I pars (Drioux 1852) Qu.19 a.10

ARTICLE X. — dieu a-t-il  le  libre arbitre (3)?


(3) Cet article revient à la question que nous avons traitée, art. 5. L'Ecriture expose cette vérité en une multitude d'endroits (Rom. IX) : Cujus vult miseretur, et quem vult indurat. (Jer. xviii) : Ecce figulus faciebat opus, etc. Voyez cette magnifique allégorie.


Objections: 1.. Il semble que Dieu n'ait pas de libre arbitre. Car saint Jérôme dit dans son homélie sur l'Enfant prodigue (Epist, cxlvi) : Il n'y a que Dieu qui ne pèche pas et qui ne puisse pas pécher. Pour les autres êtres, puisqu'ils ont leur libre arbitre ils peuvent faire le bien comme le mal.

2.. Le libre arbitre est la faculté qu'ont la raison et la volonté de choisir entre le bien et le mal. Or, comme nous l'avons dit (art. préc), Dieu ne veut pas le mal. Donc il n'a pas en lui de libre arbitre.


Mais c'est le contraire, Mais c'estle contraire. Car saint Ambroise dit [De fid. lib. n, cap. 3) : L'Esprit-Saint distribue ses dons à chacun comme il le veut, c'est-à-dire d'après son libre arbitre, sans obéir à la nécessité.

CONCLUSION. — Dieu a le libre arbitre à l'égard des choses extérieures qu'il ne veut pas nécessairement, mais par rapport à lui il n'a aucune liberté parce qu'il se veut nécessairement.

Il faut répondre que nous avons nous-mêmes le libre arbitre à l'égard des choses que nous ne voulons pas nécessairement ou instinctivement. Car vouloir être heureux n'est pas de notre part un acte libre, mais un acte instinctif. C'est pourquoi les autres animaux, dont tous les mouvements sont réglés par l'instinct de la nature, ne sont pas considérés comme doués du libre arbitre. Puisque Dieu veut nécessairement sa bonté et qu'il y a des choses qu'il ne veut pas nécessairement, comme nous l'avons prouvé (art. 3), il a le libre arbitre par rapport aux choses qu'il ne veut pas nécessairement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Jérôme refuse à Dieu le libre arbitre non d'une manière absolue, mais seulement selon qu'il est susceptible de péché.

2. Il faut répondre au second, que le mal du péché étant directement opposé à la bonté divine par laquelle Dieu veut toutes choses, comme nous l'avons prouvé (art. 3), il est évident qu'il est impossible qu'il veuille ce mal. Néanmoins il a le libre arbitre, puisqu'il peut se déterminer entre deux choses opposées. Ainsi il peut vouloir que ceci soit ou ne soit pas, comme nous pouvons, sans pécher, vouloir nous asseoir ou ne pas le vouloir.


ARTICLE XI. — faut-il   distinguer  en  dieu  la  volonté   de   signe (1)?


(1) Les théologiens distinguent la volonté de signe [signi] et la volonté de bon -plaisir [beneplaciti). La volonté de bon plaisir est un acte intérieur et véritable de la volonté divine, qui a pour terme un objet qui lui plaît; telle est, par exemple, la volonté qu'a Dieu de donner sa gloire aux élus. La volonté de signe n'est pas l'acte interne et véritable de la volonté divine, c'en est seulement le signe. Le mot de volonté ne lui convient même que dans un sens impropre et métaphorique. C'est ainsi qu'on appelle un testament la volonté du testateur, parce qu'il exprime ses derniers desseins.


Objections: 1.. Il semble qu'on ne doive pas distinguer en Dieu la volonté de signe. Car la volonté de Dieu est comme sa science. Or, on ne reconnaît pas de signes en lui sous le rapport de la science. Donc il ne doit pas non plus y en avoir sous le rapport de la volonté.

2.. Tout signe qui ne se rapporte pas avec l'objet qu'il signifie est faux. Par conséquent si les signes qu'on attribue à la volonté divine ne s'accordent pas avec elle, ils sont faux ; s'ils concordent, il est inutile de les assigner. Donc on ne doit pas désigner de signes à l'égard de la volonté divine.


Mais c'est le contraire. Car la volonté de Dieu est une, puisqu'elle est son essence. Quelquefois cependant on en parle au pluriel, comme quand on dit : Les oeuvres du Seigneur sont grandes, elles sont proportionnées à toutes ses volontés (Ps. ex, 2). Donc il faut que l'on prenne quelquefois le signe de la volonté pour la volonté elle-même.

CONCLUSION. — On distingue en Dieu la volonté de signe de la volonté propre ou de bon plaisir.

