I pars (Drioux 1852) Qu.5 a.2

ARTICLE II. — LE BON EST-IL RATIONNELLEMENT AVANT L'ÊTRE (2) ?

(2) Cet article a pour but d'établir que l'être est ce que nous percevons avant toutes choses, et, par conséquent, que nous ne connaissons les objets qu'autant qu'ils sont en acte. Ces notions abstraites sur le principe de nos connaissances, auront plus loin leur application.


Objections: 1.. Il semble que le bon soit rationnellement avant l'être. Car l'ordre des noms doit être conforme à l'ordre des choses qu'ils expriment. Or, saint Denis, en énumérant les noms de Dieu, place la bonté avant l'être, comme on le voit dans son livre des Noms divins ( ch. 3). Donc le bon est rationnellement avant l'être.
2.. Ce qui s'étend à un plus grand nombre de choses est rationnellement le premier. Or, le bon s'étend à plus de choses que l'être ; car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 5), le bon s'étend à ce qui existe et à ce qui n'existe pas, tandis que l'être ne s'étend qu'à ce qui existe. Donc le bon est rationnellement avant l'être.
3.. Ce qui est le plus universel est rationnellement le premier. Or, le bon semble plus universel que l'être ; car le bon comprend tout ce que l'on désire , et pour certaines personnes la non-existence est une chose désirable : car il est dit de Judas (Mt 26,24) : qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il ne fût pas né. Donc le bon est rationnellement avant l'être.
4.. On ne recherche pas seulement l'être, mais encore la vie, la sagesse et beaucoup d'autres choses semblables. Il semble par là que l'être ne soit qu'une chose particulière que l'on doit désirer, tandis que le bon est universel. Donc, absolument parlant, il est rationnellement avant l'être.

Mais c'est le contraire. Car il est dit dans le livre des Causes (Prop. iv) que la première des choses créées, c'est l'être.

CONCLUSION. — L'être étant conçu par l'intelligence avant le bon, il s'ensuit que rationnellement il est avant lui.

Il faut répondre que l'être est rationnellement avant le bon. Car la raison d'une chose est ce que l'intelligence en conçoit, et ce qu'elle exprime par la parole ; par conséquent ce qui tombe le premier sous le concept de l'intelligence a rationnellement la priorité. Or, l'être tombe avant tout sous le concept de l'intelligence, parce qu'un être n'est susceptible d'être connu qu'autant qu'il est en acte, comme le dit Aristote (Met. rx, text. 10). D'où l'on voit que l'être est l'objet propre de l'intelligence, et par là même la première chose que l'intelligence perçoit, comme le son est la première chose qui frappe l'ouïe. Ainsi donc, rationnellement, l'être est avant le bon.

Solutions: 1. Il faut répondre ou premier argument, que saint Denis traite des noms divins dans leur rapport avec Dieu considéré comme cause. Car, comme il le dit lui-même, nous nommons Dieu d'après les créatures comme on nomme la cause d'après ses effets. Or, le bon comprenant ce que l'on doit désirer, renferme par là même l'idée de cause finale. Ce genre de cause est avant tous les autres, parce que l'agent n'agit qu'en vue d'une fin et que c'est de lui que la matière reçoit sa forme. C'est ce qui fait dire que la fin est la cause des causes. Par conséquent, au point de vue de la causalité, le bon est avant l'être, comme la fin avant la forme, et c'est pour ce motif que parmi les noms qui expriment la causalité divine, le bon est placé avant l'être. —De plus le bon est encore placé avant l'être, parce que, d'après les platoniciens, qui ne distinguaient pas la matière de la privation et qui disaient que la matière c'était le non-être, la participation du bon s'étend à un plus grand nombre de choses que la participation de l'être : car la matière première participe' au bon, puisqu'elle aspire après lui et que les êtres n'ont jamais d'attrait que pour ce qui leur ressemble ; mais elle ne participe pas à l'être, puisqu'on la suppose un non-être. C'est ce qui fait dire à saint Denis que le bon s'étend aux choses qui n'existent pas.

