I-II (trad. Drioux 1852) Qu.113 a.8

ARTICLE VIII. — l'infusion de la grâce est-elle dans l'ordre de la mature la première DES ciioses requises pour la justification DE l'impie (2)?


Objections: 1. Il semble que l'infusion de la grâce ne soit pas dans l'ordre de la nature la première des choses qui sont requises pour la justification de l'impie. Car il faut s'éloigner du mal avant de faire le bien, d'après ce mot du Psalmiste (Ps 33,15) : Évitez-le mal et faites le bien. Or, la rémission de la faute consiste à s'éloigner du mal, tandis que l'infusion de la grâce a pour but de faire le bien. Donc la rémission de la faute est naturellement avant l'infusion de la grâce.

2. La disposition précède naturellement la forme à laquelle elle dispose. Or, le mouvement du libre arbitre est une disposition à recevoir la grâce. Donc il précède naturellement son infusion.

3. Le péché empêche l'âme de tendre naturellement vers Dieu. Or, il faut écarter ce qui empêche le mouvement, avant que le mouvement ne se produise. Donc la rémission de la faute et le mouvement du libre arbitre contre le péché sont naturellement avant le mouvement du libre arbitre vers Dieu et avant l'infusion de la grâce.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La cause est naturellement avant son effet. Or, l'infusion de la grâce est cause de toutes les autres choses qui sont nécessaires à la justification de l'impie, comme nous l'avons dit (art. préc.). Elle est donc naturellement la première.

CONCLUSION. — Puisque l'action du moteur tient naturellement la première place dans tout mouvement, et puisque d'ailleurs l'infusion de la grâce se rapporte à cette action, c'est avec raison que dans l'ordre de la nature on la considère comme la première des choses acquises pour la justification de l'impie.

Réponse Il faut répondre que les quatre choses qui sont requises pour la justification de l'impie existent simultanément quant au temps, parce que la justification de l'impie n'est pas successive, comme nous l’avons dit (art. préc.); mais dans l'ordre de la nature (1) une de ces choses est avant l'autre. La première est l'infusion de la grâce; la seconde le mouvement du libre arbitre vers Dieu; la troisième le mouvement du libre arbitre contre le péché, et la quatrième la rémission de la faute. La raison en est que dans tout mouvement ce qui est naturellement en premier lieu, c'est l'impulsion du moteur lui-même ; en second lieu, c'est la disposition de la matière ou le mouvement du mobile; enfin en dernier lieu, c'est la fin ou le terme du mouvement auquel s'arrête l'impulsion du moteur. Or, l'impulsion de Dieu qui est le moteur, c'est l'infusion de la grâce, comme nous l'avons dit (art. 6 huj. quaest.); le mouvement ou la disposition du mobile est le double mouvement du libre arbitre; le terme ou la fin du mouvement est la rémission de la faute, comme on le voit d'après ce que nous avons établi (ibid.). Ainsi, selon l'ordre naturel, la première chose dans la justification de l'impie, c'est donc l'infusion de la grâce, la seconde le mouvement du libre arbitre vers Dieu, la troisième le mouvement du libre arbitre contre le péché. Car celui qui est justifié déteste le péché, parce qu'il est contre Dieu; paf conséquent le mouvement du libre arbitre vers Dieu précède naturellement le mouvement du libre arbitre contre le péché, puisqu'il en est la cause et la raison (2). Enfin la quatrième et la dernière chose est la rémission des péchés qui est la fin à laquelle cette transformation se rapporte, comme nous l'avons dit (art. 1 et 6 huj. quaest.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mouvement par lequel on s'éloigne d'un point et celui par lequel on s'approche d'un autre peuvent se considérer de deux manières : 1° Par rapport au mobile. Alors le mouvement par lequel on s'éloigne d'un terme précède naturellement celui par lequel on s'approche d'un autre; car le mobile s'éloigne d'abord de l'objet qu'il quitte, puis il atteint le but auquel il tend. Mais par rapport à l'agent c'est le contraire; car l'agent agit par la forme qui préexiste en lui pour repousser ce qui lui est contraire, comme le soleil agit par sa lumière pour chasser les ténèbres. C'est pourquoi le soleil illumine avant de mettre en fuite les ténèbres, tandis que l'air qu'il doit illuminer est d'abord délivre des ténèbres avant de recevoir la lumière selon l'ordre de la nature, puisque sous le rapport du temps ces deux choses se font simultanément. Et parce que l'infusion de la grâce et la rémission du péché se considèrent par rapport à Dieu qui est l'auteur de la justification, il s'ensuit que dans l'ordre de la nature l'infusion de la grâce est antérieure à la rémission des fautes. Mais si on les considère par rapport à l'homme qui est justifié, c'est le contraire. Car dans l'ordre de la nature la délivrance du péché est antérieure à la possession de la grâce sanctifiante. — Ou bien on peut dire que les deux termes de la justification sont la faute comme point de départ (à quo), et la justice comme point d'arrivée (ad quem), tandis que la grâce est la cause de la rémission du péché et de l'obtention de la justice.