Il faut répondre qu'il y a des choses qu'on applique à Dieu dans un sens propre, et d'autres qui ne lui conviennent que dans un sens métaphorique, comme nous l'avons dit (quest. xviii, art. 3). Ainsi, quand nous attribuons à Dieu métaphoriquement quelques-unes des passions humaines, nous nous fondons sur l'analogie ou la similitude de l'effet. Dès lors le signe qui manifeste en nous cette passion peut aussi se rapporter à la Divinité dans un sens métaphorique. Ainsi l'homme en colère étant porté à punir, la punition est pour nous le signe de la colère ; c'est pour cela qu'en parlant de Dieu nous employons le mot colère pour désigner un châtiment qu'il inflige. De même le signe qui manifeste ordinairement notre volonté est quelquefois employé métaphoriquement comme indiquant la volonté de Dieu. Ainsi quand on commande une chose, c'est un signe qui indique qu'on veut qu'elle soit faite. C'est ce qui fait que nous prenons quelquefois dans un sens métaphorique le précepte de Dieu pour sa volonté, comme quand nous disons : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel (Matth, vi, 10). Il y a toutefois cette différence entre la volonté et la colère, que celle-ci ne s'entend jamais au propre, parce qu'elle implique fondamentalement une passion, tandis que la volonté peut être prise au propre à l'égard de Dieu. De là on distingue en Dieu, deux sortes de volonté, une volonté propre et une volonté métaphorique. Sa volonté propre est appelée volonté de bon plaisir, et sa volonté métaphorique, volonté de signe, parce qu'on prend dans ce cas le signe de la volonté pour la volonté même.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la science n'est cause de ce qui se fait que par l'intermédiaire de la volonté. Car nous ne réalisons les choses dont nous avons connaissance qu'autant que nous le voulons, et c'est pour cela qu'on ne distingue pas de signe par rapport à la science comme par rapport à la volonté.

2. Il faut répondre au second, que nous appelons volontés divines, les signes dé la volonté, non parce qu'ils signifient réellement ce que Dieu veut, mais parce que nous appelons en Dieu volontés divines les signes qui sont pour nous l'expression ordinaire de nos volitions. Ainsi le châtiment ne signifie pas qu'il y ait colère en Dieu, mais à propos du châtiment nous disons que Dieu est irrité, parce qu'en nous le châtiment est le signe ordinaire de la colère (1).

(1) La Volonté de signe, comme on le voit, s'entend métaphoriquement ; il n'y a que la volonté de bon plaisir qui soit la volonté de Dieu proprement dite. Toutes ces distinctions sont nécessaires pour qu'il n'y ait pas d'équivoque dans les termes quand on parle de la volonté divine.


ARTICLE XII. — est-il convenable de distinguer par rapport a la volonté divine cinq signes (2)?


(2) Ces distinctions qu'on a beaucoup trop sévèrement critiquées sont cependant on ne peut mieux fondées en raison. Elles jettent d'ailleurs beaucoup de jour sur les problèmes ardus qui se rattachent à la volonté de Dieu et à ses rapports avec les hommes.


Objections: 1.. Il semble qu'il ne soit pas convenable de reconnaître par rapport à la volonté divine cinq signes, savoir : la prohibition, le précepte, le conseil, Yopération, et la permission. Car Dieu opère quelquefois en nous ce qu'il nous commande ou ce qu'il nous conseille, et il nous permet quelquefois ce qu'il nous défend. Donc cette division est mauvaise, puisque les parties rentrent les unes dans les autres.

2.. Dieu n'opère rien qu'il ne le veuille, comme il est dit au livre de la Sagesse (Sap. xi). Or, la volonté de signe se distingue de la volonté de bon plaisir. Donc Yopération ne doit pas être comprise dans la volonté de signe.

3.. h'opération et la permission regardent en général toutes les créatures, puisque dans toutes Dieu opère et que dans toutes il permet quelque chose. Or, le précepte, le conseil et la prohibition ne regardent que les créatures raisonnables. Donc cette division est mal faite, puisque toutes les parties n'appartiennent pas au même ordre.

4.. Le mal se fait d'un plus grand nombre de manières que le bien. Car le bien ne se fait que d'une manière, tandis que le mal se fait d'une multitude de façons, comme le disent Aristote [Eth. lib. n, cap. 6) et saint Denis (De div. nom. cap. 4). Il ne paraît donc pas convenable qu'on ne reconnaisse qu'un signe qui ait rapport au mal, savoir la prohibition, .et qu'on en distingue deux qui se rapportent au bien, savoir, le conseil et le précepte.


CONCLUSION. — La volonté divino se manifeste par cinq signes, qui sont : la prohibition et la permission par rapport au mal ; le précepte, le conseil et l'opération par rapport au bien.

