I-II (trad. Drioux 1852) Qu.109 a.9

ARTICLE X. — l'homme qui est en état de grâce a-t-il besoin du secours de la grace pour persévérer (3)?

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Objections: 1. Il semble que l'homme qui est en état de grâce n'ait pas besoin du secours de la grâce pour persévérer. Car la persévérance est quelque chose de moins que la vertu, aussi bien que la continence, comme le prouve Aristote (Eth. lib. vii, cap. 7 et 8). Or, l'homme n'a pas besoin d'un nouveau secours de la grâce pour acquérir des vertus, du mêment que la grâce l'a justifié. Donc a-t-il encore beaucoup moins besoin du secours de la grâce pour obtenir la persévérance.

2. Toutes les vertus sont simultanément infuses. Or, la persévérance est une vertu. Il semble donc qu'on la reçoive avec la grâce en même temps que les autres vertus infuses.

3. L'Apôtre dit (Rm 5) que par le don du Christ, l'homme a gagné plus qu'il n'a perdu par le péché d'Adam. Or, Adam a eu ce qu'il lui fallait pour pouvoir persévérer. Donc à plus forte raison la grâce du Christ nous donne-t-elle de quoi persévérer, et par conséquent l'homme n'a pas besoin de grâce à cet effet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de persever. cap. 2) : Pourquoi demander à Dieu la persévérance si ce n'est pas lui qui la donne? N'est-ce pas une demande ridicule, si on sollicite de lui ce qu'on sait qu'il ne donne pas, et ce qui est par conséquent au pouvoir de l'homme? Or, ceux qui ont été sanctifiés par la grâce demandent la persévérance, quand ils disent : Que votre nom soit sanctifié, d'après l'explication de saint Augustin appuyée du sentiment de saint Cyprien (Lib. de corrept. et grat. cap. 12). Donc l'homme qui est en état de grâce a besoin de recevoir de Dieu la persévérance.

CONCLUSION.—L'homme qui est en état de grâce a besoin pour persévérer dans le bien jusqu'à la fin de la vie, non du don habituel de la grâcedivine, mais d'un secours spécial de Dieu qui le protege contre les tentations.

Réponse Il faut répondre que la persévérance s'entend de trois manières. En effet quelquefois elle signifie l'habitude de l'esprit qui rend l'homme ferme et qui l'empêche d'être détourné de la vertu par les tristesses qui l'assiègent, de sorte que la persévérance est à ces tristesses ce que la continence est aux convoitises et aux plaisirs charnels, comme le dit Aristote (Eth. lib. vii, cap. 7). 2° On peut appeler persévérance l'habitude qui fait que l'homme a l'intention ferme de persévérer dans le bien jusqu'à la fin. La persévérance prise dans ces deux sens nous est infuse simultanément avec la grâce, comme la continence et les autres vertus (1). 3° On appelle persévérance la continuation même du bien jusqu'à la fin de la vie. Pour avoir cette persévérance, l'homme qui est en état de grâce n'a pas besoin d'une grâce habituelle, mais d'un secours divin qui le dirige et le protège contre les assauts des tentations, ainsi qu'on le voit d'après l'article précédent. C'est pourquoi quand quelqu'un a été justifié par la grâce, il est nécessaire qu'il demande à Dieu ce don de persévérance, c'est-à-dire il doit lui demander de le préserver du mal jusqu'à la fin de sa vie. Car il y en a beaucoup qui reçoivent la grâce et auxquels il n'est pas donné d'y persévérer (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection repose sur le premier mode de persévérance,

2. comme la seconde objection porte sur le second. La réponse à ces deux difficultés est donc évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Lib. de nat. et grat. cap. 43, et Lib. de corrept. et gr at. cap. 12), l'homme dans l'état primitif a reçu un don par lequel il pouvait persévérer, mais il n'en a pas reçu pour persévérer. Au lieu que maintenant il y en a beaucoup qui reçoivent par la grâce du Christ le don de la grâce par laquelle ils peuvent persévérer, et qui de plus reçoivent ce qu'il leur faut pour persévérer (1). C'est ainsi que le don du Christ l'emporte sur le péché d'Adam. Cependant dans l'état d'innocence où il n'y avait aucune rébellion de la chair contre l'esprit, l'homme pouvait plus facilement persévérer par le don de la grâce que nous ne le pouvons, maintenant que notre réparation, bien qu'elle soit commencée relativement à l'esprit, n'est pas encore consommée relativement à la chair : ce qui aura lieu dans le ciel, où non-seulement l'homme pourra persévérer, mais où il ne pourra même plus pécher.