2. Par là même la réponse au second argument est évidente. Ou bien il faut répondre que le bon s'étend à ce qui existe et à ce qui n'existe pas, non d'après sa nature, mais en vertu du principe de causalité, de telle sorte que par les choses qui n'existent pas on n'entend pas celles qui ne sont pas absolument, mais celles qui n'existent qu'en puissance sans être en acte. Car par là même que le bon emporte l'idée de fin, non-seulement les choses qui existent en acte reposent en lui, mais il est encore le but vers lequel tendent les choses qui ne sont qu'en puissance. L'être, au contraire, ne comprend pas l'idée d'une autre cause que de la cause formelle, inhérente ou exemplaire , et sa causalité ne s'étend à ce titre qu'aux choses qui sont en acte.

3. Il faut répondre au troisième, que le non-être n'est pas désirable par lui-même, mais par accident ; c'est-à-dire en tant que le non-être nous délivre d'un mal dont nous souhaitons la fin. Et si nous désirons voir notre mal enlevé, c'est parce qu'il nous prive de l'être en quelque manière. Ce qui est désirable par lui-même, c'est l'être; le non-être ne l'est que par accident , c'est-à-dire parce que l'homme ne peut obtenir un certain bien-être qu'il recherche et dont il ne supporte pas la privation. C'est dans ce sens que le non-être est appelé bon par accident.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on recherche la vie, la sagesse et les autres choses semblables selon qu'elles sont en acte, qu'ainsi en tout on recherche l'être ; qu'il n'y a rien de désirable que lui, et par conséquent qu'il n'y a rien autre chose de bon.


ARTICLE III.— tout être est-il bon(1)?

(I) Il est dit dans la Genèse (Gen. i) : Vidit Deus cuncta quae fecerat, et erant valde bona.

Objections: 1.. Il semble que tout être ne soit pas bon. Car le bon ajoute à l'être, comme il est évident d'après ce que nous avons dit (art. 1). Ce qui ajoute quelque chose à l'être le restreint, comme la substance, la quantité, la qualité et les autres choses de cette nature. Donc le bon restreint l'être, et par conséquent tout être n'est pas bon.
2.. Rien de ce qui est mauvais n'est bon. Malheur à vous, dit Isaïe (Is 5,20), qui appelez mauvais ce qui est bon et bon ce qui est mauvais. Or, il y a des êtres mauvais, donc tout être n'est pas bon.
3.. Ce qui est bon est désirable. Or, la matière première n'a rien de désirable, seulement elle tend vers ce qui est bon. Donc la matière première n'a pas ce qui constitue le bon en général, donc tout être n'est pas bon.
4.. Aristote dit que le bon n'existe pas dans les mathématiques (Metaphys. m, text. 3). Or, les mathématiques sont des êtres, autrement elles ne seraient pas l'objet d'une science. Donc tout être n'est pas bon.


Mais c'est le contraire. Tout être qui n'est pas Dieu, est une créature de Dieu. Or, toute créature de Dieu est bonne, comme le dit l'Apôtre (1Tm 4,4) : et puisque Dieu est infiniment bon, il s'ensuit que tout être est bon.

CONCLUSION. — Tout être, en tant qu'être, est bon.

CONCLUSION: Il faut répondre que tout être, en tant qu'être, est bon. Car tout être, en tant qu'être, existe en acte, et est parfait en quelque façon, puisque tout acte est une perfection. Or, ce qui est parfait est désirable et bon, comme nous l'avons prouvé plus haut (I 5,1) : d'où il suit que tout être, en tant qu'être, est bon.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la substance, la quantité, la qualité et toutce qu'elles renferment, restreignent l'être, en l'appliquant à une essence ou à une nature déterminée : mais que le bon n'ajoute rien autre chose à l'être qu'une raison d'appétibililé et de perfection, ce qui lui convient toujours, à quelque nature qu'il appartienne; d'où l'on voit que le bon ne restreint pas l'être.
2. 11 faut répondre au second, qu'aucun être n'est appelé mauvais en tant qu'être, mais seulement parce qu'il manque d'un certain degré d'être. Ainsi on dit l'homme mauvais quand il manque de vertu, et on dit l'oeil mauvais quand il manque d'une vue pénétrante.
3. Il faut répondre au troisième, que la matière première n'est que l'être en puissance, comme elle n'est que le bon en puissance. Quoique, d'après les platoniciens, on puisse dire que la matière première est un non-être., à cause de la privation qui y est adjointe, cependant elle participe au bon, parce qu'elle a le désir et l'aptitude de le recevoir. C'est ce qui fait qu'elle n'est pas une chose désirable, mais qu'elle a pour le bien de l'attrait.
4. Il faut répondre au quatrième, que les mathématiques ne sont pas des êtres réellement existants. Car, s'il en était ainsi, il y aurait en eux quelque chose de bon, ne serait-ce que leur existence même. Mais les mathématiques ne sont que des êtres cle raison que l'on considère, abstraction faite du mouvement et de la matière (1); elles sont par là même en dehors de la fin, qui est la règle du moteur. Or il n'y a pas de répugnance que dans un être de raison le bon n'existe pas, puisque l'être est rationnellement antérieur au bon, comme nous l'avons vu (art. préc).

