I-II (trad. Drioux 1852) Qu.112 a.1

ARTICLE I. — n'y a-t-il que dieu qui soit cause de la grâce (1)?


Objections: 1. Il semble que Dieu ne soit pas seul cause de la grâce. Car il est dit (Jn 1,17): La grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ. Or, sous le nom de Jésus-Christ on n'entend pas seulement la nature divine, mais encore la nature humaine qu'il a revêtue. Donc une créature peut être cause de la grâce.

2. Il y a cette différence entre les sacrements de la loi nouvelle et ceux de l'ancienne, que les sacrements de la loi nouvelle produisent la grâce qui a été seulement figurée par les sacrements de la loi ancienne. Or, les sacrements de la loi nouvelle sont des éléments visibles. Il n'y a donc pas que Dieu qui soit cause de la grâce.

3. D'après saint Denis (Lib. de coel. hier. cap. 3 et 4), les anges purgent, illuminent et perfectionnent les anges inférieurs ainsi que les hommes. Or, la créature raisonnable est purgée, éclairée et perfectionnée par la grâce- Donc il n'y a pas que Dieu qui soit cause de la grâce.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps 83,12) : Le Seigneur vous donnera la grâce et la gloire.

CONCLUSION. — La grâce surpassant les forces de toute créature, par là même qu'elle n'est rien autre chose qu'une participation de la nature divine qui surpasse toute autre nature, elle ne peut être produite que par Dieu.

Réponse Il faut répondre qu'aucune chose ne peut agir au delà de son espèce, parce qu'il faut toujours que la cause l'emporte sur l'effet. Or, le don de la grâce surpasse toutes les forces d'une créature, puisqu'elle n'est rien autre chose qu'une participation de la nature divine qui surpasse toute autre nature. C'est pourquoi il est impossible qu'une créature la produise. Car nécessairement il n'y a que Dieu qui puisse déifier, en faisant entrer en communication de la nature divine ceux qu'il admet à participer à sa ressemblance, comme il n'y a que le feu qui puisse embraser (ignire).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'humanité du Christ est comme l'organe ou l'instrument de la Divinité, selon l'expression de saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. iii, cap. 15). Or, l'instrument ne produit pas l'action de l'agent principal par sa propre vertu, mais par la vertu de l'agent qui l'emploie. C'est pourquoi l'humanité du Christ ne produit pas la grâce par sa propre vertu, mais par la vertu de la Divinité qui lui est unie et qui fait que ses actions contribuent à notre salut.

2. Il faut répondre au second, que, comme dans la personne du Christ l'humanité est cause de notre salut, au moyen de la grâce qui est principalement produite par la vertu divine, de même  dans les sacrements de la loi nouvelle qui découlent du Christ, la grâce a pour causes instrumentales les sacrements eux-mêmes, et pour cause principale la vertu de l'Esprit-Saint qui opère dans les sacrements, d'après cette parole de saint Jean (Jn 3,5) : Si on ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit-Saint, on ne peut entrer dans le royaume de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ange purge, illumine et perfectionne l'ange ou l'homme en l'instruisant (1), mais non en le justifiant par la grâce. C'est ce qui fait dire à saint Denis que cette perfection, cette illumination et ce perfectionnement ne sont rien autre qu'une participation infuse de la science divine.

(1) Il s'agit ici de la cause principale efficiente de la grAcc habituelle. Sa cause finale c'est la vision de Dieu, sa cause matérielle l'essence même de l'âme ; sa cause instrumentale l'humanité du Christ et les sacrements ; sa cause méritoire principale le Christ ; sa cause méritoire secondaire tout homme juste qui peut mériter pour soi uno augmentation de grâce de condigno et qui peut la mériter pour les autres de congruo; quant à sa cause formelle, elle n'en a pas parce qu'elle n'est pas une chose composée.

(1) Les anges sont cause de la grâce, en raison du ministère qu'ils exercent en faveur des hommes. C'est ce que les théologiens désignent sous le nom de causa ministerialis.


ARTICLE II. — là grâce exige-t-elle une préparation et une disposition de la part de l'homme (2)?


Objections: 1. Il semble que la grâce n'exige pas de préparation ou de disposition de la part de l'homme. Car, comme le dit l'Apôtre (Rm 4,6) : La récompense qui se donne à quelqu'un pour ses oeuvres ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une dette. Or, l'homme ne se prépare par son libre arbitre qu'en faisant des oeuvres. Donc l'essence de la grâce serait détruite.