(3) Cette question se rattache à la précédente. Les décrets des conciles que nous avons cités pourraient être ici reproduits. Pour l'exposition de la doctrine voyez le concile de Trente, sess, vi, cap. 15 et suiv.
(1) Il ne s'agit pas ici de la persévérance considérée comme habitude ou comme résolution, mais il s'agit de l'acte par lequel on persévère dans le bien jusqu'à la fin de la vie.
(2) Saint Augustin s'est efforcé d'établir cette même vérité contra les semi-pélagiens dans son livre : De dono perseverantia.
(1) Ils reçoivent non-seulement un secours suffisant pour pouvoir persévérer, mais ils reçoivent encore à cet égard un secours efficace.




QUESTION CX.

DE L'ESSENCE DE LA GRACE.


Après avoir parlé de la nécessité de la grâce, nous avons à la considérer dans son essence. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° La grâce met-elle quelque chose dans l'âme ? — 2° Est-elle une qualité? — 3° Diffère-t-elle de la vertu infuse P — 4° Diffère-t-elle du siijet de la grâce?


ARTICLE I. — la grâce met-elle quelque chose dans l'âme (2)?


Objections: 1. Il semble que la grâce ne mette rien dans l'âme. Car comme on dit que l'homme a la grâce de Dieu, de même on dit qu'il a la grâce de ses semblables. Ainsi il est dit (Gn 39,21) : Que le Seigneur fit trouver grâce à Joseph devant le gouverneur de la prison. Mais de ce que l'homme a la grâce d'un autre homme, ceci n'ajoute rien à celui qui possède cet avantage, il est seulement agréé par celui qui lui accorde cette faveur. Par conséquent, quand on dit qu'un homme a la grâce de Dieu, cela ne met rien dans son âme, cela indique seulement que Dieu l'agrée.

2. Comme l'âme vivifie le corps, de même Dieu vivifie l'âme, d'où il est dit qu'Il est notre vie (Dt 30,20). Or, l'âme vivifie le corps immédiatement. Donc il n'y a pas non plus d'intermédiaire entre Dieu et l'âme, et par conséquent la grâce ne met rien de créé dans l'âme.

3. A l'occasion de ces paroles de saint Paul (Rm 1) : Gratia vobis et pax, la glose dit (interl.) que la grâce, c'est la rémission des péchés. Or, la rémission des péchés ne met pas quelque chose dans l'âme, elle met seulement quelque chose en Dieu qui n'impute pas le péché qu'on a commis, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 31,2) : Heureux l'homme auquel le Seigneur n'impute point l'iniquité qu'il a commise. Donc la grâce ne met pas quelque chose dans l'âme (3).

En sens contraire Mais c'est le contraire. La lumière met quelque chose dans le sujet qu'elle éclaire. Or, la grâce est une lumière de l'âme. Ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de nat. et gr at. cap. 22) : La lumière de la vérité abandonne avec justice celui qui transgresse la loi, et une fois qu'il en est abandonné, il devient absolument aveugle. Donc la grâce met dans l'âme quelque chose.

CONCLUSION. —Puisque aimer c'est vouloir du bien à un autre et que la volonté de Dieu est la cause de ce qui existe; il est certain que la grâce ou l'amour de Dieu produit toujours quelque chose (c'est-à-dire le bien qu'il lui veut) dans l'âme de celui qu'il aime.