2. Il faut répondre au second, que la disposition du sujet précède la réception de la forme dans l'ordre de la nature, mais elle suit l'action de l'agent qui dispose le sujet lui-même (1). C'est pourquoi le mouvement du libre arbitre précède, selon l'ordre de la nature, l'acquisition de la grâce, mais il suit son infusion.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Phys. lib. ii, text. 89), dans les mouvements de l'âme celui qui a pour objet un principe dans la spéculation ou une fin dans la pratique précède tous les autres; tandis que dans les mouvements extérieurs celui qui écarte les obstacles existe avant qu'on ne soit arrivé à la fin. Et parce que le mouvement du libre arbitre est un mouvement de l'âme, dans l'ordre de la nature il se porte vers Dieu, comme vers sa fin, avant d'écarter l'obstacle du péché.

(2)Cette question n'est qu'une conséquence de celles qui précèdent. Sa solution dépend de ce qui a été dit antérieurement sur l'i ni possibilité où est l'homme d'arriver par lui-même et par ses oeuvres à !a justification.
(1)Cette succession que saint Thomas établit ici est par conséquent purement rationnelle, puisque, dans la réalité, ces faits sont simultanés.
(2)Cette doctrine est parfaitement en rapport avec ce que dit lc concile de Trente des actes qui sont nécessaires pour préparer la justification (pag. 629, not. 1).
(1)Dans la justification de l'impie, c'est l'action de l’agent qui dispose le sujet, puisque c'est par la grâce de Dieu que le libre arbitre est mù.


ARTICLE IX. — LA JUSTIFICATION DIÎ L'IMPIE EST-ELLE LA PLUS GRANDE OEUVRE DE DIEU (2)?


Objections: 1. Il semble que la justification de l'impie ne soit pas la plus grande oeuvre de Dieu. Car par sa justification l'impie obtient la grâce qu'on a ici-bas, tandis que par la glorification on obtient la grâce qu'on possède au ciel, ce qui est bien préférable. Donc la glorification des anges ou des élus est une oeuvre plus grande que la justification de l'impie.

2. La justification de l'impie a pour but le bien particulier d'un individu. Or, le bien de l'univers l'emporte sur le bien d'un seul homme, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. 2). Donc la création du ciel et de la terre est une oeuvre plus grande que la justification de l'impie.

3. C'est une oeuvre plus grande de faire quelque chose de rien sans le concours d'aucun être, que de faire quelque chose au moyen d'une matière et avec la coopération de l'être sur lequel on agit. Or, dans l'oeuvre de la création les êtres ont été tirés du néant, et Dieu a agi par conséquent sans la coopération de qui que ce soit, tandis que dans la justification de l'impie, il fait quelque chose d'un sujet qui existait préalablement, c'est-à- dire que d'un impie il fait un juste, et il y a là une coopération de la part de l'homme, parce que le mouvement du libre arbitre est alors nécessaire, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). Donc la justification de l'impie n'est pas la plus grande oeuvre de Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Ps 144,9) : Ses miséricordes s'étendent sur toutes ses oeuvres. L'Eglise nous fait dire dans une oraison : O Dieu qui manifestez votre toute-puissance surtout en pardonnant et en exerçant vos miséricordes. Et saint Augustin expliquant (Tract, lxxii in ) ces paroles de saint Jean : Majora horum faciet (Jn 14), dit que la justification de l'impie est une oeuvre plus grande que la création du ciel et de la terre.

CONCLUSION. — La justification de l'impie ayant pour terme le bien éternel de la participation divine qui est le plus grand bien, il est certain que cette oeuvre est la plus grande.

