I pars (Drioux 1852) Qu.3 a.7

Article VII — dieu est-il absolument simple (2) ?


Objections: 1.. Il semble que Dieu ne soit pas absolument simple. Car ce qui vient de Dieu lui ressemble. Ainsi tous les êtres proviennent du premier être, et tous les biens du premier bien. Or, dans les choses qui viennent de Dieu, il n'y a rien d'absolument simple. Donc Dieu ne l'est pas non plus.

2.. On doit attribuer à Dieu tout ce qu'il y a de mieux. Or, parmi nous les choses composées valent mieux que les simples. Ainsi les corps valent mieux que les éléments dont ils sont composés, et les animaux l'emportent sur les plantes. Donc on ne doit pas dire que Dieu est absolument simple.


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. iv, cap. 6 et 7) que Dieu est véritablement et souverainement simple.

CONCLUSION. — Dieu étant l'être premier, la cause première, un acte pur et son être même, il est absolument simple.

II faut répondre qu'on peut évidemment démontrer de plusieurs manières que Dieu est absolument simple : 1° D'après ce que nous avons dit dans les articles précédents. Car Dieu n'étant pas composé de parties numériques puisqu'il n'est pas un corps, par là même qu'il n'est pas matière et forme, que la nature et le suppôt ne forment pas en lui deux choses différentes, que l'être et l'essence sont identiques, qu'il n'y a pas lieu de distinguer le genre et la différence, le sujet et l'accident, il est évident qu'il n'est composé d'aucune manière et qu'il est, par conséquent, absolument simple. 2° Parce que tout ce qui est composé est postérieur aux parties qui le composent et en dépend. Or, Dieu est l'être premier, comme nous l'avons vu (art. préc). 3° Parce que tout composé a une cause. Car les choses qui sont diverses en elles-mêmes ne peuvent se rassembler dans un même sujet que sous l'influence d'une cause qui les unit. Or, Dieu n'a pas de cause, comme nous l'avons vu (quest. n, art. 3), puisqu'il est la première cause efficiente. 4° Parce que dans tout composé il faut qu'il y ait puissance et acte, parce que ou l'une des parties est acte par rapport à l'autre, ou du moins elles sont toutes comme en puissance par rapport au tout. Or, il n'y a pas en Dieu acte et puissance. 5° Parce que tout composé est une chose que n'est pas l'une de ses parties. Ceci est en effet évident pour les touts formés de parties dissemblables. Ainsi, dans l'homme il n'y a aucune partie qui soit l'homme, et dans le pied il n'y a aucune des parties du pied qui soit le pied lui-même. Quant aux touts composés de parties semblables, quoique ce qu'on affirme du tout on l'affirme également de la partie, comme une partie de l'air est de l'air, et une partie de l'eau est de l'eau, cependant tout ce qu'on dit du tout ne convient pas à l'une de ses parties. Car, si une masse d'eau a deux coudées de profondeur, il n'en sera pas de même d'une partie de cette masse. Ainsi, dans tout composé

il y a donc quelque chose qui n'est pas lui. Or, bien qu'on puisse dire d'un être qui a une forme qu'il a quelque chose qui n'est pas lui, comme dans le blanc il peut y avoir quelque chose qui n'appartient pas à la blancheur, cependant dans la forme même (1) il n'y a rien d'étranger. C'est pourquoi, Dieu étant la forme, ou plutôt l'être même, il ne peut en aucune manière être composé. Saint Hilaire indique cette raison quand il dit (De Trin. vii) que Dieu qui est la force n'est pas composé d'éléments infimes, et que celui qui est la lumière n'est pas formé de ténèbres (2).


(I) Voyez Sum. cont. Gent. lib. i, cap. 25. Il paraît que, parmi les Sarrasins, il y en avait qui surajoutaient à l'essence divine quelques intentions accidentelles ; et l'illustre docteur avait en vue de combattre cette erreur.

(2) Cet article est une réfutation de l'erreur des arnaudistes, ou des disciples d'Arnaud de Villeneuve , qui admettaient en Dieu quelque chose de composé. Cotte hérésie parut sur la fin du XIIIe siècle, et se trouve ici, comme beaucoup d'autres, détruite à l'avance.

(1) Forma ipsa ; la forma absolue, qu'il ne faut pas confondre avec l'être qui a une forme , habens formam ; pas pius qu'il ne faut confondre ce qui a l'être, ou ce qui existe avec l'être absolu. C'est sur cette distinction que repose tout l'argument.