Réponse Il faut répondre que selon la manière commune de s'exprimer la grâce a coutume d'être prise en trois sens : 1° On entend par là l'amour d'une personne. C'est ainsi que nous avons coutume de dire d'un soldat qu'il a la grâce du roi, c'est-à-dire que le roi lui est favorable. 2° On se sert de ce mot pour exprimer un don fait gratuitement. Par exemple, nous avons l'habitude de dire : je vous fais cette grâce. 3° Enfin on entend par grâce la récompense d'un bienfait gratuitement donné. Ainsi nous disons que nous rendons grâces des bienfaits que nous avons reçus. Le second de ces trois sens dépend du premier; car l'amour qu'une personne porte à une autre qui lui est agréable l'engage à lui donner gratuitement quelque chose; et le troisième sens résulte du second, parce que l'on est poussé à rendre des actions de grâce par suite des bienfaits que l'on a reçus gratuitement. Sous ces deux derniers rapports, il est évident que la grâce met quelque chose dans celui qui la reçoit. Il y a en premier lieu le don gratuitement donné, et en second lieu la reconnaissance de ce don. Relativement à l'amour ou à la dilection, il est à remarquer qu'il y a une différence entre la grâce de Dieu et la grâce de l'homme. Car la bonté de la créature provenant de la volonté divine, il s'ensuit que de l'amour de Dieu, par lequel il veut du bien à la créature, il découle dans la créature même quelque bien ; tandis que la volonté de l'homme étant mue par un bien qui préexiste dans les choses, il arrive que son amour n'est pas la cause totale de la bonté de l'objet, mais qu'il la présuppose en tout ou en partie. Il est donc évident que l'amour de Dieu produit quelquefois un bien dans la créature (1), mais non un bien qui soit éternel, comme sa propre dilection. Par rapport à cette espèce de bien on distingue deux sortes d'amour de Dieu pour la créature: un amour général d'après lequel il aime tout ce qui existe, comme le dit la Sagesse (Sg 11), et d'après lequel il donne aux créatures leur existence naturelle (2), puis un amour spécial par lequel il élève la créature raisonnable au-dessus de la condition de sa nature en la faisant participer au bien divin. Quand il aime quelqu'un de cet amour, on dit qu'il l'aime absolument, parce que par cet amour Dieu veut absolument à la créature le bien éternel qui est lui-même (3). Par conséquent, quand on dit que l'homme a la grâce de Dieu, on désigne quelque chose de surnaturel qui provient de Dieu dans l'homme. — La grâce est parfois appelée l'amour éternel de Dieu, selon qu'on désigne ainsi la grâce de la prédestination, en ce sens que Dieu a prédestiné ou choisi ses élus gratuitement et non d'après leurs mérites, suivant cette parole de l'Apôtre (Ep 1,8) : Il nous a prédestinés pour être ses enfants d'adoption, afin que sa grâce soit louée et glorifiée.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on dit que quelqu'un a la grâce ou la faveur d'un autre homme, on entend qu'il y a en lui quelque chose qui le rend agréable à ce dernier, et il en est de même quand on dit que quelqu'un a la grâce de Dieu. Toutefois il y a une différence. Car ce qu'il y a dans un homme d'agréable à un autre existe préalablement avant l'amour de ce dernier, tandis que l'amour divin produit ce qu'il y a dans l'homme d'agréable à Dieu, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que Dieu est la vie de l'âme comme cause efficiente, tandis que l'âme est la vie du corps comme cause formelle. Or, entre la forme et la matière il n'y a pas de milieu ; parce que la forme détermine par elle-même la matière ou le sujet, tandis que l'agent exerce son influence sur le sujet non par sa substance, mais par la forme qu'il produit dans la matière (1).

3. Il faut répondre au troisième, que saint Augustin dit (Ret. lib. i, cap. 2b) : Quand j'ai avancé que la grâce consiste dans la rémission des péchés et la paix dans la réconciliation avec Dieu, on ne doit pas entendre par là que la paix et la réconciliation n'appartiennent pas à la grâce en général, mais on doit entendre que le mot de grâce signifie spécialement la rémission des péchés. Ainsi il n'y a donc pas que la rémission des péchés qui appartienne à la grâce, il y a encore beaucoup d'autres dons de Dieu. C'est pourquoi la rémission des péchés n'a pas lieu sans un effet que Dieu produit en nous, comme on le verra (quest. cxm, art. 2).

