I pars (Drioux 1852) Qu.16 a.8

ARTICLE VIII. — la vérité est-elle immuable (1) ?


(1) Saint Thomas réfute ici l'erreur des agnoëtes, qui prétendaient que l'entendement divin n'est pas toujours dans te même état, et celle de Secundinus, qui vou'aitque Dieu fut changeant.


Objections: 1.. Il semble que la vérité soit immuable. Car saint Augustin dit (De lib. arb. lib. n, cap. 12) que la vérité n'est pas égale à l'esprit, parce qu'elle serait muable comme l'esprit lui-même.

2.. Ce qui reste le même après toute espèce de changement est immuable ; ainsi la matière première n'est ni engendrée, ni corruptible, parce qu'elle reste la même après la génération et la corruption de tous les êtres. Or, la vérité subsiste après tous les changements, parce que, quels que soient les changements qui arrivent, il est toujours vrai de dire d'une chose, qu'elle est ou qu'elle n'est pas. Donc elle est immuable.

3.. Si la vérité des propositions que nous fonnons était susceptible de changer, ce serait surtout quand les choses qu'elles expriment changent elles-mêmes. Or, même dans ce cas elle ne change pas. Car, d'après saint Anselme, la vérité est une certaine règle qui fait que chaque chose remplit ce que l'entendement divin pense d'elle. Or, cette proposition, Socrate est assis, emprunte à la pensée divine sa signification et la conserve même quand Socrate n'est plus assis. Donc la vérité de la proposition ne change pas.

4.. La même cause produit le même effet. Or, la vérité de ces trois propositions : Socrate est assis, s'asseoira, s'est assis, a pour cause la même chose. Donc leur vérité est la même, et il faut que l'une d'elles soit nécessairement vraie. Leur vérité est donc immuable, et il en est de même de toute autre proposition.


Mais c'est le contraire. Car le Psalmiste dit : Les vérités ont été diminuées par les enfants des hommes (Psal, xi, 2).

CONCLUSION. — La vérité de l'entendement divin est seule immuable, celle de notre esprit est changeante parce que nos opinions le sont aussi, et que nous ignorons d'ailleurs beaucoup de choses ; mais la vérité des choses naturelles ne change pas.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), la vérité n'existe, à proprement parler, que dans l'entendement, et les choses sont appelées vraies d'après la vérité qui réside dans l'entendement. Par conséquent c'est au point de vue de l'intellect qu'il faut examiner si la vérité est changeante. Or, la vérité de l'entendement consiste dans sa conformité avec les choses qu'il perçoit. Cette conformité peut varier de deux manières, comme tout rapport en raison de ses deux termes. Ainsi il y a variété du côté de l'entendement quand la chose restant la même, l'esprit s'en fait néanmoins une autre opinion. Il y a encore variation, quand la chose change, bien que l'esprit reste le même. Dans l'un et l'autre cas ce qui était vrai devient faux. Donc, s'il y avait un entendement qui ne fût pas ainsi susceptible de changer d'opinion et qui comprit les choses de telles façon que rien ne pût changer l'idée qu'il en a, la vérité serait en lui immuable. Or, tel est, comme nous l'avons prouvé (quest. xn, art. 13), l'entendement divin. —La vérité qui est en lui est donc immuable, mais il n'en est pas de même de celle qui est dans notre esprit. Ce n'est pas qu'elle soit elle-même le sujet du changement, mais c'est notre esprit qui change en passant du vrai au faux; ce qui fait que ses formes sont variables. Mais la vérité de l'entendement divin, d'après laquelle on appelle vraies toutes les choses naturelles, est absolument immuable.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle de la vérité divine.

2. Il faut répondre au second, que le vrai et l'être rentrent l'un dans l'autre. Ainsi donc comme l'être ne s'engendre ni se corrompt par lui-même, mais par accident dans le sens que tel ou tel être (1) est corrompu ou engendré, comme le dit Aristote (Phys. lib. i, text. 76), de même la vérité change non pas dans le sens qu'aucune vérité ne reste, mais parce que ce qui était vrai dans un temps ne l'est plus ensuite.

(l) L'être, en général, n'est susceptible ni d'être engendré ni d'être corrompu, parce que rien dans la nature ne s'anéantit ; la génération et la corruption ne regardent que les individus.

