même chose. Car la vérité est, à proprement parler, dans l'entendement, comme nous l'avons dit (I 16,1), tandis que l'être est dans les choses. Donc la vérité et l'être ne sont pas une seule et même chose.
2.. Ce qui embrasse l'être et le non-être n'est pas la même chose que l'être. Or, la vérité embrasse l'être et le non-être ; car il est vrai que ce qui est existe, et que ce qui n'est pas n'existe pas. Donc la vérité et l'être ne sont pas une seule et même chose.
3.. Quand de deux choses l'une est avant l'autre on ne peut pas les réduire à une seule. Or, le vrai semble antérieur à l'être, car on ne comprend l'être que sous le rapport du vrai. Donc il semble que l'être et le vrai ne soient pas une seule et même chose.

Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (Met. lib. II, text. 1) : Les choses ont la même disposition sous le rapport de l'être et sous le rapport du vrai (1).

(1) C'est-à-dire : le rang qu'une chose occupa dans l'ordre de l'être est aussi celui qu'elle occupe dans l'ordre de la vérité.

CONCLUSION. — Les choses ne pouvant être connues et vraies qu'autant qu'elles sont des êtres, il s'ensuit nécessairement que l'être et le vrai ainsi que le bon sont une seule et même chose; seulement le vrai ajoute à l'être un rapport qui en fait l'objet de l'intelligence.

Il faut répondre que comme le bon est l'objet de la volonté, ainsi le vrai est l'objet de la connaissance. Or, une chose est un objet de connaissance d'autant plus élevé qu'elle possède plus d'être. C'est ce qui a fait dire à Aristote que notre âme est en quelque sorte toutes choses par les sens et l'entendement. Pour la même raison que le bon revient à l'être, le vrai doit donc y revenir aussi. Mais avec cette différence, c'est que le bon ajoute à l'être un rapport qui en fait l'objet de la volonté, tandis que le vrai y ajoute un rapport qui en fait l'objet de l'intelligence.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (I 16,1)), le vrai est tout à la fois dans les choses et dans l'entendement. Le vrai qui est dans les choses est substantiellement la même chose que l'être. Le vrai qui est dans l'entendement est aussi la même chose que l'être, comme l'effet manifesté est la même chose que le principe qui le manifeste. Car c'est en cela, comme nous l'avons dit (ibid.), que consiste la nature du vrai. Quoiqu'on puisse dire de l'être et du vrai qu'ils sont tout à la fois l'un et l'autre dans les choses et dans l'entendement, il y a cette différence, c'est que l'être est principalement dans les choses, tandis que le vrai est principalement dans l'esprit, et cette différence provient de ce que l'être et le vrai ne sont pas connus de nous sous le même rapport (2).

(2) Ou bien de ce qu'ils diffèrent par rapport à nous rationnellement.

2. Il faut répondre au second, que le non-être n'a rien en lui-même qui le fasse connaître ; on ne le connaît qu'autant que l'intelligence en fait un objet de connaissance. Ainsi donc le vrai est fondé sur l'être dans le sens que le non-être est un être de raison, c'est-à-dire une conception de l'esprit.

3. Il faut répondre au troisième, que quand on dit que l'être ne peut être saisi que sous le rapport du vrai, cette proposition a deux sens. Elle peut signifier qu'on ne peut saisir l'être sans que par suite on ne soit en rapport avec le vrai, et dans ce sens elle est exacte. On peut aussi entendre par là qu'on ne pourrait saisir l'être sans saisir en même temps le rapport du vrai, et elle est fausse. On ne peut saisir le vrai sans saisir le rapport de l'être, parce que l'être entre dans la nature du vrai, mais il n'y a pas de réciprocité. Il en est de même du rapport de l'intelligible à l'être. On ne peut comprendre un être s'il n'est intelligible, mais on peut comprendre l'être sans comprendre son intelligibilité. De même l'être compris est vrai quoiqu'en comprenant l'être on ne comprenne pas le vrai.


ARTICLE IV. — le bon est-il rationnellement antérieur au vrai (1)?



(1) Toutes ces propositions ont pour objet de nous donner une juste idée de l'ordre et de l'origine de nos connaissances, ce qui est très-essentiel. Ainsi, d'après saint Thomas, nous connaissons d'abord l'être, ensuite le vrai, et en troisième lieu le bon. On pourrait partir de là pour établir une classification générale des sciences.


Objections: 1.. Il semble que le bon soit rationnellement antérieur au vrai. Car ce qui est le plus universel a la priorité, d'après Aristote (Phys. lib. i, text. 3). Or, le bon est plus universel que le vrai ; car le vrai n'est qu'une sorte de bon, celle qui est en rapport avec l'intelligence. Donc le bon est rationnellement antérieur au vrai.