(2) Cette question revient à celle-ci : la grâce est-elle un don intrinsèque qui soit inhérent à l'âme? En répondant affirmativement, saint Thomas détruit l'erreur des luthériens et des calvinistes qui prétendaient que l'homme n'était juste qu'extrinsèquement par l'imputation de la justice du Christ, en vue de laquelle Dieu fermait les yeux sur ses fautes. Cette erreur a été expressément condamnée parle concile de Trento (sess. Vi).
(3) Cet argument place directement la question au point de vue où l'ont envisagée les protestants.
(1) La grâce, considérée comme un acte simple de la volonté divine, ne porte rien dans la créature; car Dieu a aimé la créature de toute éternité, quoiqu'il ne l'ait produite que dans les temps. .Mais si on la considère relativement à son effet, la grâce pose dans la créature un bien naturel et un bien surnaturel.
(2) Cet amour est l'amour purement naturel par lequel il donne à l'homme l'être, la vie, l'intelligence et toutes ses facultés naturelles.
(3) Cet amour surnaturel est imparfait ou parfait. Il est parfait quand Dieu communique à l'homme la grâce habituelle qui le rend absolument son ami et qui le fait participer à sa nature; il est imparfait quand il lui communique seulement quelques vertus qui se rapportent à la béatitude, comme la foi, l'espérance et d'autres secours qui sont compatibles avec l'état du péché.
(1) La cause formelle produit immédiatement son effet ; tandis que la cause efficiente la produit médiatement ; elle agit ici par l'intermédiaire de la forme.


ARTICLE II. — LA GRACE EST-ELLE UNE QUALITÉ DE I.'AME (2)?


Objections: 1. Il semble que la grâce ne soit pas une qualité de l'âme. Car aucune qualité n'agit sur son sujet ; parce que l'action d'une qualité n'existant pas sans l'action du sujet, il faudrait alors que le sujet agît sur lui-même. Or, la grâce agit sur l'âme en la justifiant; elle n'est donc pas une qualité.

2. La substance est plus noble que la qualité. Or, la grâce est plus noble que la nature de l'âme ; car nous pouvons par la grâce beaucoup de choses dont la nature n'est pas capable, ainsi que nous l'avons dit (quest. cix, art. 1, 2 et 3). Donc la grâce n'est pas une qualité.

3. Aucune qualité ne subsiste après qu'elle a cessé d'être dans son sujet. Or, la grâce subsiste; car elle n'est pas corrompue, parce qu'alors elle rentrerait dans le néant comme ce qui est créé de rien, et c'est pour cela que l'Apôtre l'appelle une créature nouvelle (Ga 6) La grâce n'est donc pas une qualité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps 103) : Ut exhilaret faciem, la glose dit ( Ord. Jugust. ) que la grâce est l'éclat de l'âme qui concilie le saint amour. Or, l'éclat de l'âme est une qualité comme la beauté du corps. Donc la grâce est une qualité.

CONCLUSION. — Indépendamment du secours spécial par lequel Dieu porte l'homme à faire le bien, il faut admettre dans l'âme de ceux qui sont justifiés une habitude de la grâce ou une qualité surnaturelle qui les porte à acquérir le bien éternel agréablement et facilement.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons vu (art. préc. ), quand on dit qu'un homme a la grâce de Dieu en lui, cette parole signifie qu'il y a en lui un effet de la volonté gratuite de Dieu. Or, nous avons dit (quest. cix, art. 1) que l'homme est aidé par la volonté gratuite de Dieu de deux manières. 1° L'âme humaine est mue par Dieu qui la porte à connaître, à vouloir ou à agir. Cet effet gratuit n'est pas dans l'homme une qualité, mais un mouvement de l'âme (1). Car l'acte du moteur dans le sujet qui est mû, c'est le mouvement, comme le dit Aristote (Phys. lib. m, text. 18). 2° L'homme est aidé par la volonté gratuite de Dieu en ce sens que Dieu infuse dans l'âme un don habituel. Il en est ainsi, parce qu'il n'est pas convenable que Dieu se préoccupe moins de ceux qu'il aime au point de leur donner un bien surnaturel que des autres créatures qu'il aime aussi, mais auxquelles il ne destine qu'un bien naturel. Or, il pourvoit à ces dernières créatures de telle sorte qu'il les meut non-seulement pour les actes naturels, mais qu'il leur donne encore les formes et les vertus qui sont les principes de leurs actes, afin qu'elles soient portées par elles à produire ces mouvements. C'est ainsi que les mouvements que Dieu leur imprime deviennent naturels et faciles aux créatures, suivant ce mot de la Sagesse (Sg 8,1) : Il dispose tout avec douceur. A plus forte raison quand il s'agit de ceux qu'il meut pour qu'ils acquièrent le bien surnaturel éternel, leur infuse-t-il des formes ou des qualités surnaturelles (2) au moyen desquelles il les pousse doucement et promptement à conquérir ce bien ; et par conséquent le don de la grâce est une qualité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la grâce comme qualité agit sur l'âme, non à la façon de la cause efficiente, mais à la manière de la cause formelle; comme la blancheur produit le blanc et la justice le juste.