Il faut répondre qu'on appelle ici signes de la volonté les moyens par lesquels nous avons coutume de montrer que nous voulons quelque chose. Or, on peut manifester que l'on veut quelque chose par soi-même ou par un autre. On le manifeste par soi-même directement ou indirectement et par accident. On le manifeste directement lorsqu'on l'opère par soi-même, et dans ce cas le signe reçoit le nom à'opération. On le manifeste indirectement lorsqu'on ne s'oppose pas à son exécution. Car Aristote a dit (Phys. lib. viii, text. 32) que ne pas empêcher une chose c'est la faire par accident ou indirectement. Alors le signe s'appelle permission. — On manifeste par un autre qu'on veut une chose, en le disposant à la faire, [soit en l'y contraignant de force comme quand on ordonne à quelqu'un de faire ce que l'on veut (I), ou qu'on lui défend de faire le contraire (2), soit en l'y engageant d'une manière persuasive, et dans ce cas le signe de la volonté prend le nom de conseil. L'homme ayant cinq manières de manifester sa volonté, nous distinguons pour ce motif cinq signes de la volonté divine (3). — D'ailleurs le précepte, le conseil et la prohibition sont appelés dans les saintes Ecritures des signes de la volonté divine. Car il est dit dans saint Matthieu : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel (Matth, vi, 10). D'après saint Augustin, la permission et Yopération sont aussi deux signes de la volonté suprême. Car il dit : Rien ne se fait si le Tout-Puissant ne veut ou ne permet que cela se fasse, ou s'il ne l'opère lui-même (Enchir. cap. 95). On peut dire aussi que la permission et Yopération se rapportent au présent, la permission au mal, Yopération au bien ; que la prohibition est toujours relative au mal, le précepte relatif au bien obligatoire, elle conseil relatif au bien de subrogation, et qu'ils se rapportent tous les trois à l'avenir.

(1) Alors il y a précepte.

(2) Dans ce cas il y a prohibition.

(3) Cette analogie entre l'homme et Dieu repose sur ce principe : c'est que nous ne pouvons parler de Dieu que d'après notre manière de concevoir ; c'est pourquoi il arrive souvent à saint Thomas de passer ainsi de l'âme humaine ou des choses naturelles aux choses divines, procédant ainsi du plus connu à ce qui l'est moins.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche qu'à l'égard de la même chose on manifeste de différentes manières ce que l'on sent. On peut se servir de plusieurs signes pour indiquer la même chose, comme on emploie plusieurs mots pour exprimer la même idée. Il n'y a donc pas répugnance à ce que la même chose soit l'objet d'un précepte, d'un conseil, d'une opération, d'une défense ou d'une permission.

2. Il faut répondre au second, que comme la volonté métaphorique de Dieu peut signifier quelque chose que ne veut pas sa volonté propre, de même elle peut aussi signifier quelque chose qu'il veut réellement. Rien n'empêche donc que la volonté de bon plaisir et la volonté de signe n'aient le même objet. Mais Yopération fait toujours une seule et même chose avec sa volonté de bon plaisir, tandis qu'il n'en est pas de même du précepte et du conseil. Car l'opération se rapporte au présent, le précepte et le conseil à l'avenir. L'opération est l'effet direct de la volonté divine, tandis que le précepte et le conseil supposent un intermédiaire, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la créature raisonnable est maîtresse de son action; c'est pourquoi on distingue par rapport à elle des signes particuliers de la volonté divine, d'après lesquels Dieu la laisse agir volontairement et par elle-même, tandis que les autres créatures n'agissent qu'autant que la puissance divine les meut, et c'est ce qui fait qu'à leur égard il n'y a pas lieu d'admettre autre chose que l'opération et la permission.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mal du péché, quoiqu'il se produise de bien des manières, se réduit cependant à un seul point, c'est qu'il est en désaccord avec la volonté divine. Voilà pourquoi, sous le rapport du mal, on ne distingue qu'un seul signe, qui est la prohibition. Le bien se rapporte de différentes manières à la bonté divine. Ainsi, il y a le bien sans lequel on ne peut arriver à la jouissance de la bonté divine, celui-là est de précepte. Il y a aussi le bien qui doit nous y faire parvenir plus parfaitement, celui-ci est de conseil. On peut dire encore que le conseil n'a pas seulement pour but de nous engager à faire le plus de bien possible, mais encore à éviter les moindres maux.



QUESTION XX. : DE  L'AMOUR  DE  DIEU.


Nous avons ensuite à parler de ce qui appartient absolument à la volonté divine. Or, dans la partie appétitive de notre âme, nous trouvons les passions, telles que la joie, l'amour, etc., ainsi que les habitudes des vertus morales, telles que la justice, la force, etc. Nous traiterons donc : 1° de l'amour de Dieu, 2° de sa justice, 3° de sa miséricorde. — A l'égard de l'amour de Dieu quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il amour en Dieu? — 2° Dieu aime-t-il tout ce qui existe? — 3° Aime-t-il une créature plus qu'une autre? — 4° Aime-t-il les meilleures plus que les autres?


ARTICLE I. — y a-t-il  amour en dieu (1)?


(1) Cet article est une réfutation des novatiens, qui osèrent avancer que Dieu était cruel.


Objections: 1.. Il semble que l'amour ne soit pas en Dieu. Car en Dieu il n'y a pas de passion, et l'amour est une passion. Donc il n'y a pas d'amour en Dieu.

2.. L'amour, la colère, la tristesse et les autres passions sont les membres opposés d'une même division. Or, la tristesse et la colère ne conviennent à Dieu que métaphoriquement. Donc l'amour ne lui convient pas autrement.

3.. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) : L'amour est une force qui unit et qui rassemble. Or, en Dieu une telle force ne peut exister, puisqu'il est absolument simple. Donc en Dieu il n'y a pas amour.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean dit : Dieu est charité (2) (I. Ep. iv, 16).