2. Celui qui vit dans le péché ne se prépare pas à recevoir la grâce. Or, elle est donnée à ceux qui sont en cet état, comme on le voit à l'égard de saint Paul, qui l'a obtenue quand il ne respirait que menaces et carnage contre les disciples du Seigneur, comme on le voit (Act. ix, 1). Donc on ne requiert de la part de l'homme aucune préparation à la grâce.

3. Un agent d'une vertu infinie ne demande pas de disposition dans la matière qu'il emploie, puisqu'il ne demande pas de matière même, comme on le voit pour la création, à laquelle on compare le don de la grâce qu'on appelle une créature nouvelle (Ga 6). Or, Dieu seul qui est d'une puissance infinie produit la grâce, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc aucune préparation n'est nécessaire de la part de l'homme pour l'obtenir.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Am 4,12) : Préparez-vous à aller au-devant de votre Dieu, ô Israël. Et on lit (1S 7,3) : Préparez vos coeurs au Seigneur.

CONCLUSION. — Relativement à la grâce considérée comme un don habituel de l'âme, une préparation de la part de l'homme est nécessaire (car c'est une forme qui ne peut exister que dans une matière bien disposée). Mais il n'en est pas de même de la grâce considérée comme un secours de Dieu qui porte l'âme au bien. Car toute préparation qui existe dans l'homme résulte du secours de Dieu qui le meut à ce sujet.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. exi, art. 2), la grâce s'entend de deux manières; tantôt elle désigne un don habituel de Dieu et tantôt le secours de Dieu qui porte l'âme au bien. En la prenant dans le premier sens, elle exige préalablement une préparation de la grâce, parce qu'aucune forme ne peut exister que dans une matière qui a été disposée. Mais s'il s'agit de la grâce, selon qu'elle désigne le secours de Dieu qui porte au bien, alors il ne faut de la part de l'homme aucune préparation, parce que ce secours divin est prévenant (4). Toute préparation dont l'homme est susceptible résulte plutôt du secours de Dieu qui porte l'âme au bien. Ainsi le bon mouvement du libre arbitre, par lequel on se prépare à recevoir le don de la grâce, est un acte du libre arbitre mû par Dieu (2). Sous ce rapport on dit que l'homme se prépare d'après ce passage des Proverbes (Pr 16,1) : C'est à l'homme à préparer son âme. Mais comme son libre arbitre dépend principalement de Dieu, on dit que c'est Dieu qui prépare la volonté de l'homme et que c'est lui qui dirige ses voies.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a une préparation à la grâce, qui existe simultanément avec l'infusion même de la grâce ; cette opération est méritoire, non de la grâce qu'on a déjà obtenue, mais de la gloire qu'on n'a pas encore. Il y a une autre préparation imparfaite à la grâce, qui précède quelquefois le don de la grâce sanctifiante, et qui vient néanmoins de Dieu. Mais cette grâce n'est pas suffisante pour mériter, l'homme n'ayant pas encore été justifié par la grâce; parce qu'aucun mérite ne peut venir que de la grâce, comme nous le dirons (quest. cxiv, art. 2).

2. Il faut répondre au second, que l'homme ne pouvant se préparer à la grâce, à moins que Dieu ne le prévienne et ne le pousse au bien, il n'importe en rien, qu'on arrive subitement ou peu à peu à une préparation parfaite. Car il est dit (Eccles. 11, 23) : qu'il est aisé à Dieu d'enrichir subitement un pauvre. Mais il arrive quelquefois que Dieu porte l'homme à un bien, sans l'y porter d'une manière parfaite : et cette préparation précède la grâce. D'autres fois il pousse l'homme au bien, tout à coup et parfaitement, et l'homme reçoit subitement la grâce, d'après cette parole du Seigneur dans saint Jean (Jn 6,45) : Tous ceux qui ont entendu la voix de mon Père, et qui ont appris de lui viennent à moi. C'est ce qui est arrivé à saint Paul. Tout à coup, quand il était dans la voie du péché, son coeur a été mû parfaitement par Dieu qui l'a fait écouter, apprendre et arriver à Jésus-Christ, et c'est pour cela qu'il a reçu instantanément la grâce.

