I pars (Drioux 1852) - Prolog.


Parce que le docteur catholique ne doit pas seulement instruire ceux qui sont avancés dans la science, m$is qu'il lui appartient encore d'enseigner les commençants, d'après ces paroles de l'Apôtre (I. Cor. m, 1 et 2) : Je ne vous ai nourris que de lait, et non de viande solide, comme des enfants en Jésus-Christ; notre but, dans cet ouvrage, est donc d'exposer tout ce qui regarde la religion chrétienne de la manière la plus convenable pour l'instruction de ceux qui sont au début de la carrière ; car nous avons remarqué que les jeunes élèves en théologie trouvent beaucoup de difficultés dans ces matières qui ont été traitées par divers auteurs. Les uns les fatiguent en multipliant inutilement les questions, les articles et les arguments. Les autres les découragent, parce qu'au lieu de leur présenter dans un ordre logique les choses qu'ils sont obligés de savoir, ils ne consultent que les exigences littéraires du plan de leur ouvrage, où ils traitent les questions à mesure qu'ils en trouvent l'occasion. D'autres, enfin, tombent dans des redites qui produisent le dégoût et la confusion dans l'esprit de leurs auditeurs. En nous efforçant d'éviter ces défauts, et tous les autres de la même nature, nous essayerons, avec la confiance que nous inspire la grâce divine, d'exposer, aussi clairement et aussi brièvement que notre sujet le comportera, tout ce qui concerne la science sacrée.


PREMIERE PARTIE.

QUESTION I. Qu'est-ce que la science sacrée, et a quels objets s'étend-elle?


Pour circonscrire notre plan dans des limites bien précises, il faut avant tout nous occuper de la science sacrée, rechercher ce qu'elle est et à quoi elle s'étend. A ce sujet on peut faire dix questions : 1° Cette science est-elle nécessaire? — 2° Est-ce une science véritable? — 3" Est-elle une ou multiple? — 4° Est-elle spéculative ou pratique ? — 5° Est-elle supérieure aux autres sciences ? — 6° Est-ce la sagesse ? — 7" Quel est son sujet ? — 8° Est-elle argumentative ? — 9° Doit-elle se servir de métaphores et de locutions symboliques ? — 10° L'Ecriture sainte, qui est la base de cette science, peut-elle renfermer plusieurs sens ?

ARTICLE I. — est-il nécessaire d'admettre indépendamment des sciences philosophiques une autre science (1)?


Pour résoudre cette première question, on procède ainsi (2) :

Objections: 1.. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire d'admettre, indépendamment des sciences philosophiques, une autre science. Car l'homme ne doit pas chercher à atteindre ce qui est au-dessus de sa raison, selon cette parole de l'Ecriture (Eccl. xxii) : Ne recherchez pas ce qui est au-dessus de votes. Or, ce qui est du domaine de la raison est suffisamment approfondi par les sciences philosophiques. Il paraît donc superflu d'admettre indépendamment de ces sciences une autre science.

2.. Il n'y a de science possible que celle de l'être, puisqu'on ne peut savoir rien autre chose que le vrai qui n'est que l'être lui-même. Or, on traite en philosophie de tous les êtres et même de Dieu. C'est ce qui a fait appeler la théologie une des parties de cette science, comme on le voit dans Aristote (Met. lib. vi, com. 2). Il n'est donc pas nécessaire d'admettre indépendamment des sciences philosophiques une autre science.


Mais c'est le contraire, comme le dit saint Paul (2Tm 3,16) : Toute écriture divinement inspirée est utile pour instruire, reprendre, corriger et enseigner la justice. Or, l'Ecriture inspirée de Dieu ne fait pas partie des sciences philosophiques qui sont le fruit des investigations de la raison humaine. Il est donc utile qu'indépendamment des sciences philosophiques il y ait une autre science inspirée de Dieu.

CONCLUSION. — Pour que l'homme puisse faire son salut éternel, il a été nécessaire qu'indépendamment des sciences philosophiques qui s'acquièrent par les lumières naturelles, il y eût une autre science qui, a l'aide de la révélation, apprit à l'homme les choses qui surpassent son entendement, et qui l'éclairàt sur quelques-unes de celles que la raison humaine peut découvrir (3).