2. Il faut répondre au second, que toute substance est ou la nature même de la chose dont elle est la substance ou une partie de cette nature, et c'est de cette manière qu'on appelle substance la matière ou la forme. La grâce étant au-dessus de la nature humaine, il ne peut se faire qu'elle soit une substance ou une forme substantielle de l'âme; mais elle en est une forme accidentelle. Car ce qui existe substantiellement en Dieu se produit accidentellement dans l'âme qui participe à la bonté divine, comme on le voit à l'égard de la science. Ainsi parce que l'âme participe imparfaitement à la bonté divine et que la participation même de cette bonté qui est la grâce existe dans l'âme d'une manière plus imparfaite que l'âme ne subsiste en elle-même ; elle est néanmoins plus noble que la nature de l'âme, en tant qu'elle est l'expression ou la participation de la bonté de Dieu, mais non par rapport à sa manière d'être.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Boëce (Isagog. Porphyr. cap. de accid.), le propre de l'accident, c'est d'être dans un sujet (inesse). Ainsi on ne donne pas à tout accident le nom d'être comme s'il avait l'être, mais on le lui donne, parce que c'est par lui que l'être est quelque chose, comme le dit Aristote (Met. lib. vii , text. 2). Et comme être fait ou être corrompu sont des expressions qui se disent de ce qui est (3), il s'ensuit qu'à proprement parler aucun accident ne se fait ou ne se corrompt. On dit qu'il se fait ou qu'il se corrompt selon que le sujet dans lequel il existe commence ou cesse d'être en acte relativement à lui. C'est ainsi qu'on dit que la grâce est créée ou produite en nous, du mêment que nous sommes nous-mêmes créés par elle, ou plutôt constitués de rien dans une existence nouvelle, c'est-à-dire que ce n'est pas par nos mérites que nous sommes élevés, suivant ces paroles de l'Apôtre (Ep 2,10) : Nous avons été créés en Jésus-Christ dans les bonnes oeuvres.

(2) Le concile de Trente a décidé que la grâce était intrinsèquement inhérente à l'âme (sess. Vi, cap. 16) : Justitia nostra dicitur, quia per eam nobis inhoerentem iustificamur. Il ne s'est pas servi des mots de qualité et d'habitude , parce que les théologiens sont divisés entre eux sur l'emploi de ces expressions. Mais ces controverses tiennent plus aux mots qu'au fond des choses.
(1) Ainsi les grâces actuelles ne sont pas des qualités ou des habitudes; il ne s'agit ici que de ia grâce habituelle.
(2) Ces formes surnaturelles sont la grâce et les vertus infuses. La grâce est le principe radical des opérations surnaturelles et les vertus infuses en sont le principe immédiat.
(3) C'est-à-dire du sujet.


ARTICLE III.— la grâce est-elle la même chose que la vertu (1)?


Objections: 1. Il semble que la grâce soit la même chose que la vertu. Car saint Augustin dit que la grâce opérante est la foi qui opère par l'amour, comme on le voit (Lib. de spir. et litt. cap. 14 circ. fin. et cap. 32; Or, la foi qui opère par l'amour est la vertu. Donc la grâce est la vertu.