Réponse Il faut répondre qu'on peut dire qu'une oeuvre est grande de deux manières : 1° relativement à la manière d'agir; de la sorte la plus grande oeuvre est l'oeuvre de la création dans laquelle Dieu fait quelque chose de rien; 2°on peut dire qu'une oeuvre est grande en raison de la grandeur de la chose op rée. A ce point de vue la justification de l'impie, qui a pour terme le bien éternel de la participation divine, est une oeuvre plus grande que la création du ciel et de la terre qui a pour terme le bien de la nature changeante. C'est pourquoi saint Augustin après avoir dit que la justification de l'impie est une oeuvre plus grande que la création du ciel et de la terre, ajoute : car le ciel et la terre passeront, tandis que le salut des prédestinés et la justification persévéreront éternellement. — Mais il faut observer qu'on dit qu'une chose est grande de deux manières : 1° D'une manière absolue. C'est ainsi que le don de la gloire l'emporte sur le don de la grâce sanctifiante, et sous ce rapport la glorification des justes est une oeuvre plus grande que la justification de l'impie. 2° D'une manière proportionnelle; c'est ainsi que nous disons une petite montagne et un gros grain de millet. De cette manière le don de la grâce qui justifie l'impie est plus grand que le don de la gloire qui béatifie íe juste : parce que le don de la grâce l'emporte plus sur la dignité de l'impie qui méritait le châtiment, que le don de la gloire sur la dignité du juste qui, par là même qu'il est justifié, mérite la gloire. C'est ce qui fait dire à saint Augustin : Que celui qui le pourra juge si c'est une plus grande chose de créer les anges dans la justice que de justifier les impies. Certainement si ces deux faits supposent la même puissance, ce dernier témoigne d'une plus grande miséricorde (1).

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que le bien de l'univers l'emporte sur le bien particulier d'un seul individu, si on les considère l'un et l'autre dans le même genre. Mais le bien surnaturel d'une seule personne vaut mieux que le bien naturel de l'univers entier.

3. Il faut répondre au troisième, que cette raison s'appuie sur le mode d'action; sous ce rapport la création est, à la vérité, l'oeuvre la plus grande de Dieu.

(2)D'après la doctrine de saint Thomas, qui est celle de l'Eglise catholique, Bossuet a soutenu, contre les protestants, que la justification du pécheur n'est pas seulement l'acte du juge qui prononce et renvoie absous, mais l'action du Créateur et du Tout-Puissant, qui régénère et qui renouvelle. Réfutation du Catéchisme du sieur Paul Ferry, ch. vi).
(1)Le concile de Trente fait voir combien est élevé l'acte de justification, en en énumérant toute les causes (sess. "Vi, can. 7).


ARTICLE X. — LA JUSTIFICATION DE LIMPIE EST-ELLE UNE OEUVRE MIRACULEUSE (1)?


Objections: 1. Il semble que la justification de l'impie soit une oeuvre miraculeuse. Car les oeuvres miraculeuses l'emportent sur celles qui ne le sont pas. Or, la justification de l'impie est une oeuvre plus grande que les autres miracles, comme on le voit par le passage que nous avons cité de saint Augustin (art. préc. arg. sedeant.). Donc la justification de l'impie est une oeuvre miraculeuse.

2. Le mouvement de la volonté est dans l'âme ce que l'inclination naturelle est dans l'ordre de la nature. Or, quand Dieu opère quelque chose dans l'ordre naturel contrairement à l'inclination de la nature il fait un miracle, comme quand il rend la vue à un aveugle ou qu'il ressuscite un mort. Et puisque la volonté de l'impie tend au mal et que Dieu en le justifiant le porte au bien, il s'ensuit qu'il opère en lui un miracle.

3. Comme la sagesse est le don de Dieu, de même aussi la justice. Or, il est miraculeux qu'un individu reçoive de Dieu la sagesse subitement sans aucune étude. Il est donc également miraculeux que Dieu fasse d'un impie un juste.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les oeuvres miraculeuses sont supérieures à la puissance naturelle. Or, la justification de l'impie n'est pas une chose qui soit au-dessus de la puissance naturelle. Car saint Augustin dit (Lib. de praedest. sanct. cap. 5) qu'il est dans la nature de l’homme d'être apte à avoir la foi et à posséder la charité, mais que la possession de la foi aussi bien que celle de la charité est l'effet de la grâce qui existe dans les fidèles. Donc la justification de l'impie n'est pas miraculeuse.

CONCLUSION. — On peut appeler miraculeuse l'oeuvre de la justification selon qu'elle ne peut avoir que Dieu pour auteur et selon qu'elle est quelquefois produite en dehors du cours ordinaire de la nature, comme quand la grâce prévient l'homme, de telle sorte qu'il arrive immédiatement ala perfection de la justice.