Il faut répondre qu'il a été nécessaire pour le salut de l'humanité qu'il y eût une science fondée sur la révélation, indépendamment des sciences philosophiques qui sont le résultat des investigations de la raison humaine; parce que l'homme se rapporte à Dieu comme à une fin qui surpasse la portée de sa raison, d'après ces paroles d'Isaïe (Is. liv. xiv, 4) : L'oeil n'a pas vu sans vous, ô Dieu, ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment. Or, il faut que l'homme connaisse préalablement la fin avec laquelle il doit mettre en rapport ses actions et ses intentions. Par conséquent, il a été nécessaire au salut de l'homme que Dieu lui fît connaître par révélation ce qui est au-dessus de la raison humaine (I). Quant à ce que nous pouvons connaître par nous-mêmes sur Dieu, il a été nécessaire aussi que l'homme en fût instruit par la révélation, parce que la vraie notion de Dieu n'aurait pu, à l'aide seul de la raison humaine, être acquise que par un petit nomhre (2), après de longues années de labeur (3) et avec un mélange de beaucoup d'erreurs (4). C'est cependant de la vérité de cette connaissance que dépend le salut de l'homme, qui est tout en Dieu. Donc, pour faciliter et pour assurer le salut du genre humain, il a été nécessaire que l'homme fût instruit des choses de Dieu par le moyen d'une révélation divine. Il a donc fallu qu'indépendamment des sciences philosophiques, qui sont l'oeuvre de la raison humaine, il y eût une science sacrée qui fût le fruit de la révélation.


(1) Cet article est une réfutation des erreurs de David Georges et de tous ceux qui ont attaqué l'Ecriture. Ces erreurs ont été condamnées spécialement par le pape Innocent III au concile général de Lairan, et le concile de Trente a re-nouYelé cette condamnation, en dressant le canon de l'Ancien et du Nouveau Testament (sess, iv, dcc. \ ).

(2) Au commencement de chacun des articles, saint Thomas répète cette formule que nous avons cru pouvoir supprimer sans aucun inconvénient. C'est d'ailleurs la seule suppression que nous nous soyons permise.

(3) Nous reproduisons ces conclusions, quoiqu'elles ne soient pas de saint Thomas, parce qu'elles peuvent être souvent utiles pour préciser le sens de sa pensée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que bien qu'on ne doive pas approfondir parla raison ce qui est au-dessus de l'intelligence humaine, ces choses n'en ont pas moins été révélées de Dieu pour être acceptées par la foi (5). C'est pourquoi l'auteur sacré ajoute (Eccl. m, 25) : Beaucoup de choses supérieures à l'intelligence humaine vous ont été révélées. Et c'est précisément dans l'étude de ces choses que consiste la science sacrée.

2. Il faut répondre au second, que la diversité des sciences résulte de nos divers moyens de connaître. Ainsi, l'astronome et le physicien démontrent tous deux la même proposition, par exemple, que la terre est ronde; mais l'astronome la prouve par les mathématiques, c'est-à-dire par des calculs abstraits, tandis que le physicien s'appuie sur des preuves concrètes, surdos faits d'expérience. Par conséquent rien n'empêche qu'il n'y ait une science qui s'occupe, au point de vue de la révélation, des ,choscs que la philosophie ne considère qu'au point de vue de la raison. C'est ce qui fait que la théologie qui appartient à la science sacrée n'est pas du même genre que la théologie qui est une des parties delà philosophie.

(1) Dans la Somme contre les Gentils, saint Thomas distingue deux manières de connaître la vérité, l'une par la révélation, l'autre par la raison. Il établit la première sur trois raisons : 1° c'est qu'on connaît ce qui se rapporte à une chose, selon l'idée qu'on se fait de sa substance-, commo nous ne pouvons connaître la substance de Dieu parfaitement, il y a en lui des choses qui sont inaccessibles à notre raison ; 2° c'est qu'il y a divers degrés dans les intelligences ; Dieu se comprend pleinement ; les anges ne peuvent connaître naturellement tout ce qu'il y a en lui, et l'homme ne peut s'élever, par les lumières de sa raison, aussi haut que les auges; 5° l'impuissance de notre raison à pénétrer tous les mystères qui sont en Dieu ressort de son impuissance à connaître toutes les propriétés des choses sensibles. Pour le développement de ces arguments (V. Summ. cont. Cent. lib. i, cap. î).

(2) Les uns ne peuvent se livrer à ces études parce qu'ils n'ont pas l'intelligence nécessaire pour le faire ; les autres en sont empêchés par le souci de leurs affaires, par leur paresse ou par toute autre cause.