(2) Cette question est également approfondie [Sum. cont. Gent. cap. xviii).

(3) Saint Thomas indique lui-même les erreurs qu'il a eu l'intention de combattre daus cet article ; ce sont celles des anciens philosophes que rapporte saint Augustin ; celle d'Amaury, qui soutenait que Dieu est l'essence de toutes les créatures et l'être de toutes choses, et qui fut condamné par Innocent III au concile général de Latran ; celle de David de Dinant, qui confondit Dieu avec la matière première. On peut y ajouter les panthéistes modernes. L'Ecriture condamne d'ailleurs expressément toutes ces différentes erreurs. Voyez Spée. Ps. CI, Initio tu Domine terram fundasti, etc.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses qui sont de Dieu lui ressemblent, autant qu'un effet peut ressembler à la cause première. Or, il est de l'essence d'un effet d'être composé de quelque manière, parce qu'à tout le moins son être est différent de son essence, comme nous le verrons (quest. iv, art. 3, arg. 3).

2. Il faut répondre au second, que parmi nous les choses composées valent mieux que les choses simples, parce que la perfection de la bonté dans les créatures ne se trouve pas dans un seul et même être, mais dans une multitude d'êtres, tandis que la perfection de la bonté divine se trouve dans un seul être simple, comme nous le verrons (quest. i, art. \, et quest. vi, art. 2).


ARTICLE VIII.— dieu entre-t-il dans -la composition des autres êtres (3j?


Objections: 1.. Il semble que Dieu entre dans la composition des autres êtres. Car saint Denis dit (De coel. Hier. cap. 4) : La Divinité par la sublimité de son essence est l'être de tous les'êtres : or, elle ne peut être l'être de tous les êtres sans entrer dans la composition de chacun. Donc Dieu entre dans la composition des autres êtres.

2.. Dieu est la forme. Car, d'après ce que dit saint Augustin (lib. de Verb. Dom. serm. xxxiii), le verbe de Dieu qui est Dieu est une forme qui n'a point été formée. Or, la forme fait partie de l'être composé. Donc Dieu en fait aussi partie.

3.. Toutes les choses qui existent sans différer en rien sont absolument les mêmes. Or, Dieu et la matière première existent sans différer l'un de l'autre d'aucune manière. Ils sont donc absolument une même chose, et comme la matière première entre dans la composition des êtres, il s'ensuit que Dieu y entre aussi. La mineure de cet argument se prouve ainsi : Tous les êtres qui diffèrent entre eux doivent à quelques dissemblances leur différence, ce qui suppose nécessairement qu'ils sont composés. Or, Dieu et la matière première sont absolument simples. Donc ils ne diffèrent en aucune manière.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 2) qu'il n'y a de la part de Dieu ni contact, ni alliance qui puisse le mêler avec ce qui a des parties. De plus on lit clans le livre Des causes: Que la cause première gouverne toutes les choses, au lieu de se confondre avec elles.

CONCLUSION. — Dieu étant la première cause efficiente, et absolument le premier être et le premier agent, il est impossible qu'il entre dans la composition d'aucun être, soit comme l'âme du monde, soit comme sa forme ou sa matière, selon que quelques-uns l'ont faussement pensé.

