I-II (trad. Drioux 1852) Qu.109 a.4


Objections: 1. Il semble que sans la grâce l'homme puisse par ses moyens naturels accomplir les préceptes de la loi. Car l'Apôtre dit (Rm 2,14) que les nations qui n'ont pas la loi font naturellement ce que la loi prescrit. Or, ce que l'homme fait naturellement, il peut le faire par lui-même  sans la grâce. Donc il peut sans elle accomplir les préceptes de la loi.

2. Saint Jérôme dit dans son exposition de la foi catholique (Epist, ad Damasc.) qu'on doit maudire ceux qui prétendent que Dieu ait ordonné à l'homme des choses impossibles. Or, ce que l'homme ne peut faire par lui-même lui est impossible. Donc il peut accomplir par lui-même tous les préceptes de la loi.

3. Parmi tous les préceptes de la loi le plus grand est celui-ci: Vous aimerez te Seigneur votre Dieu de tout votre coeur (Mt 22). Or, l'homme peut accomplir ce précepte par ses seules forces naturelles, en aimant Dieu par-dessus tout, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc il peut accomplir tous les préceptes de la loi sans la grâce.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de haeres. haeres. 88) que c'est tomber dans l'erreur de Pélage que de croire que l'homme peut sans la grâce observer tous les préceptes divins.

CONCLUSION. — Dans l'étal de nature intègre, l'homme a pu observer tous les préceptes de la loi, quant à la substance même des actes, mais il ne l'a pu dans l'état de nature corrompue : quant au mode d'action, c'est-à-dire pourpouvoir accomplir les préceptes par charité, l'homme a eu besoin dans l'un et l'autre état de la grâce divine.

Réponse Il faut répondre qu'on accomplit les préceptes de la loi de deux manières (2) : 1° Quant à la substance des actions, selon que l'homme fait des oeuvres de justice et de force et qu'il accomplit d'autres actes de vertu. Dans l'état de nature intègre, l'homme a pu de cette manière observer tous les préceptes de la loi ; autrement il n'aurait pas pu ne pas pécher dans cet état, puisque le péché n'est rien autre chose qu'une transgression des ordres de Dieu. Mais dans l'état de nature corrompue, l'homme ne peut pas suivre tous les préceptes divins sans la grâce qui le guérisse. 2° On peut remplir les préceptes de la loi non-seulement quant à la substance des actions, mais encore quant à la manière de les accomplir, c'est-à-dire en les produisant par charité. De cette manière l'homme ne peut observer les préceptes de la loi sans la grâce, ni dans l'état de nature intègre, ni dans l'état de nature tombée. C'est pourquoi saint Augustin, après avoir dit (Lib. de corrupt. et gratia, cap. 2) que sans la grâce les hommes ne font aucun bien, ajoute : que non-seulement par sa lumière ils savent ce qu'il faut faire, mais que par sa force ils font encore avec amour ce qu'ils savent. De plus dans l'un et l'autre état ils ont besoin du secours de Dieu qui les porte à accomplir ses préceptes, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Lib. de spir. et litt. cap. 27), on ne doit pas s'étonner que saint Paul ait dit que les gentils font naturellement ce que la loi prescrit; car l'esprit de la grâce produisait en eux ce prodige en réparant l'image de Dieu, dans laquelle nous avons été naturellement formés (1).

2. Il faut répondre au second, que ce que nous pouvons avec le secours de Dieu ne nous est pas absolument impossible, d'après ce mot d'Aristote (Eth. lib. m, cap. 3) : que ce que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes (2). Ce qui fait dire à saint Jérôme que notre libre arbitre est tel que nous devons avouer que nous avons besoin constamment du secours de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme ne peut remplir par ses seules forces naturelles le précepte de l'amour de Dieu, tel qu'on le remplit par la charité, comme le prouve évidemment ce que nous avons dit (art. 3 huj. quaest.).

(1) Le concile de Milève (can. b), le pape Célcstin dans sa lettre aux évêques de la Gaule (cap. x), ont condamné les pélagiens pour avoir dit que, sans la grâce, les hommes pourraient observer tous les préceptes de la loi de Dieu.
(2) Baïus a encore nié la distinction qu'établit ici saint Thomas. Cette négation forme la S8e <le ses propositions que les souverains pontifes ont condamnées.
(1) L'Apôtre parle des gentils récemment convertis, selon l'explication de saint Augustin.
(2) Saint Thomas se trouve directement en opposition avec Luther, Calvin et Jansénius, qui n'ont pas craint d'avancer que Dieu commande à l'homme des choses impossibles. Cette doctrine monstrueuse a été condamnée par le concile de Trente (sess, vi, can. 18) et par le pape Innocent X.


ARTICLE V. — l'homme peut-il mériter la vie éternelle sans la grâce (3)?