2.. Le bon est dans les choses, le vrai dans l'intelligence qui compose et divise, comme nous l'avons prouvé (art. 2). Or, ce qui est dans les choses est antérieure ce qui est dans l'esprit. Donc le bon est rationnellement antérieur au vrai.

3.. La vérité est une espèce de vertu, d'après Aristote (Eth. lib. m, cap. 7). Or, la vertu est contenue dans l'idée du bon, puisqu'elle n'est qu'une qualité de l'esprit, comme le dit saint Augustin (Cont. Jul. lib. vi, cap. 7). Donc le bon est antérieur au vrai.


Mais c'est le contraire. Ce qui existe dans un plus grand nombre de choses est antérieur rationnellement. Or, le vrai est dans des choses où n'est pas le bon, par exemple, dans les mathématiques. Donc le vrai est antérieur au bon.

CONCLUSION. — Puisque le vrai tient de plus près à l'être que le bon et qu'il a rapport à la connaissance qui est antérieure à la volonté dont le bon est l'objet, il s'ensuit qu'il a rationnellement la priorité sur le bon.

Il faut répondre que, bien que le bon et le vrai rentrent dans l'être, ils diffèrent cependant entre eux rationnellement. Et sous ce rapport on peut dire, absolument parlant, que le vrai est antérieur au bon, ce qui se prouve de deux manières : 1° Le vrai tient de plus près à l'être qui est antérieur au bon; car le vrai se dit de l'être immédiatement et absolument, tandis que le bon ne se dit de l'être qu'autant qu'il a une perfection quelconque qui le rend désirable -, 2° la connaissance précédant le désir, le vrai qui est l'objet de la connaissance doit être naturellement avant le bon qui est l'objet du désir.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'intelligence et la volonté agissent mutuellement l'une sur l'autre. L'intelligence comprend la volonté, et la volonté veut que l'intelligence comprenne. C'est ce qui fait que parmi les choses qui ont rapport à l'intelligence on place aussi celles qui-ont rapport à la volonté, et réciproquement. C'est ce qui fait aussi que dans l'ordre des choses désirables le bon est considéré comme l'objet général et le vrai comme un objet particulier ; tandis que dans l'ordre des choses intelligibles, c'est le vrai qui est l'objet général et le bon l'objet particulier. Ainsi donc, de ce que le vrai est une sorte de bien il s'ensuit que le bon lui est antérieur dans l'ordre dos choses qui sont l'objet de nos désirs, mais il n'en résulte pas qu'il lui soit antérieur absolument.

2. Il faut répondre au second, que l'ordre rationnel des êtres est réglé par l'ordre suivant lequel nous les comprenons. Or, notre intelligence saisit avant tout l'être lui-même, elle a en second lieu le sentiment de sa perception, et elle se porte en troisième lieu vers l'être. Ainsi, le premier objet de son activité est donc l'être, le second le vrai, le troisième le bon, quoique le bon existe clans les choses et que le vrai soit dans l'entendement.

3. Il faut répondre au troisième, que la vertu qu'on appelle vérité n'est pas la vérité en général, mais une sorte de vérité qui fait que l'homme se montre dans ses paroles et ses actes tel qu'il est. On appelle en particulier vérité de la vie, la vertu qui dirige l'homme pendant toute sa carrière, et le porte à remplir la mission dont Dieu l'a chargé sur cette terre. De même la vérité de la justice est ce qui fait que l'homme respecte d'après la loi tous les droits de ses semblables. On conçoit qu'on ne peut légitimement, dans le raisonnement, passer de ces vérités particulières à la vérité générale qui nous occupe ici.


ARTICLE V. — dieu est-il la vérité (1)?


(1) L'Ecriture dit ( Jer. x) : Dominus autem Deitsverus est. (Num. xii) : Non est Deus, quasi homo, ut mentiatur. (Sap. i) : Abominatio est Domino lábia mendacia. (Rom. m) : Est autem Deus verax. Il paraît qu'il y a des auteurs qui avaient avancé que Dieu pouvait tromper on mentir,par sa puissance ordinaire, au moyen de ses ministres. Melchior Canus réfute vivement cette erreur (De locis theologicis, lib. H, cap. 5).


Objections: 1.. Il semble que Dieu ne soit pas la vérité. Car la vérité existe dans l'intelligence qui compose et divise, et en Dieu il n'y a ni composition, ni division. Donc la vérité n'est pas en lui.