Il faut répondre que sur ce point il y a eu trois erreurs. Les uns ont avancé que Dieu était l'âme du monde, comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, lib. vii, cap. 6), et c'est à cette opinion qu'il faut rapporter ce que quelques-uns ont dit, qu'il était l'âme du premier ciel. D'autres ont soutenu qu'il était le principe formel de toutes choses, et ce sentiment a été celui des disciples d'Amaury. Enfin, David de Dinand a eu la folie de prétendre qu'il était la matière première. Tous ces sentiments sont manifestement faux. Car il n'est pas possible que Dieu entre de quelque manière dans la composition d'aucune chose, ni comme principe formel, ni comme principe matériel. 1° Parce que, comme nous l'avons dit (quest. u, art. 3), Dieu est la première cause efficiente. Or, la cause efficiente n'est pas numériquement la même que la forme de la chose qu'elle a produite, elle est seulement la même quant à l'espèce. Ainsi, l'homme engendre l'homme. Pour la matière, elle n'est la même que la cause efficiente ni quant au nombre, ni quant à l'espèce ; car l'une est en puissance, tandis que l'autre est en acte. 2° Parce que Dieu étant la première cause efficiente est par là même un agent primordial et absolu. Or, ce qui entre dans la composition d'un être n'est pas un agent primordial et absolu, mais c'est plutôt l'être composé qui pourrait avoir ce double caractère. Car ce n'est pas la main qui agit, mais c'est l'homme qui agit par la [main, et c'est le feu qui échauffe par la chaleur. D'où il est évident que Dieu ne peut pas faire partie d'un être composé. 3° Parce qu'aucune partie d'un être composé ne peut être absolument la première parmi les êtres. On ne peut en effet considérer ainsi, ni la matière, ni la forme, qui sont les parties premières des êtres composés. Car la matière est en puissance, et ce qui est en puissance est postérieur à ce qui est simplement en acte, comme nous l'avons vu ,(quest. m, art. 1). La forme qui fait partie d'un être composé est une forme participée (l).Or, comme l'être qui participe est postérieur à celui qui existe par essence, de même (2) l'être participé. Ainsi, le fou dans les matières embrasées est postérieur au feu qui existe par essence (3). Et puisque nous avons démontré (quest. n, art. 3) que Dieu est absolument le premier ôtre, il s'ensuit qu'il ne peut faire partie d'aucun être composé.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la Divinité est appelée l'être de tous les êtres dans le sens qu'elle a tout produit et qu'elle est la cause exemplaire de tout ce qui existe ; mais cela ne signifie pas qu'elle est l'être de toutes choses par essence.

2. Il faut répondre au second, que le Verbe est la forme exemplaire, mais non pas la forme qui fait partie d'un être composé.

3. Il faut répondre au troisième, que les êtres simples ne diffèrent pas entre eux à la manière des êtres composés. Ainsi l'homme et le cheval diffèrent en ce que l'un est raisonnable et l'autre ne l'est pas. Il n'y a pas entre ces deux êtres d'autres différences que celle-là. C'est pourquoi si l'on s'en tenait à la rigueur des termes, on ne devrait pas dire qu'ils sont différents, mais divers. D'où Aristote établit (Met. lib. x, cap. 24 et 25) que la diversité est quelque chose d'absolu et que toute dissemblance produit une diffé-

(I) Iïeiuarquez ta distinction de la forme des êtres composés de ta forme absolue ; c'est encore sur cette distinction que repose la réponse au second argument.

(2) On pourrait dire à fortiori. -(5) L'école admettait des éléments absolus comme des idées absolues ; ainsi on disait le feu absolu comme on dit le vrai absolu, le bon absolu.

renée. Ainsi, pour parler exactement, on ne doit pas dire que la matière première et Dieu sont des choses différentes, mais diverses entre elles. Par conséquent il ne s'ensuit pas qu'elles soient une seule et même chose (1).


QUESTION IV. DE LA PERFECTION DE DIEU.


Après avoir examiné la simplicité de Dieu, il faut parler de sa perfection. Et comme dans tout être la perfection est la mesure de la bonté, nous traiterons en premier lieu de la perfection divine et en second lieu de sa bonté. — Touchant la perfection de Dieu trois questions se présentent : — 1° Dieu est-il parfait? — 2° Est-il universellement parfait, c'est-à-dire contient-il eu lui les perfections de tous les êtres ? — 3" Peut-on dire que les créatures sont semblables à Dieu ?


ARTICLE I. — DIEU EST-IL PARFAIT (2)?


Objections: 1.. Il semble qu'il no soit pas convenable de dire que Dieu est parfait. Car on appelle parfait ce qui est fait pour ainsi dire complètement. Or, il n'est pas convenable de dire que Dieu a été fait. Donc on ne peut pas dire non plus qu'il est parfait.

2.. Dieu est le premier principe des choses. Or,' les principes des choses paraissent être imparfaits. Car la semence est le principe des animaux et des plantes. Donc Dieu est imparfait.

3.. Nous avons prouvé (quest. préc, art. 4) que l'essence de Dieu est l'être lui-même. Or, il semble que l'être même soit très-imparfait, puisqu'il est ce qu'il y a de plus commun et qu'il reçoit de tous les êtres un accroissement. Donc Dieu est imparfait.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans saint Matthieu (Matth, v, 48) : Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait.


CONCLUSION. — Dieu étant le principe actif, il faut qu'il soit infiniment parfait.