3. Il faut répondre au troisième, qu'un agent d'une vertu infinie n'exige pas une matière ou une disposition de matière qui présuppose l'action d'une autre cause; mais cependant il faut que selon la nature de la chose qu'il doit produire, il mette en elle la matière et la disposition que sa forme requiert. De même, pour que Dieu infuse la grâce dans l'âme, il ne faut pas une autre préparation qu'il ne produise pas lui-même.

(1) Le concile de Trente a décidé qu'il fallait de la part de l'homme une disposition, et que cette disposition consistait dans l'acte et le mouvement du libre arbitre vers Dieu (sess. vi, can. 9) : Si quis dixerit sold fide impium justificari, ita ut intelligat nihil aliud requiri quod ad justificationis gratiam consequendam cooperetur, et nulld ex parle necesse esse eum suae voluntatis motu praeparari atque disponi, anathema sit.
(1) Tous les théologiens admettent que la grâce actuelle n'exige pas de disposition préalable.
(2) A l'égard de cet acte du libre arbitre, il y a controverse parmi les théologiens ; les uns veulent qu'il ne dispose à la grâce que moralement et d'après l'institution divine, les autres veulent qu'il y dispose physiquement et d'après sa nature. Ce dernier sentiment est celui des thomistes, et il paraît  parfaitement d'accord avec la pensée de saint Thomas.


ARTICLE III. — la grâce est-elle accordée nécessairement a celui qui s'y prépare, et qui fait ce qui est en son pouvoir (1)?


Objections: 1. Il semble que la grâce soit accordée nécessairement à celui qui s'y prépare ou qui fait ce qui est en son pouvoir. Car sur ces paroles de l'Apôtre (Rm 3) : Justifia Dei manifestata est, la glose dit (Raban. lib. ii) : Dieu reçoit celui qui se réfugie dans son sein, autrement l'iniquité serait en lui. Or, il est impossible que l'iniquité soit en Dieu. H est donc impossible que Dieu ne reçoive pas celui qui se réfugie vers lui ; par conséquent il lui accorde nécessairement sa grâce.

2. Saint Anselme dit (Lib. de casu diab. cap. 3) que la chose pour laquelle Dieu n'a pas accordé au diable sa grâce, c'est qu'il n'a pas voulu la recevoir et qu'il ne s'y est pas préparé. Or, en éloignant la cause, l'effet est aussi nécessairement éloigné. Donc, si un individu veut recevoir la grâce, il est nécessaire qu'on la lui donne.

3. Le bien est communicatif de lui-même, comme le prouve saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, le bien de la grâce vaut mieux que celui de la nature. Par conséquent, puisque la forme naturelle s'attache nécessairement à la matière qui lui est préparée, il semble qu'à plus forte raison, la grâce soit accordée nécessairement à celui qui s'y prépare.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'homme est à Dieu, ce qu'est l'argile au potier, suivant cette parole du prophète (Jr 18,6) : Vous êtes dans ma main, ce qu'est l'argile dans la main du potier. Or, l'argile, quelle que soit sa préparation, ne reçoit pas nécessairement une forme du potier. Donc, l'homme ne reçoit pas nécessairement de Dieu la grâce, quelle que soit sa préparation.

CONCLUSION. — L'infusion de la grâce suit nécessairement ou infailliblement la préparation de l'homme qui fait ce qu'il peut, selon que cette préparation a pour moteur Dieu lui-même, dont l'intention ne peut faillir, mais il n'en est pas de même si on la considère comme un acte du libre arbitre dont la grâce surpasse les forces.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la préparation de l'homme à la grâce vient de Dieu comme moteur, et du libre arbitre comme du principe qui est mû. Cette préparation peut donc se considérer de deux manières : 1° Selon qu'elle vient du libre arbitrent sous ce rapport elle ne mène pas nécessairement à la grâce, parce que ce don surpasse toute préparation qui est l'effet des forces humaines (1). 2° On peut la considérer selon qu'elle provient de Dieu, qui en est le moteur. Dans ce cas, elle atteint nécessairement le but auquel Dieu l'a destinée; ce n'est pas toutefois une nécessité de coaction, mais c'est une chose infaillible, parce que l'intention de Dieu ne peut être en défaut. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de don. persev. cap. 14) que tous ceux qui sont délivrés le sont très-certainement par les bienfaits de Dieu. Par conséquent, si Dieu a l'intention que l'homme dont il meut le coeur, reçoive la grâce, il la reçoit infailliblement, d'après ce mot de saint Jean (Jn 6,45) : Quiconque a entendu la voix du Père et qui a appris de lui, vient à moi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la glose parle de celui qui se réfugie vers Dieu par un acte méritoire émanant du libre arbitre préalablement ennobli par la grâce. Si Dieu ne le recevait pas, il agirait lui-même contre la justice qu'il a établie. — Ou bien si cet acte se rapporte au mouvement du libre arbitre, avant qu'il ait reçu la grâce, on doit entendre que ce refuge de l'homme vers Dieu est l'effet de l'impulsion divine, et il est juste que cette impulsion ne manque pas son but.