(2) Ce texte va même plus loin que la proposition ; car il prouve, non-seulement que l'amour existe en Dieu, niais que Dieu est amour. D'ailleurs ces deux choses, pour Dieu, reviennent au même, parce que tout ce qui est en lui est une même chose que son être et que son essence,

CONCLUSION. — Puisqu'il y a en Dieu volonté, il est bien nécessaire d'admettre qu'il y a amour en lui, car l'amour est la cause et le principe de tous les mouvements de cette faculté.

Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre qu'il y a amour en Dieu. Car le premier mouvement de la volonté et de la partie appétitive, c'est l'amour. En effet, tout acte de la volonté et de la faculté appétitive tendant au bien et au mal comme à leurs objets propres, mais le bien étant l'objet principal et direct de la volonté et de l'appétit, tandis que le mal n'est que leur objet secondaire et indirect, puisqu'elles ne le veulent qu'autant qu'il est opposé au bien, il faut naturellement que les actes de la volonté et de l'appétit qui se rapportent au bien soient placés avant ceux qui se rapportent au mal. Ainsi, la joie est avant la tristesse, l'amour avant la haine. Car ce qui existe par soi est toujours antérieur à ce qui existe par un autre.—En outre,ce qui est plus général est naturellement antérieur à ce qui l'est moins. Par conséquent, l'intelligence serapporte au vrai en général plutôt qu'au vrai en particulier. Or, il y a des actes delà volonté et de l'appétit qui se rapportent au bien dans des conditions spéciales. Ainsi, la joie et la délectation ont pour objet le bien dans le présent et dans le passé, tandis que le désir et l'espérance ne regardent le bien que dans l'avenir. Mais l'amour se rapporte au bien en général, qu'on l'ait ou qu'on ne l'ait pas. Donc l'amour est naturellement le premier acte de la volonté et de l'appétit. C'est pour cela que tous les autres mouvements de l'appétit présupposent l'amour comme leur première source. Car on ne peut désirer que le bien qu'on a aimé, et on ne peut se réjouir d'autre chose. La haine n'a aussi pour objet que ce qui est opposé à la chose aimée. De même, il est évident que la tristesse et les autres passions se rapportent à l'amour comme à leur premier principe. Donc, partout où il y a volonté ou appétit, il faut qu'il y ait amour. Supprimez l'un, vous supprimez le reste (I). Or, nous avons prouvé qu'il y avait volonté en Dieu (quest. xix, art. 1). Donc il est nécessaire d'admettre qu'il y a en lui amour.

(1) Cette théorie, qui rapporte tout à l'amour, se rencontrera encore quand il s'agira des passions de l'âme. Bossuet l'a reproduite dans son masnilique traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Il a dit d'après saint Thomas : Otez l'amour, il n'y a plus de passions, et posez l'amour, vous les faites naître toutes (édit. de Versailles, tome xxxiv, p. 85-8C).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'intelligence n'agit que par le moyen de l'appétit, et comme la raison générale n'agit en nous que par le moyen d'une raison particulière, d'après ce que dit Aristote [De anim. lib. m, text. 57), de même l'appétit intelligcntiel, qu'on appelle la volonté, agit en nous au moyen de l'appétit sensitif, qui influe le plus directement et le plus prochainement sur le corps. C'est ce qui fait que l'appétit sensitif a toujours pour effet quelque changement dans les dispositions du corps, surtout par rapport au coeur, qui est le premier principe du mouvement dans les animaux. Et ce sont ces actes de l'appétit sensitif qui, par suite des transformations corporelles qu'ils produisent, reçoivent le nom de passions; mais on ne le donne pas aux actes de la volonté. Ainsi, l'amour, la joie et la délectation, quand ils se rapportent à l'appétit sensitif, sont des passions ; mais on ne leur donne pas ce nom quand ils ont rapport à l'appétit intelli-gentiel, et c'est dans ce sens qu'ils existent en Dieu. D'où Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. ult.) que Dieu se réjouit par une opération simple et unique, et que pour ce motif il aime sans passion.

2. Il faut répondre au second, que dans les passions de l'appétit sensitif il faut considérer quelque chose de matériel qui est le changement qui se passe dans le corps, et quelque chose de formel qui provient de l'appétit lui-même. Ainsi, dans la colère, comme le dit Aristote (De anim. lib. i, text. 15, 63), ce qu'il y a de matériel c'est l'inflammation du sang, qui s'allume au coeur et se manifeste sur le reste du corps ; ce qu'il y a de formel, c'est le désir de la vengeance. En outre, sous le rapport formel, on peut observer qu'il y a dans chacune de ces passions quelque chose d'imparfait. Par exemple, le désir suppose une imperfection, puisqu'il a pour objet un bien qu'on n'a pas. Il en est de même de la tristesse, qui se rapporte à un mal dont on a été frappé. On en peut dire autant de la colère, puisqu'elle suppose la tristesse. Mais il y a des passions qui n'impliquent aucune imperfection, comme l'amour et la joie. Aucune de ces passions ne conviennent à Dieu, pour ce qu'il y a en elles de matériel ; celles qui impliquent formellement une imperfection ne peuvent lui convenir que métaphoriquement, d'après l'analogie oula similitude des effets, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 2). Mais celles qui ne supposent pas d'imperfection, telles que l'amour et la joie, conviennent proprement à Dieu, pourvu, comme nous l'avons dit dans cet article, qu'on éloigne de ces affections toute passion.