(1) Les choses sont bonnes, ou parce qu'elles existent, ou parce qu'elles ont telle manière d'être, ou parce qu'elles se rapportent au bien; les mathématiques ne sont bonnes à aucun de ces titres, parce qu'elles ne sont ni un être, ni une manière d'être, et parce quelles font abstraction de la fin.
Dieu dit , en parlant de lui - même à Moïse [Eue. xxxiii) : Ostendam Ubi omne bonum. D'après l'Ecriture tout est donc bon, le créateur et la créature ; et c'est cette même vérité que saint Thomas démontre rationnellement. Cette doctrine attaque aussi ceux qui admettaient deux principes, l'un bon et l'autre mauvais ; les platoniciens considéraient la matière comme la cause du mal, et les manichéens pensaient à peu près de même.


Article IV.-le bon se rapporte-t-il a la cause finale (I)?

(I) Le bon est-il toujours la fin ou le but qu'on se propose ? Telle est la question que saint Thomas discute dans cet article. Il la résout affirmativement avec Aristote. Ce principe qui tient une si grande place dans toutes les théories péripatéticiennes revient aussi très-souvent dans la Somme à propos de la nature du mal et de sa cause,

Objections: 1.. Il semble que le bon ne se rapporte pas à la cause finale, mais plutôt aux autres causes. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), on loue le bon selon qu'il est beau : or, le beau se rapporte à la cause formelle ; donc le bon également.

2.. Le bon est expansif de sa nature, comme nous l'apprend saint Denis quand il dit (loc. cit.) que le bon est ce qui donne la subsistance et l'être à toutes choses ; or, l'expansion de soi-même emporte l'idée de cause efficiente ; donc le bon se rapporte à la cause efficiente.

3.. Saint Augustin dit (De doct. Christ, lib. i, cap. 31) que nous sommes parce que Dieu est bon : or, nous nous rattachons à Dieu comme à notre cause efficiente ; donc le bon emporte avec lui le caractère de la cause efficiente.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (Phys. lib. h , text. 31) que le bon est cause que les autres êtres existent et qu'il est leur fin. Donc le bon se rapporte à la cause finale (2).

(2) Il en est le fondement.

CONCLUSION. — Il faut que le bon se rapporte à la cause finale, puisqu'il est par nature l'objet de l'appétit.

Il faut répondre que le bon étant ce que tout le monde recherche, il est par là même l'objet de notre fin. Il est donc évident que le bon emporte avec lui l'idée de fin. Mais la production du bon présuppose l'action de la cause efficiente et de la cause formelle. Car nous voyons que ce qui est le premier dans la cause est le dernier dans l'effet. Ainsi le feu échauffe avant de manifester sa forme, quoique la chaleur ne soit en lui qu'une conséquence de sa forme substantielle. En allant de la cause à l'effet, on trouve dans la cause : 1° le bon et la fin qui sont la cause efficiente ; 2° l'action de la cause efficiente qui dispose l'être à la forme -, 3° la forme qui s'attache à l'être. En procédant dans un sens inverse, il faut au contraire que dans l'effet il y ait en premier lieu la forme qui détermine l'être; en second lieu on considère en lui sa vertu productive cpii est en raison de la perfection de son être, parce que l'être est parfait quand il peut produire un être semblable à lui, comme le dit Aristote (Met. cor. iv); la bonté est son troisième caractère, parce qu'elle est le complément de l'être, et que c'est en elle que consiste sa perfection.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bon et le beau sont subjectivement une seule et même chose, parce qu'ils ont l'un et l'autre pour base la forme, et c'est pour ce motif que le bon est loué comme le beau; mais ils diffèrent rationnellement. Car le bon se rapporte, à proprement parler, à l'appétit, puisqu'on appelle bon tout ce qui sollicite nos désirs, et il emporte avec lui l'idée de fin, parce que l'appétit n'est qu'un mouvement qui nous entraine vers une chose. Mais le beau n'a rapport qu'à l'intelligence. Car on appelle beau ce qui flatte la vue, et le beau consiste dans l'harmonie des proportions, parce que c'est cette harmonie qui délecte les sens et par suite la raison et l'intelligence qui sont une sorte de sentiment. Et parce qu'on ne connaît les choses qu'en se les assimilant, et que l'assimilation se rapporte à la forme, il s'ensuit que le beau rentre, à proprement parler, dans la cause formelle.
2. Il faut répondre au second, qu'on dit le bien expansif de sa nature dans le même sens qu'on dit que la fin produit le mouvement.
3. Il faut répondre au troisième, que tout être doué de volonté est appelé bon en raison de l'usage qu'il fait de sa volonté, parce que c'est au moyen de cette faculté que nous mettons en oeuvre tout ce qui est en nous. Ainsi on n'appelle pas bon l'homme parce qu'il a une bonne intelligence, mais parce qu'il a une bonne volonté. Or, la volonté se rapporte à la fin comme à son objet propre. Par conséquent, quand on dit que nous sommes parce que Dieu est bon, ceci se rapporte à la cause finale.