Objections: 1. Il semble que l'homme puisse mériter la vie éternelle sans la grâce. Car le Seigneur dit (Mt 19,17) : Si vous voulez entrer dans la vie, observez les commandements ; d'où il semble que notre entrée dans la vie éternelle soit une chose qui dépende de la volonté de l'homme. Or, ce qui dépend de notre volonté, nous le pouvons par nous-mêmes. Il semble donc que l'homme puisse par lui-même mériter la vie éternelle.

2. La vie éternelle est une récompense que Dieu accorde aux hommes, selon cette parole (Mt 5,12) : Votre récompense est abondante dans les deux. Or, Dieu récompense l'homme d'après ses oeuvres, suivant cette expression du Psalmiste (Ps 61,12) : Vous rendrez à chacun selon ses oeuvres. Par conséquent l'homme étant le maître de ses actes, il semble qu'il soit en son pouvoir de parvenir à la vie éternelle.

3. La vie éternelle est la fin dernière de la vie humaine. Or, tout être dans la nature peut arriver à sa fin par ses moyens naturels. Donc à plus forte raison l'homme qui est d'une nature plus élevée peut-il parvenir à la vie éternelle sans la grâce.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 6,23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle. Il s'exprime ainsi d'après saint Augustin (Lib. degrat. et lib. arb. cap. 9) pour nous faire comprendre que Dieu nous mène à la vie éternelle par sa miséricorde.

CONCLUSION. — La vie éternelle étant la fin dernière de l'homme et surpassant les forces de sa nature, il ne peut l'obtenir ou la mériter par ses facultés naturelles sans le secours de la grâce divine.

Réponse Il faut répondre que les actes qui mènent à une fin doivent lui être proportionnés. D'ailleurs, aucun acte ne dépasse les proportions de son principe actif. C'est pourquoi nous voyons dans l'ordre de la nature qu'aucun être ne peut produire par son opération un effet supérieur à sa puissance active, il ne peut produire qu'un effet proportionné à sa vertu. Or, la vie éternelle est une fin qui surpasse les forces de la nature humaine, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. v, art. 5). C'est pourquoi l'homme ne peut pas par ses moyens naturels produire des oeuvres méritoires proportionnées à la vie éternelle; il lui faut pour cela une vertu plus haute qui est la vertu de la grâce. Ainsi sans la grâce l'homme ne peut mériter la vie éternelle, quoiqu'il puisse faire des oeuvres qui se rapportent au bien qui lui est naturel, comme travailler dans les champs, boire, manger, avoir un ami, etc., tel que le dit saint Augustin dans sa troisième réponse contre Pélage (Hypognost. lib. iii, cap. 4) (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme fait des oeuvres méritoires pour la vie éternelle par sa volonté, mais, selon la remarque de saint Augustin (ibid.), il faut que Dieu prépare la volonté humaine par sa grâce.

2. Il faut répondre au second, que d'après l'explication de saint Augustin (Lib. de grat. et lib. arb. cap. 8) sur ces paroles de saint Paul (Rom. vi) : La grâce de Dieu est la vie éternelle, il est certain que la vie éternelle est accordée aux bonnes oeuvres; mais les oeuvres auxquelles on l'accorde appartiennent elles-mêmes à la grâce de Dieu; puisque nous avons dit (art. préc.) que la grâce est nécessaire pour accomplir les préceptes de la loi d'une manière méritoire.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection repose sur la fin qui est naturelle à l'homme. Mais la nature humaine, par là même  qu'elle est plus noble, peut du moins avec le secours de la grâce tendre à une fin plus élevée (2) que les êtres inférieurs ne peuvent atteindre d'aucune manière; comme l'homme qui peut avec l'aide de la médecine arriver à la santé est dans un meilleur état que celui qui ne le peut d'aucune manière, comme le dit Aristote (De caelo, lib. ii, tex t. G i et G5).

(3) Pélage et Cêlestius ont prétendu quel'homme peut mériter la vie éternelle par ses oeuvres. Cette erreur qui avait été primitivement condamnée par le pape Célcstin dans sa lettre aux évoques de la Gaule et par le concile d'Orange, l'a encore été dans ces termes par le concile de Trente (sess, vi, can. 1) : Si quis dixerit hominem à suis operibus qucevel per humanae naturae rires, vel per legis doctrinam fiunt, absque divind per Jesum Christum gratid posse iustificari coram Deo, anathema sit.
(1) Ce livre n'est pas de saint Augustin.
(2) Cette aptitude démontre à elle seule sa su périorité.

ARTICLE VI. — l'homme peut-il se préparer lui-même a la grâce par lui-même sans le secours extérieur de la grâce (3) ?