Il faut répondre que, comme le rapporte Aristote (Met. xn, text. 40), il y a eu des philosophes anciens, tels que les pythagoriciens et Speusippe (3), qui n'ont pas attribué au premier principe ce qu'il y a de meilleur et de plus parfait. La raison en est que ces philosophes n'ont considéré que le principe matériel qui est en effet très-imparfait. Car, la matière n'étant par sa nature qu'en puissance (4), il faut que le premier principe matériel soit absolument potentiel et que, par conséquent, il soit aussi imparfait que possible. Mais Dieu n'est pas le principe matériel, il est au contraire le premier principe comme cause efficiente, et à ce titre il faut qu'il soit très-parfait. En effet, comme la matière est par sa nature en puissance, de même l'agent est par sa nature en acte. D'où il suit que le premier principe actif doit être absolument en acte et, par conséquent, aussi parfait que possible. Car un être est plus ou moins parfait selon qu'il est plus ou moins en acte (S), puisqu'on appelle parfait celui auquel il ne manque rien, selon son mode de perfection.

(1) Voyez Sum. cont. Gent. (lib. i, cap. 22, 27 et 28).

(2) Cette question est puremcnrphilosophique.

(3) M. Ravaissona publié une dissertation très-savante sur ce sentiment de Spcusippe, que par erreur plusieurs éditeurs de saint Thomas ont confondu avec LeucJppe. Yid. Speusippi de primis rerum principiis placita qualia fuisse videntur ex Aristotele (ttavaisson).

(4) En puissance et en acte, ces termes sont toujours corrélatifs clans la langue des péripatétî-ciens -, en puissance signifie la possibilité d'être ; en acte exprime l'être, ce qui est réalisé.

(5) L'acte péripatéticien est, comme nous l'avons déjà dit, l'être absolu: c'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue pour saisir toute la force de cette démonstration.


Solutions: 1. Il. faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Grégoire [Mor. lib. v, cap. 29) : Nous ne faisons que balbutier en parlant des grandeurs de Dieu; car ce qui n'a pas été fait, ne peut pas être dit parfait. Mais comme dans les choses qui sont faites on appelle parfait tout ce qui passe de la puissance à l'acte, on emploie également le même mot pour exprimer la chose à laquelle il ne manque rien de l'être actuel, soit qu'elle le possède par manière de perfection, soit autrement.

2. Il faut répondre au second, que le principe matériel, qui est imparfait parmi nous, ne peut pas être absolument un premier principe, mais il est précédé d'un autre qui est parfait. Car la semence, bien qu'elle soit le principe de l'animal qu'elle fait naître, a cependant pour antécédent l'animal ou la plante qui l'a produite (I). Car il faut qu'avant ce qui est en puissance il y ait quelque chose qui soit en acte, puisque l'être en puissance ne peut être mis en acte que par un être qui est déjà en acte lui-même.

3. Il faut répondre au troisième, que l'être même est ce qu'il y a de plus parfait; car il est considéré par rapport à tout ce qui existe comme l'acte, puisqu'un être n'a d'actualité qu'autant qu'il est; d'où il suit que l'être est l'actualité de toutes les choses et de toutes les formes. C'est pourquoi, par rapport aux autres choses, ce n'est point lui qui reçoit, mais c'est lui qui donne. Ainsi quand je parle de l'être d'un homme, d'un cheval ou de toute autre chose, on considère l'être premier comme la cause formelle de ces êtres secondaires, on sait que c'est de lui qu'ils ont reçu ce qu'ils possèdent; mais on ne pense pas qu'ils aient rien ajouté du leur à son essence.


ARTICLE II. — Y A-T-II. EN DIEU LES PERFECTIONS DE TOUS LES ÊTRES  (2)?


Objections: 1.. Il semble que Dieu ne renferme pas les perfections de tous les êtres. Car Dieu est simple, comme nous l'avons prouvé (quest. préc, art. 7), tandis que les perfections des choses sont multiples et diverses. Donc Dieu ne renferme pas toutes ces perfections.

2.. Dans un même être il ne peut pas y avoir d'attributs opposés. Or, les perfections des êtres sont opposées entre elles. Car chaque espèce est perfec • tionnée par sa différence spécifique, et les différences qui divisent le genre et constituent les espèces sont opposées entre elles. Donc par là même que dans un seul et même être il ne peut pas y avoir d'attributs opposés, il semble que Dieu ne puisse réunir les perfections de tous les êtres.

3.. Celui qui vit est plus parfait que celui qui existe, et celui qui est sage est plus parfait que celui qui est vivant. Donc vivre est plus parfait qu'exister, et la sagesse vaut mieux que la vie. Or, l'essence de Dieu étant l'être même, il n'a donc pas en lui la perfection de la vie et de la sagesse et les autres perfections de cette nature.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 5) que Dieu renferme préalablement dans son essence toutes choses.