ARTICLE V. — LA NATURE DU BON CONSISTE-T-ELLE DANS LE MODE, L'ESPÈCE ET L'ORDRE (1)?


Objections: 1.. Il semble que la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l'espèce et l'ordre. En effet, le bon et l'être diffèrent rationnellement, comme nous l'avons dit (art. lor). Or, le mode, l'espèce et l'ordre paraissent appartenir à 1 a nature de l'être. Car, comme il est dit au livre de la Sagesse : Fous avez tout disposé avec nombre, poids et mesure (xi, 21). L'espèce, le mode et l'ordre se rapportent à ces trois choses parce que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gènes, ad litt, iv, cap. 3), la mesure détermine le mode pour toute chose, le nombre produit l'espèce, et le poids donne le repos et la stabilité. Donc la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l'espèce et l'ordre.

2.. Le mode, l'espèce et l'ordre sont bons chacun en particulier. Si la nature du bon consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre, il faut, par conséquent, que le mode contienne lui-même le mode, l'espèce et l'ordre. Il devra en être de même de l'espèce et de l'ordre, et il faudra procéder ainsi jusqu'à l'infini.

3.. Ce qui est mauvais est la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre. Or, ce qui est mauvais n'enlève pas entièrement ce qui est bon. Donc la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l'espèce et l'ordre.

4.. Ce qui constitue la nature du bon ne peut être appelé mauvais. Or, on donne le nom de mauvais au mode, à l'espèce et à l'ordre. Donc la nature du bon ne consiste pas dans le mode, l'espèce et l'ordre.

5.. Le mode, l'espèce et l'ordre résultent du poids, du nombre et de la mesure, comme nous l'avons vu d'après saint Augustin. Or, tout (fe qui est bon ne dépend pas du poids, du nombre et de la mesure. Car saint Am-broise dit (Hexam. lib. i, cap. 9) que la nature de la lumière est de n'avoir pas été créée selon le nombre, le poids et la mesure. Donc la nature de la lumière ne consiste pas dans le mode-, l'espèce et l'ordre.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit, dans son livre De la nature du bien (ch. 3) : Ces trois choses, le mode, l'espèce et l'ordre, sont comme des biens généraux qui se trouvent dans tout ce que Dieu a fait, et partout où ces trois choses sont développées, il y a beaucoup de bon ; là où elles sont restreintes, il y en a peu ; là où elles sont nulles, il n'y en a pas du tout ; ce qui ne serait pas si la nature du bon ne consistait pas en ces trois choses. Donc la nature du bon consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre.

CONCLUSION. — Par là même que tout être existe par sa forme qui a pour antécédents les principes qui la déterminent, et pour conséquent le penchant qui l'incline vers l'action ou vers sa fin, il consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre.