Objections: 1. Il semble que l'homme puisse se préparer lui-même à la grâce par lui-même sans le secours extérieur de la grâce. Car on ne commande rien à l'homme d'impossible, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest. adi). Or, le prophète dit (Za 1,3) : Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous. Se préparer à la grâce n'étant rien autre chose que de se convertir à Dieu, il semble que l'homme puisse par lui-même se préparer à la grâce sans le secours de la grâce.

2. L'homme se prépare à la grâce, en faisant ce qui est en lui, parce que quand l’homme fait ce qu'il peut, Dieu ne lui refuse pas sa grâce. Car il est dit (Lc 11,13) que Dieu donne le bon esprit à ceux qui le demandent. Or, faire ce qui est en nous, c'est faire ce qui est en notre puissance. Il semble donc qu'il soit en notre puissance de nous préparer à la grâce.

3. Si l'homme a besoin de la grâce pour se préparer à la grâce, pour la même raison il aura besoin de grâce pour se préparer à cette grâce préparatoire, et on ira ainsi indéfiniment, ce qui répugne. Il semble donc qu'on doive s'en tenir à la première hypothèse ; c'est-à-dire que l'homme peut sans la grâce se préparer à la recevoir.

4. Il est dit (Pr 16,1) que c'est à l'homme à préparer son coeur. Or, on désigne ainsi ce que l'homme peut faire par lui-même. Donc il semble qu'il puisse par lui-même se préparer à la grâce.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Jn 6,44) : Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire. Or, si l'homme pouvait se préparer lui-même, il ne serait pas nécessaire qu'il fut attiré par un autre. Donc l'homme ne peut se préparer à la grâce sans le secours de la grâce elle-même.

CONCLUSION. — L'homme ne peut se préparer par lui-même à recevoir la lumière de la grâce divine, mais il a besoin du secours gratuit de Dieu qui le meut intérieurement et qui lui inspire le bien qu'il se propose; mais pour agir méritoirement et pour être digne de jouir de Dieu, il faut le don habituel de la grâce elle-même qui doit être le principe d'une aussi grande action.

Réponse Il faut répondre que la volonté humaine peut être préparée au bien de deux manières. Il y a d'abord une préparation qui la dispose à bien agir et à jouir de Dieu. Cette préparation ne peut se faire sans le don habituel de la grâce qui est le principe de toute oeuvre méritoire, comme nous l'avons dit (art. préc.). Il y a ensuite une préparation qui a pour but de disposer la volonté humaine à recevoir le don lui-même de la grâce habituelle. Pour que l'homme se prépare à recevoir ce don, il n'est pas nécessaire de présupposer dans son âme quelque autre don habituel, parce que dans ce cas il faudrait aller de don en don indéfiniment; mais on doit présupposer un secours gratuit de Dieu qui meut l'âme intérieurement, ou qui lui inspire le bien proposé. Car nous avons besoin du secours de Dieu de ces deux manières, comme nous l'avons dit (art. 2 et 3 huj. quaest.). En effet il est évident que nous avons besoin de son secours comme moteur. Car il est nécessaire, puisque tout agent agit pour une fin, que toute cause rapporte ses effets à sa fin. C'est pourquoi l'ordre des fins étant conforme à l'ordre des agents ou des moteurs, il est nécessaire que l'homme soit porté à sa fin dernière par l'impulsion du premier moteur, mais que pour sa fin prochaine il soit mù par des moteurs inférieurs. C'est ainsi que le soldat est mené à la victoire par l'impulsion de son général et qu'il obéit à celle du tribun pour suivre l'étendard de son bataillon. Par conséquent Dieu étant absolument le premier moteur , son impulsion doit tout ramener à lui, suivant cette intention générale du bien, par laquelle tout être tend à ressembler à Dieu à sa manière. C'est en ce sens que saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que Dieu convertit tout à lui. Il convertit à lui les justes, comme à la fin spéciale qu'ils se proposent et à laquelle ils désirent s'attacher comme à leur bien propre, suivant cette parole du Psalmiste (Ps 72,27) : Il m'est bon de m'attacher à Dieu. C'est pourquoi il ne peut se faire que l'homme se convertisse à Dieu, si Dieu ne le convertit lui-même. Or, se convertir à Dieu ou se tourner vers lui, c'est en quelque sorte se préparer à la grâce ; comme celui qui est éloigné de la lumière du soleil se prépare à la recevoir, par là même qu'il porte ses yeux vers cet astre. D'où il est évident que l'homme ne peut se préparer à recevoir la lumière de la grâce que par le secours gratuit de Dieu qui le meut intérieurement (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme se tourne vers Dieu par son libre arbitre, et c'est pour ce motif qu il nous est ordonné de nous tourner vers lui. Mais le libre arbitre ne peut se tourner vers Dieu qu'autant que Dieu le tourne vers lui, suivant ces paroles du prophète (Jr 31,18) : Convertissez-moi et je serai converti ; parce que vous êtes le Seigneur mon Dieu. Et ailleurs (Lm 5,21) : Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous serons convertis.