2.. D'après saint Augustin (De vera rei. cap. 36), la vérité d'une chose consiste dans sa ressemblance avec son principe. Or, Dieu ne peut ressembler à son principe. Donc la vérité n'est pas en lui.

3.. Tout ce qu'on dit de Dieu on le dit comme de la cause première de tous les êtres. Ainsi, comme son être est la cause de tout être, sa bonté la cause de toute bonté, de même sa vérité devrait être la cause de toute vérité. Or, il est vrai que l'on pèche. Dieu serait donc cause de la vérité de cette proposition, ce qui est évidemment faux.


Mais c'est le contraire. Car Notre-Seigneur a dit : Je suis la voie, la vérité et la vie (Joan, xiv, 6).

CONCLUSION. — Dieu étant son être et son intelligence, ainsi que la mesure de tout être et de toute intelligence, non-seulement la vérité est en lui, mais il est la vérité première et souveraine.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), la vérité est dans l'entendement quand il saisit les choses telles qu'elles sont objectivement, et elle est dans les choses quand leur existence est conforme à l'entendement. Or, si la vérité a ce caractère, c'est surtout en Dieu qu'elle se trouve. Car, non-seulement son être est conforme à son intelligence, mais il est son intelligence même, et son intelligence est la mesure et la cause de tout autre être et de toute autre intelligence. D'où il suit que non-seulerhent la vérité est en lui, mais qu'il est lui-même la première et souveraine vérité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que bien que dans l'entendement divin il n'y ait ni composition, ni division, cependant, dans sa simplicité, il juge de tout et connaît tous les êtres complexes. Et c'est ainsi que la vérité est dans son entendement.

2. Il faut répondre au second, que le vrai pour notre entendement consiste dans sa ressemblance avec son principe, c'est-à-dire avec les choses auxquelles il emprunte ses connaissances; la vérité des choses consiste dans leur conformité avec leur principe, c'est-à-dire avec l'entendement divin. Mais, à proprement parler, on ne peut pas dire de la vérité divine qu'elle est la ressemblance d'un principe, à moins qu'on ne l'approprie au fils qui a un principe. Mais si on voulait entendre cette proposition de l'essence divine elle-même, il faudrait la résoudre en une proposition négative, comme quand on dit : Le Père existe par lui-même parce qu'il n'existe pas par un axi-tre. On peut dire de même que la vérité divine est la ressemblance d'un principe en ce sens que son être n'est pas dissemblable à son intelligence (1).

(1) Cette réponse au second argument a pour objet d'indiquer tous les sens que l'on peut donner au mot de saint Augustin sans tomber dans l'erreur.

3. Il faut répondre au troisième, que le non-être et les privations n'ontpas de vérité par eux-mêmes, mais qu'ils ne sont que des conceptions de l'esprit. Or, toutes nos conceptions viennent de Dieu, par conséquent tout ce qu'il y a de vrai dans cette proposition : Un tel est un fornicateur, vient de Dieu. Mais si l'on en conclut que Dieu est l'auteur que cet individu a péché, on fait le sophisme fallacia accidentis (2).

(2) Fallacia accidentis. Le sophisme que l'Ecole a ainsi nommé a lieu lorsque, l'on tire une conclusion absolue, simple et sans restriction de ce qui n'est vrai que par accident.



ARTICLE VI. — n'y a-t-il qu'une seule vérité d'après laquelle toutes les choses  sont vraies (3)?



(3) Cette question toute philosophi que offre une réponse péremptoire contre les hérétiques qui prétendaient que Dieu seul était juste, et que le« homines ne l'étaient pas.


Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait qu'une seule vérité d'après laquelle toutes les choses sont vraies. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xiv, cap. 8) qu'il n'y a que Dieu qui soit au-dessus de l'esprit humain. Or, la vérité est au-dessus de l'esprit humain, puisque si elle n'était pas au-dessus, l'esprit humain pourrait en être juge. Ce qui n'est pas, car maintenant notre esprit juge tout d'après la vérité et non d'après lui-même. Donc Dieu seul est la vérité, et il n'y a pas d'autre vérité que lui.

2.. Saint Anselme dit (In dial. de verit. cap. 14) que ce que le temps est aux choses temporelles la vérité l'est aux choses vraies. Or, il n'y a qu'un temps pour toutes les choses temporelles. Donc il n'y a qu'une vérité d'après laquelle toutes les choses sont vraies.


Mais c'est le contraire. Car le Psalmiste dit : Les vérités ont été diminuées par les enfants des hommes (Ps. xi, 2).

CONCLUSION. — La vérité, considérée par rapport à l'entendement dans lequel elle réside avant d'être dans les choses, se multiplie autant que les intelligences qui la perçoivent se multiplient elles-mêmes : mais la vérité considérée par rapport aux choses est une et souveraine, et c'est d'après elle qu'on dit toutes les choses vraies ou véritables.