3. Il faut répondre au troisième, qu'une proposition est vraie, non-seulement comme les autres choses sont vraies quand elle remplit la fin à laquelle l'entendement divin l'a destinée, mais elle est encore vraie d'une manière toute spéciale dans le sens qu'elle exprime la vérité de l'entendement lui-même. Cette vérité consiste dans la conformité de l'esprit avec la chose qu'il perçoit. Cette conformité n'existant plus, la vérité de l'opinion et par conséquent de la proposition est détruite. Ainsi cette proposition : Socrate est.assis, est vraie dans sa forme, parce que ces paroles expriment un sens bien déterminé, et elle est vraie aussi dans sa signification, tant que Socrate est assis, parce qu'elle exprime une opinion vraie. Mais si Socrate se lève, elle reste vraie dans le premier sens et devient fausse dans le second.

(2) Une proposition est vraie logiquement quand elle est construite conformément aux règles du langage, et elle est vraie réellement quand la chose qu'elle exprime est exacte ; c'est la distinction que fait ici saint Thomas.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'action de Socrate qui a déterminé la vérité de cette proposition : Socrate est assis, n'est pas la même sous tous les rapports, pendant, après et avant qu'il est assis. Par conséquent la vérité que cette action produit varie, et elle doit être exprimée par diverses propositions qui expriment le présent, le passé et le futur. De ce que l'une de ces trois propositions est nécessairement vraie, il ne résulte pas que la même vérité reste invariable.


QUESTION XVII. : DE LA FAUSSETE.



Nous avons ensuite à parler de la fausseté, comme opposée à la vérité. — A cet égard quatre questions se présentent : t" La fausseté existe-t-elle dans les choses ? — 2° La fausseté existe-t-elle dans les sens ? — 3° La fausseté existe-t-elle dans l'intelligence? — 4° Y a-t-il opposition entre le vrai et fe faux ?

ARTICLE I. — la fausseté existe-t-elle  dans les choses (3)?

(3) Dans coite question, saint Thomas traite Je la certitude, et il soulève à ce sujet tous les problèmes qui ont été, il y a quelques années, l'objet d'une vive controverse parmi nous. La première chose qu'il examine, c'est de savoir s'il y a des choses fausses objectivement, et* par conséquent, si l'erreur a une cause extrinsèque.

Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas de fausseté dans les choses. Car saint Augustin dit (Sol. lib. n, cap. 8) : Si le vrai est ce qui est, on conclura que le faux n'existe nulle part, quelque répugnance qui s'y trouve.

2.. Le faux est ce qui trompe. Or, les choses ne trompent pas, comme le dit saint Augustin (De ver. rei. cap. 33), parce qu'elles ne montrent que leur apparence. Donc le faux ne se trouve pas dans les choses.

3.. On dit que le vrai est dans les choses par suite du rapport qu'elles ont avec l'entendement divin, comme nous l'avons vu (quest. xvi, art. 1). Or, toutes les choses sont, comme êtres, des images de la Divinité, par conséquent il n'y a point en elles de fausseté.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De vera rei. cap. 34) que tout corps est un corps vrai, mais une fausse unité, parce qu'il imite l'unité et qu'il n'est pas elle. Or, tous les êtres imitent l'unité divine et sont cependant loin de la reproduire. Donc il y a du faux dans tous les êtres.

CONCLUSION. — Dans les choses considérées relativement à l'entendement divin, il n'y a pas de fausseté absolument parlant, sinon dans les êtres libres qui ont le pouvoir de se soustraire à la volonté de Dieu ; mais dans les choses considérées relativement à notre intelligence il peut y avoir fausseté par rapport à la manière dont nous les exprimons et par suite de la manière dont elles ont été produites.