2. Il faut répondre au second, que la première cause du défaut de la grâce en nous vient de nous, mais que la cause première de la collation de la grâce vient de Dieu, suivant cette parole du prophète (Os 13,9) : Votre perdition vient de vous, ô Israël, votre secours ri existe qu'en moi.

3. Il faut répondre au troisième, que même dans l'ordre naturel, la disposition de la matière n'entraîne pas nécessairement la forme, sinon par la vertu de l'agent qui est cause de la disposition elle-même.

(f) Ce qu'il y a de foi à cet égard, c'est que l'homme ne peut mériter la grâce par aucune bonne oeuvre naturelle. On ne peut nier cette proposilion sans tomber dans le pélagianisme. C'est d'ailleurs ce qui se trouve clairement défini par le concile d'Orange et par le concile de Trente : Si quis dixerit, sine proeveniente Spiritus sancti inspiratione, atque ejus adjutorio hominem credere, sperare, diligere, aut poenitere posse, sicut oportet, ut ei Iustificationis gratia conferatur : anathema sit.
(I) Molinn enseigne (Concord. disp. x) que Dieu ne refuse jamais la grâce à celui qui fait un bon usage de ses facultés naturelles, et qu'il la lui accorde, non d'après le mérite de ses oeuvres naturelles, mais d'après un pacte qui a été conclu entre Dieu et le Christ. C'est à ce sujet que les molinistes et les thomistes se sont livrés à des disputes si ardentes.


ARTICLE IV. — la grâce est-elle plus grande dans l'un que dans l'autre (2) ?


Objections: 1. Il semble que la grâce ne soit pas plus grande dans l'un que dans l'autre. Car la grâce est produite en nous par l'amour divin, comme no is l'avons vu (quest. ex, art. 1). Or, il est dit (Sg 6,8) : Il a fait le pet i et le grand et il prend également soin de tous. Donc tous les hommes reçoivent également de lui la grâce.

2. Les choses qui sont au sommet, ne sont susceptibles ni de plus ni de moins. Or, la grâce est au sommet, puisqu'elle unit l'homme à sa fin dernière. Elle n'est donc susceptible ni de plus, ni de moins, et par conséquent elle n'est pas plus grande dans l'un que dans l'autre.

3. La grâce est la vie de l'âme, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 1 ad 2, et art. 4). Or, la vie n'est susceptible ni de plus, ni de moins. Donc la grâce non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ep 4,7) : La grâce a été donnée à chacun de nous selon la mesure des dons de Jésus-Christ. Or, ce qui est donné avec mesure, n'est pas donné à tous également. Donc tous ne reçoivent pas une grâce égale.