CONCLUSION. — Dieu étant la première cause efficiente de toutes choses et l'être même, subsistant par lui-même, il faut qu'il contienne éminemment les perfection s de tout ce qui existe.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'en Dieu il y a les perfections de toutes choses. C'est pourquoi on dit qu'il est universellement parfait, parce qu'il ne lui manque aucune des perfections qu'on trouve dans un genre quelconque, comme le dit le commentateur d'Aristote (Met. lib. v, text. 21). C'est ce qu'on peut démontrer de deux manières : 1° Parce que tout ce qu'un effet renferme de perfection doit se trouver dans la cause qui l'a produit. Il s'y trouve avec la même nature quand l'agent est univoque (1), comme l'homme engendre l'homme, ou bien il y est renfermé éminemment quand l'agent est équivoque (2). C'est ainsi que dans le soleil on trouve une image de ce qui est engendré par sa vertu. Car il est évident que l'effet préexiste virtuellement dans la cause qui le produit. Or, préexister virtuellement dans une cause active ce n'est pas préexister d'une manière imparfaite, c'est au contraire préexister d'une manière plus parfaite. Il n'en est pas de même de ce qui préexiste en puissance dans une cause matérielle, parce que la matière est imparfaite de sa nature, tandis qu'un agent est au contraire parfait. Dieu étant la première cause efficiente des choses, il faut donc que les perfections de tous les êtres préexistent en lui éminemment. Saint Denis indique cette raison quand il dit de Dieu (De div. nom. cap. S) qu'il n'est ni ceci, ni cela, mais qu'il est toutes choses, dans le sens qu'il est la cause de tout ce qui existe. — 2° Dieu étant, comme nous l'avons démontré (quest. ni, art. 4), l'être même subsistant par lui-même, il faut qu'il renferme en lui la perfection complète de l'être. Car il est évident que si un objet chaud n'a pas en lui toute la perfection de la chaleur, c'est uniquement parce que sa chaleur ne lui a été communiquée que dans une certaine mesure. Car s'il était la chaleur même subsistant par elle-même, il ne pourrait lui manquer aucun degré de chaleur. C'est pourquoi, Dieu étant l'être même subsistant par lui-même, il doit renfermer en lui la perfection complète de l'être. Or, cette perfection embrasse les perfections de toutes les créatures, car elles ne sont parfaites qu'en raison de l'être qu'elles ont reçu. D'où il suit que Dieu ne manque d'aucune des perfections qui sont dans les autres êtres. Saint Denis exprime encore cette raison quand il dit (De div. nom. cap. S) que Dieu n'est pas une façon d'être quelconque, mais qu'il est absolument et infiniment, et qu'il possède en lui-même et par anticipation la plénitude totale de l'être ; puis il ajoute plus loin : que tout ce qui existe a son être en lui.


(1) C'est ce que n'avaient pas observé Speusippe et les péripatéticiens, et c'est ce qu'Aristole leur fait remarquer (Met liv. xn, ch. 7).

(2) L'Ecriture établit cette vérité. L'Apôtre dit, eu parlant de Dieu (Rom. Il) : Ex quo omnia, per quem omnia, in quo omnia.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme le soleil, selon la comparaison dont se sert saint Denis (De div. nom. cap. S), renferme également en lui-même et éclaire de sa même lumière les substances et les qualités des choses sensibles les plus opposées entre elles, de même et à plus forte raison est-il nécessaire que dans la cause universelle tout préexiste et s'unisse naturellement. C'est ainsi que les choses qui sont diverses et opposées en elles-mêmes, préexistent en Dieu où elles ont leur unité, et ne nuisent par conséquent en rien à sa simplicité.

2. Cette considération rend la solution du second argument évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit encore saint Denis (toc. cit.), quoique l'être même soit plus parfait que la vie et que la vie soit plus parfaite que la sagesse, si on considère chacune de ces choses selon qu'elles sont rationnellement distinctes, cependant celui qui vit est plus parfait que celui qui existe seulement, parce que celui qui vit est en même temps existant, et celui qui est sage est plus parfait que celui qui vit et existe, parce qu'il est tout à la fois vivant et existant. Donc, quoique l'existence ne renferme pas nécessairement la vie et la sagesse, parce qu'il n'est pas nécessaire que celui qui reçoit l'être par participation le reçoive dans toute son étendue, cependant l'être de Dieu renferme en lui-même la vie et la sagesse

(I) Agent univoque, on appelle ainsi celui qui est absolument de même nature que son effet.