Il faut répondre que le vrai et le faux étant opposés, et leur opposition existant par rapport à une même chose, il faut chercher d'abord la fausseté là où on trouve d'abord la vérité, c'est-à-dire dans l'entendement. Or, il n'y a vérité ou fausseté dans les choses qu'autant qu'elles sont en rapport avec l'entendement. Et comme toute chose emprunte sa dénomination à ce qui lui convient absolument, et ne reçoit qu'une dénomination relative de ce qui ne lui convient qu'accidentellement, on peut dire une chose absolument fausse quand on la compare à l'entendement dont elle dépend et duquel elle relève absolument ; mais si on la compare à une intelligence avec laquelle elle n'est qu'accidentellement en rapport, on ne pourra l'appeler fausse. Or, les choses naturelles dépendent de l'intelligence divine, comme les choses artistiques de l'intelligence humaine. C'est pourquoi on dit que les oeuvres d'art sont absolument fausses quand elles s'écartent des formes artistiques, et on dltd'un artisan qu'il a fait une oeuvre fausse quand il a manqué aux règles de son art. — Dans les choses dépendantes de Dieu on ne peut donc trouver de fausseté dans leurs rapports avec l'entendement divin, car tout ce qui leur arrive procède d'un ordre supérieur établi par l'intelligence suprême. Il n'y a que les agents libres qui aient le pouvoir de se soustraire à cet ordre, et c'est en cela que consiste le péché, qui est appelé par l'Ecriture, fausseté et mensonge, d'après cette parole du Psalmiste: Pourquoi aimez-vous la vérité et cherchez-vous le mensonge (Ps. iv, 3)? C'est dans le même sens qu'on appelle par opposition les actions vertueuses, vérité de la vie, parce qu'elles rentrent dans l'ordre établi par l'intelligence suprême, d'après ce mot de saint Jean : Celui qui accomplit la vérité vient à la lumière (Joan, ni, 21). — Mais, relativement à notre intelligence, les choses naturelles qui ne s'y rapportent qu'accidentellement peuvent être appelées fausses, non absolument, mais à certains égards, et cela de deux manières. 1° Quant à la manière dont on les exprime. Ainsi on pourra dire faux tout ce que le discours exprime ou tout ce que l'esprit se représente faussement. Dans ce sens on peut dire qu'une chose est fausse quand on affirme d'elle ce qu'elle n'est pas. Ainsi un diamètre commensurable est une chose fausse, comme le dit Aristote (Met. v, text. 34), et un acteur tragique est un faux Hector, selon l'expression de saint Augustin (Sol. lib. h, cap. 10). Au contraire on dira qu'une chose est vraie quand on affirme d'elle ce qui lui convient. 2° Les choses peuvent être fausses par suite de la manière dont elles sont produites. Ainsi on appelle fausse une chose qui est produite de façon à ce que l'on ait d'elle une opinion fausse. Et comme nous sommes portés à juger des choses d'après leur forme apparente, parce que nous ne les connaissons d'abord que par les sens qui ont pour objets premiers les accidents extérieurs, il arrive que ce qui a extérieurement une ressemblance avec d'autres objets est appelé faux relativement à ces mêmes objets : ainsi le fiel est un faux miel, l'étain un faux argent. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sol. lib. ii, cap. 6) que nous appelons fausses les choses qui ressemblent aux

vraies. Et Aristote ajoute (Met. lib. v, text. 34) que nous appelons fausses toutes celles qui sont de nature à nous paraître telles qu'elles ne sont pas ou ce qu'elles ne sont pas. De cette manière nous disons encore que l'homme est faux lorsqu'il recherche les opinions ou les locutions fausses (Met. lib. v, text. 34); mais nous ne lui donnons pas ce nom quand il peut les inventer, parce qu'à ce titre on devrait appeler faux les savants et les sages (Met. lib. v, toc. cit.).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on appelle vraie la chose qui se rapporte à l'entendement suivant ce qu'elle est, et qu'on l'appelle fausse quand on établit ce rapport sur ce qu'elle n'est pas. Ainsi un véritable, acteur est un faux Hector. C'est ainsi que comme dans les choses qui sont il y a une sorte de non-être, de même il y a en elles une sorte de fausseté.

2. Il faut répondre au second, que les choses ne trompent pas par elles-mêmes, mais par accident. Elles prêtent à la fausseté parce qu'elles portent avec elles-mêmes la ressemblance de ce qu'elles ne sont pas réellement (1).

(1) Elles paraissent ce qu'elles ne sont pas. Il y n ainsi désaccord entre le paraître et Vêtre.

3. Il faut répondre au troisième, que ce .n'est pas relativement à l'entendement divin qu'on dit que les choses sont fausses, ce qui signifierait qu'elles sont fausses absolument; qu'on ne le dit que relativement à notre esprit, ce qui signifie qu'elles ne le sont que sous certains rapports.

4. Il faut répondre au quatrième argument (2), qu'une représentation ou une ressemblance défectueuse n'emporte avec elle l'idée de fausseté qu'autant qu'elle excite à mal juger une chose. 11 n'y a donc pas fausseté partout où il y a ressemblance, mais seulement partout où il y a une ressemblance trompeuse qui peut induire en erreur. Ce qui ne se trouve que dans un certain nombre de choses.