(3) Soit parce que ces études sont profondes, soit parce que les passions ne permettent à l'homme de connaître la vérité que quand il est parvenu à la maturité de l'âge.

(4) L'expérience des anciens philosophes est là pour le prouver, et il a fallu que le Christ vînt tirer le monde des ténèbres ; ce qui fait dire à l'Apôtre [Eph. IV, 17) : Jam non ambulatis sicut et gentes ambulant in vanitate sensiis sui, tenebris obscuratum habentes intellectum (Vide Sum. cont. Gent. lib. I. cap. A).

(5) Saint Thomas a prouvé, dans sa Somme contre les Gentils, qu'il était raisonnable de croire à ce que la foi proposait; qu'il n'y avait pas de légèreté à admettre les vérités de la foi, qui sont supérieures à la raison, et que d'ailleurs la raison n'est pas opposée à la foi. Ces propositions sont aujourd'hui si actuelles, que j'ai cru utile de traduire ces chapitres et de les placer en appendice (Voyez à la fin de ce volume).


Article II. — LA DOCTRINE SACRÉE EST-ELLE UNE SCIENCE (1)?



Objections: 1.. Il semble que la doctrine sacrée ne soit pas une science. Car toute science procède d'après des principes qui sont évidents par eux-mêmes, tandis que la doctrine sacrée repose sur des articles de foi qui ne sont point évidents par eux-mêmes, puisqu'ils ne sont pas admis de tout le monde. Car tout le monde n'a pas la foi, comme nous l'apprend saint Paul (II. Thes. in). La doctrine sacrée n'est donc pas une science.

2.. La science ne s'occupe pas des choses particulières (2). Or, la doctrine sacrée traite de faits particuliers, comme les actions d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, et plusieurs autres semblables. Donc la doctrine sacrée n'est pas une science.


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xiv, cap. l):Jen'at-tribuo à la science que ce qui sert à faire naître, à nourrir, à défendre et à fortifier la foi. Or, ces caractères ne peuvent s'appliquer à aucune autre science qu'à la doctrine sacrée. Donc cette doctrine est une science.

CONCLUSION. — La doctrine sacrée est une science qui découle des principes de la science supérieure qui n'appartient qu'à Dieu et à ses élus.

CONCLUSION: Il faut répondre que la doctrine sacrée est une science. Mais on doit savoir qu'il y a deux sortes de sciences. Les unes procèdent d'après les principes que l'on connaît par les lumières naturelles de la raison, comme l'arithmétique, la géométrie et les autres sciences de même nature. Les autres reposent sur des principes que l'on ne connaît qu'au moyen d'une science supérieure. Ainsi la perspective emprunte ses principes à la géométrie, et la musique doit les siens à l'arithmétique. C'est de cette manière que la doctrine sacrée est une science. Car elle procède d'après des principes qui ne nous sont connus que par les lumières d'une science supérieure qui est la science de Dieu et des bienheureux. Par conséquent, comme la musique accepte les principes qui lui sont transmis par l'arithmétique, de même l'enseignement sacré accepte les principes qui lui ont été révélés de Dieu (3).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les principes de toute science sont connus par eux-mêmes, ou se ramènent à la connaissance d'une science supérieure ; et tels sont les principes de la science sacrée, comme nous venons de le dire.

2. il faut répondre au second, que si la doctrine sacrée rapporte des faits particuliers, elle ne traite pas d'eux principalement, mais elle les cite, soit pour servir d'exemple, comme dans les sciences morales, soit pour faire connaître l'autorité des hommes par le ministère desquels la révélation divine, qui est le fondement de l'Ecriture sainte et de la doctrine sacrée, est arrivée jusqu'à nous.

(I) Cet article est une réfutation de l'erreur tl'llerman lliwich, qui traitait de fable ce que l'Ecriture enseigne ; car du mêment où la doctrine sacrée est une science, il faut qu'elle ait le vrai pour objet. Il réfute aussi Raymond Lullc, qui voulait qu'on pût démontrer par des raisons évidentes, nécessaires, tous les articles deifoi. Saint Thomas établit le contraire, en démontrant que la théologie est une science subalterne, qui est obligée d'accepter avec foi ses principes d'une science supérieure, et qui ne les démontre pas. Parmi les modernes, les uns veulent démontrer tous les dogmes; les autres prétendent que la théologie n'est pas une science, mais qu'elle n'est qu'une autorité. Ils sont ici réfutés les uns et les autres.