2. L'objet défini convient à celui auquel la définition convient elle-même. Or, les définitions que les Pères ou les philosophes ont données de la vertu conviennent à la grâce. Car elle rend bon celui qui la possède et elle est cause de la bonté de ses actes. Elle est aussi une bonne qualité de l'esprit par laquelle on vit saintement (2). Donc la grâce est une vertu.

3. La grâce est une qualité. Or, il est évident qu'elle n'est pas de la quatrième espèce qui comprend la forme et la figure, parce qu'elle n'appartient pas au corps ; elle n'est pas non plus de la troisième, qui comprend la passion ou la passivité qui réside dans la partie sensitive de l'âme, comme le prouve Aristote (Phys. lib. viii, text. 14 et seq.), tandis que la grâce réside principalement dans l'intelligence. Elle n'est pas davantage de la seconde qui est la puissance ou l’impuissance naturelle, parce qu'elle est supérieure à la nature et qu'elle ne se porte pas au bien et au mal, comme une puissance naturelle. Il faut donc qu'elle appartienne à la première qui est l’habitude ou la disposition. Et comme les habitudes de l'esprit sont des vertus, puisque la science elle-même en est une, ainsi que nous l'avons dit (quest. lvii, art. 1 et 2), il s'ensuit que la grâce est la même chose que la vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Si la grâce est une vertu, il semble qu'elle doive être une des trois vertus théologales. Or, elle n'est ni la foi, ni l'espérance, parce que ces vertus ne peuvent exister sans la grâce sanctifiante. Elle n'est pas non plus la charité, parce que la grâce prévient la charité, comme le dit saint Augustin (Lib. de don. persev. cap. 16). Elle n'est donc pas une vertu.

CONCLUSION. — La lumière naturelle de la raison étant quelque chose d'indépendant des vertus acquises, de même la lumière ou le don surnaturel de la grâce est quelque chose d'indépendant des vertus infuses qui perfectionnent l'homme, pour qu'il marche conformément à la lumière divine de la grâce.

Réponse Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont dit que la grâce et la vertu étaient essentiellement la même chose, qu'elles ne différaient que rationnellement, de sorte que la même chose recevait le nom de grâce, quand on la considérait, selon qu'elle rend l'homme agréable à Dieu ou selon qu'elle lui est gratuitement donnée, et qu'on lui donnait le nom de vertu, selon qu'elle perfectionne l'homme et qu'elle le rend apte à bien agir. C'est le sentiment que paraît avoir soutenu le Maître des sentences (Sent. lib. ii, dist. 26). Mais si l'on considère parfaitement la nature de la vertu, on verra que cette opinion est insoutenable : parce que, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii , tex. 17), la vertu est une disposition d'un être parfait, et on appelle parfait celui qui est disposé conformément à sa nature. D'où il est évident que la vertu de chaque chose se considère ralativement à une nature préexistante, c'est-à- dire que chaque être doit être disposé, comme il convient à sa nature. Or, il est évident que les vertus qu'on acquiert par les actes humains, dont nous avons parlé (quest. lv et seq.), sont des dispositions qui ordonnent l'homme convenablement par rapport à la nature dont il est composé. Mais les vertus infuses le disposent d une manière plus élevée et à une fin plus haute. Par conséquent il faut qu'elles se rapportent à une nature plus noble, c'est-à- dire à la participation de la nature divine qu'on appelle la lumière de la grâce, suivant cette parole de saint Pierre (2P 1,4) : Il nous a communiqué les biens si grands et si précieux qu'il avait promis, afin que par ces biens vous soyez rendus participants de la nature divine. C'est en recevant cette nature que nous redevenons, comme on le dit, enfants de Dieu (1). Par conséquent comme la lumière naturelle de la raison est quelque chose d'indépendant des vertus acquises qui se rapportent à cette lumière elle-même; ainsi la lumière de la grâce, qui est une participation de la nature divine, est quelque chose d'indépendant des vertus infuses qui en découlent (2) et qui s'y rapportent. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (Ep 5,8): Vous étiez autrefois ténèbres, maintenant vous êtes lumière en Notre-Seigneur, conduisez-vous en enfants de lumière. Car, comme les vertus acquises perfectionnent l'homme, pour qu'il marche conformément à la lumière naturelle de la raison ; de même les vertus infuses le perfectionnent, pour qu'il marche conformément à la lumière de la grâce.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin donne le nom de grâce à la loi qui opère par l'amour, parce que l'acte de la foi qui opère par l'amour est le premier acte par lequel la grâce sanctifiante se manifeste.