(2) Les objections précédentes tendaient à prouver qu'il n'y a rien de faux dans tes êtres ; l'objection à laquelle cette quatrième question se rapporte, avait pour but d'établir au contraire qu'il y a du faux en tout. Saint Thomas montre que la vérité est entre ces deux extrêmes.



ARTICLE II. — Y A-T-IL FAUSSETÉ BANS LES SENS (3)?



(3) Les sens sont-ils susceptibles de se tromper ? Cette question, que la philosophie a si souvent agitée, est parfaitement éclaircie par la distinction que fait ici saint Thomas. Il établit clairement en quelles circonstances les sens sont infaillibles, et en quelles circonstances ils ne le sont pas.


Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas fausseté dans les sens. Car saint Augustin dit (De ver. rei. cap. 33) : Si tous les sens nous disent comment ils sont affectés, je ne sache pas que nous soyons en droit de leur demander davantage. Il semble d'après ces paroles que nous ne soyons pas trompés par les sens et qu'il n'y ait pas en eux de fausseté.

2.. Aristote dit (Met. lib. iv, text. 24) que la fausseté n'est pas propre aux sens, mais à l'imagination.

3.. Il n'y a ni vrai, ni faux dans les choses incomplexes, mais seulement dans les choses complexes. Or, ce n'est pas aux sens qu'il appartient de composer et de diviser. Donc il n'y a pas de fausseté en eux.


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Sol. lib. h, cap. 6) que nous sommes trompés par tous nos sens et que les images nous font illusion.

CONCLUSION. — Les sens étant portés par eux-mêmes vers les objets qui leur sont propres, et n'étant qu'accidentellement affectés par ce qui leur est commun, ne sont jamais dans le faux à l'égard de l'objet qui leur est propre, à moins que l'organe ne soit mal disposé; mais à l'égard des objets qui ne leur sont pas propres, ils peuvent nous tromper.

Il faut répondre que la fausseté n'est pas dans les sens autrement que n'y est la vérité; Or, la vérité n'y est pas de telle sorte que les sens la connaissent, mais elle y est en tant que les sens ont une perception vraie des choses sensibles, comme nous l'avons dit (quest. xvi, art. 2). Ce qui a lieu lorsqu'ils saisissent les choses telles qu'elles sont. D'où il arrive qu'il y a fausseté dans les sens, par là même qu'ils^ perçoivent ou qu'ils jugent les choses autrement qu'elles ne sont. Or, ils connaissent les choses en raison de l'image qu'ils en possèdent, et cette image peut être en eux de trois manières différentes : 1° Primitivement et par elle-même, comme la vue possède l'image des couleurs et des autres choses sensibles qui lui sont propres. 2° Par elle-même et non primitivement-, c'est ainsi que la vue a l'image de la figure ou de la grandeur et des autres choses sensibles qui lui sont communes avec d'autres sens. 3° Ni par elle-même, ni primitivement, mais par accident; c'est ainsi que dans la vue il y a l'image d'un homme, non en tant qu'homme, mais comme objet coloré qui se trouve accidentellement être un homme. —A l'égard de leurs objets propres, les sens n'ont pas de fausses connaissances, ou ils n'en ont qu'accidentellement et dans de rares circonstances, par exemple lorsque l'organe est mal disposé et qu'il ne reçoit pas convenablement la forme sensible, comme il arrive à toutes nos facultés passives qui par suite d'une indisposition reçoivent défectueusement l'impression des agents. Ainsi, quand on est malade, l'organe du goût peut être tellement vicié que ce qui est doux paraisse amer. A l'égard des choses sensibles qui leur sont communes, les sens, même à l'état normal, peuvent juger faussement par accident, parce qu'ils ne se rapportent pas à ces objets directement, mais accidentellement et par suite du rapport qu'ils ont avec d'autres objets particuliers (1).

(1) Ainsi les sens peuvent juger faussement de la grandeur, parce qu'ils ne s'adressent pas directement à l'objet étendu, mais à sa dimension apparente.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'affection des sens est la sensation même. Ainsi, quand nos sens nous disent de quelle manière ils sont affectés, nous ne pouvons être trompés dans le jugement que nous portons sur le sentiment que nous éprouvons (2) ; mais comme les sens sont quelquefois affectés par les objets extérieurs d'une manière qui n'est pas conforme à la nature de ces objets, il s'ensuit qu'ils nous font quelquefois voir les choses autrement qu'elles ne sont. Ainsi donc les sens nous trompent par rapport aux objets qu'ils nous font connaître, mais ils ne nous trompent pas à l'égard des affections que nous éprouvons.