(2) C'est-à-dire, la science ne s'occupe pas des choses particulières pour elles-mêmes, parce que le but de la science est de généraliser, et c'est dans ce sens que saint Thomas répond.

(3) On peut se demander s'il est raisonnable d'admettre ces principes d'une science supérieure. Voyez la réponse à cette question, d'après saint Thomas lui-même (Appendice noi 2 et 5 à la fin du volume).

(1) Cet article a pour but de Justifier la méthode des théologiens et de saint Thomas en particulier, irai consiste à enchaîner ensemble toutes les parties de la théologie pour n'en former qu'un tout.

(2) Aristote dit : La science une est celle qui comprend un seul genre, tout en comprenant dans le genre ses espèces et ses attributs essentiels; les sciences sont diverses quand leurs genres sont différents (Dern. analyt. lib. ï, 28, cap. i et 2).

(3) La raison formelle est, comme on le voit, un point de vue de l'esprit.

(4) Cet article est une réfutation de l'erreur



article III.—la doctrine sacrée est-elle une science qui soit une (1) ?


Objections: 1.. Il semble que la doctrine sacrée ne soit pas une science qui soit une. Car, d'après Aristote (Post. lib. ï, text. 43), la science est une quand son sujet est d'un seul genre (2). Or, le créateur et la créature, dont traite la doctrine sacrée, ne sont pas compris subjectivement sous le même genre. Donc la doctrine sacrée n'est pas une science qui soit une.

2.. Dans la doctrine sacrée on traite des anges, des créatures corporelles et de la morale humaine. Or, toutes ces choses forment philosophiquement autant de sciences diverses. Donc l'enseignement sacré n'est pas une science qui soit une.


Mais c'est le contraire. L'Ecriture sainte en parle comme d'une science qui est une. Car il est écrit (Sap. x, 10) : Dieu lui a donné la science des saints.

CONCLUSION. — Puisque tout ce que l'on étudie dans la science sacrée se considère sous une seule raison formelle qui est la révélation divine, il faut admettre que cette science est une.

CONCLUSION: il faut répondre que la doctrine sacrée est une science qui est une. Car l'unité de puissance et d'habitude ne doit pas être considérée d'après l'objet matériellement compris, mais d'après sa raison formelle (3). Ainsi, l'homme, l'âme et la pierre peuvent être réunis sous une seule raison formelle, si on les considère par rapport à la couleur qui est l'objet de la vue. C'est pourquoi l'Ecriture sainte s'occupant de chaque chose au point de la révélation, comme nous l'avons dit (art. préc), tout ce qui fait partie du domaine de la révélation est compris sous une seule et même raison formelle ; et c'est ainsi que la science sacrée est une.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'enseignement sacré ne traite pas de Dieu et des créatures au méme titre. Il s'occupe de Dieu principalement, mais il ne traite des créatures qu'autant qu'elles se rapportent à Dieu, comme à leur principe et à leur fin. Par conséquent l'unité de la science n'a point à en souffrir.

2. Il faut répondre au second, que rien n'empêche que les puissances ou les habitudes inférieures ne soient diverses relativement aux choses qui relèvent également d'une puissance ou d'une habitude supérieure, parce que la puissance ou l'habitude supérieure embrasse l'objet sous une raison ^formelle plus universelle. C'est ainsi que l'objet du sens commun est le sensible, qui comprend en lui ce que perçoivent l'ouïe et la vue. Par conséquent le sens commun, parla même qu'il ne forme qu'une puissance, s'étend à tous les objets qui sont du domaine des cinq sens. De même, l'enseignement sacré, sans cesser d'être un, peut considérer les diverses parties des sciences philosophiques sous un seul rapport, c'est-à-dire selon qu'elles se rapportent à la révélation divine, de telle sorte que la science sacrée ne soit elle-même, pour ainsi dire, qu'unrefletde la.sciencc divine, qui se distingue entre toutes les autres par son unité et sa simplicité.


ARTICLE IV. — la théologie est-elle une science pratique (4)?


Objections: 1.. Il semble que la théologie soit une science pratique. Car toute science pratique a pour fin l'action, d'après Aristotc (Met. lib. h, text. 3). Or, la théologie a pour fin l'action, d'après ces paroles de saint Jacques (Jac. i, 22) : Mettez en pratique la parole de Dieu et ne vous contentez pas de l'écouter. Donc la théologie est une science pratique.