2. Il faut répondre au second, que l'homme ne peut rien faire, s'il n'est mû par Dieu, suivant ce mot de saint Jean (Jn 15,8) : Sans moi vous ne pouvez rien faire. C'est pourquoi quand on dit que l'homme fait ce qui est en lui, on dit qu'il fait ce qui est en son pouvoir, selon qu'il est mû par Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection porte sur la grâce habituelle qui exige une préparation, parce que toute forme demande un objet prêt à la recevoir. Mais que l'homme soit mû par Dieu, cette motion n'en demande pas une autre, puisque Dieu est le premier moteur. Il n'est donc pas nécessaire qu'on remonte de cause en cause indéfiniment.

4. Il faut répondre au quatrième, que c'est à l'homme à préparer son coeur parce qu'il le fait au moyen du libre arbitre ; mais il ne le fait pas sans le secours de Dieu qui le meut et qui l'attire à lui (1), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(3) Cet article est une réfutation de l'erreur des semi-pélagicns qui prétendaient que le commencement de la foi ou du salut était l'oeuvre seule de notre volonté.
(1) Le concile de Trente a ainsi condamné le sentiment contraire (sess. Vi, can. 5) : Si quis dixerit : sine praeveniente Spiritus sancti inspiratione atque ejus adjutorio, hominem credere, sperare, diligere, aut poenitere posse, sicut oportet, ut ei justificationis gratia conferatur : anathema sit. Voyez l'exposition de sa doctrine dans la même  session (cap. b).
(I) Cette doctrine a été très-attaquée par les molinistes, qui disent que Dieu ne refuse jamais sa grâce à èelui qui fait un bon usage de ses facultés naturelles, et qu'il la lui accorde, non d'après le mérite de ses oeuvres naturelles, mais par suite d'un pacte fait entre Dieu et !e Christ. Nous indiquons ici ce sentiment sans vouloir renouveler ces luttes ardentes qui ont si vivement passionné les théologiens des différentes écoles.


ARTICLE VII. — l'homme peut-il sortir du péché sans le secours de la grâce (2)?


Objections: 1. Il semble que l'homme puisse se relever du péché sans le secours de la grâce. Car ce qui est préalablement exigé pour que la grâce arrive se produit sans elle. Or, il est nécessaire qu'on soit préalablement sorti du péché pour être éclairé par la grâce, puisque l'Apôtre dit (Ep 5,14) : Levez-vous d'entre les morts, et le Christ vous éclairera. Donc l'homme peut sortir du péché sans la grâce.

2. Le péché est contraire à la vertu comme la maladie à la santé, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxi, art. 1). Or, l'homme peut passer de la maladie à la santé par la vertu de la nature sans le secours d'une médecine extérieure, parce que nous avons au dedans de nous le principe vital duquel l'opération naturelle procède. Il semble donc que pour la même raison, l'homme puisse se relever lui-même en passant de l'état du péché à l'état de justice sans le secours de la grâce extérieure.

3. Dans l'ordre naturel tout être peut revenir par lui-même à l'acte qui convient à sa nature, comme l'eau échauffée revient par elle-même à sa froideur naturelle, et comme la pierre qu'on jette en l'air revient par elle-même au mouvement qui lui est propre. Or, le péché est un acte contre nature, comme le prouve saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. ii, cap. 30). Il semble donc que l'homme puisse par lui-même revenir du péché à l'état de justice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Ga 2, 2l) : Si la justice s'acquiert par la loi, c'est donc en vain que le Christ est mort. D'après le même raisonnement on peut dire que si l'homme a une nature par laquelle il puisse être justifié, le Christ est mort gratuitement, c'est-à-dire sans cause. Comme il répugne de dire une pareille chose, il s'ensuit que l'homme ne peut être justifié par lui-même, c'est-à-dire qu'il ne peut passer de l'état du péché à l'état de la justice.

CONCLUSION. — Puisque la raison naturelle n'est pas dans l'homme un principe suffisant pour soutenir sa vie spirituelle et qu'il fui faut la grâce que le péché détruit, il ne peut se faire que l'homme sorte par lui-même du péché sans le secours de la grâce, c'est-à-dire qu'il recouvre ce qu'il a perdu en péchant.