CONCLUSION. — La grâce sanctifiante est plus grande dans l'un que dans l'autre, non par rapport à la fin (car toute grâce de cette nature unit le coeur immédiatement à la fin dernière), mais par rapport au sujet qui est mieux disposé; c'est-à-dire que l'homme qui est le mieux préparé reçoit une grâce plus pleine et plus grande.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lu, art. 1 et 2), une habitude peut avoir deux sortes de grandeur, l'une qui résulte de la fin ou de l'objet, comme on dit une vertu plus noble qu'une autre, parce qu'elle se rapporte à un plus grand bien; l'autre qui se prend du sujet et qui résulte de ce qu'il participe plus ou moins à une habitude inhérente. Relativement à la première espèce de grandeur, la grâce sanctifiante ne peut être ni plus ni moins grande, parce que par son essence elle unit l'homme au souverain bien qui est Dieu. Mais du côté du sujet la grâce est susceptible de plus ou de moins, en ce sens que l'un est éclairé par la lumière de la grâce plus parfaitement qu'un autre. La raison de cette différence vient en partie de celui qui se prépare à la grâce : car celui qui se prépare le mieux reçoit une grâce plus abondante. Mais ce n'est pas à ce point de vue qu'il faut se placer pour reconnaître la première raison de cette différence; parce que l'homme ne se prépare à la grâce qu'autant que son libre arbitre est préparé par Dieu lui-même  (1). Par conséquent la première cause de cette différence provient donc de Dieu lui-même, qui dispense diversement les dons de sa grâce pour que ces divers degrés produisent la beauté et la perfection de l'Eglise, comme il a établi dans les êtres créés divers degrés pour que l'univers fût parlait. C'est ainsi que l'Apôtre (Ep 4,12), après avoir dit que la grâce a été donnée à chacun selon la mesure du don de Jésus-Christ, énumère les différentes grâces; puis il ajoute que cette diversité existe pour qu'on travaille à la perfection des saints et qu'on édifie le corps de Jésus-Christ.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le soin que Dieu prend de ses créatures peut se considérer de deux manières : 10 par rapport à l'acte divin qui est simple et uniforme. A cet égard sa sollicitude s'étend également sur tous les êtres, parce que c'est par un seul acte simple qu'il dispose les grandes et les petites choses. 2° On peut le considérer relativement aux effets que Dieu produit dans ses créatures par suite du soin qu'il en a. A ce point de vue il y a inégalité, parce que Dieu par sa providence dispense aux uns de plus grands dons et aux autres il en accorde de moindres.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur la grandeur considérée dans le premier sens. En effet, la grâce ne peut pas être plus grande parce qu'elle se rapporte à un plus grand bien, mais seulement parce qu'elle fait que l'homme participe plus ou moins au même bien. Car il peut y avoir des degrés plus ou moins élevés dans la grâce et la gloire, selon la participation du sujet.

3. Il  faut répondre au troisième, que la vie naturelle appartient à la substance de l'homme ; c'est pourquoi elle n'est susceptible ni de plus, ni de moins; mais l'homme participe accidentellement à la vie de la grâce ; c'est pourquoi il peut la posséder plus ou moins.

(2) Le concile de Trente s'est ainsi prononcé sur cette question (sess, vi, cap. 7) : Vere jus ii nominamur et sumus, justitiam in nobis recipientes, unusquisque secundum mensuram quam Spiritus sanctus partitur singulis, prout vult : et secundum propriam cujusque dispositionem et cooperationem.
(I) Les thomistes ayant à expliquer cet axiome : Facienti quod in se est Deus non denegat gratiam, disent d'après saint Thomas qu'il signifie que Dieu ne refuse pas une grâce ultérieure à celui qui fait tout son possible d'après la grâce.


ARTICLE V. — l'iiomme peut-il savoir qu'il a la grâce (2)?


Objections: 1. Il semble que l'homme puisse savoir qu'il a la grâce. Car la grâce est dans l'âme par son essence. Or, la connaissance la plus certaine de l'âme a pour objet les choses qui sont en elles par son essence, comme le prouve saint Augustin (Sup. Gen. litt. lib. xii, cap. 31). Donc la grâce peut être connue très-certainement par celui qui la possède.

2. Comme la science est un don de Dieu, de même aussi la grâce. Or, celui qui reçoit de Dieu la science sait qu'il la possède, d'après ce mot de l'Ecriture (Sg 7,17) : Le Seigneur m'a donné la véritable science de ce qui existe. Donc pour la même raison celui qui reçoit la grâce de Dieu sait qu'il la possède.

3. La lumière est plutôt un objet de connaissance que les ténèbres, parce que, d'après l'Apôtre (Ep 5,13) : Tout ce qui est éclairé est lumière. Or, le péché, qui est ténèbres dans le sens spirituel, peut être connu certainement par celui qui le possède. Donc à plus forte raison la grâce, qui est la lumière spirituelle.

4. L'Apôtre dit (1Co 2,12) : Nous n'avons point reçu l'esprit du monde, mais l'esprit qui procède de Dieu, pour que nous sachions les dons que Dieu nous a faits. Or, la grâce est le premier don de Dieu. Donc l'homme, qui reçoit la grâce par l'Esprit-Saint sait par le même Esprit qu'elle lui a été donnée.