2.. La science sacrée se divise en deux parties, l'ancienne et la nouvelle loi. Or, la loi appartient à la morale qui est une science pratique. Donc la théologie, ou la science sacrée, est une science pratique.


Mais c'est le contraire. Toute science pratique a pour objet les choses que l'homme peut faire. Ainsi, la morale s'occupe des actes humains, et l'architecture des édifices. Or, la science sacrée traite principalement de Dieu, dont les hommes eux-mêmes sont les oeuvres. Elle n'est doncpas une science pratique, mais plutôt une science spéculative.

CONCLUSION. — Quoique la théologie soit une science d'un ordre supérieur, et qu'elle soit tout à la fois pratique et spéculative dans le sens qu'elle renferme éminemment ces deux sortes de science, elle est cependant beaucoup plus spéculative que pratique.

CONCLUSION: Il faut répondre que la science sacrée embrasse, sans détruire son unité, comme nous l'avons dit (art. préc), tout ce qui se rapporte aux diverses sciences philosophiques, parce qu'elle les envisage toutes sous une même raison formelle, c'est-à-dire selon que la lumière divine nous les l'ait connaître. C'est pourquoi, bien que dans les sciences philosophiques, les unes soient spéculatives et les autres pratiques, la doctrine sacrée les comprend l'une et l'autre en elle, comme Dieu se connaît lui-même de la même science qu'il connaît ses créatures. Cependant la théologie est plus spéculative que pratique, parce qu'elle s'occupe plus principalement des choses divines que des actes humains. Elle ne traite même de ces derniers que parce qu'ils conduisent l'homme à la connaissance parfaite de Dieu qui constitue le bonheur éternel. La réponse aux objections est par là même évidente.



Article v.  —   la science sacrée est-elle plus noble que les autres sciences (1)?



Objections: 1.. Il semble que la science sacrée ne soit pas plus noble que les autres sciences. En effet, c'est d'après la certitude d'une science que l'on doit juger de sa dignité. Or, les autres sciences dont les principes sont indubitables, paraissentêtreplus certaines que l'enseignement sacré, dont les principes, c'est-à-dire les articles de foi peuvent être mis en doute. Donc les autres sciences paraissent plus nobles que la science sacrée.

2.. Les sciences inférieures empruntent quelque chose aux sciences supérieures. C'est ainsi que la musique se règle d'après l'arithmétique. Or, renseignement sacré emprunte quelque chose aux sciences philosophiques. Car saint Jérôme dit, dans une de ses lettres [Ep. lxxxiv), que les anciens docteurs ont tellement rempli leurs ouvrages de la doctrine et des maximes des philosophes, qu'on ne sait pas ce qu'on doit le plus admirer en eux, de la connaissance qu'ils avaient des auteurs profanes ou

d'Eunomnis, qui enseignait que nous n'avions d'autres devoirs que de connaître Dieu, et de colle des antinomiens, qui disaient que la loi était inutile. Si la théologie est une science pratique, les actions ne sont doncpas sans importance. Le concile de Trente a condamné ces cireurs (sess. VI, can. 19), en condamnant Luther, qui disait que la foi seule justifie.

(I ) Arnauld de Villeneuve avait prétendu qu'on devait bannir des écoles toutes les sciences philosophiques; les biblistes ont enseigné qu'on ne devait pas s'en occuper. De nos jours, les rationalistes contestent à la théologie le premier rang parmi les sciences, pour l'accorder à la philosophie, qu'ils appellent la science des sciences^ l'autorité des autorités. Ên réfutant ces deux erreurs contraires, saint Thomas montre la vérité entre ces deux extrêmes. La théologie est la première de toutes les sciences; mais, par condescendance pour notre faiblesse, elle a recours aux autres sciences pour nous élever à la sublimité de ses enseignements.

des saintes Ecritures. Donc la science sacrée est inférieure aux autres sciences.

Mais c'est le contraire. Car les autres sciences sont appelées les servantes de la théologie, suivant ce mot de l'Ecriture (Prov. rx, 3) : Elle a envoyé ses servantes aux conviés, elle les a envoyées à la citadelle et aux murailles de la ville.

CONCLUSION. — La science sacrée est la plus noble de toutes les sciences. Comme science spéculative elle surpasse de beaucoup toutes les sciences spéculatives, et comme science pratique elle surpasse de même toutes les sciences pratiques.