11 faut répondre que tout être est réputé bon en raison de sa perfection ; car c'est à ce titre, nous l'avons dit (art. 1 et 3), qu'il est l'objet de l'appétit. Or, on appelle parfait tout être qui ne manque de rien dans son genre de perfection. Comme tout être n'est ce qu'il est qu'en raison de sa forme ; que la forme présuppose des antécédents et qu'elle a nécessairement des conséquents ; pour qu'un être soit bon et parfait il est donc nécessaire qu'il ait une forme avec ses antécédents et ses conséquents. Or, ce qui est antérieur à la forme, c'est la détermination ou la délimitation des principes soit matériels, soit efficients qui la produisent,|et c'est ce qu'on appelle le mode. C'est pourquoi on dit que la mesure indique le mode. La forme elle-même est marquée par l'espèce, parce que c'est la forme qui détermine à quelle espèce chaque chose appartient. C'est pour ce motif qu'on dit que le nombre donne l'espèce. Caries définitions qui expriment l'espèce sont comme les nombres, d'après íAristote [Métapb. lib. viii, texte 10). En effet, comme en ajoutant ou en retranchant l'unité on fait ebanger l'espèce d'un nombre ; de même dans les définitions, suivant qu'on ajoute [ou qu'on retranche la différence, l'espèce varie aussi. Ce qui est la conséquence de la forme c'est la tendance de l'être vers la fin, ou vers l'action, ou vers quelque chose de semblable. Car tout être, selon qu'il est en acte, gravite et tend vers ce qui lui convient d'après sa forme. Et c'est ce qui se rapporte au poids et à l'ordre. D'où l'on voit que la nature du bon consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre, selon qu'elle consiste dans la perfection de l'être.

(1) Il est dit dans la Sagesse (Sap. Xl) : Omnia in numero, pondere et mensura constituisti, Domine. Et í'Apóirc ilit que toute créature de Dieu est 1 onnc (I. Tim. iv i Omnis creatura Dei bona est. II s'ensuit par conséquent que, rf*après l'Ecriture, la bonté consiste dans le nombre, le poids et la mesure, c'est-à-dire dans le mode, l'espèce et l'ordre, puisque, d'après saint Augustin , ces trois choses sont les mêmes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces trois choses n'appartiennent à l'être qu'autant qu'il est parfait et qu'à ce titre il est bon.

2. Il faut répondre au second, que le mode, l'espèce et l'ordre sont appelés bons comme on leur donne le nom d'êtres; non parce qu'ils subsistent par eux-mêmes, mais parce qu'ils constituent dans les autres choses l'être et la bonté. D'où l'on voit qu'il n'est pas nécessaire que d'autres êtres s'adjoignent à eux pour les rendre bons, puisqu'on ne les appelle pas bons comme s'ils avaient reçu formellement ce caractère de l'adjonction de quelques autres êtres, mais uniquement parce qu'ils sont les éléments constitutifs de tout ce qui est bon. C'est ainsi que la blancheur est considérée comme un être, non parce,qu'elle existe par elle-même, mais parce qu'elle est une manière d'être, c'est-à-dire une couleur.

3. Il faut répondre au troisième, que tout être existe selon une forme quelconque, d'où il suit que chaque manière d'être d'une chose a son mode, son espèce et son ordre. Ainsi, l'homme en tant qu'homme a son espèce, son mode et son ordre. Il a également ces trois choses en tant que blanc, en tant que vertueux, en tant que savant et sous le rapport de toutes ses autres qualités. Or, le mal est une certaine privation d'être, comme la cécité est une privation de la vue. D'où il suit que le mal n'enlève pas tout mode, toute espèce, tout ordre, mais seulement le mode, l'espèce et l'ordre correspondant à la partie qu'il attaque, comme la cécité ne détruit que le mode, l'espèce et l'ordre qui se rapportent à la vue.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit saint Augustin dans son livre De la nature du bien (cap. 23), tout mode en tant que mode est bon, et on peut en dire autant de l'espèce et de l'ordre. Mais le mode, l'espèce ou l'ordre sont mauvais ou réputés tels, parce qu'ils sont inférieurs à ce qu'ils auraient dû être, ou parce qu'ils ne sont pas unis aux choses qui auraient dû les recevoir, et on les dit mauvais parce qu'ils ne sont pas à leur place et que pour ce motif ils manquent de convenance.

5. Il faut répondre au cinquième, que si on dit que la lumière n'a pas été créée avec nombre, poids et mesure, il ne faut pas prendre ces paroles dans un sens absolu, mais on doit les entendre comparativement aux objets corporels. Car la vertu de la lumière s'étend à tous les objets corporels, parce qu'elle est la qualité active du premier corps changeant, c'est-à-dire du ciel.


Article VI. — le bon est-il convenablement divisé en trois parties, l'honnête, l'utile et l'agréable (1)?