Réponse Il faut répondre que l'homme ne peut sortir du péché d'aucune manière par lui-même sans le secours de la grâce. Car le péché qui est transitoire en acte, subsistant sous le rapport du démérite, comme nous l'avons dit (quest. lxxxvii, art. 6), sortir du péché n'est pas la même  chose que cesser de pécher. Mais sortir du péché, c'est pour l'homme recouvrer ce qu'il a perdu en péchant. Or, l'homme en péchant subit trois sortes de dommage, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxxxv, lxxxvi, lxxxvii, art. i): la tache, la corruption de sa nature, et la peine due à sa faute. En effet, il contracte une tache dans le sens que la difformité du péché le prive de la beauté de la grâce. Ce qu'il y a de bon dans sa nature se corrompt, parce que la nature humaine, du mêment où la volonté de l'homme n'est plus soumise à Dieu, se trouve déréglée. Car la destruction de cet ordre a pour conséquence de jeter le désordre dans la nature entière du pécheur. La peine due à la faute est ce qui fait qu'en péchant mortellement l'homme mérite la damnation éternelle. Or, il est évident à l'égard de chacune de ces trois choses qu'elles ne peuvent être réparées que par Dieu. En effet, la beauté de la grâce provenant de l'éclat de la lumière divine, cette beauté ne peut être reproduite dans l'âme qu'autant que Dieu l'éclairé de nouveau. Il faut donc le don habituel qui est la lumière de la grâce. L'ordre de la nature ne peut être également réparé que par Dieu ; puisque la volonté de l'homme n'est soumise à Dieu qu'autant que Dieu l'attire à lui, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.). Il n'y a que Dieu non plus qui puisse remettre à l'homme la peine éternelle, puisque c'est contre lui que l'offense a été commise et qu'il est le juge des mortels. C'est pourquoi le secours de la grâce est nécessaire pour que l'homme sorte du péché et quant au don habituel et quant au mouvement intérieur de Dieu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage se rapporte à ce qui regarde l'acte du libre arbitre qui est nécessaire pour que l'homme ressuscite du péché. C'est pourquoi quand il est dit : Levez-vous et le Christ vous éclairera (1), on ne doit pas entendre qu'il faut être entièrement sorti du péché pour être éclairé par la grâce ; mais que quand l'homme s'efforce de sortir du péché au moyen de son libre arbitre mû par Dieu, il reçoit la lumière de la grâce sanctifiante.

2. Il faut répondre au second, que la raison naturelle n'est pas un principe capable de produire la vie que met dans l'homme la grâce sanctifiante, mais le principe de cette vie est la grâce qui est détruite par le péché. C'est pourquoi l'homme ne peut pas se faire revivre lui-même, mais il a besoin que la lumière de la grâce soit de nouveau répandue en lui ; comme si en ressuscitant un corps mort, on mettait en lui une nouvelle âme.

3. Il faut répondre au troisième, que quand la nature est intègre, elle peut par elle-même recouvrer ce qui lui convient et ce qui lui est proportionné, mais elle ne peut recouvrer ce qui surpasse ses forces sans un secours extérieur. Par conséquent la nature humaine qui est tombée par l'acte du péché, n'étant plus intègre, mais étant corrompue, comme nous l'avons dit (quest. lxxxv), elle ne peut recouvrer par elle-même le bien qui lui est naturel et encore moins le bien surnaturel de la justice.

(2) Cette proposition est de foi. Elle a été définie ainsi par le concile d'Orange : Nullus enim de quantocumque miserid liberatur, nisi qui Dei misericordid proevenitur (can. 14) -, et plus loin : Cum natura humana sine Dei gratia salutem non possit custodire quam accepit, quomodo sine Dei gratia poterit reparare quod perdidit? Pélage n'a pas même osé nier cette proposition.
(I) Les théologiens distinguent une résurrection imparfaite qui n'exige pas la grâce habituelle, mais la grâce actuelle, par laquelle le pécheur, avant de recevoir la grâce sanctifiante, gémit sur ses péchés à cause de Dieu qu'il commence à aimer et aspire à être réconcilié avec lui. C'est de cette résurrection qu'il faut entendre ces paroles de saint Paul : Surge qui dormis, etc. Baïus ayant nié la légitimité de cette distinction, sa proposition a été condamnée. C'est la Ofe.


ARTICLE VIII. — l'homme sans la grâce peut-il ne pas pécher (1)?


Objections: 1. Il semble que l'homme sans la grâce puisse ne pas pécher. Car personne ne pèche en ce qu'il ne peut éviter, comme le dit saint Augustin (Lib. de duab. anirn. cap. 10 et 11, et De lib. arb. lib. m, cap. 18). Si donc l'homme qui est dans le péché mortel ne peut pas éviter le péché, il semble qu'en péchant il ne pèche pas, ce qui répugne.

2. On ne fait de correction à l'homme que pour qu'il ne pèche pas. Si donc l'homme qui est dans le péché mortel ne peut pas ne pas pécher, il semble qu'il soit inutile de le corriger; ce qui répugne.