CONCLUSION: Il faut répondre que cette science, qui est spéculative sous un rapport et pratique sous un autre, surpasse toutes les autres sciences, tant spéculatives que pratiques. En effet, parmi les sciences spéculatives l'une peut l'emporter sur l'autre, soit en raison de sa certitude, soit en raison de la dignité de son objet. Sous ce double rapport, la science sacrée est supérieure à toutes les autres sciences spéculatives. Elle l'emporte d'abord pour la certitude, parce que les autres sciences ne doivent leur certitude qu'à la lumière naturelle de la raison humaine qui est faillible, tandis que la science sacrée tire sa certitude de la lumière de la science divine qui est infaillible. Elle l'emporte encore pour la dignité de son objet, parce qu'elle s'occupe principalement de choses qui surpassent par leur élévation la raison humaine, tandis que les autres sciences ne considèrent que ce qui est de son domaine. — Quant aux sciences pratiques, la plus noble est celle qui ne se rapporte à aucune autre fin ultérieure (1). Ainsi, le civil l'emporte sur le militaire, parce que le bien de l'armée a pour but le bien de la cité. Or, la fin de la science sacrée, considérée au point de vue pratique, est le bonheur éternel vers lequel tendent toutes les autres sciences pratiques comme vers leur fin dernière. D'où il est évident que, sous tous les rapports, la science sacrée est plus noble que les autres.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que ce qu'il y a de plus certain par nature, soit ce qu'il y a de moins certain pour nous, à cause de la faiblesse de notre intelligence, qui est, par rapport à ce qu'il y a depluséclatantdans la nature, cequel'oeildu hibou estàl'égardde lalumiêrc du soleil, comme le dit Aristote (Met. lib. n). C'est pourquoi si quelques esprits doutent des articles de foi, ce n'est point parce que ces articles sont incertains en eux-mêmes, mais c'est par suite de la faiblesse de l'esprit humain. Cependant la moindre connaissance qu'on puisse acquérir des choses élevées, est préférable à la connaissance la plus certaine qu'on ait des choses d'un ordre inférieur, comme le dit Aristote (De partibus animal. lib. i, cap. S).

2. Il faut répondre au second, que si la science sacrée emprunte quelque chose aux sciences philosophiques, ce n'est pas qu'elle ait nécessairement besoin d'elles, c'est uniquement pour mettre mieux en lumière ce qu'elle enseigne. Car elle n'emprunte pas ses principes aux autres sciences, mais elle les reçoit immédiatement de Dieu par la révélation. C'est pourquoi elle ne reçoit rien des autres sciences, comme si elles lui étaient supérieures, mais elle s'en sert comme de ses servantes : de la même manière que les architectes se servent de ceux qui sont sous leurs ordres, ou tel que les magistrats emploient les soldats. Et si elle en fai t usage, ce n'est ni par pénurie, nipar insuffisance, mais c'est seulement pour s'accommoder à l'infirmité de notre esprit qui^ d'après ce qu'il connaît par les lumières naturelles qui

H) C'est-à-dire celle dont la fin est la plus élevée, comme portent certaines éditions ; par consí'ijueiit celle à laquelle les autres se rapportent.

éclairent les autres sciences, s'élève plus facilement aux choses supérieures à la raison qui sont l'objet de la science sacrée.


ARTICLE VI. — l'enseignement sacré est-il la sagesse (1) ?


Objections: 1.. Il semble que l'enseignement sacré ne soit pas la sagesse. Car toute science qui puise ses principes ailleurs qu'en elle-même n'est pas digne du nom de sagesse, parce qu'il appartient au sage d'ordonner toutes choses, mais non d'être ordonné lui-même (Métaph. liv. 1Ch 2). Or, l'enseignement sacré puise ses principes ailleurs qu'en lui-même, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 2). Donc cet enseignement n'est pas la sagesse.

2.. C'est à la sagesse qu'il appartient de prouver les principes des autres sciences. C'est ce qui l'a fait appeler la source ou la science de toutes les sciences, comme on le voit (Eth. lib. vi, cap. 7). Or, la science sacrée ne prouve pas les principes des autres sciences. Donc elle n'est pas la sagesse.

3.. La doctrine sacrée s'acquiert par l'étude, tandis que la sagesse est l'effet d'une grâce infuse. C'est ce qui la fait placer au nombre des sept dons du Saint-Esprit, comme on le voit (Is. xi). Donc cette doctrine n'est pas la sagesse.