5. Dans la Genèse (Gn 22,12) il est dit d'Abraham : Maintenant je sais que vous craignez le Seigneur, c'est-à-dire je vous l'ai fait savoir. Or, il s'agit là de la crainte chaste qui n'existe pas sans la grâce. Donc l'homme peut connaître qu'il a la grâce.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Eccles. 9, 1) : Personne ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. Or, la grâce sanctifiante rend l'homme digne de l'amour de Dieu. Donc personne ne peut savoir s'il a la grâce sanctifiante.

CONCLUSION. — Quoique l'on puisse savoir d'une certaine manière que l'on a la grâce par des signes et des conjectures (parce que celui qui ne se sent aucun péché mortel sur la conscience, remarque qu'il se délecte en Dieu et qu'il méprise les choses de ce monde), néanmoins on ne peut pas le savoir certainement sans une révélation.

Réponse Il faut répondre qu'on peut connaître une chose de trois manières : 1° par révélation ; de cette manière une personne peut savoir qu'elle a la grâce. Car Dieu le révèle quelquefois à ses serviteurs par un privilège spécial, afin qu'ils commencent à goûter la joie de la sécurité ici-bas, qu'ils poursuivent avec plus de confiance et de courage les grandes oeuvres qu'ils ont entreprises, et qu'ils supportent les maux de la vie présente. C'est ainsi qu'il a dit à saint Paul (2Co 12,9) : Ma grâce vous suffit (1). 2° L'homme connaît une chose par elle-même et avec certitude. De cette façon personne ne peut savoir qu'il a la grâce. Car on ne peut être certain d'une chose, si on ne peut en juger par son propre principe. Par exemple, on est certain des conséquences d'une démonstration par des principes universels indémontrables ; ainsi personne ne pourrait savoir qu'il a la science d'une conséquence, s'il en ignorait le principe. Or, le principe de la grâce et son objet, c'est Dieu lui-même, qui nous est inconnu à cause de son excellence, d'après ce mot de l'Ecriture (Jb 36,26) : Certes, Dieu est grand et il est bien au-dessus de nos connaissances. C'est pourquoi nous ne pouvons connaître certainement s'il est en nous ou s'il n'y est pas, suivant cet autre passage de Job (Jb 9,11) : S'il vient à moi, je ne le verrai point, s'il se retire, je ne m'en apercevrai point. L'homme ne peut donc savoir avec certitude s'il a la grâce, et c'est ce qui fait dire à saint Paul (1Co 4,3) : Je ne me juge pas moi-même, celui qui me juge c'est le Seigneur. 3° On peut connaître une chose conjecturalement par des signes. De cette manière une personne peut connaître qu'elle a la grâce, en ce sens qu'elle reconnaît qu'elle se délecte en Dieu, qu'elle méprise les choses de ce monde et que d'ailleurs elle ne se sent pas de péché mortel. C'est ainsi qu'on peut entendre ce passage de l'Apocalypse (Ap 2,17) : Je donnerai au victorieux de la manne cachée que personne ne connaît sinon celui qui la reçoit, parce que celui qui reçoit la grâce, éprouve une sensation douce et agréable que n'éprouve pas celui qui ne la reçoit pas. Toutefois cette connaissance est imparfaite. C'est ce qui fait dire à saint Paul (1Co 4,3): Encore que ma conscience ne me reproche rien, cela ne me justifie pas ; parce que selon l'expression du Psalmiste (Ps 18,13) : Qui peut connaître toutes ses fautes ? Purifiez-moi, Seigneur, de celles qui me sont cachées, et préservez votre serviteur de toutes les autres (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'âme connaît d'une connaissance expérimentale les choses qui sont en elle par son essence, selon que l'homme fait l'expérience de ses principes intérieurs par des actes. C'est ainsi que nous connaissons la volonté en voulant, et la vie en accomplissant des opérations vitales.

2. Il faut répondre au second, qu'il est de l'essence de la science que l'homme soit certain des choses qu'il sait, et qu'il est aussi de l'essence de la foi qu'il soit sûr des choses qu'il croit. Et il en est ainsi parce que la certitude appartient à la perfection de l'intellect dans lequel ces dons existent. C'est pourquoi celui qui a la science ou la foi est sûr qu'il la possède. Mais il n'en est pas de même  de la grâce et de la charité et des autres dons qui perfectionnent la puissance appétitive.