3. Il est écrit (Eccles, 15, 18) : La vie et la mort, le bien et le mal sont devant l'homme, ce qu'il aura choisi lui sera donné. Or, le pécheur en péchant ne cesse pas d'être homme. Il est donc en son pouvoir de choisir le bien ou le mal, et par conséquent il peut sans la grâce éviter le péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de perfect. just. ad fin.) : Celui qui nie que nous devons prier pour ne pas entrer dans la tentation (et celui- là le nie qui prétend que le secours de la grâce de Dieu n'est pas nécessaire à l'homme pour ne pas pécher, mais qu'il suffit de la volonté humaine du mêment que la loi est connue), je n'hésite pas à dire que personne ne doit l'entendre et que tout le monde ne doit avoir qu'une voix pour l'anathématiser.

CONCLUSION. — L'homme dans l'état d'innocence, ayant une nature parfaitement saine, a pu éviter, avec le seul secours général de Dieu, tous les péchés, et chacun d'eux en particulier, aussi bien les véniels que les mortels. Mais dans l'état de nature déchue il peut éviter tous les péchés mortels et chacun d'eux en particulier, il peut aussi éviter chaque péché véniel en particulier, mais il ne peut les éviter tous, quand même sa nature aurait été réparée par la grâce infuse; et si elle ne l'a pas été, il ne peut pas même éviter tous les péchés mortels surtout pendant un temps long.

Réponse Il faut répondre que nous pouvons parler de l'homme de deux manières : nous pouvons le considérer dans son état de nature intègre et dans son état de nature corrompue. Dans son état de nature intègre il pouvait sans la grâce habituelle ne pécher ni mortellement, ni véniellement; parce que pécher n'est rien autre chose que de s'éloigner de ce qui est conforme à la nature; ce que l'homme pouvait éviter dans l'état de nature intègre; cependant il ne le pouvait pas sans le secours de Dieu (2) qui le conservait dans le bien et sans lequel sa nature même serait tombée dans le néant. — Dans l'état de nature corrompue, l'homme a besoin de la grâce habituelle qui guérit la nature pour s'abstenir absolument du péché. Cette guérison s'opère d'abord ici-bas relativement à l'esprit, mais l'appétit charnel n'est pas encore totalement rétabli. C'est pourquoi l'Apôtre fait dire à l'homme réparé (Rm 7,25) : Je suis soumis à la loi de Dieu par l'esprit, et à la loi du péché par la chair. Dans cet état l'homme peut s'abstenir de tout péché mortel, parce que ce péché consiste dans la raison, comme nous l'avons vu (quest. lxxiv, art. 5), mais il ne peut pas s'abstenir de tout péché véniel (4) à cause de la corruption de l'appétit sensitif inférieur. A la vérité la raison peut réprimer chacun des mouvements de cet appétit, et c'est ce qui en fait des péchés et des actes volontaires, mais elle ne peut les comprimer tous, parce que pendant qu'elle s'efforce de résister à l'un il y en a un autre qui s'élève. D'ailleurs la raison ne peut pas être toujours assez vigilante pour éviter ces mouvements (2), ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxiv, art. 40). — De même avant que la raison de l'homme, dans laquelle le péché mortel réside, ne soit réparée par la grâce sanctifiante, l'homme peut éviter chaque péché mortel en particulier et pendant un temps, parce qu'il n'est pas nécessaire qu'il fasse continuellement des péchés actuels (3j. Mais il ne peut se faire qu'il reste longtemps sans péché grave. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech. hom. xi, et Mor. lib. xxv, cap. 9), que le péché qui n'est pas promptement effacé par la pénitence entraîne à d'autres péchés. La raison en est que comme l'appétit inférieur doit être soumis à la raison, de même aussi la raison doit être soumise à Dieu, et c'est en lui que la volonté doit mettre sa fin. Or, c'est par la fin que tous les actes humains doivent être réglés, comme c'est le jugement de la raison qui doit servir de règle aux mouvements de l'appétit inférieur. Par conséquent, comme quand l'appétit inférieur n'est pas totalement soumis à la raison, il ne peut se faire qu'il n'y ait pas en lui des mouvements déréglés ; de même quand la raison n'est pas totalement soumise à Dieu, il s'ensuit qu'il y a dans ses actes une foule de choses désordonnées. Car lorsque l'homme n'a pas son coeur tellement affermi en Dieu, que rien ne puisse l'en séparer, ni le bien qu'il recherche, ni le mal qu'il veut éviter, il se présente une multitude d'occasions qui l'éloignent de Dieu parce qu'il les veut suivre ou éviter, et alors il méprise les préceptes divins et pèche mortellement. C'est ce qui arrive surtout dans les circonstances soudaines dans lesquelles l'homme suit la fin qu'il s'est préalablement proposée et agit selon l'habitude qui se trouve en lui, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 8). A la vérité, par la réflexion de sa raison, l'homme peut agir contrairement à l'ordre de la fin qu'il a préconçue et en dehors de l'inclination de l'habitude, qui est en lui. Mais par là même qu'il ne peut pas être toujours dans cet état de réflexion ou d'attention, il est impossible qu'il soit longtemps sans agir conformément à sa volonté déréglée, si la grâce ne la rétablit pas promptement dans l'ordre qui lui convient (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme peut éviter chaque péché en particulier, mais il ne peut les éviter tous sans la grâce, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Toutefois comme il y a de la faute de l'homme s'il ne se prépare pas à recevoir la grâce, il s'ensuit que le péché qu'il ne peut éviter sans la grâce ne lui en est pas moins imputable.