Mais c'est le contraire. Car il est dit au commencement de la loi (Dent, iv, 6) : C'est en l'observant que vous ferez éclater votre sagesse et votre intelligence devant les peuples.

CONCLUSION. — La science sacrée, par là même qu'elle traite de Dieu comme de la première de toutes les causes, est entre toutes les sagesses humaines, non-seulement dans un genre, mais absolument parlant, la sagesse par excellence.

CONCLUSION: Il faut répondre que la science sacrée est entre toutes les sagesses humaines la sagesse par excellence, non-seulement dans un genre, mais absolument parlant. Car, par là même qu'il appartient au sage d'ordonner et de juger, et qu'on juge les choses inférieures d'après une cause plus haute, on appelle sage en chaque genre celui qui considère la cause la plus élevée de ce genre. Ainsi, pour un édifice, on appelle sage l'homme de l'art qui imagine le plan du bâtiment, et on lui donne le nom d'architecte par rapport aux autres travailleurs qui façonnent les bois ou qui préparent les pierres. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (I. Cor. m, 10) : J'ai établi les fondements de l'édifice comme un sage architecte. Dans le cours ordinaire de la vie, on appelle sage l'homme prudent, parce qu'il met tous ses actes en rapport avec la fin qu'il doit atteindre, selon ce mot de l'Ecriture (Prov. x, 23) : La sagesse est pour l'homme la prudence. Par conséquent on appelle sage par excellence celui qui considère absolument la cause la plus élevée de tout l'univers, qui est Dieu. C'est pourquoi on appelle sagesse la connaissance des choses divines, comme on le voit dans saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. ii). Or, la science sacrée s'occupe tout spécialement (2) de Dieu comme de la première de toutes les causes. Car elle ne développe pas seulement ce que nous pouvons en savoir par les créatures, comme les philosophes anciens qui, d'après saint Paul, ont connu de Dieu ce que les créatures leur en ont fait connaître : Quod notum est Dei manifestum est in illis (Jiom. i, 19), mais encore elle enseigne ce qu'il connaît lui-même de sa

propre essence et ce qu'il en a appris aux autres par la révélation. Par conséquent, la science sacrée doit être appelée la sagesse par excellence.

(1) Cet article est le développement du précédent. Car si on dit que la philosophie est la sagesse; par là même que la théologie l'emporte sur la philosophie et sur toutes les sciences naturelles, elle doit être !a sagesse par excellence.

(2) Il y "a dans le texte latin propriissimè, que j'aurais voulu pouvoir rendre par très-proprement, parce que Dieu ainsi considéré est en effet l'objet le plus propre de la théologie, ce qui la distingue de toutes les autres sciences.


Solutions: 1. Il faut répondre m premier argument, que la science sacrée n'emprunte ses principes à aucune science humaine, mais à la science divine qui règle, comme la souveraine sagesse, toutes nos connaissances.

2. Il faut répondre au second, que les principes des autres sciences sont évidents par eux-mêmes et ne peuvent être prouvés, ou bien ils sont prouvés clans quelque autre science par des raisons naturelles. Mais ce qui caractérise la science sacrée, c'est que ses connaissances proviennent de la révélation et non de la raison. C'est pourquoi il ne lui appartient pas de prouver les principes des autres sciences, mais elle doit seulement les juger. Car tout ce qu'on trouve dans les autres sciences en opposition avec la vérité de la science sacrée, se trouve absolument condamné comme erroné (1). C'est ce qui faisait dire à saint Paul (II. Cor. x, 4) : Nous détruisons les raisonnements humains et nous renversons tout ce qui s'élève avec hauteur contre la science de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que par là même que le jugement appartient au sage, il faut distinguer deux sortes de sagesse, puisqu'il y a deux sortes de jugement. Car il arrive qu'on juge quelquefois par manière d'inclination. C'est ainsi que celui qui a l'habitude de la vertu juge sainement de ce que la vertu nous commande et selon ses propres inclinations. C'est ce qui a fait dire à Aristote (Eth. lib. x, cap. 5) que l'homme vertueux est la règle et la mesure des actes humains. D'autres fois on juge d'après la science. Ainsi celui qui est versé dans les sciences morales peut juger de la vertu quoiqu'il ne soit pas vertueux. La première manière de juger des choses divines appartient à la sagesse considérée comme un don de l'Es-prit-Saint, selon cette parole de l'Apôtre (I. Cor. u, 15) : L'homme spirituel juge toutes choses. C'est dans le même sens que saint Denis (2) a dit (De div. nom. cap. 12) : Le docte Hiérothée a non-seulement appris, mais encore expérimenté ou reçu les choses divines. La seconde manière de juger appartient à la science sacrée que l'on acquiert par l'étude, quoique ses principes viennent de la révélation.