Objections: 1.. Il semble que cette division en trois parties, l'honnête, l'utile et l'agréable, ne soit pas convenable. Car le bon, d'après Aristote (Eth. i, c. 6), se divise en deux catégories (2). Or, l'honnête, l'utile et l'agréable peuvent se trouver dans une seule catégorie. Donc cette division du bon n'est pas convenable.

2.. Dans toute division les parties doivent être opposées. Or, ces trois choses ne paraissent pas être opposées. Car ce qui est honnête est agréable, et ce qui n'est pas honnête ne peut être utile. Cependant, pour que les membres de la division fussent opposés, il faudrait que l'honnête et l'utile le fussent, comme le dit Cicéron [De offlc. lib. h). Donc la division proposée n'est pas convenable.

3.. Quand une chose existe à cause d'une autre, elle n'en est pas distincte. Or, l'utile n'est bon que parce qu'il est agréable ou honnête. Donc l'utile ne doit pas être séparé de l'agréable et de l'honnête.


Mais c'est le contraire. Car saint Ambroise suit cette division du bon dans son livre De officiis (lib. i, cap. 9 et 10).

CONCLUSION. — Non-seulement le bon qui se rapporte à l'homme, mais encore le bon absolu, par là même qu'il est le terme de l'appétit, se divise en trois parties, l'honnête, l'utile et l'agréable.

CONCLUSION: Il faut répondre que cette division du bon se rapporte spécialement au bon considéré au point de vue de l'homme. Si cependant nous examinons de plus haut et d'une manière plus générale la nature du bon, nous trouverons que cette division lui convient aussi très-parfaitement; car le bon étant l'objet de l'appétit est aussi le terme de mouvement de cette faculté. Le terme de ce mouvement doit être apprécié d'après ce qui se passe dans le mouvement des corps naturels. Or, dans le mouvement des corps il y a une fin et un milieu par lequel le corps tend à cette fin, etle point où s'arrête une partie quelconque du mouvement est appelé le terme du mouvement. Le dernier terme du mouvement peut recevoir une double acception; ou c'est la chose elle-même vers laquelle on tend, comme le lieu ou la forme, ou c'est le repos dans lequel l'objet mis en mouvement doit s'arrêter. De même dans le mouvement de l'appétit il y a un milieu que l'on recherche comme un moyen pour parvenir à autre chose et qui n'est pas conséquem-ment le terme absolu de l'appétit ; c'est ce qu'on appelle l'utile. Ce que l'on recherche comme le dernier terme du mouvement, ou la chose vers laquelle l'appétit se porte de lui-même s'appelle l'honnête, parce qu'on donne le nom d'honnête à ce qui est désiré pour soi-même. Mais ce qui arrête le mouvement de l'appétit en permettant à l'être de se reposer dans la jouissance de l'objet désiré, c'est l'agréable (3).

(1) Cette division est celle d'Aristote, que saint Thomas tenait à justifier, sans doute à cause des conséquences pratiques qui résultent de la hiérarchie qu'il établit entre ces trois idées dans sa réponse au dernier argument.

(2) Les dix catégories sont la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, l'état, l'action ou la passion[(Vici. De proedicam. sect. u, cap. 4).

(3) Ainsi l'honnête est la chose bonne qu'on désire et l'agréable est la joie qui fait que l'appétit se repose en elle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien, considéré subjectivement comme une seule et même chose avec l'être, se divise en dix catégories, mais que la division établie lui convient quand on n'envisage que sa propre nature.

2. Il faut répondre au second, que l'opposition des membres de cette division n'est pas dans les choses, mais dans le point de vue sous lequel on les considère. Car on appelle, à proprement parler, agréables les choses qui ne se font rechercher que pour le plaisir qu'on y trouve, bien qu'elles soient quelquefois nuisibles et malhonnêtes. On appelle utiles celles qu'on ne recherche pas pour elles-mêmes, mais seulement comme un moyen d'atteindre un autre but, comme quand on prend une médecine amère en vue de recouvrer la santé. Enfin, on appelle honnêtes celles qui ont en elles-mêmes des raisons pour être recherchées.

3. Il faut répondre au troisième, que le bon n'est pas ainsi divisé en trois parties, comme s'il était également le prédicat univoque de chacune d'elles, mais comme un prédicat analogue (1) qui admet antériorité et postériorité ; ainsi, l'honnête est au premier rang, l'agréable au second et l'utile au troisième.