3. Il faut répondre au troisième argument, que l'amour a toujours une double tendance. Il se porte vers le bien que l'on veut à quelqu'un et vers le sujet auquel on veut ce bien. C'est ce qu'on appelle, à proprement parler, aimer quelqu'un et lui vouloir du bien. Par conséquent celui qui s'aime se veut du bien. Et il cherche à s'unir à ce bien de tout son pouvoir. On peut admettre en Dieu l'amour comme force unitive, pourvu qu'on ne le considère pas comme un être composé. Car le bien que Dieu se veut n'est autre que lui-même, puisqu'il est bon par essence, comme nous l'avons prouvé (quest. iv, art. 3). Mais quand on aime quelqu'un on lui veut du bien. Alors on est pour lui ce qu'on est pour soi-même, on lui rapporte comme à soi-même tout le bien possible. L'amour est dans ce cas une force qui rassemble, puisque celui qui aime s'attache celui qui est aimé en faisant à son avantage ce qu'il ferait pour lui-même. L'amour de Dieu peut être aussi considéré comme une force unitive, pourvu qu'on en écarte toute idée de composition, puisqu'il veut du bien à tous les autres êtres.


ARTICLE II — dieu aihe-t-il tous les êtres (1)?


(1) Cet article est une gradation par rapporta celui qui précède. Ce qu'il a de particulier, c'est que saint Thomas fait ressortir la différence qu'il y a entre la manière dont Dieu aime les créatures et la manière dont nous les aimons.


Objections: 1.. Il semble que Dieu n'aime pas tous les êtres. Car, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4), l'amour pose celui qui aime en dehors de lui et le transforme pour ainsi dire dans l'objet aimé. Or, on ne peut dire que Dieu se pose en dehors de lui et se transforme dans les autres êtres. Donc on ne peut dire que Dieu aime d'autres êtres que lui.

2.. L'amour de Dieu est éternel. Or, les choses qui sont autres que Dieu ne sont éternelles qu'en Dieu. Donc Dieu ne les aime qu'en lui-même. Mais suivant qu'elles sont en lui-même elles ne diffèrent pas de lui. Donc Dieu n'aime pas autre chose que lui-même.

3.. Il y a deux sortes d'amour, l'un de concupiscence et l'autre d'amitié. Or, Dieu n'aime pas les créatures raisonnables d'un amour de concupiscence, puisque, hors de lui, il n'a besoin de rien. Il ne les aime pas non plus d'un amour d'amitié, puisqu'il ne peut aimer de cette façon les choses déraisonnables, comme le prouve Aristote (Eth. lib. viii, cap. 2). Donc Dieu n'aime pas tous les êtres.

4.. Il est dit dans les Psaumes : Fous haïssez tous ceux gui opèrent l'iniquité (Ps. v, 7). Or, on ne peut aimer et haïr tout à la fois la même chose. Donc Dieu n'aime pas tous les êtres.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit au livre de la Sagesse : Fous aimez tout ce qui est, et vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait (Sap. xi, 25).

CONCLUSION. — Puisque tous les êtres qui existent sont bons et qu'ils viennent de Dieu, il faut croire qu'il les aime; pour nous la bonté les choses, nous détermine à les aimer; mais pour lui il en est autrement, il aime toutes les choses, et c'est son amour qui est cause de leur existence et du degré de bonté qu'il leur communique.

Il faut répondre que Dieu aime tout ce qui existe. Car toutes les choses qui existent par là même qu'elles existent sont bonnes , puisque l'être de chaque chose est un bien et qu'il en est de même de chaque perfection. Or, nous avons montré (quest. xix, art. 4) que la volonté de Dieu est la cause de toutes choses. Il faut donc que dans chacune d'eUes il y ait autant d'être et autant de bien que Dieu l'a voulu. Par conséquent Dieu veut quelque bien à tout ce qui existe, et comme aimer n'est rien autre chose que de vouloir du bien à quelqu'un, il est évident que Dieu aime tout ce qui existe, mais il l'aime d'une autre manière que nous. Car notre volonté n'est pas cause de ce qu'il y a de bon dans les êtres, mais elle est seulement mue par cette bonté comme par son. objet. L'amour qui nous fait vouloir du bien à quelqu'un n'est pas cause de la bonté de cette personne ; c'est au contraire la bonté réelle ou supposée du sujet que nous aimons qui provoque notre amour et qui nous porte à lui conserver le bien qu'il a, et à y ajouter celui qu'il n'a pas ou du moins à travailler aie faire. Mais l'amour de Dieu infuse et crée la bonté dans les êtres qui existent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par son amour Dieu se pose hors de lui-même et se transforme dans les créatures, dans le sens qu'il leur xreut du bien et que par sa providence il le leur fait. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 4) : J'oserai dire, parce que cela est vrai, que la cause suprême de tout, dans l'excès de sa tendresse, sort d'elle-même par l'action de sa providence qui s'étend à tous les êtres.