Il faut répondre que dans un sens il y a une vérité unique d'après laquelle tout est vrai, mais que dans un autre sens il n'en est pas ainsi."Pour bien saisir cette proposition il faut savoir que quand on emploie un prédicat univo-quementpour plusieurs choses, ce prédicat doitêtre propre à chacune d'elles individuellement. Ainsi le prédicat animal doit convenir à toutes les espèces d'animaux. Mais quand on n'applique un prédicat à plusieurs choses que par analogie, il n'est absolument propre qu'à l'une d'elles, à celle dont les autres tirent leur dénomination. Ainsi, le prédicat sain se dit de l'animal, de l'urine et de la médecine : il se dit proprement de l'animal, et par analogie de l'urine ou de la médecine en tant que signe ou cause de santé pour l'animal. Et quoique la santé ne soit ni dans la médecine, ni dans l'urine, il y a dans l'une et l'autre quelque chose qui y a rapport et qui justifie l'emploi du prédicat. — Or, nous avons dit (art. 1) que la vérité était en premier lieu dans l'entendement, et en second lieu dans les choses suivant le rapport qu'elles ont avec l'entendement divin. Si donc nous parlons de la vérité selon qu'elle existe dans l'entendement d'après sa nature propre, il faudra reconnaître qu'il y a autant de vérités qu'il y a d'entendements créés, et que dans le même entendement il y en a autant que d'objets connus. C'est pourquoi saint Augustin, développant cette pensée du Psalmiste : Les vérités ont .été diminuées par les enfants des hommes, dit que comme le visage d'un homme peut se reproduire en même temps dans un miroir sous plusieurs images ; de même la vérité divine, qui est souverainement une, donne lieu à plusieurs vérités en se reflétant dans ses créatures. Mais si nous parlons de la vérité telle qu'elle est dans les choses, nous trouvons que toutes sont vraies, d'après une vérité première et unique à laquelle chacune d'elles ressemble selon son entité (1 ). Et quoiqu'il y ait plusieurs essences et plusieurs formes de choses, il n'y a cependant qu'une seule vérité, celle de l'entendement divin, qui est la vérité souveraine d'après laquelle on appelle toutes les choses vraies.

(1) Entitas.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'âme ne juge pas de toutes choses d'après une vérité quelconque; ses jugements n'ont d'autre règle que la vérité première qui se réfléchit comme dans un miroir, en lui communiquant les premiers principes qui sont la base de l'intelligence. D'où il suit que la vérité première est au-dessus de notre âme. On peut dire aussi que la vérité créée qui existe dans notre entendement est supérieure à l'âme, non d'une manière absolue, mais sous un rapport, selon qu'elle est sa perfection, comme on peut dire que la science est plus noble que l'âme. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il n'y a aucun être substantiel, à l'exception de Dieu, qui soit plus grand que l'âme raisonnable.

2. Il faut répondre au second, que le mot de saint Anselme est exact quand on parle de la vérité des choses par rapport à l'entendement divin (2).

(2) Cette distinction, comme je l'ai déjà remarqué, est fondamentale. Elle est nécessaire pour bien comprendre toutes les discussions auxquelles se livre saint Thomas.



ARTICLE VII.  — la vérité créée est-elle éternelle (3)?



(3) Le concile de Latran a défini ce point de doctrine en ces termes : Firmiter credimus... quod solus Deus sud omnipotenti virtute ab initio de nihilo condidit creaturam angelicam, mundanam et humanam. Puisqu'il n'y a d'éternel que l'entendement divin , il est évident qu'il n'y a de vérité éternelle que celle qui existe en lui. Saint Thomas renverse ainsi radicalement l'erreur des trinitaircs, qui supposaient notre entendement éternel.


Objections: 1.. Il semble que la vérité créée soit éternelle. Car saint Augustin dit (De lib. arb. lib. ii, cap. 8) qu'il n'y a rien de plus éternel que les vérités mathématiques, comme la nature du cercle, trois et deux font cinq. Or, ces vérités sont des vérités créées. Donc la vérité créée peut être éternelle.

2.. Ce qui existe toujours est éternel. Or, les choses universelles sont de tous les temps et de tous les lieux. Elles sont donc éternelles. Donc le vrai l'est aussi, puisqu'il est ce qu'il y a de plus universel.

3.. Ce qui est vrai maintenant, il a toujours été vrai qu'il devait exister. Or, comme la vérité d'une proposition qui a rapport au présent est une vérité créée, il en est de même de la vérité d'une proposition qui a rapport à l'avenir. Donc il y a des vérités créées qui sont éternelles.