Article VII. — dieu est-il le sujet de la science sacrée (3)?


Objections: 1.. Il semble que Dieu ne soit pas le sujet de la science sacrée. Car dans toute science il faut, à l'égard du sujet, établir ce qu'il est, comme le dit Aristote (Post., lib. n, tim procul à prin.). Or, la science sacrée n'établit pas ce qu'est Dieu, puisque, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. m, cap. 24), il est impossible de dire ce qu'il est. Donc Dieu n'est pas le sujet de cette science.

2.. Tout ce qui est du domaine d'une science doit être compris dans le sujet de cette science. Or, l'Ecriture sainte traite de beaucoup d'autres choses que de Dieu, puisqu'elle parle des créatures et de la morale humaine. Donc Dieu n'est pas le sujet de la science sacrée.


Mais c'est le contraire. Le sujet d'une science est l'objet principal dont cette science s'occupe. Or, la science sacrée s'occupe principalement de Dieu, et c'est pour ce motif qu'on l'appelle théologie, c'est-à-dire discours sur Dieu. Donc Dieu en est le sujet.

CONCLUSION. — Comme toutes les questions dont s'occupe la science sacrée sont considérées au point de vue de la Divinité se manifestant à nous par la révélation, Dieu en est le sujet.

(I ) Voyez comme saint Thomas prouve que les vérités rationnelles ne peuvent contredire les vérités révélées (Appendice, n" 5).

(2) Au moyen âge, on ne doutait pas de l'authenticité des oeuvres de saint Denis. Saint Thomas les cite très-souvent.

(3) Cet article est une explication du mot théologie, qui est consacré pour désigner la science divine. Saint Thomas appuie sur l'étyniologie pour mettre toujours de plus en plus en lumière l'idée exacte qu'on doit avoir de la chose.


CONCLUSION: Il faut répondre que Dieu est le sujet de la science sacrée. Car le sujet est à la science ce que l'objet est à la puissance ou à l'habitude. Or, on considère comme l'objet propre d'une habitude ou d'une puissance, ce qui embrasse dans sa généralité tout ce qui a rapport à cette habitude ou à cette puissance. Ainsi, l'homme et la pierre se rapportent à la vue comme objets colorés. C'est ce qui fait dire que ce qui est coloré est l'objet propre de la vue. Or, dans la science sacrée, on envisage tout par rapport à Dieu, soit qu'il s'agisse de Dieu lui-même, soit parce que toutes les choses qu'on y traite se rapportent à lui comme à leur principe et à leur fin. D'où il suit que Dieu est véritablement le sujet de cette science. — C'est ce que rendent encore manifeste les principes mêmes de la science sacrée qui sont des articles de foi dont Dieu est le sujet. Or, le sujet des principes est le même que celui de la science entière, puisque la science entière est virtuellement contenue dans les principes. — Il en est qui n'ont fait attention qu'aux choses dont cette science s'occupe, sans considérer le point de vue d'après lequel elle les envisage, et qui lui ont assigné pour sujet, tantôt les choses et les signes (1), tantôt les oeuvres de la Rédemption (2), tantôt le Christ tout entier, c'est-à-dire le chef et les membres. A la vérité cette science s'occupe de toutes ces choses, mais toujours par rapport à Dieu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que bien que nous ne puissions savoir ce que Dieu est, cependant dans la science sacrée nous nous servons, au lieu de définition adéquate, des lumières de la nature et de la grâce pour nous élever, par ces effets, à l'étude de toutes les questions que la théologie se pose sur Dieu. C'est ainsi que dans certaines sciences philosophiques on démontre les propriétés de la cause par l'effet, en partant de l'effet lui-même au lieu de partir de la définition de la cause.

2. Il faut répondre au second, que toutes les choses qui sont du domaine de la science sacrée sont comprises sous l'idée de Dieu, non comme des parties , des espèces ou des accidents, mais parce qu'elles se rapportent à lui de quelque manière.


I pars (Drioux 1852) - Prolog.