Réponse Il faut répondre que dans les oeuvres miraculeuses on trouve ordinairement trois choses. 1° La première se rapporte à la puissance de l'agent ; elle consiste en ce que ces oeuvres ne peuvent être produites que par la vertu divine; c'est ce qui les rend absolument étonnantes parce qu'elles ont en quelque sorte une cause occulte, ainsi que nous l'avons dit (part. I, quest. cv, art. 7). En ce sens on peut donner à la justification de l'impie aussi bien qu'à la création du monde, et en général à toutes les oeuvres que Dieu seul peut faire, le nom de miracles. 2° Dans certaines opérations miraculeuses, on trouve que la forme que la matière a revêtue est supérieure à sa puissance naturelle. C'est ainsi que dans la résurrection d'un mort, la vie est supérieure à la puissance naturelle du corps. Sous ce rapport la justification de l'impie n'est pas miraculeuse, parce que l'âme est naturellement capable de recevoir la grâce : car par là même qu'elle a été faite à l'image de Dieu, elle est capable de le recevoir par la grâce, comme le dit saint Augustin (loc. prox. cit.). 3° Dans les miracles, on trouve quelque chose qui n'est pas conforme à la manière dont la cause produit ordinairement son effet. C'est ce qui arrive quand un malade recouvre tout à coup une santé parfaite, contrairement à la marche ordinaire des guérisons qui sont l'effet de la nature ou de l'art. A ce point de vue la justification de l'impie est quelquefois miraculeuse et quelquefois elle ne l'est pas. Car la loi commune et ordinaire de la justification, c'est que Dieu imprimant à l'âme un mouvement intérieur, l'homme se convertisse à lui d'abord imparfaitement et qu'ensuite il arrive à une conversion parfaite (i); parce que la charité commencée mérite d'être augmentée, afin qu'étant augmentée elle mérite d'être perfectionnée, comme le dit saint Augustin (Tract, v » Epist. Joan. ). Mais quelquefois Dieu touche l'âme si fortement qu'elle obtient immédiatement la perfection de la justice. C'est ce qui arriva dans la conversion de saint Paul, quand il fut miraculeusement renversé. C'est pourquoi l'Eglise célèbre la conversion de cet apôtre comme un événement miraculeux.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des opérations miraculeuses qui, quoiqu'elles soient inférieures à la justification de l'impie relativement au bien qui en résulte, sont cependant contraires à l'ordre auquel sont communément soumis les effets du même genrt'i et c'est pour cette raison qu'elles tiennent davantage du miracle.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'y a pas miracle toutes les fois qu'une chose naturelle est mue contrairement à son inclination, autrement on ferait un miracle en échauffant de l'eau ou en jetant une pierre en l'air, mais il y a miracle quand une chose se fait contrairement à l’ordre de la cause propre qui est naturellement établie pour la produire. Or il n'y a pas d'autre cause que Dieu qui puisse justifier l'impie, comme il n’y a que le feu qui puisse échauffer l'eau. C'est pourquoi la justification de l'impie étant l'oeuvre de Dieu n'est pas miraculeuse sous ce rapport.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme est naturellement fait pour recevoir de Dieu la sagesse et la science par son propre esprit et par l'étude ; c'est pourquoi quand il devient sage ou savant sans passer par cette loi, il y a un miracle. Mais l'homme n'est pas fait pour acquérir la grâce sanctifiante par sa propre opération, il ne peut y parvenir qu'autant que Dieu l'opère lui-même. Il n'y a donc pas de parité.

(1) Sur ces différentes questions, les orateurs sacrés sont portés à s'écarter de la précision de la doctrine théologique. Il est donc utile de bien méditer ces articles.
(1) C’est l’observation que nous avons faite à l’égard des actes qui sont nécessaires pour préparer l’âme à la  justification, à propos de l’Article VII (voir note)
(2) Lutlier et Calvin ont nié que l'homme fut capable de mériter, parce que dans leur système il n'est justifié qa'.'^'neuremcnt, et sa nature est tellement corromi1^' qu'elle ne peut faire que le mal. Le concile d1' '1 en,c a décidé formellement le contraire : Si dixerit ipsum iustificatum bonis operti*1*---- non vere mereri augmentum gratia, tnalhcma sit.



QUESTION CXIV.

DU MÉRITE QUI EST L'EFFET DE LA GRACE COOPÉRANTE.


