I pars (Drioux 1852) Qu.6 a.3

ARTICLE III.—EST-CE LE PROPRE DE DIEU D'ÊTRE BON PAR ESSENCE (4)?


Objections: 1.. II semble qu'il n'y ait pas que Dieu qui soit bon par essence. Car, comme l'unité est identique avec l'être, de même aussi la bonté, comme nous l'avons démontré (quest. v, art. 1). Or, tout être est un par son essence, comme le prouve Aristote (Met. lib. iv, text. 3). Donc tout être est bon par son essence.

2.. Si le bon est ce que tous les êtres recherchent, l'être lui-même étant

3.. Toute chose est bonne par sa bonté. S'il y a une chose qui ne soit pas bonne par son essence, il faudra bien admettre que sa bonté n'est pas son essence. Cette bonté étant un être, il faut qu'elle provienne d'une autre bonté, et celle-ci d'une autre, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Ce qui nous oblige à admettre une bonté quelconque qui n'ait point sa raison dans une cause extérieure et qui résulte, par conséquent, de l'essence même de la chose.

(1 ) C'est-à-dire comme d'un agent qui serait de même nature que ses effets.

(2) Ce qui est de nature à être su, scibile.

(o) Toute la discussion roule sur le mot souverainement, parce que saint Thomas craint qu'on ne fasse le créateur du même genre que la créature, et qu'on n'admette de l'une à l'autre que la différence du plus au moins.

[A) Cet article est la démonstration de ces paroles de l'Evangile : Nemo bonus nisi solus Deus (Matth, xix ; Marc, x ; Luc. xviii).

universellement désiré, il s'ensuit que l'existence de chaque chose constitue sa bonté. Or, toute chose existe par essence. Donc toute chose est bonne au même titre.


Mais c'est le contraire. Car Boëce dit [lib. de hebdom.) que tous les autres êtres ont reçu de Dieu la bonté qu'ils possèdent. Ils ne sont donc pas bons par essence (1).

CONCLUSION. — Puisque Dieu seul possède la perfection absolue, que son être est son essence, que tout lui convient essentiellement, et qu'il est la fin dernière de toutes choses, il n'y a que lui qui soit bon par essence.

Il faut répondre que Dieu seul est bon par essence. Tout être, en effet, est réputé bon en raison de sa perfection. Or, une chose peut être parfaite de trois manières : 1° sa perfection peut consister dans son être ; 2° elle peut provenir de quelques accessoires qui lui ont été surajoutés et qui étaient nécessaires pour rendre son opération parfaite ; 3° elle peut dépendre de ce qui lui fait atteindre une autre chose comme sa fin (2). Ainsi, pour le feu le premier genre de perfection consiste dans l'être qu'il tient de sa forme substantielle ; le second genre consiste dans la chaleur, la légèreté, la sécheresse et d'autres propriétés semblables ; le troisième existe quand il repose en son lieu. Cette triple espèce de perfection ne convient essentiellement à aucun être créé. Elle ne convient qu'à Dieu dont l'essence est son être même et qui ne comporte aucun accident. Car ce qui n'existe qu'accidentellement chez les autres, lui convient essentiellement, tel que la puissance, la sagesse et les autres choses semblables, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. m, art. 6). Il n'est subordonné lui même à aucune chose comme à sa fin, mais il est la fin dernière de tou tes choses. D'où il est manifeste qu'il possède seul essentiellement toute espèce de perfection, et par conséquent il n'y a que lui qui soit bon par essence.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'unité n'emporte pas avec elle une idée de perfection, mais seulement d'indivisibilité, ce qui convient essentiellement à toute espèce de choses. Caries essences des êtres simples ne peuvent pas plus être divisées en acte qu'en puissance \ celles des êtres composés ne sont indivisibles qu'en acte. C'est pourquoi tous les êtres sont essentiellement uns, mais ils ne sont pas bons de la même manière, comme nous l'avons démontré dans le corps de cet article.

2. Il faut répondre au second, que bien que la bonté de chaque chose soit en raison de l'être qu'elle possède, cependant l'essence de la créature n'est pas l'être même ; c'est pourquoi il ne s'ensuit pas que la créature soit bonne par essence.

3. Il faut répondre au troisième, que la bonté de la créature n'est pas son essence, mais quelque chose qui y a été surajouté, tel que son être même, ou,une perfection quelconque, ou un rapport qui l'unit avec sa fin. Cette bonté qui est ainsi surajoutée à la créature mérite le nom de bonne au même titre que celui d'être. Or, on lui donne le nom d'être parce qu'elle est une manière d'être et non parce qu'elle existe en elle-même. On lui donne pareillement le nom de bonne, parce qu'elle est quelque chose de bon, mais non parce qu'elle a en elle-même une autre bonté qui la rend bonne.


(1) Dieu est bon par essence, mais tous tes autres êtres sont bons par participation, c'est-à-dire selon qu'ils participent à sa bonté.

(2) Ou plus brièvement encore, la perfection d'une chose peut consister dans son être, dans ses accidents ou dans sa Un.

ARTICLE IV.— tous les êtres sont-ils bons d'une bonté divine (1)?