(2) C'est ce qu'on a'exprimé en disant que les sens jugent infailliblement de rebus in ordine ad nos.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que l'erreur n'est pas propre aux sens, parce que les sens ne se trompent pas à l'égard de leur objet propre. C'est pourquoi, dans une autre version, la pensée d'Aristote est mieux rendue par ces paroles : Les sens ne trompent pas à l'égard de leur objet propre. L'imagination est une source d'erreur, parce qu'elle représente l'image d'une chose absente. Par conséquent quand on prend l'image de la chose pour la chose elle-même, il en résulte une fausseté. C'est ce qui fait dire à Aristote [Met. lib. v, text. 34) que les ombres, les peintures et les songes sont des faussetés, parce que les choses dont ils donnent l'image n'existent pas.

3. Il faut répondre au troisième, que cet argument prouve que l'erreur n'existe pas dans les sens comme dans le sujet qui connaît le vrai et le faux.


ARTICLE III. — la fausseté est-elle  dans  l'entendement (3)?



(3) L'intelligence, peut-elle se tromper? Sain! Thomas passe ainsi en revue tous nos moyens de connaître, pour nous apprendre le degré de confiance que nous devons accorder à chacun d'eux.


Objections: 1.. Il semble que la fausseté n'existe pas dans l'entendement. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. jlxxxiii, quaest. 32) : Quiconque se trompe n'a pas l'intelligence de la chose sur laquelle il se trompe. Or, on dit que la fausseté consiste dans une sorte de connaissance qui nous induit en erreur. Donc elle n'existe pas dans l'entendement.

2.. Aristote dit (De anima, lib. m, text. SI) que l'entendement est toujours droit. Donc la fausseté n'est pas en lui.


Mais c'est le contraire. Là où il y a combinaison de pensées (1), il y a vérité et fausseté, dit Aristote (De anima, lib. m, text. 21). Or, cette combinaison se fait dans l'entendement. Donc il y a vérité et fausseté dans l'entendement.

(1) Le mot grec employé par Aristote, voy/jâ-twv a le même radical que celui qui exprime l'intelligence. Saint Thomas l'a traduit par le mot intellecluum, mais en français il n'était pas possible de lui conserver ainsi son radical.

CONCLUSION. — La fausseté n'existe qu'accidentellement dans l'entendement qui conçoit l'essence ou la quiddilé des choses ; mais elle existe dans l'entendement qui compose et qui divise.

Il faut répondre que comme une chose a l'être par sa forme propre, de même la faculté de connaître a la connaissance par la ressemblance ou l'image de l'objet connu. Par conséquent, comme un être naturel ne peut être absolument dépouillé des propriétés essentielles que sa forme suppose, et qu'il ne peut être défectueux que sous le rapport des accidents ou des conséquents — ainsi un homme, par exemple, peut être privé de ses pieds ou d'autres membres, mais on ne peut le dépouiller de ce qui constitue la nature humaine—de même la faculté de connaître ne peut se tromper à l'égard de la chose dont elle a en elle-même l'image, mais elle peut faillir à l'égard de ses accidents ou de ses conséquences. Ainsi nous avons dit que la vue ne se trompe pas sur son objet propre, mais bien sur les objets communs (2) qui en sont une conséquence et sur les accidents qui s'y rattachent. Or, comme les sens sont directement affectés par l'image des objets sensibles qui leur sont propres, de même l'intelligence l'est par la ressemblance de la quiddité de la chose. C'est pourquoi elle ne peut pas plus se tromper sur cette quiddité que les sens ne peuvent se tromper par rapport à leur objet propre. Mais elle peut se tromper en composant ou en divisant. Ainsi elle peut attribuer à la chose dont elle connaît la quiddité telle propriété qui n'en est pas la conséquence, ou m"me qui lui est contraire. Par conséquent l'entendement peut se tromper dans ses jugements de la même manière que les sens à l'égard des choses sensibles qui leur sont communes ou qu'ils perçoivent par accident. En y mettant toutefois cette différence que nous avons exprimée (quest. xvi, art. 2) à l'égard de la vérité, c'est que la fausseté peut être dans l'entendement, non-seulement parce que ses connaissances sont fausses, mais parce que l'intelligence connaît la fausseté d'une chose aussi bien que sa vérité, tandis que la fausseté ne peut exister dans les sens et être connue d'eux comme telle, ainsi que nous l'avons dit (art. préc). Il n'y a donc, à proprement parler, de fausseté dans l'entendement que par rapport aux combinaisons (3). Cependant il peut y avoir aussi fausseté accidentellement dans l'acte par lequel l'intelligence connaît l'essence des choses. C'est ce qui arrive quand une sorte de combinaison vient se joindre à cet acte, ce qui a lieu en deux circonstances : 1° quand l'entendement attribue à une chose la définition d'une autre, comme si on appliquait à l'homme la définition du cercle ; parce que la définition d'une chose est fausse par rapport à une autre ; 2° quand on réunit dans une même définition des choses qui ne peuvent s'accorder entre elles. Dans ce cas la définition est fausse non-seulement par rapport à son objet, mais elle est fausse en elle-même. Ainsi cette définition : un animal raisonnable à quatre pieds, implique une fausseté dans l'entendement. Et l'entendement est tombé dans le faux en formant cette proposition :ily a un animal raisonnable qui a quatre pieds ; il y a là erreur de combinaison (1). Mais quand l'entendement ne compose pas et qu'il s'arrête aux essences simples, pures, il ne peut jamais être faux, il est vrai, ou il ne comprend absolument rien.

