I-II (trad. Drioux 1852) Qu.111 a.1


Objections: 1. Il semble que la grâce ne soit pas convenablement divisée en grâce sanctifiante et grâce gratuitement donnée. Car la grâce est un don de Dieu, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. ex, art. 1). Or, l'homme n'est pas agréable à Dieu parce qu'il en a reçu quelque chose, mais c'est plutôt le contraire; puisque Dieu fait à quelqu'un un don gratuit précisément parce qu'il lui est agréable. Donc aucune grâce ne doit être appelée sanctifiante (gratum faciens).

2. Tout ce qu'on ne donne pas d'après des mérites antérieurs on le donne gratuitement. Or, le bien de la nature est donné à l'homme sans mérite antérieur, parce que le mérite présuppose la nature; la nature est donc un don de Dieu qui est gratuit. Et comme la nature se distingue de la grâce par opposition, c'est donc à tort que ce qui est gratuitement donné est pris pour la différence (2) de la grâce, puisqu'on le trouve en dehors du genre de la grâce elle-même.

3. Toute division doit se faire par les contraires. Or, la grâce sanctifiante, par laquelle nous sommes justifiés, nous est accordée par Dieu gratuitement, d'après ce mot de l'Apôtre (Rm 3,2-4) : Nous avons été justifiés gratuitement par sa grâce. Donc la grâce sanctifiante ne doit pas se diviser par opposition avec la grâce gratuitement donnée.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre attribue à la grâce ces deux caractères : c'est qu'elle rend agréable et qu'elle est gratuitement donnée. Car il est dit à l'égard du premier (Ep 1,6) : Il nous a rendus agréables à ses yeux en son Fils bien- aimé. Et à l'égard du second (Rm 11,6) : Si c'est par grâce, ce n'est donc pas par les oeuvres autrement la grâce ne serait plus grâce. On peut donc distinguer la grâce qui n'a qu'un de ces caractères et celle qui les a tous les deux.

CONCLUSION. — La grâce étant le moyen de mettre les hommes en rapport avec Dieu et de les ramener à lui, il est convenable de la diviser en grâce sanctifiante, par laquelle l'homme est uni à Dieu par lui-même, et en grâce gratuitement donnée, par laquelle l'homme coopère au salut des autres.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit l'Apôtre (Rm 13,4), les choses qui viennent de Dieu sont ordonnées. Or, l'ordre des choses consiste en ce que les unes sont ramenées à Dieu par d'autres, comme le dit saint Denis (Lib. coel. hier. cap. 0, 7 et 8). La grâce ayant donc pour but de ramener l'homme à Dieu, cette action s'accomplit d'après un certain ordre, c'est-à-dire qu'il y en a qui sont ramenés à lui par d'autres. — D'après cela il y a donc deux sortes de grâce : l'une par laquelle l'homme est uni à Dieu et qu'on appelle la grâce sanctifiante (gratum faciens), l'autre par laquelle un homme coopère avec un autre pour le ramener à Dieu ; ce don reçoit le nom de grâce gratuitement donnée (gratis data), parce qu'il est au-dessus de la faculté de la nature et du mérite de la personne. Mais parce qu'il n'est pas donné à l'homme pour le sanctifier, mais plutôt pour qu'il coopère à la sanctification d'un autre, on ne l'appelle pas grâce sanctifiante. C'est de cette grâce gratuitement donnée que parle l'Apôtre quand il dit (1Co 12,7) : Les dons visibles de l’Esprit ne sont donnés à chacun que pour l’utilité des autres (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne dit pas que la grâce rende effectivement agréable à Dieu, mais elle le fait formellement (2), c'est-à-dire que l'homme est justifié par elle et qu'il est rendu digne d'être appelé l'ami de Dieu, d'après ce mot de saint Paul (Col 1,42) : Elle nous a rendus dignes d'avoir part à l'héritage des saints dans la gloire.