QUESTION VI. DE LA BONTÉ DE DIEU.


Apres avoir parlé de la bonté en général, nous avons à nous occuper de la bonté divine. — A cet égard, quatre questions se présentent : — 1° La bonté convient-elle à Dieu? — 2° Dieu est-il souverainement bon? — 3" Est-il le seul qui soit bon par essence? ¦— 4° Tous les êtres sont-ils bons de la bonté divine?

ARTICLE I. — LA BONTÉ CONVIENT-ELLE A DIEU (2)?


Objections: 1.. Il semble que la bonté ne convienne pas à Dieu. Car la nature du bon consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre (3). Toutes ces choses ne semblent pas convenir à Dieu, puisqu'il est immense et qu'il n'est subordonné à rien. Donc la bonté ne convient pas à Dieu.

2.. Le bon est ce que tous les êtres recherchent. Or, Dieu n'est pas recherché par tout le monde, parce que tout le monde ne le connaît pas, et qu'on ne recherche que ce qu'on connaît. Donc la bonté ne convient pas à Dieu.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit (Thren. m, 25) : Le Seigneur est bon pour tous ceux qui espèrent en lui, et pour l'âme qui le cherche.

CONCLUSION. — Dieu étant la cause efficiente de toutes choses et l'être qu'on doit le plus rechercher, il est nécessaire qu'il soit la bonté même.

CONCLUSION: Il faut répondre que la bonté convient surtout à Dieu. Car la bonté d'un être est en raison de ce qu'il est digne d'être recherché. Or, chaque être recherche spécialement la perfection. La perfection et la forme d'un effet est dans sa ressemblance avec la cause qui l'a produit, puisque tout agent produit un être qui lui est semblable. D'où l'on voit que l'agent est l'objet de l'appétit et qu'à ce titre il est nécessairement bon, puisqu'il y a toujours en lui une ressemblance qu'on doit chercher à atteindre. Donc Dieu étant La

première cause efficiente de toutes choses, il est évident qu'il est bon et que c'est vers lui que doivent tendre toutes les créatures. C'est pourquoi Saint Denis, dans son livre Des noms divins (ch. 4), lui attribue la bonté, comme à la première cause efficiente, en disant que Dieu est bon parce que c'est de lui que toutes choses subsistent.

(1) Pour qu'il y ait univocité il faut qu'il y ait même nature: l'analogie n'exige qu'une ressemblance.

(2) L'Ecriture loue en mille cniîroiïs la bonté de Dieu (Ps. gv) : Confitemini Domino quoniam bonus.

(3) Il est à remarquer que saint Thomas cherelie à faire voir l'enchaînement de toutes ses pensées : et il se fait ainsi souvent à dessein une objection pour avoir l'occasion de faire voir le rapport qu'o nt entre elles toutes ses propositions.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mode, l'espèce et l'ordre appartiennent à la nature du bon dans les créatures, maisque le bon existe en Dieu comme dans sa cause. C'est donc à lui qu'il appartient de donner aux autres êtres leur mode, leur espèce et leur ordre, et par conséquent ces trois choses sont en Dieu comme dans leur cause.

2. Il faut répondre au second, que toutes les créatures en recherchant leurs propres perfections recherchent Dieu lui-même, parce que leurs perfections ne sont que des ressemblances de l'être divin, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. iv, art. 3). Ainsi, parmi les créatures qui recherchent Dieu, les unes le connaissent en lui-même, ce sont les créatures raisonnables, les autres connaissent les jouissances qu'elles doivent à sa bonté, ce qui appartient à la sensibilité (1) ; enfin, il en est d'autres qui n'ont pas de connaissance, mais qui tendent vers lui comme vers leur fin, sous l'action d'une intelligence supérieure.


ARTICLE II. — dieu est-il souverainement bon (2) ?


Objections: 1.. Il semble que Dieu ne soit pas souverainement bon. Car le mot souverainement ajoute quelque chose au mot bon, autrement il conviendrait à tout ce qui est bon. Or, tout ce qui est ainsi formé par addition est composé. Donc ce qui est souverainement bon est composé. Dieu étant infiniment simple, comme nous l'avons vu (quest. m, art. 7), il n'est pas souverainement bon.