(2) Communs à plusieurs sens comme la grandeur.

(3) Je n'ai pas vu de terme plus convenable pour rendre le mot compositio que saint Thomas emploie.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'essence de la chose étant l'objet propre de l'entendement, nous disons que nous comprenons une chose quand nous l'avons ramenée à ses principes essentiels et que nous l'avons jugée à cet état, comme il arrive dans les démonstrations où l'erreur n'est pas possible. C'est ainsi qu'il faut entendre cette parole de saint Augustin, que celui qui se trompe ne comprend pas la chose sur laquelle il se trompe ; mais l'illustre docteur n'a pas voulu dire par là qu'aucune des opérations de notre esprit n'était susceptible d'erreur.

(1) On a réuni ensemble des parties qui ne se conviennent pas.

2. Il faut répondre au second, que l'entendement est toujours droit par rapport aux principes sur lesquels il ne peut pas plus se tromper que sur l'essence des choses. Les principes évidents par eux-mêmes sont ceux qu'on saisit aussitôt qu'on a l'intelligence des termes qui les composent, parce que le prédicat est contenu dans la définition même du sujet (2).

(2) On voit que saint Thomas s'en rapportait à l'évidence. Il n'a, d'ailleurs, fait que développer ici les idées qu'Aristote expose dans son traité de l'âme (Voy. liv. m, chap. 6 .



ARTICLE IV. ¦ le  vrai et le faux sont-ils contraires (3)?


(3) Cette question se rattache à la logique, et elle a son importance. Aristote la traite fort longuement dans le dernier chapitre de son Herme-nia, où il prouve que les propositions contraires se tirent de la nature des pensées contraires, et que les pensées vraiment contraires sont celles qui affirment et qui nient une même chose d'une même chose.


Objections: 1.. Il semble que le vrai et le faux ne soient pas contraires. Car le vrai et le faux sont opposés comme ce qui est et ce qui n'est pas. En effet, le vrai est ce qui est, comme le dit saint Augustin (Sol. lib. n, cap. 5). Or, ce qui est et ce qui n'est pas ne sont pas opposés comme contraires. Donc le vrai et le faux ne sont pas contraires.

2.. De deux choses contraires l'une n'est pas renfermée dans l'autre. Or, le faux est dans le vrai, parce que, comme dit saint Augustin, un acteur ne serait pas un faux Hector s'il n'était un véritable acteur (Sol. lib. n, cap. 10). Donc le vrai et le faux ne sont pas contraires.

3.. En Dieu il n'y a pas de contraire. Car rien n'est contraire à la substance divine, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xii, cap. 2). Or, la fausseté est opposée à Dieu, puisque dans les saintes Ecritures on appelle l'idolâtrie un mensonge : Ils ont pris le mensonge, c'est-à-dire, d'après la glose, les idoles (Jer. vin, S). Donc le vrai et le faux ne sont pas contraires.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (Periher. lib. n, cap. ult.) qu'une opinion fausse est contraire à une opinion vraie.

CONCLUSION. — Le vrai et le faux, quand ils ont un rnèine sujet et qu'ils posent en lui quelque chose, sont contraires.