2. Il faut répondre au second, que quoique les créatures n'aient existé de toute éternité qu'en Dieu, cependant, par là même qu'elles ont été éternellement en lui, il les a connues éternellement dans leur propre nature, comme nous connaissons les choses qui existent en elles-mêmes par les images qui sont en nous (1).

(1) Il les a ainsi aimées de toute éternité dans leur propre nature.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu ne peut avoir d'amitié que pour les créatures raisonnables qui lui rendent amour pour amour et qui participent à sa vie, et il ne peut avoir de bienveillance, à proprement parler, que pour celles qui sont bien ou mal, sous le rapport de la fortune et du bonheur. Or, les créatures irraisonnables ne sont pas capables d'aimer Dieu, ni de participer à sa vie intellectuelle et bienheureuse. Donc, à proprement parler^ Dieu ne les aime pas d'un amour d'amitié, mais d'un amour de concupiscence (2), dans le sens qu'il les aime par rapport aux créatures raisonnables et par rapporta lui-même, non qu'il ait besoin d'elles, mais à cause de sa bonté et pour notre utilité. Car nous désirons souvent une chose pour nous et pour les autres.

(2) Cette distinction que saint Thomas explique ici suffisamment est employée par les théologiens.

4. Il faut répondre au quatrième, que rien n'empêche d'aimer et de haïr la même chose sous des rapports différents. Dieu aime les pécheurs en vue de leur nature, puisque comme tels ils existent (1) et ils sont ses oeuvres. Mais, comme pécheurs, ils ne sont pas, il y a même en eux privation d'être ; sous ce rapport ils ne sont pas l'oeuvre de Dieu. C'est pourquoi Dieu les hait.

(1) C'est-à-dire ils existent comme hommes, et à ce point de vue ils sont l'oeuvre de Dieu ; mais comme pécheurs ils n'existent pas, parce que le péché est purement négatif.


ARTICLE III. — DIEU AIME-T-IL ÉGALEMENT TOUTES CHOSES (2) ?


(2) Luther a enseigné que tous les justes avaient une justice égale, et qu'ils étaient tous également prédestinés à la même gloire ; les cathares disaient aussi qu'on serait tous également récom-pensésou punis; maisl'Eglisc a toujours proclamé l'inégalité des peines et des mérites. Nous citerons le concile de Florence, qui dit formellement : Definimus animas purgatas in caelum mox recipi, et intueri clare ipsum Deum trinum et unum, sicuti est, pro meritorum tamen diversitate alium alio perfectius. Illorum autem animus qui in actuali mortalipeccato, vel solo originali decedunt, mox in infernum descendere, paenis tamen disparibus puniendas. C'est cette doctrine quo saint Thomas développe dans cet article.


Objections: 1.. Il semble que Dieu aime également tous les êtres. Car il est dit au livre de la Sagesse que sa sollicitude s'étend également sur toutes choses (Sap. vi, 8). Or, la providence de Dieu n'est que la conséquence dé l'amour qu'il a pour les êtres. Donc il les aime tous également.

2.. L'amour de Dieu est son essence. Or, l'essence divine n'est susceptible ni de plus ni de moins. Donc son amour non plus, et il n'y a par conséquent pas d'êtres qu'il aime plus que d'autres.

3.. Comme l'amour de Dieu s'étend aux choses créées, de même aussi sa science et sà volonté. Or, on ne dit pas qu'il sache certaines choses plus que d'autres, ni qu'il les veuille davantage. Donc il n'aime pas plus les unes que les autres.


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Tract, ex, in Ev. Joan.) : Dieu aime tout ce qu'il a fait, et parmi ce qu'il a fait il aime davantage les créatures raisonnables, et parmi les créatures raisonnables celles qui sont les membres de son Fils unique. A plus forte raison aime-t-il encore davantage son Fils unique lui-même.

CONCLUSION. — Quand on ne considère que l'acte de la volonté, Dieu aime tous les êtres également puisqu'il les aime tous par un seul et même acte de sa volonté ; mais quand on considère le bien qu'il veut, il n'aime pas tous les êtres également, il veut à l'un plus de bien qu'à l'autre.

Il faut répondre que puisque aimer c'est vouloir du bien à quelqu'un, on peut aimer une chose plus qu'une autre de deux manières : 1° Sous le rapport de l'acte de la volonté qui peut être plus ou moins intense. Mais ceci n'a pas lieu en Dieu, parce qu'il aime toutes choses par un simple et unique acte de sa volonté et qui est toujours le même. 2° Sous le rapport du bien que l'on veut au sujet que l'on aime. Ainsi on dit que nous aimons plus celui auquel nous voulons plus de bien, quoique nous ne l'aimions pas d'une manière plus vive. En ce sens on doit dire que Dieu aime plus une chose qu'une autre.. Car l'amour de Dieu étant, comme nous l'avons dit (art. préc), la cause delà bonté des êtres, l'un ne serait pas meilleur que l'autre s'il ne voulait pas à celui-ci plus de bien qu'à celui-là.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en disant que Dieu étend éga-lementsa sollicitude sur toutes ses créatures, cela ne signifie pas que par ses soins il dispense également ses biens à tous les êtres, mais on veut dire par là qu'il les administre tous avec une égale sagesse et une égale bonté.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur l'intensité de l'amour considéré sous le rapport de l'acte de la volonté qui est l'essence divine. Or, le bien que Dieu veut à la créature n'est pas l'essence divine. Rien n'empêche donc qu'il soit plus ou moins considérable.