(2) Agent équivoque, on appelle Je la sorte celui qui ressemble seulement sous certain rapport à son effet.

parce que par là même qu'il est l'être subsistant par lui-même, il ne peut manquer d'aucune des perfections de l'être (1).


ARTICLE III. — ï a-t-il quelque créature qui puisse être semblable a dieu (2)?




Objections: 1.. Il semble qu'aucune créature ne puisse être semblable à Dieu. Car le Psalmiste dit (Ps. lxxxv, 8) : Parmi les dieux des nations, il n'y en a pas qui vous ressemblent, ô Seigneur. Or, parmi toutes les créatures les plus excellentes sont celles qu'on désignait sous le nom de Dieu. Donc on a encore moins de raison d'assimiler les autres créatures à Dieu.

2.. La ressemblance est une comparaison. Or, il n'y a pas de comparaison à établir entre les choses qui sont de divers genres, par conséquent il ne peut pas y avoir entre elles.de ressemblance. Ainsi nous ne disons pas que la douceur ressemble au blanc. Comme il n'y a pas de créature qui soit du même genre que Dieu, puisque Dieu n'est d'aucun genre, comme nous l'avons démontré plus haut (quest. m, art. 5), il n'y a donc pas de créature semblable à Dieu.

3.. On appelle semblables les choses qui ont la même forme. Or, il n'y a rien qui puisse avoir la même forme que Dieu, puisqu'il n'y a que Dieu dont l'essence soit l'être même. Donc il n'y a pas de créature qui soit semblable à Dieu.

4.. Entre les choses semblables la ressemblance est réciproque. Car si une chose ressemble à une autre, celle-ci doit aussi lui être semblable ; par conséquent s'il y avait une créature qui fût semblable à Dieu, Dieu serait aussi semblable à cette créature, ce qui est contraire à ce que disait Isâie à ceux qui fabriquaient des idoles (Is. xl, 18) : A qui avez-vous assimilé Dieu ?


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. 1, 26) : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ; et dans saint Jean (Joan, iii, 2) : Nous savons que dans l'autre vie nous serons semblables à Dieu.

CONCLUSION. — Sieu étant l'agent universel elle principe de tout être, et n'étant contenu clans aucun genre ni dans aucune espèce, les créatures lui ressemblent, non pas sous le rapport de l'espèce et du genre, mais d'après une certaine analogie.

CONCLUSION: Il faut répondre que la ressemblance dépendant de la convenance ou du rapport que les êtres ont entre eux pour la forme, il y a plusieurs sortes de ressemblance, parce qu'il y a plusieurs manières d'être en rapport pour la forme. Ainsi on appelle semblables les êtres qui participent à la même forme de la même manière et sous le même aspect, et dans ce cas ils ne sont pas seulement semblables, mais leur ressemblance va jusqu'à l'égalité. C'est ainsi qu'on dit de deux objets également blancs qu'ils sont semblables en blancheur : cette ressemblance est la plus parfaite. On appelle encore semblables les choses qui ont la même forme et qui sont du même genre, mais qui diffèrent clans leur manière d'être du plus au moins. C'est ainsi qu'un objet moins blanc ressemble à un objet plus blanc. Cette ressemblance est imparfaite. En troisième lieu on appelle êtres semblables ceux qui participent à la même forme, mais non sous le même rapport, comme on le voit dans les agents qui ne sont pas de même nature que leurs effets. — Car tout être qui agit produit un être semblable à lui, comme agent,

et par là même que chaque être agit conformément à sa forme, on doit nécessairement retrouver dans l'effet l'image de cette forme. Ainsi, quand l'agent appartient à la même espèce que l'effet, ils se ressemblent entre eux sous le rapport de l'espèce même. Car l'homme engendre l'homme. Mais si l'agent n'est pas de la même espèce que l'effet, il y aura entre eux ressemblance, mais ce ne sera pas sous le rapport de l'espèce. Ainsi, ce qui est produit par la vertu du soleil reflète sous quelque aspect l'image de cet astre, mais il ne reçoit pas sa forme. Il lui ressemble quant au genre, mais non quant à l'espèce. En conséquence, quand il s'agit d'un agent qui n'appartient à aucun genre, ses effets sont encore beaucoup plus éloignés de reproduire son image ; ils ne participent à sa ressemblance ni sous le rapport de l'espèce, ni sous le rapport du genre, mais seulement d'après une certaine analogie comme l'être lui-même est commun à tous les êtres. C'est dans ce sens que tout ce que Dieu a fait lui ressemble, comme être, puisqu'il est le principe premier et universel de tout ce qui existe.