Il faut répondre que le vrai et le faux sont opposés comme contraires et non comme l'affirmation et la négation (4), suivant le sentiment de quelques philosophes. — En effet, la négation ne pose rien et ne se détermine aucun sujet propre, et pour ce motif elle peut s'appliquer à l'être aussi bien qu'au non-être. La privation ne pose rien, mais elle se détermine un sujet, ce qui la fait définir par Aristote (Met. lib. iv, text. 41, et lib. v, text. 27) une négation dans le sujet : ainsi on n'appelle aveugle que celui qui est fait pour voir. Le contraire pose quelque chose et a un sujet ; ainsi le noir est une espèce de couleur. Le faux pose quelque chose; car, comme dit Aristote (Met. lib. iv, text. 27), il est faux, parce qu'il affirme l'existence de ce qui n'est pas, ou la non-existence de ce qui est. Ainsi, comme le vrai pose l'acception adéquate de la chose, de même le faux en pose l'acception non adéquate. D'où il est évident que le vrai et le faux sont contraires.


(4) L'affirmation et la négation sont seulement contradictoires,


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qui est dans les choses est la vérité de la chose, mais que ce qui est tel qu'on le comprend est vrai pour l'entendement où la vérité réside primitivement. D'où l'on voit que le faux est ce qui n'est pas tel qu'on le comprend. Or, concevoir l'être et le non-être, c'est, d'après Aristote, faire deux actes contraires ; car il prouve que ces deux propositions : le bien est bon, le bien n'est pas bon, sont contraires (Periher. lib. n, cap. ult.).

2. Il faut répondre au second, que le faux ne repose pas sur le vrai qui lui est contraire, ni le mal sur le bien qui lui est contraire, mais sur celui qui leur sert de sujet. Et il en est ainsi parce que le vrai est contraire au faux, le bien au mal, et qu'ils se réduisent à l'être. Ainsi comme toute privation repose sur un sujet qui est un être, de même tout mal repose sur un bien quelconque, et tout ce qui est faux repose sur quelque chose de vrai.

3. Il faut répondre au troisième, que les choses contraires et opposées n'étant en dernière analyse qu'une privation, il n'y a point de contraire en Dieu considéré en lui-même-, il n'y en a ni sous le rapport de sa bonté, ni sous celui de sa vérité, puisqu'il ne peut y avoir de fausseté dans son entendement. Mais dans notre pensée la notion de Dieu peut avoir son contraire. Car la notion fausse de sa divinité est contraire à la notion véritable. Ainsi les saintes Ecritures appellent les idoles des mensonges, par opposition à la vérité divine, parce que l'idolâtrie est une erreur contraire aux véritables sentiments qu'on doit avoir sur l'unité de Dieu.



QUESTION XVIII. : DE LA VIE DE DIEU.


Comprendre étant le propre des êtres vivants., après avoir traité de la science et de l'intelligence divine, il faut pariente sa vie. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Quels sont les êtres qui vivent? — T Qu'est-ce que la vie? — 3" La vie est-elle en Dieu? — 4" Toutes les choses sont-elles vie en Dieu?

ARTICLE I. — toutes les choses naturelles sont-elles vivantes (1)?


(1) On peut être étonné de trouver des questions semblables dans une Somme thèologique. Mais il faut se rappeler que saint Thomas considérait , à juste titre, la théologie comme la science des sciences, et qu'il faisait un devoir à tout docteur de connaître les sciences naturelles, parce qu'une fonte d'erreurs ont eu là leur origine tVoy. ce qu'il dit à ce sujet, Summ. cont. Cent. lib. ni.


Objections: 1.. Il semble que toutes les choses naturelles soient vivantes. Car Aristote dit (Phys. lib. viii, text. 1) que le mouvement est une sorte de vie répandue dans tous les êtres qui existent. Or, tout ce" qui existe dans la nature participe au mouvement. Donc toutes les choses naturelles participent à la vie.

2.. On dit que les plantes vivent, parce qu'il y a en elles le principe d'un mouvement qui les fait croître et décroître. Or, le mouvement local est plus parfait et naturellement antérieur au mouvement d'accroissement et de décroissement, comme le prouve Aristote (Phys. Mb. viii, text. S6). Donc, puisque tous les corps naturels ont un principe quelconque de mouvement local, il semble que tous les êtres naturels vivent.

3.. Parmi les corps naturels il y a des éléments très-imparfaits auxquels on attribue cependant la vie ; ainsi on dit des eaux vives. Donc à plus forte raison les autres corps naturels ont-ils la vie.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 6) que dans les plantes brille le dernier reflet de la vie et qu'elles sont les dernières des créatures vivantes. Or, les corps inanimés sont au-dessous des plantes. Donc ils ne vivent pas.