3. Il faut répondre au troisième, que comprendre et vouloir ne sont que des actes, mais qu'ils ne renferment pas dans leur signification d'objets d'après la diversité desquels on puisse dire de Dieu qu'il sait ou qu'il veut plus ou moins, comme nous l'avons dit en parlant de son amour (in corp. art.).


ARTICLE IV. — dieu aime-t-il toujours ses meilleures créatures plus que les autres (1)?


(1) Cet article touche indirectement à la question de la prédestination. d'après les objections qui suivent, on remarque que saint Thomas prend de là occasion d'éclaircir plusieurs difficultés que présentent quelques textes de l'Ecriture sainte.


Objections: 1.. il semble que Dieu n'aime pas toujours davantage ses meilleures créa^ turcs. Car il est évident que le Christest meilleur que tout le genre humain, puisqu'il est Dieu et homme. Or, Dieu a plus aimé le genre humain que le Christ. Car il est dit : Qu'il n'a pas épargné sonpropre Fils, mais qu'il l'a livré pour nous tous (Rom. vin, 32). Donc les meilleures créatures ne sont pas toujours celles que Dieu aie plus aimées:

2.. L'ange est meilleur que l'homme. Ainsi dans les Psaumes il est dit de l'homme (Ps. vin, 7) : Fous l'avez placé tin peu au-dessous des anges. Or, Dieu a plus aimé l'homme que l'ange. Car saint Paul dit du Christ qu'il n'a pas revêtu la nature de l'ange, mais qu'il a voulu être de la famille d'Abraham (Hebr, h, 16). Donc Dieu n'aime pas toujours ses meilleures créatures plus que les autres.

3.. Pierre fut meilleur que Jean, parce qu'il aimait plus le Christ. Le Seigneur sachant bien qu'il en était ainsi interrogea Pierre en lui disant : Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci? Le Christ aima cependant Jean plus que Pierre. Car saint Augustin, à l'occasion de ces mots de l'évan-gélistc : Il vit le disciple que Jésus aimait (Joan, xx), dit que par ce moyen Jean est distingué des autres disciples, non parce qu'il était le seul que Jésus aimât, mais parce qu'il en était aimé plus que les autres. Donc ce n'est pas toujours celui qui est le meilleur que Dieu aime le plus.

4.. L'innocent est meilleur que le pénitent puisque la pénitence, d'après, saint Jérôme, est une seconde planche après le naufrage. Or, Dieu aime plus celui qui est pénitent que celui qui est innocent, puisqu'il s'en réjouit davantage. Car il est dit dans saint Luc : Je vous le dis, il y aura plus de joie au ciel pour un pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence (Luc, xv, 7). Donc Dieu n'aime pas toujours plus que les autres celui qui est le meilleur.

5.. Un juste connu à l'avance pour tel est meilleur qu'un pécheur prédestiné. Or, Dieu aime mieux le pécheur prédestiné, puisqu'il lui veut un plus grand bien, à savoir la vie éternelle. Donc Dieu n'aime pas toujours plus ce qu'il y a de meilleur.


Mais c'est le contraire. Car comme le dit l'Ecriture : Tout être aime son semblable (Eccles. xiii, 19). Or, un être est d'autant plus parfait qu'il ressemble davantage à Dieu. Donc les meilleures créatures sont celles que Dieu aime le plus.

CONCLUSION, CONCLUSION. — Les meilleures créatures n'étaut telles que parce que Dieu leur veut plus rte bien, il s'ensuit que les meilleures sont celles qu'il aime le plus.

Il faut répondre que d'après ce qui précède Dieu aime nécessairement ses meilleures créatures plus que les autres. Car nous avons dit que si Dieu a plus d'amour pour une chose, c'est qu'il lui veut plus de bien, puisque sa volonté est cause de la bonté qui existe dans les créatures. 11 s'ensuit donc que les choses sont d'autant meilleures que Dieu leur veut plus de bien, et que par conséquent il aime davantage celles qui l'emportent sur les autres en perfection.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu aime le Christ non-seulement plus que tout le genre humain, mais encore plus que toutes les créatures qui sont sorties de ses mains; car il lui a voulu le plus grand bien et il lui adonné un nom qui est au-dessus de tout nom, comme étant vrai Dieu. Une lui a rien fait perdre de son excellence en le livrant à la mort pour le salut du genre humain, puisqu'il en est sorti glorieusement victorieux, et que selonl'expression d'Isaïe : Il a porté la principauté sur son épaule (Is. ix, 6).