2. Il faut répondre au second, que la correction est utile pour que la douleur qu'elle produit inspire à celui qui la reçoit la volonté d'être régénéré, pourvu que celui-là soit un enfant de la promesse et qu'au mêment où les coups de fouet retentissent sur ses épaules, Dieu par une opération secrète excite au dedans de lui cette volonté même, comme le dit saint Augustin (Lib. de corrept. et grat. cap. 6). Ainsi la correction est nécessaire, parce qu'il faut à l'homme la volonté pour s'abstenir du péché, mais elle n'estpas suffisante sans le secours de Dieu. Aussi est-il dit (Eccles. 7, 14): Considérez les oeuvres de Dieu et vous verrez qu'onne peut corriger aucun de ceux qu'il abandonne.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Hypog. lib. m, cap. 1 et 2) (1), ce passage s'entend de l'homme dans l'étatde nature intègre, quand il n'était pas encore l'esclave du péché. Par conséquent il pouvait alors pécher et ne pas pécher. Maintenant encore on donne à l'homme tout ce qu'il veut ; mais pour vouloir le bien il lui faut le secours de la grâce.

(I) Cet article est une réfutation de l'hérésie de Pelage, dont la proposition suivante a été condamnée par le concile de Diospolis : Victoria nostra non est ex Dei adjutorio.
(2) Il ne s'agit Ici que de cette motion divine qui est générale par rapport à la nature, mais qui est spéciale à l'égard de l'individu, parce qu'elle agit sur l'un plutôt que sur l'autre.
(I) Saint Augustin soutient dans tous ses ouvrages cette vérité contre les pélagiens (De peccat. merit. lib. ii, et Lib. de nat. et grat. cap. 36). Elle a été définie par le concile de Milève (can. 6 et 7) et par le concile de Trente qui s'exprime en ces tenues (sess, vi, can. 23) : Si quis hominem semel justificatum dixerit... posse in totâ vitd peccata omnia etiam venialia vitare, nisi ex speciali Dei privilegio, quemadmodum de B. Virgine tenet Ecclesia : anathema sit.
(2) Les saints pourraient éviter tous les péchés véniels dans leur genre qui sont parfaitement délibérés , mais ils ne peuvent éviter tous ceux qui proviennent d'une délibération imparfaite et que les théologiens appellent motus secundo-primi.
(3) Il y a des Pères et des conciles qui disent que l'homme ne peut pas sans la grâce éviter le moindre péché, résister h la plus faible tentation, mais ils entendent par ce secours de la grâce la motion divine qui est nécessaire à l'homme dans tout état.
(4) Cette considération prouve combien il est déplorable et dangereux de rester dans l'état du péché, une fois qu'on a eu le malheur de perdre la grâce.
(1) Ce livre n'est pas de saint Augustin.


ARTICLE IX. —celui qui est déjà en possession de la grâce peut-il par lui-même opérer le bien et éviter le péché, sans le secours d'une autre grâce (2)?


Objections: 1. Il semble que celui qui est en possession de la grâce puisse par lui- même opérer le bien et éviter le mal, sans le secours d'une autre grâce. Car toute chose est inutile ou imparfaite, si elle ne remplit pas le but pour lequel on la donne. Or, la grâce nous est donnée pour que nous puissions faire le bien et éviter le péché. Si donc elle ne donne pas à l'homme ce pouvoir, il semble qu'elle soit vaine ou imparfaite.

2. Par la grâce l'Esprit-Saint habite en nous, d'après ce mot de saint Paul (1Co 3,16): Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous? Or, l'Esprit-Saint étant tout-puissant, il suffit pour nous porter à faire le bien et pour nous garder du péché. Donc l'homme qui a la grâce peut faire ces deux choses, sans le secours d'aucune grâce nouvelle.

3. Si l'homme qui a la grâce a encore besoin d'une grâce nouvelle pour bien vivre et s'abstenir du péché, pour la même raison quoiqu'il ait obtenu ce nouveau secours il lui en faudra encore un autre. On ira ainsi de secours en secours indéfiniment, ce qui répugne. Donc celui qui est en état de grâce n'a pas besoin d'une grâce nouvelle pour faire le bien et éviter le mal.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de nat. et grat. cap. 26) que comme l'oeil du corps qui est parfaitement sain ne peut voir s'il n'est aidé de l'éc.latde la lumière; de même  l'homme qui est parfaitement justifié ne peut vivre saintement, s'il n'est aidé par la justice divine qui est la lumière éternelle. Or, la justification est l'effet de la grâce, d'après ce mot de l'Apôtre (Rm 3,24): Vous avez été justifiés gratuitement par sa grâce. Donc l'homme qui a la grâce a encore besoin d'un autre secours de la grâce pour vivre saintement.