(1) Pour le développement de toutes les idées renfermées dans cet article voyez Fénelon, dans son Traité de l'existence de Dieu (2e part., chap. v).

(2) Cet article est une dénions (ration rationnelle de ce qu'Innocent III a défini au concile général de Latran sur cette matière, en disant : Inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari quin inter eos major sit dissimilitudo notanda.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le remarque saint Denis (De div. nom. cap. 9), si l'Ecriture dit qu'il n'y a rien de semblable à Dieu, cela ne signifie pas qu'on ne puisse rien lui assimiler. Car les mêmes choses sont tout à la fois semblables à Dieu et dissemblables. Elles lui sont semblables parce qu'elles l'imitent autant qu'on peut imiter celui qui est absolument inimitable ; elles sont dissemblables parce qu'elles sont au-dessous de leur cause, non-seulement en degré comme le plus ou moins dans les couleurs, mais parce qu'elles n'ont avec lui aucun rapport ni quant à l'espèce, ni quant au genre (1).

2. Il faut répondre au second, que les rapports de Dieu à la créature ne sont pas ceux d'un être de genre différent, mais ceux de l'être qui est en dehors de tout genre et qui est le principe de chacun d'eux.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne dit pas qu'il y ait entre Dieu et les créatures une ressemblance de forme fondée sur la communauté du genre ou de l'espèce, mais seulement sur l'analogie. Ainsi Dieu est l'être par essence, et les créatures sont des êtres par participation.

4. Il faut répondre au quatrième, que tout en admettant que sous un rapport la créature ressemble à Dieu, cependant on ne peut jamais dire que Dieu ressemble à la créature. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 9), quand il s'agit des choses du même ordre, la ressemblance est réciproque, mais il n'en est pas de même de l'effet à la cause. Car nous disons que l'image ressemble à l'homme et non réciproquement. De même on peut dire que la créature ressemble de quelque manière à Dieu, sans cependant pouvoir dire que Dieu est semblable à la créature.


QUESTION V. DU BON EN GÉNÉRAL.


Nous avons maintenant à nous occuper du bon. Et d'abord du bon en général, puis de la bonté de, Dieu. — A l'égard du bon en général six questions se présentent : — 1° Le bon et l'être sont-ils en réalité une même chose? — 2" En supposantqu'il n'y ait entre eux qu'une différence rationnelle, est-ce le bon ou l'être qui est le premier, rationnellement parlant? — 3" En supposant que l'être soit antérieur, tout être est-il bon? — 4° A quelle espèce de cause le bon se rapporte-t-il? — 5" L'essence du bon

consiste-t-elle dans le mode, l'espèce et l'ordre ? — 6" Comment divise-t-on le bon en trois parties : l'honnête, l'utile et l'agréable?

(1) Il est vraiment surprenant que le panthéisme ait cherché à revendiquer le suffrage de saint Thomas ; car on ne peut établir plus profondément la distance infinie qu'il y a des créatures à Dieu.



ARTICLE I.— LE BON DIFFÈRE-T-IL DE L'ÊTRE EN RÉALITÉ (1)?

(1) Cet article a pour objet de prouver qu'il n'y a entre le bon et l'être qu'une distinction rationnelle, et non une différence réelle, de sorte que l'être et le bon sont réellement convertibles, c'est-à-dire que tout être est bon et que toute chose bonne est un cire. Saint Thomas rappellera souvent dans le cours de sa Somme ce principe mêla physique.

Objections: 1.. Il semble que le bon diffère de l'être en réalité. Car Boëce dit (in lib. de hebdomad.) : Je vois que dans les choses ce qui les rend bonnes est autre que ce qui les fait exister; donc le bon et l'être sont en réalité différents.
2.. Il n'y a rien qui soit sa forme à lui-même. Or, le bon est la forme de l'être, comme on le voit dans le commentaire du livre des Causes (Prop. 21 et 22) (2). Donc le bon diffère réellement de l'être.
3.. Le bon est susceptible de plus ou de moins. Or, l'être n'en est pas susceptible. Donc le bon diffère en réalité de l'être.