Nous avons à traiter en dernier lieu du mérite qui est l’effet de la grâce coopérante. — A cet égard dix questions se présentent : 1° L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose? — 2° Peut-on sans la grâce mériter la vie éternelle ? -  3° Peut-on par la grâce mériter la vie éternelle ex condigno? —4° La grâce est-elle le principe du mérite principalement par le moyen de la charité? — 5° L'homme peul-il mériter pour lui la première grâce? — 6° Peut-il la mériter pour un autre? – 7° Peut-il mériter pour lui la réparation après la chute? —8° Peut-il mériter pour lui l'augmentation de la grâce ou de la charité? — 9° Peut-il mériter pour lui la persévérance finale? — 10° Les biens temporels sont-ils l'objet du mérite?

ARTICLE I. — l'homme peut-il mériter de dieu quelque chose (2)?


Objections: 1. Il semble que l'homme ne puisse pas mériter de Dieu quelque chose. Car personne ne paraît  mériter une récompense en rendant à un autre ce qu'il lui doit. Or, par tous les biens que nous faisons, nous ne pouvons nous acquitter envers Dieu de ce que nous lui devons parce que notre dette s'étend toujours au delà, comme le dit Aristote (Eth.lib* v,I,i caP- ult.). C'est pourquoi il est dit dans l'Evangile (Lc 17,10) : Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles : nous n’avons fait que ce que nous étions obligés de faire. Donc l'homme ne peut pas mériter de Dieu quelque chose.

2. Ce que l'on fait dans son propre intérêt ne paraît  pas être un sujet de mérite près de celui auquel cet acte ne rapporte rien. Or, l'homme en faisant le bien travaille pour lui-même ou pour un de ses semblables, mais non pour Dieu. Car il est dit (Jb 35,7) : Si vous êtes justes que lui donnerez- vous ? ou que recevra-t-il de votre main? Donc l'homme ne peut rien mériter de la part de Dieu.

3. Celui qui mérite quelque chose de quelqu'un le constitue son débiteur; car on doit une récompense à celui qui l'a méritée. Or, Dieu n'est le débiteur de personne, et c'est ce qui fait dire à l'Apôtre (Rm 11,35) : Qui lui a donné quelque chose le premier pour en prétendre une récompense? Donc l'homme ne peut mériter de Dieu quelque chose.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Jr 31,16) : Vos oeuvres seront récompensées. Or, on appelle récompense ce qu'on accorde au mérite. Il semble donc que l'homme puisse mériter de Dieu.

CONCLUSION. — L'homme peut mériter de Dieu quelque chose, non à titre de justice absolue, mais d'après l'ordre préalablement établi de Dieu lui-même, en ce sens que l'homme obtient par son opération, comme récompense, la chose pour laquelle Dieu lui a donné la vertu ou la puissance d'agir.

Réponse Il faut répondre que le mérite et la récompense se rapportent à la même chose. Car on appelle récompense ce que l'on accorde à quelqu'un en rémunération de ses oeuvres ou de son travail; c'est en quelque sorte le prix de ce qu'il a fait. Ainsi comme c'est un acte de justice de rendre à quelqu'un le prix exact de la chose qu'on en a reçue, de même aussi c'est un acte de justice que d'accorder à quelqu'un la récompense due à son oeuvre ou à son travail. Mais la justice est une égalité, comme le démontre Aristote (Eth. lib. v, cap. 4). C'est pourquoi elle n'existe absolument qu'entre ceux qui sont absolument égaux. Pour ceux qui ne sont pas sur le pied de l'égalité absolue, il n'y a pas de justice absolue, il ne peut y avoir qu'une justice imparfaite; comme celle qui existe entre le père et l'enfant, entre le maître et l'esclave, selon la remarque du même philosophe (ibid. cap. 6). C'est pourquoi dans les choses où il y a justice absolue, il y a également mérite et récompense absolus, et dans celles où il n'y a qu'une justice improprement dite, il n'y a non plus qu'un mérite impropre ou relatif. C'est ainsi que le fils mérite quelque chose de son père et l'esclave de son maître. Or, il est évident qu'entre Dieu et l'homme il y a une très-grande inégalité (car l'infini les sépare), et tout ce qu'il y a de bon dans l'homme vient de Dieu. De l'homme à Dieu la justice ne peut donc pas exister d'après une égalité absolue, mais d'après une certaine proportion en tant que l'un et l'autreopère.selon le mode qui lui convient. Mais comme le mode et la mesure de la vertu humaine vient de Dieu, il s'ensuit que l'homme ne peut mériter près de Dieu que d'après un ordre préalablement établi par Dieu lui-même. En sorte que l'homme obtient de Dieu par son opération, comme récompensera chose pour laquelle Dieu lui a donné la vertu d'agir. C'est ainsi que les choses naturelles parviennent parleurs mouvements propres et leurs opérations au but pour lequel elles ont été établies par Dieu ; avec cette différence toutefois que la créature raisonnable se meut elle-même par son libre arbitre, ce qui rend ses actes méritoires (1), tandis qu'il n'en est pas de même des autres créatures.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme mérite en faisant par sa volonté propre ce qu'il doit, autrement l'acte de justice par lequel on s'acquitte de ce qu'on doit ne serait pas méritoire.