CONCLUSION. — Le mouvement étant le moyen de distinguer les êtres qui vivent de ceux qui ne vivent pas, on appelle, à proprement parler, vivants les êtres qui se meuvent eux-mêmes d'une certaine manière.

Il faut répondre que nous pouvons emprunter aux êtres qui vivent évidemment les notions nécessaires pour distinguer ce qui vit de ce qui ne vit pas. Or, les animaux vivent évidemment ; car il est dit dans Aristote (De plantis, lib. i, cap. I) que la vie se montre surtout dans les animaux. Il faut donc, d'après leur caractère, distinguer les êtres qui vivent de ceux qui ne vivent pas, et ces caractères se révèlent surtout au début et à la fin de la vie. — Or, le premier signe de vie dans l'animal c'est la production de mouvements spontanés, et nous disons qu'il vit tant que ces mouvements persévèrent en lui. Mais quand il cesse de se mouvoir par lui-même, et qu'il est mû seulement par un autre, on dit que la vie n'est plus en lui, qu'il est mort. D'où il est clair qu'il n'y a de vivant à proprement parler que les êtres qui se meuvent eux-mêmes d'une certaine manière, soit qu'ils aient le mouvement proprement dit que l'on appelle l'acte de l'être imparfait, c'est-à-dire de l'être qui existe en puissance, soit qu'ils aient le mouvement que l'on appelle communément l'acte de l'être parfait, et qui est le propre de l'intelligence et du sentiment, comme le dit Aristote (De anima, Mb. m, text. 28). Ainsi donc, on appelle vivants tous les êtres qui se meuvent et qui agissent d'eux-mêmes, tandis qu'on n'accorde cette épithète que par analogie aux êtres qui ne sont par leur nature susceptibles ni de se mouvoir, ni d'agir (I).

(1) Cette erreur fut celle de Campanella, qui attribuait la vie et le sentiment à tous les êtres.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce mot d'Aristote peut s'entendre du mouvement premier, c'est-à-dire du mouvement des corps célestes ou du mouvement en général. Dans ces deux sens on appelle par analogie, mais non à proprement parler, le mouvement la vie des corps naturels. Car le mouvement céleste est pour tous les autres corps de la nature ce qu'est pour l'animal le mouvement du coeur, qui est la condition de la vie. De même le mouvement naturel est aussi pour les choses de la nature ce qu'est pour le corps humain toute action vitale. De telle sorte que si l'univers n'était qu'un seul et m»me animal, et que ce mouvement eût son origine, comme quelques-uns l'ont supposé (2), clans un principe intérieur, il s'ensuivrait qu'il serait la vie de tous les corps qui existent dans la nature.

(2) Ce sentiment fut celui tic plusieurs philosophes anciens. Pythagore faisait de l'universalité des êtres un tout auquel il donnait une ame pour l'animer, et Zenon faisait du monde un grand animal de figure sphérique, nageant dans le vide (Dioç. f.aert. lib. vu, cap. 139).

2. Il faut répondre au second, que le mouvement ne convient aux corps graves et légers qu'autant qu'ils sont en dehors des lois de leur nature, comme quand ils sont hors du lieu qui leur est propre. Car quand ils sont dans leur lieu propre et naturel, ils sont en repos. Pour les plantes et les autres choses qui ont vie, elles se meuvent non d'un mouvement local, mais d'un mouvement vital qui est une des lois de leur nature, et même ce mouvement vital ne peut cesser sans que les lois de leur nature ne soient en même temps violées. — De plus, les corps graves et légers n'ont de mouvement que celui qui leur est imprimé par une cause extérieure qui leur donne la forme qu'ils ont en les engendrant, ou qui les détruit par une action contraire, comme le dit Aristote (Phys. lib. viii, text. 12). Ainsi ils ne se meuvent pas comme les êtres vivants.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on appelle eaux vives celles qui coulent sans cesse. On appelle mortes les eaux dont le cours n'est pas continuel, mais qui sont stagnantes, comme les eaux des citernes et des étangs. On parle ainsi par analogie. Car, selon qu'elles paraissent se mouvoir, elles sont une image de la vie, quoiqu'il n'y ait pas en elles ce qui fait l'essence même de la vie, parce qu'elles n'ont pas d'elles-mêmes ce mouvement, et qu'elles le doivent seulement à une cause extérieure, comme il en est du mouvement de tous les autres corps graves ou légers.



I pars (Drioux 1852) Qu.16 a.8