CONCLUSION. — Aucun agent n'agissant qu'en vertu de l'agent premier et la chair étant perpétuellement rebelle à l'esprit, l'homme ne peut, quoiqu'il soit déjà en état de grâce, faire le bien et éviter le mal par lui-même, sans un nouveau secours de Dieu qui le conserve, le dirige et le protège, quoique d'ailleurs une autre grâce habituelle ne lui soit pas nécessaire.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit íart. 5 huj. quaest.), l'homme pour vivre saintement a besoin du secours de Dieu de deux manières: 1° il lui faut un don habituel qui guérisse sa nature déchue et qui, après l'avoir guérie, l'élève à faire des oeuvres qui méritent la vie éternelle et qui surpassent par là même les forces de la nature; 2° le secours de la grâce lui est nécessaire pour que Dieu le porte à agir. Relativement à la première espèce de secours l'homme qui est en état de grâce n'a pas besoin d'une autre habitude infuse. Mais il a néanmoins besoin du secours de la grâce dans le second sens; c'est-à-dire il faut que Dieu le meuve pour bien agir (1), et cela pour deux raisons. D'abord pour une raison générale, parce que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), aucune créature ne peut produire un acte quelconque que parla vertu de la motion divine. Ensuite pour une raison particulière tirée de la condition de l'état de la nature humaine qui, bien qu'elle soit guérie par la grâce relativement à l'esprit, n'en est pas moins corrompue et souillée relativement à la chair qui la rend esclave de la loi du péché, selon l'expression de saint Paul (Rm 7,25). Il y a aussi dans l'intellect une ignorance qui l'obscurcit et qui fait, comme le dit l'Apôtre (Rm 8,26) : Que nous ne savons pas ce qu'il faut demander dans la prière pour prier comme il faut. Car en raison de la variété des événements et parce que nous ne nous connaissons pas parfaitement nous-mêmes, nous ne pouvons pleinement savoir ce qui nous convient, suivant cette parole du Sage (Sg 9,14) : Les pensées des hommes sont timides et nos prévoyances incertaines. C'est pourquoi il est nécessaire que nous soyons dirigés et protégés par Dieu qui sait tout et qui peut tout. C'est aussi pour cette raison qu'il convient de dire à Dieu, à l'égard de ceux qui sont redevenus ses enfants par la grâce: Ne nous laissez pas succomber à la tentation... Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, et toutes les autres choses de ce genre que l'Oraison dominicale renferme.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le don de la grâce habituelle ne nous est pas donné pour que nous n'ayons plus besoin ultérieurement du secours de Dieu : car toute créature a besoin d'être conservée par Dieu dans le bien qu'elle a reçu de lui. C'est pourquoi, si après avoir reçu la grâce, l'homme a encore besoin du secours de Dieu, on ne peut pas en conclure que la grâce nous ait été donnée inutilement ou qu'elle soit imparfaite : parce que dans l'état de gloire, lorsque la grâce sera absolument parfaite, l'homme aura encore besoin de ce secours. Mais ici-bas la grâce est imparfaite sous un rapport, dans le sens qu'elle ne guérit pas totalement l'homme, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que l'opération de l'Esprit-Saint, qui nous meut et nous protège, n'est pas circonscrite par l'effet du don habituel qu'elle produit en nous, mais indépendamment de cet effet, il nous meut et nous protège simultanément avec le Père et le Fils (2).

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement prouve que l'homme n'a pas besoin d'une autre grâce habituelle.

(2) Cette question a été ainsi déiinie par le concile d'Orange (can. 10) : Adiutorium Dei in renatis ac sanctis semper est implorandum, ut ad bonam finem pervenire, vel in bono possint opere perdurare. Le concile de Trente a renouvelé en ces termes cette décision (sess, vi, can. 2 : Si quis dixerit iustificatum, vel sine speciali Dei auxilio in acceptd jus- titid perseverare posse, vel cum eo non posse: anathema sit.
(1) Il y a controverse entre les thomistes au sujet de la nature de cette motion. Suffît-il d'une motion générale ou faut-il une motion spéciale d'un ordre surnaturel ? Nous avons indiqué, d'après Billuart, le moyen d'accorder tes divers sentiments en montrant que cette motion est générale sous un rapport et spéciale sous un autre.
(2) Tous les actes ad extra sont communs aux trois personnes, quoiqu'on les approprie à chacune d'elles (Voyez à ce sujet, part. I, quest. xxxix).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.109 a.4