3. Il faut répondre au troisième, que le péché a pour principe et pour objet le bien changeant qui nous est connu, tandis que nous ne connaissons pas l'objet ou la fin de la grâce, à cause de l'immensité de sa lumière, d'après cette expression de l'Apôtre qui nous dit (1Tm 6,16) : que Dieu habite une lumière inaccessible.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'Apôtre parle en cet endroit des dons de la gloire qui nous sont donnés en espérance, et que nous connaissons très-certainement par la foi, quoique nous ne sachions pas avec certitude si nous avons la grâce par laquelle nous pouvons les mériter. — Ou bien on peut dire qu'il s'agit là d'une connaissance privilégiée qui est l'effet d'une révélation. Aussi ajoute-t-il : Dieu nous l'a révélé par son esprit.

5. Il faut répondre au cinquième, que cette parole dite à Abraham peut se rapporter à la connaissance expérimentale que l'on acquiert par les oeuvres. Car, par l'action qu'il avait faite, ce patriarche a pu connaître expérimentalement qu'il avait la crainte de Dieu. — Ou bien on peut encore rapporter ce fait à une révélation.

(2) Les luthériens et les calvinistes ont soutenu que 1’homme pouvait savoir, d'une foi certaine et indubitable, qu'il a la grùce ; que chacun est tenu d'avoir de lui-même cette idée, et que c'est cette foi seule qui justifie. Le concile de Trente a condamné ces erreurs (sess. vi, can. 13 et 14).
(I) La sainte Vierge a eu cette certitude quand l'ange lui a dit qu'elle était pleine de grâce (Luc. i), et il en est de même du paralytique et de la femme auxquels le Christ a dit que leurs péchés leur étaient remis (Mt 9 Luc. 12).
(h Cette pensée doit éloigner de nous toute présomption et nous porter à opérer notre salut, selon l'expression de l'Ecriture, avec crainte et tremblement.



QUESTION CXIII.

DES EFFETS DE LA. GRACE.


Après avoir parlé de la cause de la grâce, nous avons maintenant à nous occuper de ses effets. Nous traiterons : 1° de la justification de l'impie, qui est un effet de la grâce opérante ; 2° du mérite, qui est un effet de la grâce coopérante. — Sur la justification dix questions se présentent : 1° Qu'est-ce que la justification de l'impie? — 2° Exige-t-elle l'infusion de la grâce? — 3° Demande-t-elle un mouvement du libre arbitre? — 4° Requiert-elle un mouvement de la foi? —5° Faut-il que le libre arbitre s'élève contre le péché antérieur ? — 6° La rémission des péchés doit-elle être comptée parmi les conditions préalablement requises? — 7° Y a-t-il dans la justification de l'impie une succession de temps ou se fait-elle subitement? — 8° Quel est l'ordre naturel des choses qui concourent à la justification ? — 9° La justification de l'impie est- elle la plus grande oeuvre de Dieu? — 10° Est-elle une chose miraculeuse?


ARTICLE I. — la justification de l'impie est-elle la rémission des péchés (1)?


Objections: 1. Il semble que la justification de l'impie ne soit pas la rémission des péchés. Car le péché n'est pas seulement opposé à la justice, il l'est encore à toutes les vertus, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxxi, art. 1). Or, la justification désigne un mouvement vers la justice. Par conséquent la rémission des péchés n'est pas toujours une justification, puisque tout mouvement va d'un contraire à un autre.

2. Chaque chose doit tirer sa dénomination de ce qu'il y a de principal en elle, comme le dit Aristote (De animé, lib. ii, text. 49). Or, la rémission des péchés se fait principalement par la foi, d'après ce mot de l'Ecriture (Ac 15,9) : C'est par la foi que Dieu purifie les coeurs ; elle se fait aussi par la charité, suivant ces paroles (Pr 10,12): La charité couvre tous les péchés. La rémission des péchés doit plutôt tirer sa dénomination de la foi ou de la charité que de la justice.

3. La rémission des péchés paraît être la même chose que la vocation. Car on appelle (vocatur) celui qui est éloigné, et le péché nous éloigne de Dieu. Or, la vocation précède la justification, puisque l'Apôtre dit (Rm 8,20) : Il a justifié ceux qu'il a appelés. Donc la justification n'est pas la rémission des péchés.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A propos de ces paroles (Rom. viii) : Quos vocavit hos et iustificavit, la glose dit (interi.) : Il les a justifiés, c'est-à-dire que leurs péchés ont été remis. Donc la rémission des péchés est la justification.