2.. Le bon est ce que tous les êtres recherchent, comme le dit Aristote (Eth. lib. ï). Or, il n'y a que Dieu que tous les êtres recherchent, parce que lui seul est la fin de tous : donc il n'y a rien autre chose de bon que Dieu. C'est ce qu'on lit dans l'Evangile (Luc. xviii, 19) : Nemo bonus nisi solus Deus. Or, le mot souverainement n'est employé que par comparaison ; c'est ainsi qu'on dit qu'un objet est souverainement chaud comparativement aux autres objets qui le sont moins. Donc on ne peut se servir de cette expression quand il s'agit de Dieu.

3.. Le mot souverainement emporte l'idée de comparaison. Or, on ne peut comparer les choses qui ne sont pas du même genre. Ainsi, on ne peut pas dire que la douceur est plus ou moins grande qu'une ligne. Dieu n'étant pas du même genre que les autres êtres qui sont bons, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. m, art. S, et quest. iv, art. 3 ad. 3), il semble qu'on ne puisse pas dire que Dieu est souverainement bon relativement à eux.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. ï, cap. 2) que la trinité des personnes est la bonté souveraine que voient les esprits les plus purs.

CONCLUSION. — La bonté étant en Dieu comme dans la cause première de toutes choses, et cette cause n'étant pas de même nature, mais étant seulement semblable à ses effets, il s'ensuit que la bonté est en Dieu de la manière la plus éminenle, et qu'il est lui-même souverainement bon.

il faut répondre que Dieu est souverainement bon, non-seulement dans un genre ou dans un ordre de choses quelconque, mais absolument parlant. En effet, on attribue à Dieu la bonté, comme nous l'avons vu (art. préc), parce que toutes les perfections désirables découlent de lui comme de la cause première de toutes choses. Elles n'en découlent pas comme d'un agent univoque (1), ainsi que nous l'avons démontré (quest. iv, art. 3), mais comme d'un agent qui n'est ni du même genre, ni de la même espèce que les choses qu'il produit. Or, quand une cause est de même nature que son effet, la ressemblance qu'elle a avec lui est de l'égalité ; mais quand la chose n'est pas de même nature elle possède les qualités de l'effet éminemment. C'est ainsi que la chaleur est contenue d'une manière plus excellente dans le soleil que dans le feu. Par conséquent Dieu étant la cause première de toutes choses et sa nature étant différente de celle des autres êtres, il faut qu'il possède la bonté de la manière la plus excellente, et c'est pour ce motif qu'on dit qu'il est souverainement bon.

(1) Le texte porte à la connaissance sensible, c'est-à-dire à la connaissance de l'âme sensitive.

(2) Cet article est la démonstration rationnelle de ces paroles du fsalniistc (Ps. exuv) : Mae/nus

Dominus et magnitudinis ejus non est finis, parce que sa grandeur ne pouvant se prendre dans un sens matériel, elle désigne par là même la bonté.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot souverainement bon n'ajoute rien, absolument parlant, au mot bon ; ce n'est qu'une expression relative. Or, ce qu'on dit de Dieu relativement aux créatures n'existe pas réellement en Dieu, mais dans les créatures. A l'égard de Dieu, c'est une relation purement rationnelle. Il en est de même de l'objet universel de la science (2) relativement à la science; ce n'est pas l'objet qui se rapporte à la science, mais c'est la science qui se [rapporte à l'objet. Ainsi, il n'est pas nécessaire d'admettre quelque chose de composé dans l'être souverainement bon, il suffit que les autres êtres lui soient inférieurs.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit : le bon est ce que tous les individus recherchent, on n'entend pas par là que tout ce qui est bon soit recherché par tous les êtres, mais seulement que tout ce qu'on recherche est bon. Quant à ce que dit l'Evangile : qu'il n'y a de bon que Dieu seid, ces paroles s'entendent du bon par essence, comme nous le verrons (art. seq.).

3. Il faut répondre au troisième, que les choses qui ne sont pas du même genre et qui appartiennent à des genres divers ne sont pas à la vérité comparables entre elles. Or, pour Dieu, s'il n'est pas du même genre que les autres êtres qui sont bons, ce n'est pas parce qu'il appartient à un autre genre, mais parce qu'il est en dehors de tous les genres et qu'il est lui-même le principe de chacun d'eux (quest. m, art. 5). Par conséquent, on ne le compare aux autres êtres que d'après la supériorité qu'il a sur eux tous, et c'est cette espèce de comparaison qu'implique le mot souverainement bon (3).



I pars (Drioux 1852) Qu.5 a.2