2. Il faut répondre au second, que la grâce gratuitement donnée exclut l'idée de chose due. Or, on peut distinguer deux sortes de dettes. L'une provient du mérite et se rapporte à la personne qui est à même de faire des oeuvres méritoires, suivant ce mot de l'Apôtre (Rm 4,4) La récompense qui se donne à quelqu'un pour ses oeuvres ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une chose due. L'autre résulte de la condition de la nature ; comme si nous disions qu'il est dû à l'homme d'avoir la raison et les autres choses qui appartiennent à la nature humaine. Le mot dette ne s'emploie dans aucun de ces sens, pour exprimer l'obligation de Dieu envers la créature, mais on s'en sert plutôt dans le sens que la créature doit être soumise à Dieu, afin que l'ordre divin s'accomplisse en elle. D'après cet ordre, telle ou telle nature doit avoir telles ou telles propriétés ou conditions particulières , et il faut que de telles ou telles opérations résultent telles ou telles conséquences. Les dons naturels ne sont pas donc dus dans le premier sens, mais ils le sont dans le second (3), au lieu que les dons surnaturels ne sont dus d'aucune manière (4) -, c'est pourquoi ils méritent plus particulièrement le nom de grâce.

3. Il faut répondre au troisième, que la grâce sanctifiante ajoute à la grâce gratuitement donnée quelque chose qui appartient à la nature de la grâce; parce qu'elle rend l'homme agréable à Dieu. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée qui ne produit pas cet effet conserve le nom général de grâce (1), comme il arrive ordinairement à l'égard des autres choses. Ainsi les deux parties de la division sont opposées comme le sont ces deux phrases : ce qui rend agréable et ce qui ne rend pas agréable.

(I) Il ne s'agit ici que de la grâce inlérieurequi agit sur l'homme intrinsèquement, soit qu'elle s'attache à son âme, comme la grâce habituelle, soit qu'elle meuve la volonté, comme la grâce actuelle.
(21 Il faut prendre ici ce mot dans le sens qu'on lui donne en logique, où on lui fait signilier les attributs essentiels qui sont propres à une chose et qui par conséquent la distinguent de toutes les autres.
(1) La grâce gratuitement donnée peut secondairement amener à la grâce sanctifiante celui qui la reçoit, et la grâce sanctifiante peut secondairement faire obtenir la grâce gratuitement donnée, puisque les exemples des saints sont souvent pour les autres une cause de salut. Mais la (in principale de ccs sortes de grâce est absolument distincte.
(2) Ce n'est pas la grâce qui fait que l'homme est effectivement agréable à Dieu, c'est Dieu même qui produit cette merveille. La grâce là produit formellement, parce qu'elle est dans l'âme comme la forme qui est cause de sa beauté.
(5) Les dons naturels ne sont pas dus de la part de Dieu, car il n'est tenu à rien envers la créature ; mais ils sont dus relativement à la créature, dans le sens qu'elle ne peut remplir le rôle que Dieu lui a assigné, si elle n'a pas ce qu'il lui faut pour cela. Ainsi une créature ne peut pas être un homme si elle n'a tout ce qui constitue l'être humain.
(4) Ils ne sont pas dus du côté de la créature puisqu'elle pouvait exister saus cela.
(1) C'est ainsi que la brute conserve le nom d'animal qui est le nom du genre.


ARTICLE II — EST-IL CONVENABLE DE DIVISER LA GRACE EN GRACE OPÉRANTE ET EN GRACE COOPÉRANTE (2)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas convenable de diviser la grâce en grâce opérante et en grâce coopérante. Car la grâce est un accident, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2). Or, un accident ne peut agir sur son sujet; par conséquent aucune grâce ne doit être appelée opérante.

2. Si la grâce opère quelque chose en nous, c'est principalement la justification. Or, ce n'est pas la grâce seule qui opère cet effet en nous. Car saint Augustin dit (Serrn. xv, de verb. apost, cap. 11) : Celui qui vous a créé sans vous ne vous justifiera pas sans vous. Donc aucune grâce ne doit être appelée simplement opérante.