2. Il faut répondre au second, que Dieu aime plus la nature humaine ennoblie par son Verbe dans la personne du Christ que tous les anges, et elle est en effet meilleure principalement par suite de cette union. Mais en parlant de la.nature humaine en général, et en la comparant à celle des anges dans l'ordre de la grâce et de la gloire, on les considère comme égales. Car sous ce rapport la même mesure servira pour les anges et les hommes, comme il est dit dans l'Apocalypse (ch. 20), et s'il y a des anges plus haut placés que certains hommes, il y aura aussi des hommes placés au-dessus de certains anges. Mais si l'on se renferme dans l'ordre naturel, l'ange est meilleur que l'homme. Ce qui a porté Dieu à prendre notre nature ce n'est pas qu'il ait aimé l'homme davantage, absolument parlant, mais c'est que l'homme avait plus de besoin (1). Ainsi le bon père de famille donne à son serviteur malade des choses précieuses qu'il ne donne pas à son fils en bonne santé.

(1) Celle question, qui n'est ici qu'effleurée, se représentera dans la troisième partie, où elle recevra les développements qu'elle exige.

3. Il faut répondre au troisième, que l'objection soulevée à propos de Pierre et de Jean, se résout de plusieurs manières. Saint Augustin l'entend dans un sens mystique. Ild.it que la vie active^ quiest signifiée par Pierre, suppose un plus grand amour de Dieu que la vie contemplative qui est représentée par Jean ; parce que celui qui mène la vie active sent plus vivement les misères de la vie présente, et désire plus ardemment d'en être délivré pour aller à Dieu. Mais Dieu aime mieux la vie contemplative, parce que c'est celle-là qu'il conserve ; car elle ne finit pas, comme l'autre, avec la vie du corps. — D'autres disent que Pierre a plus aimé le Christ dans ses membres, et que sous ce rapport il en a été plus aimé, puisqu'il lui a confié son Eglise; mais que Jean a plus aimé le Christ en lui-même, et que sous ce rapport il en a été plus aimé, puisqu'il lui a confié sa mère.—D'autres pensent qu'on ne sait lequel de Pierre ou de Jean a le plus aimé le Christ d'un amour de charité, et qu'on ne peut pas dire non plus quel est celui des deux que Dieu a le plus aimé, par rapport à la gloire dont ils jouissent dans la vie éternelle, et que si l'on dit que Pierre a plus aimé le Christ, cela signifie que son amour avait plus d'impétuosité et d'ardeur, et que la prédilection que le Christ avait pour Jean ne consistait que dans certains témoignages de familiarité que le Christ lui accordait à cause de sa jeunesse et de sa pureté. —D'autres enfin croient que le Christ a plus aimé Pierre à cause de l'excellence de sa charité, et qu'il a plus aimé Jean parce qu'il avait reçu plus particulièrement le don d'intelligence. D'où il suivrait qu'absolument parlant Pierre fut le meilleur et qu'il fut le plus aimé, mais que Jean n'eut la préférence que sous un rapport. Mais il nous semble présomptueux de porter de semblables jugements, parce que, comme le dit l'Ecriture (Prov. xvi, 2), il n'appartient qu'au Seigneur d'apprécier les esprits.

4. 11 faut répondre au quatrième, que les pénitents et lesinnocents sont aimés en raison de la mesure de biens qu'ils renferment. Car, qu'on soit innocent ou pénitent, les meilleurs êtres et les plus aimés sont ceux qui ont le plus de grâce. Cependant, toutes choses égales d'ailleurs, l'innocence vaut mieux que la pénitence et elle est plus aimée. Néanmoins, on dit que Dieu se réjouit plus du pénitent que de l'innocent, parce qu'ordinairement les pénitents se relèvent plus humbles, plus fervents, plus sur leurs gardes. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Hom. xxxiv in ), que dans un combat le général aime plus le soldat qui retourne avec ardeur à l'ennemi après avoir pris la fuite, que le soldat qui ne fuit jamais, et qui n'a non plus jamais combattu vaillamment. Sous un autre rapportlamême sommedegrâce quand on l'applique à un pénitent qui a mérité un châtiment, paraît plus grande que quand on l'applique à un innocent qui ne mérite pas de punition. Ainsi, cent pièces d'argent paraissent une somme plus considérable quand on les donne à un pauvre qu'à un riche.

5. Il faut répondre au cinquième, que la x'olonté de Dieu étant la cause de la bonté qui existe dans les choses, on doit apprécier la bonté de l'objet aimé de Dieu en le considérant dans le temps où il doit recevoir de la bonté divine quelque bien. En se reportant à ce mêment, le pécheur prédestiné doit recevoir de la bonté divine plus de bien que le juste qui n'est qu'appelé. Il est donc meilleur, quoique dans un autre temps il ait été pire, et que dans un autre il n'ait été ni bon ni mauvais (1).

(1) Il était pire avant d'avoir reçu la grâce de sa conversion, et i] n'était ni bon ni mauvais dans un autre temps, c'est-à-dire quand il n'existait pas encore.


I pars (Drioux 1852) Qu.19 a.10