CONCLUSION. — La justification qui se fait par un simple changement n'est pas la rémission des péchés, elle est seulement l'acquisition de la justice. Mais la justification de l'impie (celle dont il est ici question), s'accomplissant à la façon d'un mouvement qui va d'un contraire à un autre, est la rémission des péchés jointe à l'acquisition de la justice.

Réponse Il faut répondre que la justification entendue passivement, implique un mouvement vers la justice, comme réchauffement implique un mouvement vers la chaleur. Mais la justice considérée dans son essence impliquant une droiture d'ordre, on peut l'envisager de deux manières : 1° On peut la considérer selon qu'elle implique de la droiture dans l'acte même de l'homme. A ce point de vue la justice est une vertu, soit qu'il s'agisse de la justice particulière qui règle avec droiture les actes de l'homme dans les rapports qu'il a avec ses semblables individuellement pris, soit qu'il s'agisse de la justice légale qui ordonne avec droiture les actes de l'homme par rapport au bien général de la multitude, comme on le voit (Eth. lib. v, cap. 1). 2° On considère la justice selon qu'elle règle avec droiture les dispositions intérieures de l'homme; c'est-à-dire selon que ce qu'il y a de plus élevé dans l'homme est soumis à Dieu, et que les puissances inférieures de l'âme sont soumises à la puissance supérieure ou à la raison. C'est cette disposition qu'Aristote appelle la justice prise métaphoriquement (Eth. lib. v, cap. ult.). — Or, cette justice peut se produire dans l'homme de deux manières. 1° Par manière de simple génération. C'est ainsi qu'on passe de la privation à la forme. Celui qui ne serait pas dans le péché pourrait être justifié de la sorte, en recevant de Dieu cette justice, comme on dit qu'Adam a reçu la justice originelle. 2° Cette justice peut se produire dans l'homme à la manière d'un mouvement qui va d'un contraire à un autre. En ce sens la justification implique une transformation de telle sorte qu'on passe de l'état de l'injustice à l'état de justice (l). Et c'est ainsi que nous entendons la justification de l'impie, suivant ces paroles de saint Paul (Rm 4,5) : Lorsqu'un homme, sans faire des oeuvres, croit en celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice, suivant le décret de la grâce de Dieu. Et parce que le mouvement tire plutôt son nom de son point d'arrivée que de son point de départ, il s'ensuit que ce changement par lequel on passe de l'état d'injustice à l'état de justice au moyen de la rémission des péchés, tire son nom de son point d'arrivée et s'appelle la justification de l'impie (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout péché, selon qu'il implique un dérèglement de l'esprit qui n'est pas soumis à Dieu, peut être appelé une injustice contraire à la justice dont nous venons de parler, suivant ce mot de saint Jean (1Jn 3,4) : Quiconque fait le péché commet une injustice, car le péché est une injustice. C'est en ce sens qu'on donne à la rémission de tout péché le nom de justification.

2. Il faut répondre au second, que la foi et la charité désignent un rapport spécial de l'âme humaine à Dieu selon l'intellect ou la volonté; tandis que la justice comprend généralement tous les rapports qui sont droits. C'est pourquoi ce changement tire son nom de la justice plutôt que de la charité et de la foi.

3. Il faut répondre au troisième, que la vocation se rapporte au secours de Dieu qui meut l'âme intérieurement et qui l'excite à abandonner le péché. Cette motion de Dieu n'est pas la rémission des péchés, mais elle en est la cause.

(1) D'après Luther, la justification n'implique pas la rémission des péchés. Elle consiste de la part de Dieu à les voiler ou à les couvrir par les mérites et la grâce du Christ, mais non à les effacer réellement. Voyez à cet égard l’Histoire des variations (lib. v).
(1) Ce passage d'un état à un autre, qui constitue la justification proprement dite, est ainsi exprimé dans le concile de Trente (sess. vi, can. 3 et 4) : Vilibus verbis justificationis iinpii descriptio insinuatur, ut sit translatio ab eo statu, in quo homo nascitur filius primi Adae, in statum gratiae et adoptionis filiorum Dei per secundum Adam Dominum nostrum Jesum Christum salvatorem nostrum.
(2)    Les luthériens n'admettant qu'une justification impropre, distinguaient la justification de la sanctilication. Bossuet montre parfaitement que ces deux choses sont au fond la même  grâce (Ilist. des variations, liv. iii, chap.33).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.112 a.1