3. La coopération semble appartenir à un agent inférieur, mais non à cm agent principal. Or, la grâce opère en nous plus principalement que le libro arbitre, d'après ce mot de saint Paul (Rm 9,16): Cela ne dépend ni de celui qui court, ni de celui qui veut, mais de Dieu qui fait miséricorde. Donc on ne doit pas dire que la grâce est coopérante.

4. Les membres d une division doivent être opposés. Or, opérer et coopérer ne sont pas des choses opposées, car le même sujet peut opérer et coopérer. C'est donc à tort que l'on divise la grâce, en grâce opérante et coopérante.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de grat. et lib. arb. cap. 17): Dieu en coopérant achève en nous ce qu'il a commencé en opérant, parce qu'en commençant il opère pour que nous voulions, et en achevant il coopère avec ceux qui veulent. Or, les opérations par lesquelles Dieu nous porte au bien appartiennent à la grâce. La grâce est donc avec raison divisée en grâce opérante et coopérante.

CONCLUSION. — Puisque l'Apôtre insinue dans son Épître aux Philippiens cette division par laquelle on distingue la grâce, d'après ses divers effets, en opérante et coopérante, il est évident que cette division est convenable.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 2), on peut entendre la grâce de deux manières : 1° on peut entendre un secours divin qui nous porte à vouloir le bien et à le faire, 2° le don habituel que Dieu a mis en nous (2). Dans ces deux sens la grâce se divise en opérante et coopérante. Car l'opération d'un effet n'est pas attribuée au mobile, mais au moteur. Par conséquent dans l'effet où notre âme est mue sans mouvoir, comme il n'y a que Dieu qui meuve, l'opération lui est attribuée, et c'est d'après cela qu'on dit que la grâce est opérante. Dans l'effet où notre âme meut et est mue, l'opération n'est pas seulement attribuée à Dieu, mais elle l'est encore à l'âme, et c'est dans ce sens qu'on dit que la grâce est coopérante. Or, il y a en nous deux sortes d'acte. Le premier est l'acte intérieur de la volonté. Relativement à cet acte, la volonté est l'objet mû, Dieu est le moteur, et surtout quand la volonté, qui voulait le mal auparavant, commence à vouloir le bien (1). C'est pourquoi lorsque Dieu pousse l'âme humaine à cet acte, on dit que la grâce est opérante. Le second acte est extérieur. Par là même qu'il est commandé par la volonté, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 9), il s'ensuit que, par rapport à lui, l'opération est attribuée à la volonté. Et parce que, relativement à cet acte, Dieu nous aide encore, en affermissant intérieurement la volonté pour qu'elle parvienne à agir, et en nous fournissant extérieurement la faculté d'opérer, dans cette circonstance on dit que la grâce est coopérante. Aussi, après les paroles que nous avons citées, saint Augustin ajoute-t-il (ibid.) : il opère pour que nous voulions, et lorsque nous voulons, il coopère avec nous pour que nous achevions. Par conséquent, si on entend par grâce l'impulsion gratuite que Dieu nous communique pour faire un bien méritoire, c'est avec raison qu'elle se divise en opérante et coopérante (2). — Mais si on considère la grâce comme un don habituel, elle a deux sortes d'effets, comme toute autre forme ; le premier est son être, le second son opération, comme l'opération de la chaleur est de produire le chaud et d'échauffer extérieurement. Ainsi la grâce habituelle, selon qu'elle guérit l'âme, ou qu'elle la justifie, ou qu'elle la rend agréable à Dieu, se nomme grâce opérante; et selon qu'elle est le principe d'une oeuvre méritoire qui procède du libre arbitre, on dit qu'elle est coopérante.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la grâce étant une qualité accidentelle n'agit pas sur l'âme à titre de cause efficiente, mais à titre de cause formelle, comme on dit que la blancheur rend blanche une surface.