(2) Le livre des Causes a joué un rôle très-important dans l'histoire de la philosophie au moyen âge. Cet ouvrage a été attribué à Aristote ; Albert le Grand et saint Thomas ont cru devoir le commenter. Albert l'attribuait à David le Juif, qui l'aurait composé d'après Aristote en y ajoutant beaucoup de choses tirées d'Aviccnne et d'Alfara-bius. Saint Thomas le regardait comme un extrait du livre de Proclus (V. S. Thomas,»» lib. de Causis, lect. prima).

Mais c'est le contraire. Car saint Augustin ditdans son livre de la Doctrine chrétienne (liv. 1Ch 31) : que nous sommes bons selon que nous sommes.

CONCLUSION. — Le bon et l'être sont en réalité la même chose, mais ils sont distincts par rapport à la raison. Car le bon emporte avec lui une raison d'appétibililé que l'être n'emporte pas.

CONCLUSION: Il faut répondre que le bon et l'être sont en réalité une seule et même chose, mais que rationnellement ils diffèrent; ce qu'on peut rendre ainsi très-manifeste. En effet la nature du bon consiste en ce qu'il offre quelque chose qui sollicite notre appétit. C'est ce qui a fait dire à Aristote (Eth. lib. i inprinc.) : Le bon est ce que tout le monde recherche. Or, il est évident que chaque chose est recherchée en raison de sa perfection, puisque c'est sa perfection même que l'on recherche. D'un autre côté, la perfection d'un être dépend de ce qu'il est en acte ; d'où il est clair que la bonté d'une chose n'a d'autre mesure que son être ; car l'être est précisément l'actualité de toute chose, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. m, art. 4, et quest. iv, art. 1 ). D'où il est évident que le bon et l'être sont en réalité une seule et même chose : mais le bon a une raison d'appétibililé que n'a pas l'être (3).

(3) L'être est l'objet de l'intelligence et le bon l'objet de la volonté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bon et l'être sont eu réalité la même chose; mais par là même qu'ils diffèrent rationnellement, l'être et le bon, absolument pariant, ne s'entendent pas de la même manière. En effet, l'être étant dans la rigueur des termes ce qui est en acte, et l'acte étant directement en rapport avec la puissance, on ne comprend strictement sous le nom d'être que ce qui distingue une chose en acte de celle qui n'est qu'en puissance ; et c'est là l'être substantiel de chaque chose. Quand on ne parle absolument que de l'être d'une chose, on ne comprend que son être substantiel; ce qu'on y surajoute détermine sa manière d'être, mais ce n'est plus l'être absolument parlant, c'est l'être relatif (4). C'est ainsi que le blanc exprime seulement une manière d'être, mais il ne fait pas passer une chose de la puissance à l'acte, puisqu'il s'attache à ce qui préexistait déjà.

— Mais le bon renferme une idée de perfection qui sollicite l'appétit, et par conséquent il est le complément de l'être. C'est pourquoi on appelle bon, absolument parlant, ce qui a reçu son dernier degré de perfection. Mais ce qui n'a pas toute la perfection qu'il doit avoir, quoiqu'il soit déjà parfait en tant qu'il est en acte, on ne le dit ni parfait, ni bon absolument, mais seulement sous certain rapport (1). Ainsi ce qu'il y a de premier dans une chose, son être substantiel, est désigné sous le nom d'être absolument parlant, mais il n'est bon que relativement, c'est-à-dire en tant qu'il existe ; au contraire ce qui complète l'être, le dernier acte, n'emporte l'idée de l'être que relativement, puisque ce n'est qu'un mode, tandis qu'il produit le bon absolu en donnant à l'être sa perfection. Par conséquent, ce que dit Boëce : Je vois que dans les choses ce qui les rend bonnes est autre que ce qui les fait exister, doit se rapporter à l'être et au bon compris dans un sens absolu : car dans la formation des choses, le premier acte détermine l'être absolument parlant et le dernier sa bonté absolue-, bien que dans le premier acte il y ait déjà une bonté relative et que dans le dernier il y ait aussi une sorte d'être.

(i) L'être secundum quid, l'ai traduit cette expression par le mot relatif et le mot simpliciter par le mot absolu, parce qu'en français l'absolu et le relatif expriment assez bien dans la langue philosophique l'opposition de ces deux termes.
(1) Secundum quid.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit que le bon est la forme de l'être, on parle du bon absolument parlant, comme résultant du dernier acte qui perfectionne l'objet.
3. Il faut pareillement répondre au troisième, qu'on dit le bon susceptible de plus ou de moins en raison de l'acte qui s'y surajoute, par exemple, la science ou la vertu.



I pars (Drioux 1852) Qu.3 a.7