4.. Tout ce qui n'a ni commencement ni fin est éternel. Or, la vérité des propositions que nous formons n'a ni commencement ni lin. Car si on suppose qu'elle a commencé d'être, il était vrai de dire, avant qu'elle n'existât, qu'elle n'était pas, et cette proposition était elle-même une sorte de vérité, et par conséquent la vérité existait avant d'avoir commencé à exister. De même si on suppose que la vérité a une fin, il s'ensuivra qu'elle existe après avoir cessé d'être, puisqu'il sera vrai de dire que la vérité n'existe plus. Donc la vérité est éternelle.


Mais c'est le contraire. Car, comme nous l'avons prouvé (quest. x, art. 3), il n'y a que Dieu qui soit éternel.

CONCLUSION. — Aucune vérité créée n'est éternelle, il n'y a que la vérité divine qui le soit, parce qu'elle est inséparable de l'entendement divin qui est lui-même éternel.

Il faut répondre que la vérité des propositions que nous formons n'est rien autre chose que la vérité de l'entendement qui les forme. Car toute proposition est dans la pensée, et elle est exprimée par la parole. Dans la pensée elle est vraie en elle-même ; dans la parole elle n'est pas vraie en elle-même, c'est-à-dire elle n'est pas vraie d'une vérité qui lui soit propre et qui existe en elle-même comme dans son sujet; elle n'est vraie qu'autant qu'elle exprime une vérité de l'entendement. Ainsi, on dit que l'urine est saine, non parce qu'elle renferme la santé en elle-même, mais parce qu'elle est le signe de la santé de l'animal. De même, comme nous l'avons dit (art. 1), toutes les choses sont appelées vraies d'après la vérité de l'entendement. Par conséquent, s'il n'y avait pas d'entendement éternel, il n'y aurait pas de vérité éternelle, et comme il n'y a que l'intelligence de Dieu qui ait ce caractère, il n'y a de vérité éternelle qu'en elle. Ce n'est pas à dire pour cela qu'il y ait autre chose que Dieu qui soit éternel, parce que la vérité de son entendement c'est lui-même, comme nous l'avons prouvé (art. S).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la nature du cercle, que trois et deux font cinq, sont des vérités mathématiques qui ont leur éternité dans la pensée de Dieu.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut comprendre qu'une chose est dans tous les temps et tous les lieux de deux manières. 1° Parce qu'elle a dans sa nature assez de ressources pour s'étendre à tous les temps et à tous les lieux ; ce qui convient à Dieu qui est en effet partout et toujours. 2° Parce que sa nature n'a rien qui détermine son existence dans le temps ou dans l'espace. Ainsi on dit que la matière première est une, non parce qu'elle a une forme unique comme l'homme est un d'après l'unité de sa forme, mais parce qu'il n'y a rien en elle qui la distingue d'une chose plutôt que d'une autre. On dit de même que tout ce qui est universel, existe partout et toujours, parce que les universaux sont des abstractions qui échappent aux conditions du temps et de l'espace. Mais on ne doit pas en conclure qu'ils sont éternels, à moins qu'on ne veuille dire qu'ils existent comme tels dans l'entendement divin.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui existe maintenant devait être, parce qu'avant de se produire il existait dans la cause qui l'a produit. Par conséquent si on avait enlevé sa cause, cet effet n'aurait plus eu de raison pour exister. Or, il n'y a que la cause première qui soit éternelle. Par conséquent, s'il a toujours été vrai que les choses qui existent devaient être, c'est qu'elles ont toujours existé dans une cause éternelle qui est Dieu lui-même.

4. II faut répondre au quatrième, que notre entendement n'étant pas éternel, la vérité des propositions que nous formons ne l'est pas non plus, mais qu'elle a eu un commencement. Et avant que cette vérité n'existât il n'était pas vrai de dire qu'elle existait, sinon dans l'entendement divin qui seul possède la vérité éternelle. Mais il est vrai de dire maintenant qu'elle n'existait pas alors. Ce qui n'est vrai toutefois que de la vérité qui est dans notre entendement, et non de la vérité qui existe dans les choses. Car cette vérité qui est en nous a pour objet le non-être, et le non-être n'a rien de vrai en lui-même, il n'a de vérité que celle qui est dans l'entendement qui le perçoit. D'où l'on voit qu'on n'est autorisé à dire qu'une vérité n'a pas existé qu'autant que nous saisissons sa non-existence comme antérieure à son existence même.



I pars (Drioux 1852) Qu.15 a.3