2. Il faut répondre au second, que Dieu ne nous justifie pas sans nous; parce que dans notre justification nous consentons à la justice de Dieu au moyen de notre libre arbitre. Toutefois ce mouvement du libre arbitre n'est pas la cause de la grâce, mais il en est l'effet. Par conséquent l'opération entière appartient à la grâce.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne coopère pas avec un autre seulement comme l'agent secondaire coopère avec l'agent principal, mais on coopère encore à titre d'auxiliaire pour arriver à une fin présupposée. Or, l'homme, au moyen de la grâce opérante, étant aidé par Dieu pour vouloir le bien, rien n'empêche que pour cette fin présupposée qui n'est autre que le bien voulu la grâce ne coopère avec nous.

4. Il faut répondre au quatrième, que la grâce opérante et la grâce coopérante est la même grâce, maison la distingue d'après ses divers effets, comme nous l'avons fait remarquer (in corp. art.).

(2) Cette division est indiquée dans l'Ecriture i (Philip. U) - Deus est qui operatur in nobis velle; voilà pour la grâce operante. (1Co 15): Non ego, sed gratia Dei mecum. (Mc 16) : Praedicaverunt ubique Domino cooperante; voilà la grâce coopérante.
(3 Saint Thomas applique cette division à la grâce actuelle et à la grâce habituelle.
(1) Les théologiens recherchent si à l'égard de cet acte premier, qui est l'effet de la grâce opérante, la volonté est passive ou si elle est libre. Les thomistes embrassent généralement le dernier sentiment, mais cette discussion est sans importance.
(2) Le concile d'Orange a ainsi reconnu cette double division : Quoties bona agimus, Deus in nobis, atque nobiscum, ut operemur, operatur.


ARTICLE III. — est-il convenable de diviser la grâce en grâce prévenante et subséquente (3)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas convenable de diviser la grâce en grâce prévenante et subséquente. Car la grâce est l'effet de l'amour divin. Or, l'amour de Dieu n'est jamais subséquent, mais il est toujours prévenant, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 4,10) : Ce ri est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés le premier. On ne doit donc pas admettre une grâce prévenante et subséquente.

2. La grâce sanctifiante doit être unique dans l'homme, puisqu'elle est suffisante, d'après ce mot de l'Apôtre (2Co 12,9) : Ma grâce vous suffit. Or, la même chose ne peut pas être avant et après. C'est donc à tort qu'on divise la grâce en prévenante et en subséquente.

3. On connaît la grâce par ses effets. Or, la grâce produit une infinité d'effets, dont l'un précède l'autre. Donc si d'après ces eífets on devait diviser la grâce en prévenante et subséquente, il semble qu'il y aurait des grâces d'une infinité d'espèces. Et comme l'art ou la science ne s'occupe pas de ce qui est infini, on en doit conclure que c'est à tort qu'on divise la grâce en prévenante et subséquente.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La grâce de Dieu provient de sa miséricorde. Or, il est dit (Ps 58,11) -. Sa miséricorde me préviendra, et ailleurs (Ps 22,6): Sa miséricorde me suivra. Donc il est convenable de distinguer la grâce prévenante et la grâce subséquente.

CONCLUSION. — A cause de la multiplicité des effets de la grâce qui, comparés à des effets différents, peuvent être tantôt antérieurs et tantôt postérieurs, on a raison de diviser la grâce en grâce prévenante et subséquente.

Réponse Il faut répondre que, comme la grâce se divise en grâce opérante et coopérante d'après ses divers effets-, de même on la divise en grâce prévenante et en grâce subséquente, dans quelque sens qu'on la prenne. Or, il y a cinq effets que la grâce produit en nous: le premier consiste à guérir l'âme, le second à vouloir le bien, le troisième à opérer efficacement le bien qu'on veut, le quatrième à y persévérer, le cinquième à parvenir à la gloire. C'est pourquoi la grâce, selon qu'elle produit en nous le premier effet, est appelée prévenante par rapport au second, et selon qu'elle produit en nous le second, elle est appelée subséquente relativement au premier (1). Et comme un effet est antérieur à l'un et postérieur à l'autre, de même la grâce peut être appelée prévenante et subséquente selon le même effet par rapport à des effets différents. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de nat. et grat. cap. 31, et lib. ii, ad Boni f. cap. 9): Prévenante elle fait que nous sommes guéris, subséquente elle fait qu'étant guéris nous agissons; prévenante elle fait que nous sommes appelés, subséquente elle fait que nous sommes glorifiés (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amour de Dieu désigne quelque chose d'éternel; c'est pourquoi on est toujours forcé de dire qu'il est prévenant. Mais la grâce indique un effet temporel qui peut précéder une chose et être postérieur à une autre. C'est pour cette raison qu'on peut dire qu'elle est prévenante et subséquente.