2. Il faut répondre au second, que le bien qui entre dans la définition de la vertu se dit de la convenance avec une nature préexistante essentielle ou participée; tandis que le bien ne s'attribue pas de la sorte à la grâce; il lui est attribué comme à la racine de ce qu'il y a de bon dans l'homme, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la grâce revient à la première espèce de qualité (3). Elle n'est cependant pas la même chose que la vertu ; mais elle est une habitude que les vertus infuses présupposent, comme leur principe et leur racine.

(1) On ne peut confondre la grâce qui est surnaturelle avec les vertus naturelles, mais il y a des théologiens qui disent qu'elle est la même chose que la charité. Durand prétend qu'elles ne different que de nom, Scot établit entre elles une différence formelle, d'autres théologiens une différence virtuelle. Mais le sentiment, de saint Thomas est le plus conforme aux conciles et à la tradition.
(2) La première de ces deux définitions est d'Aristote, la seconde de saint Augustin.
()) Cette participation de la nature divine est si clairement exprimée dans l'Ecriture que personne ne l'a niée, mais on s'est demandé si c'était une participation morale ou une participation physique. Les thomistes soutiennent ce dernier sentiment et montrent que nous recevons la nature divine en nous par un don qui l'exprime et qui la reproduit dans notre âme analogiquement et imparfaitement.
(2) On a encore examiné si les vertus infuses découlent de la grâce physiquement ou moralement; mais d'après saint Thomas la grâce est la raison et le principe de ces vertus, de sorte que la première opinion paraît plus conforme à son sentiment.
(3) La grâce est une qualité de la première espèce et par conséquent une habitude. Cependant saint Thomas fait obsrrver (I. Pars, quest. xxvii, De verti, art. 2 ad 7) que la grâce n'est pas une habitude proprement dite. Mais cette contradiction n'est qu'apparente ; car il veut seulement dire en cet endroit qu'elle ne se rapporte pas à l'acte immédiatement. C'est ce que nous avons observé dans la note précédente. Elle ne s'y rapporte que par le moyen des vertus infuses.



ARTICLE IV. — la grâce est-elle dans l'essence de l'âme comme dans son sujet ou si elle est dans une de ses puissances (4)?


Objections: 1. Il semble que la grâce n'existe pas dans l'essence de l'âme, comme dans son sujet, mais qu'elle existe dans l'une de ses puissances. Car saint Augustin dit (Hypognost. lib. m) que la grâce est à la volonté ou au libre arbitre ce que le cavalier est au cheval. Or, la volonté ou le libre arbitre est une puissance, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxxiii, art. 2). Donc la grâce existe dans une puissance de l'âme comme dans son sujet.

2. Les mérites de l'homme viennent de la grâce qui en est le principe, comme le dit saint Augustin (Lib. de grat. et lib. arb. cap. 4). Or, le mérite consiste dans un acte qui procède d'une puissance. Il semble donc que la grâce soit la perfection d'une puissance de l'âme.

3. Si l'essence de l'âme est le sujet propre de la grâce, il faut que l'âme soit, quant à son essence, capable de la grâce. Or, ce sentiment est faux, parce qu'il s'ensuivrait que toute âme serait capable de la grâce. Donc l'essence de l'âme n'est pas le sujet propre de la grâce.

4. L'essence de l'âme est antérieure à ses puissances. Or, on peut comprendre ce qui est avant sans ce qui est après. Il s'ensuit donc qu'on peut comprendre la grâce dans l'âme, sans se préoccuper d'aucune partie ni d'aucune puissance de l'âme, c'est-à-dire sans songer ni à la volonté, ni à l'intellect; ce qui répugne.

En sens contraire Mais c'est le contraire. C'est la grâce qui nous régénère et qui nous rend enfants de Dieu. Or, la génération a pour terme l'essence, avant d'avoir pour termes les puissances. Donc la grâce est dans l'essence de l'âme, avant d'être dans ses puissances.