2. Il faut répondre au second, que Dieu ne cherche pas dans nos oeuvres son intérêt mais sa gloire, c'est-à-dire la manifestation de sa bonté qu'il cherche aussi dans ses propres actions. Ce n'est pas lui qui gagne au culte que nous lui rendons, mais c'est nous. C'est pourquoi nous méritons de Dieu quelque chose, non parce que nous ajoutons à sa grandeur par nos oeuvres, mais parce que nous travaillons pour sa gloire.

3. Il faut répondre au troisième, que nos actions n'étant méritoires que d'après l'ordre préalablement établi par Dieu, il ne s'ensuit pas que Dieu devienne absolument notre débiteur ; il en résulte seulement qu'il est obligé envers lui-même dans le sens qu'il doit tenir sa promesse (1).

(I) Lc libre arbitre est dans l'homme le fondement du mérite, ce que l'Eglise a reconnu en condamnant la troisième proposition de Jansénius.
(1) Une des conditions sur lesquelles repose le mérite, c'est la promesse que Dieu a faite à l'homme de récompenser ses oeuvres. C'est ce que paraissent indiquer ces paroles du concile de Trente : licnè operantibus usque in finem, et in Deo sperantibus, proponenda est vita celcrna tanquam merces ex ipsius Dei promissione bonis ipsorum operibus et meritis fideliter reddenda. Il y a cependant des théologiens qui veulent que les bonnes oeuvres soient méritoires par elles-mêmes.


ARTICLE II. — PEUT-ON SANS LA GRACE MÉRITER LA VIE ÉTERNELLE (2)?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse sans la grâce mériter la vie éternelle. Car l'homme mérite de Dieu la chose à laquelle il a été providentiellement destiné, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, l'homme par sa nature se rapporte à la béatitude, comme à sa fin. Aussi désire-t-il naturellement être heureux. Donc par ses moyens naturels et sans la grâce il peut mériter la béatitude qui est la vie éternelle.

2. La même oeuvre est d'autant plus méritoire qu'elle est moins obligatoire. Or, on est moins tenu à faire du bien à quelqu'un quand on en a reçu moins de bienfaits. Par conséquent celui qui n'a que des biens naturels ayant reçu de Dieu moins de bienfaits que celui qui a reçu des dons gratuits indépendamment de ses dons naturels, il semble que ses oeuvres soient plus méritoires devant Dieu. Par conséquent si celui qui a la grâce peut mériter la vie éternelle de quelque manière, à plus forte raison celui qui ne l'a pas.

3. La miséricorde et la libéralité de Dieu surpassent infiniment la miséricorde et la libéralité des hommes. Or, un homme peut mériter de son semblable quoiqu'il n'ait jamais eu auparavant sa grâce. Il semble donc qu'à plus forte raison l'homme puisse sans la grâce mériter de Dieu la vie éternelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 6,23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle.

CONCLUSION. — Puisque la vie éternelle surpasse toutes les forces de la nature, l'homme ne peut la mériter ni dans l'état de nature intégre, ni dans l'état de nature déchue, sans la grâce et sans s'être réconcilié avec Dieu.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer l'homme sans la grâce dans deux états, comme nous l'avons dit (quest. cix, art. 2) : l'état de nature intègre, tel qu'il fut dans Adam avant le péché, et l'état de nature déchue, tel qu'il est en nous avant la réparation de la grâce. Si donc nous parlons de l'homme relativement au premier état, il ne pouvait mériter la vie éternelle sans la grâce par ses seules forces naturelles pour une raison, c'est que le mérite humain dépend de l'ordre préétabli de Dieu. Or, l'acte d'un être n'est pas mis par la Providence en rapport avec une chose qui surpasse les forces de la puissance qui est le principe de cet acte. Car la providence divine veut qu'aucun être n'agisse au delà de sa puissance. La vie éternelle étant un bien qui surpasse les forces d'une nature créée, parce qu'elle surpasse sa connaissance et son désir, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 2,9) : L'oeil n'a pas vu, l'oreille ri a pas entendu, et le coeur de l'homme n'a pas conçu ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, il s'ensuit qu'aucune créature n'est un principe capable de produire un acte qui mérite la vie éternelle, si on ne lui surajoute un don surnaturel qu'on appelle la grâce (1).— Mais s'il s'agit de l'homme qui est dans le péché, il faut ajouter une seconde raison à celle-là, par suite de l'obstacle que le péché produit. Car le péché étant une offense contre Dieu qui exclut de la vie éternelle, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxxi, art. 6, et quest. cxm, art. 2), celui qui est dans cet état ne peut mériter la vie éternelle, s'il ne se réconcilie auparavant avec Dieu, en obtenant son pardon, ce qui se fait au moyen de la grâce. Car le pécheur ne doit pas recevoir la vie, mais la mort, d'après ce mot de l'Apôtre (Rm 6,23) : La solde du péché, c'est la mort.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu a voulu que la nature humaine arrivât à la vie éternelle non par ses propres forces, mais par le secours de la grâce-, et de cette manière elle peut par ses actes la mériter.