2. Il faut répondre au second, que la grâce n'est pas essentiellement différente, parce qu'elle est prévenante et subséquente; cette distinction ne se rapporte qu'à ses effets, comme nous l'avons dit à l'égard de la grâce opérante et de la grâce cooperante. Ainsi, selon que la grâce est subséquente elle appartient à la gloire, et elle n'est pas autre numériquement que la grâce prévenante par laquelle nous sommes maintenant justifiés. Car, comme la charité d'ici-bas n'est pas détruite, mais perfectionnée dans le ciel, nous en devons dire autant de la lumière de la grâce, parce qu'elles n'impliquent ni l'une ni l'autre d'imperfection dans leur essence.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique les effets de la grâce puissent être infinis en nombre, comme le sont les actes humains, néanmoins ils se ramènent tous à quelques points spéciaux, et de plus ils ont tous ceci de commun, c'est que l'un précède l'autre.

(3) Cette distinction se trouve formellement exprimée dans plusieurs prières de l'Eglise : Actiones nostras, quoesumus, Domine, aspirando proeveni et adjuvando prosequere, ut cuncta nostra operatio a te semper incipiat et per te coepla finiatur.
(j) On appelle encore prévenante la grâce qui fait quel'homme veut le bien, etsubséquente celle qui fait qu'il exécute le bien qu'il a voulu.
(2) Les théologiens distinguent encore la grâce qui excite (excitans) et la grâce qui aide (adju- vans). Celle qui excite tire le pécheur de sou sommeil pour l'amener à la pénitence ; et celle qui aide vient ensuite à son secours pour faire le bien qu'il s'est proposé. Ainsi la première peut se ramener à la grâce opérante et prévenante et la seconde à la grâce coopérante et subséquente.


ARTICLE IV. — la grâce gratuitement donnée est-elle convenablement divisée par saint paul (4)?


Objections: 1. Il semble que la grâce gratuitement donnée ne soit pas bien divisée par saint Paul. Car tout don que Dieu nous accorde gratuitement peut être appelé une grâce gratuitement donnée. Or, il y a une infinité de dons que Dieu nous accorde gratuitement pour les biens de l'âme et pour les biens du corps, et qui ne nous rendent pas néanmoins agréables à Dieu. Donc les grâces gratuitement données ne peuvent être comprises sous une division positive.

2. La grâce gratuitement donnée se distingue par opposition de la grâce sanctifiante. Or, la foi appartient à la grâce sanctifiante, parce que c'est par elle que nous sommes justifiés, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 5,4) : Iustificati igitur ex fide, etc, C'est donc à tort que la foi est placée parmi les grâces gratuitement données, surtout quand les autres vertus, comme l'espérance et la charité, n'y figurent pas.

3. Opérer des guérisons et parler diverses langues, voilà des miracles. L'interprétation des discours appartient aussi à la sagesse ou à la science, d'après cette parole du prophète (Dt 1,17) : Dieu a donné à ses enfants la science et la connaissance de tous les livres et de toute la sagesse. C'est donc à tort qu'on met en opposition le don de guérir et de parler diverses langues avec le don des miracles, et qu'on oppose le don d'interprétation à la sagesse et à la science.