CONCLUSION. — Toute perfection d'une puissance de l'âme ayant la nature d'une vertu, et la grâce n'étant pas une vertu, mais quelque chose d'antérieur à la vertu, il est nécessaire qu'elle ait pour sujet non pas une puissance, mais l'essence même de l'âme.

Réponse Il faut répondre que cette question dépend de la précédente. Car si la grâce est la même chose que la vertu, il est nécessaire qu'elle existe dans une puissance de l'âme comme dans son sujet ; parce que les puissances de l'âme sont le sujet propre de la vertu, comme nous l'avons dit (quest. lvi, art. I). Mais si elle diffère de la vertu, on ne peut pas dire qu'elle ait une puissance de l'âme pour sujet; parce que toute perfection d'une puissance de l'âme a la nature de la vertu, comme nous l'avons vu (art. I, quest. lv et lvi). D'où il résulte que la grâce étant antérieure à la vertu a un sujet antérieur aux puissances de l'âme, c'est-à-dire qu'elle existe dans l'essence de l'âme elle-même. Car, comme l'homme, au moyen de sa puissance intellectuelle, participe à la connaissance divine par la vertu de la foi et qu'au moyen de la volonté, qui est une de ses autres puissances, il participe à l'amour divin par la vertu de la charité (1); de même aussi au moyen de la nature de son âme ii participe d'après une certaine ressemblance à la nature divine par une seconde génération ou une seconde création.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme les puissances de l'âme découlent de son essence, ainsi les vertus qui sont les principes de nos opérations surnaturelles découlent de la grâce et se répandent dans les puissances destinées à l'action. C'est sous ce rapport que la grâce est à la volonté ce que le moteur est à l'objet qui est mù, ce qui revient à la comparaison du cheval et du cavalier, mais non ce que l'accident est au sujet.

2. La réponse au second argument est par là même évidente. Car la grâce est le principe de nos oeuvres méritoires par l'intermédiaire des vertus infuses, comme l'essence de l'âme est le principe de nos opérations vitales par l'entremise des puissances.

3. Il faut répondre au troisième, que l'âme est le sujet de la grâce, selon qu'elle est une espèce de nature intelligente ou raisonnable. Mais elle n'est pas constituée dans son espèce par une puissance, puisque les puissances sont des propriétés naturelles qui résultent de l'espèce. C'est pourquoi l'âme diffère spécifiquement par son essence des autres êtres animés, des brutes et des plantes. C'est pourquoi si l'essence de l'âme humaine est le sujet de la grâce, il ne s'ensuit pas que toute âme puisse en être le sujet ; car la grâce ne convient à l'essence de l'âme qu'autant qu'elle est d'une espèce intelligente.

4. Il faut répondre au quatrième, que les puissances de l'âme étant des propriétés naturelles qui résultent de son espèce, l'âme ne peut exister sans elles. D'ailleurs en supposant qu'elle existe sans elles, on dirait encore que l'âme est intelligente ou raisonnable selon son espèce, non parce qu'elle posséderait en acte ces puissances, mais à cause de l'espèce ou de la nature de son essence dont ces puissances doivent naturellement découler.

(4) Cet article est une conséquence de celui qui précède, comme saint Thomas le fait voir en exposant sa conclusion.
(1) On voit par là clairement la différence qu'il y a entre la grâce et les vertus.




QUESTION CXI.

DE LA DIVISION DE LA GRACE.

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Nous avons maintenant à diviser la gràee ; à cet égard cinq questions se présentent : 1° Est-il convenable de diviser la grâce en grâce gratuitement donnée et en grâce sanctifiante? — 2° De la division de la grâce sanctifiante en grâce opérante et en grâce coopérante. — 3° De la division de la même grâce en grâce prévenante et subséquente. — 4° De la division de la grâce gratuitement donnée. — 5° De la comparaison de la grâce sanctifiante et de la grâce gratuitement donnée.


ARTICLE I. — est-ii. convenable de diviser la grâce en grâce sanctifiante et en grâce gratuitement donnée (1) ?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.109 a.9