2. Il faut répondre au second, que l'homme sans la grâce ne peut produire une oeuvre égale à celle qui procède de la grâce elle-même; parce que plus le principe de l'action est parfait et plus l'action est parfaite elle-même. L'objection ne serait fondée qu'autant qu'on supposerait que ces deux opérations sont d'une égalité absolue.

3. Il faut répondre au troisième, que quant à la première raison alléguée, elle ne s'applique pas à Dieu et à l'homme de la même manière. Car l'homme tient de Dieu toute la puissance qu'il a de faire le bien, tandis qu'il ne la tient pas de son semblable. C'est pourquoi, l'homme ne peut mériter de Dieu quelque chose, que par le don qu'il en a reçu. C'est ce que l'Apôtre explique formellement quand il dit : Qui lui a donné le premier pour prétendre à une récompense ? Mais au moyen de ce qu'on a reçu de Dieu on peut mériter de son semblable, avant d'en avoir obtenu aucune faveur. — Relativement à la seconde raison tirée de l'obstacle du péché, il en est de l'homme comme de Dieu ; parce que nous ne pouvons mériter près de celui que nous avons offensé, si nous ne nous réconcilions pas d'abord avec lui, en lui donnant pleine satisfaction.

(2) La proposition soutenue dans cet article est de foi, aussi bien que la précédente. Elle a été ainsi décidée par le concile de Trente (sess. VI, caM. 2 ) : Si quis dixerit : ad hoc solum divinam gratiam per Christum Jesum dari, ut facilius homo juste vivere, ac vitam aeternam promereri possit, quasi quod per liberum arbitrium sine gratia utrumque, sed aegre tamen et difficulter possit, anathema sit.
(1) Ce raisonnement est d'une rigueur mathématique. Baïus ayant prétendu que c'était êtrepéla- gien que de dire qu'une bonne oeuvre faite hors de l'état de grâce ne mérite pas la vie éternelle, ce sentiment fut condamné. C'est la douzième de ses propositions, qui est ainsi formulée : Pelagii sententia est, opus bonum citra gratiam adoptionis factum, non est regni caelestis merito- rium.


ARTICLE III. — l'homme qui est en état de grâce peut-il mériter la vie éternelle ex condigno (2)?


Objections: 1. Il semble que l'homme qui est en état de grâce ne puisse pas mériter la vie éternelle ex condigno. Car l'Apôtre dit (Rm 8,18) : Les souffrances de la vie présente n'ont pas de proportion avec la gloire future qui doit éclater en nous. Or, parmi les oeuvres méritoires, celles qui paraissent les plus excellentes ce sont les souffrances des saints. Donc il n'y a aucune oeuvre humaine qui mérite la vie éternelle ex condigno.

2. A l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Rm 6,23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle, la glose fait remarquer (ord. Aug. lib. de grat. et lib. arb. cap. 9), qu'il aurait bien pu dire : La récompense de la justice est la vie éternelle ; mais qu il a mieux aimé employer cette expression : la grâce de Dieu est la vie éternelle, pour nous faire comprendre que Dieu nous fait arriver à la vie éternelle par sa miséricorde, mais non par nos mérites. Or, ce qu'on mérite ex condigno, on ne le reçoit pas à titre de miséricorde, mais à titre de justice. Il semble donc que l'homme ne puisse pas par la grâce mériter la vie éternelle ex condigno.