4. Comme la sagesse et la science sont des dons de l'Esprit-Saint, de même l'intellect, le conseil, la piété, la force et la crainte, comme nous l'avons dit (quest. lxviii , art. 4). On devrait donc aussi ranger ces dons parmi les grâces gratuitement données.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apùtre dit (1Co 12,8) : L'un reçoit du Saint- Esprit le don de parler avec sagesse, l'autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science ; un autre reçoit la foi du même Esprit, un autre la grâce de guérir les maladies, un autre le don de faire des miracles, un autre le don de prophétie, un autre le discernement des esprit s, un autre le don de parler diverses langues, un autre celui de les interpréter.

CONCLUSION. — Les grâces gratuitement données ont été parfaitement divisées par l'Apôtre ; car, parmi ces dons, les uns se rapportent à la perfection de la connaissance, comme la foi, la faculté de parler avec sagesse et celle de parler avec science ; les autres ont pour but l'affermissement de la doctrine, comme la grâce d'opérer des guérisons, de faire des miracles, des prophéties et de discerner les esprits; les autres regardent les moyens de s'exprimer, comme le don de parler diverses langues et celui de les interpréter.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), la grâce gratuitement donnée a pour but de mettre l'homme à même de coopérer avec les autres pour les ramener à Dieu. Or, on ne peut ainsi opérer en agissant sur les autres intérieurement (car il n'y a que Dieu qui puisse le faire), mais on le peut en les enseignant ou en les persuadant extérieurement. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée renferme en elle ce dont l'homme a besoin pour instruire les autres des vérités divines qui sont supérieures à la raison. Or, pour cela il lui faut trois choses : 1° Il faut qu'il ait la plénitude de la connaissance à l'égard des choses de Dieu pour pouvoir en instruire les autres; 2° il faut qu'il puisse confirmer ou prouver ce qu'il dit; autrement sa doctrine ne serait pas efficace; 3° il faut que ce qu'il conçoit il puisse convenablement le présenter à ses auditeurs. Relativement au premier point trois choses sont nécessaires, comme on le voit quand il s'agit de l'enseignement humain. Car il faut que celui qui doit apprendre aux autres une science soit d'abord lui-même très-certain des principes de cette science, et c'est pour ce motif qu'on demande la foi, qui est la certitude que nous avons des choses invisibles, qui sont regardées comme les principes de la doctrine catholique. Le docteur doit ensuite bien posséder les conséquences principales de la science, et c'est dans ce but qu'il est parlé de la sagesse, qui est la connaissance des choses divines. Enfin il est nécessaire qu'il soit riche en exemples et qu'il connaisse les effets dont il faut quelquefois se servir pour manifester les causes, et c'est pour cette raison qu'il est fait mention de la science, qui est la connaissance des choses humaines, parce que les choses invisibles de Dieu sont rendues intelligibles par celles qu'il a faites (Rm 1,20). — On établit les vérités qui sont du ressort de la raison par des arguments, mais celles qui lui sont supérieures et qui ont été divinement révélées, on les établit par des moyens qui sont propres à la puissance divine, et cela de deux manières. La première consiste en ce que celui qui enseigne la science sacrée fasse ce que Dieu seul peut faire, en faisant des miracles qui se rapportent, soi tau salut du corps, comme la grâce de guérir les malades, soit à la seule manifestation de la puissance divine, comme quand on arrête le soleil, ou qu'on l'obscurcit, ou qu'on divise la mer. et c'est le don des miracles proprement dit. La seconde consiste à manifester ce que Dieu seul peut connaître, comme les futurs contingents, et c'est ce qu'on appelle le don de prophétie ; ou comme les secrets des coeurs, et c'est ce qu'on désigne par le discernement des esprits. — L'expression de la pensée peut se considérer par rapport à la langue dont on se sert, et c'est ce qu'on comprend par le don des langues, et par rapport au sens des paroles que l'on doit proférer, et c'est ce que signifie le don d'interprétation.

Solutions: 1. Il faut répondre premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. \ huj. quaest.), tous les bienfaits que Dieu nous accorde ne sont pas des grâces gratuitement données. Il n'y a que ceux qui surpassent les forces de notre nature, par exemple, qu'un pêcheur soit rempli dans ses discours de sagesse, de science, etc. Ces dons sont appelés des grâces gratuitement données.