3. Le mérite ex condigno paraît  être celui qui égale la récompense. Or, aucun acte de la vie présente ne peut égaler la vie éternelle, qui surpasse notre connaissance et notre désir, et qui est même au-dessus de la charité ou de l'amour que nous avons ici-bas, comme elle est au-dessus de notre nature. Donc l'homme ne peut pas par la grâce mériter la vie éternelle ex condigno.

En sens contraire Mais c'est le coniraire. Ce qu'on accorde d'après un juste jugement, paraît être une récompense méritée ex condigno. Or, Dieu accorde la vie éternelle d'après le jugement de sa justice, suivant ces paroles de l'Apôtre (2Tm 4,8) : Il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée, et que le Seigneur m'accordera en ce jour, comme un juste juge. Donc l'homme mérite la vie éternelle ex condigno.

CONCLUSION. — L'action du juste, selon qu'elle procède de la grâce de l'Esprit- Saint qui habite en lui et dont la dignité est infinie, mérite la vie éternelle ex condigno ; mais eile ne ta mérite pas de même seîon qu'efle procède de son libre arbitre, à cause de l'inégalité immense qu'il y a entre l'effet et la cause ; quoiqu'il soit convenable que Dieu récompense selon l'excellence de sa puissance l'homme qui fait ce qu'il peut.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer de deux manières les oeuvres méritoires de l'homme. On peut les considérer selon qu'elles procèdent du libre arbitre, et selon qu'elles procèdent de la grâce de l'Esprit-Saint. Si l'on considère la substance de l'oeuvre selon qu'elle procède du libre arbitre (1), il ne peut pas y avoir condignité à cause de l'inégalité immense qu'il y a entre le mérite et la récompense-, mais il y a convenance, à cause de l'égalité proportionnelle qui se trouve entre ces deux choses. Car il paraît  convenable que Dieu récompense selon l'excellence de sa puissance, l'homme qui opère selon toute l'étendue de la vertu qu'il lui a donnée. — Mais s'il s'agit de l'oeuvre méritoire selon qu'elle procède de la grâce de l'Esprit-Saint, elle mérite la vie éternelle ex condigno (2). Car alors la valeur du mérite s'apprécie d'après la vertu de l'Esprit-Saint, qui nous porte à la vie éternelle, suivant cette parole de saint Jean (Jn 4,1 Jn 4): Il y aura en lui une fontaine d'eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle. Le prix de l'oeuvre se considère aussi d'après la dignité de la grâce, qui fait que l'homme participe à la nature divine et qui le rend enfant de Dieu, de telle sorte que l'héritage lui est dù d'après son droit d'adoption, suivant cette parole de saint Paul (Rm 8,17) : Si nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre parle des souffrances des saints considérées en elles-mêmes, dans leur substance.

2. Il faut répondre au second, que ces paroles de la glose doivent s'entendre de la première cause qui nous fait parvenir à la vie éternelle. C'est en effet la miséricorde de Dieu; notre mérite est la cause subséquente.

3. Il faut répondre au troisième, que la grâce de l'Esprit-Saint que nous possédons ici-bas, quoiqu'elle ne soit pas égale à la gloire en acte, lui est cependant égale virtuellement; comme la semence d'un arbre renferme virtuellement l'arbre entier. De même l'Esprit-Saint qui habite en nous par la grâce est une cause suffisante pour que nous obtenions la vie éternelle. D'où il est appelé le gage de notre héritage (2Co 1).

(2). Les théologiens distinguent deux sortes de mérite : le mérite ex condigno, quand la valeur de l'oeuvre égale directement la valeur de la récompense, et le mérite de congruo, qui est celui d'une chose qui ne vaut pas la récompense qu'on lui accorde. Dans le premier cas, la récompense est due à titre de justice, et le mérite est propre et absolu; dans le second, la récompense n'est accordée que par convenance, et elle est l'effet de la libéralité de celui qui la donne, et on ne la mérite ainsi qu'improprement.
(I) Sylvius fait ici remarquer qu'il s'agit du libre arbitre, selon qu'il est mû parla grâce; autrement saint Thomas paraîtrait en opposition avec ce qu'il a dit (quest. cix, art. I et 6) sur l'impuissance de l'homme à se préparer à la grâce, loin de la mériter de congruo.
(2) C'est ce que supposent ces paroles du concile de Trente : Si quis dixerit, iustificatum bonis operibus quae ab eo per Dei gratiam et Iesu Christi meritum fieret, non vere mereri vitam aeternam et ipsius vitae oeternoe, si tamen in gratia decesserit, consecutionem, atque etiam gloriae augmentum : anathema sit.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.113 a.8