2. Il faut répondre au second, que la foi n'est pas comptée parmi les grâces gratuitement données, quand on la considere comme une vertu qui justifie l'homme en lui-même, mais elle en fait partie, selon qu'elle implique cette certitude suréminente qui rend un homme apte à enseigner aux autres toutes les vérités qu'elle renferme. Quant à l'espérance et à la charité, elles appartiennent à la puissance appétitive, selon que cette puissance rapporte l'homme à Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que la grâce d'opérer des guérisons se distingue de la vertu de faire des miracles en général, parce qu'elle est un moyen particulier de conversion. Car celui qui a recouvré la santé par la vertu de la foi est plus disposé à croire par suite de ce bienfait. De même parler diverses langues et les interpréter sont deux manières particulières d'amener les autres à la foi, et c'est pour cela qu'on en fait des grâces gratuitement données toutes spéciales.

4. Il faut répondre au quatrième, que la sagesse et la science ne sont pas rangées parmi les grâces gratuitement données, au même titre que parmi les dons de l'Esprit-Saint, c'est-à-dire que ce ne sont pas des habitudes par lesquelles l'Esprit-Saint dispose l'esprit humain convenablement à l'égard de ce qui regarde la sagesse et la science : car tels sont les dons de l'Esprit-Saint, comme nous l'avons dit (quest. lxviii, art. 1 et 4). On les range parmi les grâces gratuitement données, selon qu'elles impliquent une certaine abondance de science et de sagesse, afin que l'homme puisse non- seulement bien penser en lui-même des choses divines, mais qu'il puisse encore en instruire les autres et réfuter ceux qui le contredisent. C'est pourquoi parmi les grâces gratuitement données, on met expressément le don de parler avec sagesse et celui de parler avec science, parce que, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 1), autre chose est de savoir seulement ce que l'on doit croire pour arriver à la vie bienheureuse, autre chose est de savoir comment on peut le communiquer à ceux qui sont bien disposés et le défendre contre les impies.

(t) Cet article est un magnifique commentaire de ces paroles de saint Paul aux Corinthiens (1Co 12,8) : Alii per spiritum datur sermo sapientiae, alii autem sermo scientiae secundum eumdem spiritum, alii fides in eodem spiritu, alii gratia sanitatum, alii operatio virtutum, alii prophetia, alii discretio spirituum, alii genera linguarum, alii interpretatio sermonum.


ARTICLE V. — la grâce gratuitement donnée est-elle plus noble que la grâce sanctifiante (1)?


Objections: 1. Il semble que la grâce gratuitement donnée soit plus noble que la grâce sanctifiante. Car le bien d'une nation vaut mieux que celui d'un individu, comme le dit Aristote (Eth. cap. 2). Or, la grâce sanctifiante ne se rapporte qu'au bien d'un seul, tandis que la grâce gratuitement donnée se rapporte au bien général de l'Eglise entière, comme nous l'avons dit (art. 1 et 4 huj. quaest.). Donc la grâce gratuitement donnée est plus noble que la grâce sanctifiante.

2. Il faut une plus grande vertu pour pouvoir agir sur un autre qu'il n'en faut pour agir sur soi seul, comme la lumière d'un corps qui peut en éclairer d'autres l'emporte sur celle de celui qui brille en lui-même , sans pouvoir illuminer les autres. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 1) : que la justice est la plus éclatante des vertus, parce que c'est elle qui règle les rapports des hommes avec les autres individus. Or, la grâce sanctifiante perfectionne l'homme en lui-même, tandis que par la grâce gratuitement donnée on travaille au perfectionnement des autres. Donc la grâce gratuitement donnée est plus noble que la grâce sanctifiante.

3. Ce qui est propre à l'élite des individus vaut mieux que ce qui est commun à tous ; ainsi le raisonnement qui est le propre de l'homme l'emporte sur la sensibilité qui lui est commune avec tous les animaux. Or, la grâce sanctifiante est commune à tous les membres de l'Eglise, tandis que la grâce gratuitement donnée est un don propre aux membres de l'Eglise les plus distingués. Donc la grâce gratuitement donnée l'emporte sur la grâce sanctifiante.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Après avoir énuméré les grâces gratuitement données l'Apôtre ajoute (1Co 12,31) : Je vais vous montrer une voie encore plus excellente, et comme on le voit par ce qui suit, il parle de la charité qui appartient à la grâce sanctifiante. Donc la grâce sanctifiante vaut mieux que la grâce gratuitement donnée.

CONCLUSION. — La grâce sanctifiante unissant immédiatement l'homme à Dieu, tandis que la grâce gratuitement donnée (comme la grâce de la prophétie ou des miracles) ne fait qu'y préparer et y disposer; elle est beaucoup plus excellente, plus noble et plus digne que cette dernière.

Réponse Il faut répondre qu'une vertu est d'autant plus noble qu'elle se rapporte à un bien plus élevé. Or, la fin est toujours supérieure aux moyens. Par conséquent, puisque la grâce sanctifiante met l'homme immédiatement en union avec sa fin dernière, tandis que les grâces gratuitement données le mettent en rapport avec ce qui doit le préparer à cette union, comme la prophétie, les miracles et les autres choses de cette nature qui disposent les hommes à s'unir à leur fin dernière, il s'ensuit que la grâce sanctifiante est beaucoup plus excellente que la grâce gratuitement donnée.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Met, lib. xii, text. 52), le bien d'une multitude, comme d'un armée, est de deux sortes: l'un ne réside que dans la multitude elle-même, tel que l'ordre de l'armée; l'autre est séparé de la multitude, comme le bien du général; et ce dernier est le meilleur, parce que c'est à celui-ci que l'autre se rapporte. Or, la grâce gratuitement donnée a pour but le bien général de l'Eglise, qui est l'ordre ecclésiastique, tandis que la grâce sanctifiante se rapporte au bien général séparé, qui est Dieu lui-même. C'est pourquoi la grâce sanctifiante est la plus noble.

2. Il faut répondre au second, que si la grâce gratuitement donnée pouvait produire dans les autres ce que l'homme obtient par la grâce sanctifiante, il s'ensuivrait que la grâce gratuitement donnée serait la plus noble ; comme la clarté du soleil qui éclaire l'emporte sur celle d'un corps qui est éclairé. Mais par la grâce gratuitement donnée, l'homme ne peut pas produire dans un autre l'union avec Dieu qu'il possède par la grâce sanctifiante; il ne produit que des dispositions à cette grâce. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que la grâce gratuitement donnée soit la plus noble. C'est ainsi que dans le feu la chaleur par laquelle il agit pour échauffer un autre corps n'est pas plus noble que sa forme substantielle.

3. Il faut répondre au troisième, que la sensibilité se rapporte au raisonnement comme à sa fin ; c'est pourquoi le raisonnement est plus noble. Mais ici c'est le contraire; parce que ce qui est propre se rapporte à ce qui est commun comme à sa fin. Il n'y a donc pas de parité.

(ULa supériorité de la grâce sanctifiante sur la grâce gratuitement donnée, ressort tout naturellement de la définition de l'une et de l'autre, puisque cette dernière n'est qu'un moyen pour arriver h l'autre: Quid prodest homini, si univer- sammundum lucretur ; animoeverd detrimentum patiatur? Et ailleurs : Quam dabit homo commutationem pro animd sud?



QUESTION CXII.

DE LA CAUSE DE LA GRACE.


Nous avons maintenant à nous occuper de la cause de la grâce, et à ce sujet cinq questions se présentent : 1° N'y a-t-il que Dieu qui soit la cause efficiente de la grâce ? — 2° La grâce exige-t-elle que celui qui la reçoit y soit disposé par l'acte de son libre arbitre? — 3° Cette disposition peut-elle nécessiter la grâce elle-même? — 4° La grâce est-elle égale chez tout le monde? — 5° Peut-on savoir si on a la grâce ?



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.111 a.1