Objections: 1.. Il semble que tous les êtres soient bons d'une bonté divine. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. viii, cap. 3) : Telle chose est bonne et telle autre aussi -, enlevez ceci et cela, et voyez le bien lui-même si vous le pouvez. Ainsi vous verrez Dieu dont la bonté n'est pas empruntée à d'autres êtres également bons, mais qui est la source de tout ce qui est bon. Donc tout ce qui esthon l'est d'une bonté absolue qui est Dieu.

2.. Comme le dit Boëce (lib. de hebdom.), tous les êtres sont bons selon qu'ils se rapportent à Dieu, et ils le sont en raison de la bonté divine. Donc tous les êtres sont bons d'une bonté divine.


Mais c'est le contraire. Car tous les êtres sont bons selon qu'ils existent. Or, on ne dit pas que tous les êtres existent par l'être divin, mais par leur être propre. Donc tous les êtres ne sont pas bons d'une bonté divine, mais d'une bonté propre.

CONCLUSION. — Tous les êtres sont bons d'une bonté divine, considérés extrinsè-craement et dans leur cause, mais considérés formellement ils sont bons d'une bonté propre. * ,

Il faut répondre que dans les choses relatives rien n'empêche de nommer un objet d'après ce qui lui est extrinsèque. Ainsi, ce qui peut être mis dans un lieu reçoit le nom du lieu qu'il occupe ; ce qui a été mesuré prend le nom de la mesure dont on s'est servi. Mais à l'égard des choses absolues il y a eu diverses opinions. Car Platon (2) a supposé séparées les espèces de toutes les choses, et il a prétendu que les individus participaient à ces espèces et leur devaient leur dénomination. Par exemple, on donne à So-crate le nom d'homme en raison de l'idée particulière qu'on a de l'homme en général. Comme il supposait un idéal particulier de l'homme et du cheval, qu'il appelait l'homme existant par lui-même et le cheval existant par lui-même, il supposait que l'être et l'unité avaient leur idéal à part qu'il appelait l'être absolu et l'unité absolue (3). Tout ce qui participait à l'une ou à l'autre prenait le nom d'être ou d'unité. Mais l'être par lui-même et l'unité absolue étaient-considérés comme le souverain bien. Le bon s'iden-tifiant avec l'être ainsi que l'unité, il disait que ce qui est bon par soi-même est Dieu, duquel tout ce qui est bon découle par manière de participation. — Bien que cette opinion paraisse déraisonnable, parce qu'elle suppose les espèces des choses naturelles séparées et subsistant par elles-mêmes, comme Aristote le fait remarquer en l'attaquant fortement (Met. lib. iii, text. 10), cependant il est vrai, absolument parlant, qu'il y a un prermerîôtre (4) qui est l'être et le bon par essence : ce premier être est celui que nous appelons Dieu, comme nous l'avons démontré plus haut (quest. u, art. 3) ; Aristote est lui-même de cet avis. On peut donc donner les noms de bon et d'être à tout ce qui participe de ce premier être par manière d'assimilation, quoique ce soit d'une façon très-éloignée et très-imparfaite, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. vi, art. 3). Ainsi donc, tout être peut être considéré comme bon d'une bonté divine, dans le sens qu'il provient de Dieu qui est le premier principe, la cause efficiente et finale de tout ce qui est bon. — Tout être est bon également parce qu'il porte en lui le reflet de la bonté divine, et ce reflet détermine la bonté qui lui est propre et la dénomination qui lui convient. C'est ainsi qu'il y a une bonté générale qui est une, à laquelle tous les êtres participent, et qu'il y a en même temps une multitude de bontés propres.

(1) Cet article est une réfutation des arnaudistes qui disaient que Dieu n'est pas l'auteur de tous les biens, et une réponse à l'erreur de ceux qui ont enseigné que nous étions justifiés exclusivement par la seule justice du Christ, et que notre justice personnelle était nulle devant Dieu. Cette dernière erreur a été condamnée par le concile de Trente (sess, vi, can. 7). Il a aussi condamné l'hérésie des arnaudistes (can. II). Carcequ'ila décidé à l'égard de la justice est également applicable à la bonté, puisque ces deux attributs reviennent au même.

(2) Le tort de Platon est, en effet, d'avoir séparé les idées ou les espèces de l'intelligence divine, ou du moins de ne pas les avoir identifiées assez nettement avec la pensée divine ; car il en dit bien quelque chose dans la République, cl surtout dans le Tintée.

(3) Per se ens et per se unum, porte le texte.

(i) Malgré son attachement pour Aristote, saint Thomas reconnaît ici ce qu'il y a de bon dans Platon ; et il trouve moyen de concilier ces deux génies, en corrigeant ce que leurs théories ont de trop exclusif.


— Par là la réponse aux objections est évidente.


QUESTION VII. DE l'INFINITÉ DE DIEU.


Après avoir examiné la perfection de Dieu, il faut parler de son infinité et de son existence dans les choses créées. Car on dit que Dieu est partout et en toutes choses, parce qu'il n'a pas de limites et qu'il est infini. — Touchant l'infinité de Dieu quatre questions se présentent : — 1° Dieu est-il infini? — 2" Indépendamment de Dieu, y a-t-il quelque autre chose qui soit infini dans son essence? — 3" Peut-il y avoir un infini en grandeur ? — 4° L'infini peut-il exister dans les choses même en raison de leur multitude?


Article I. — dieu est-il infini (1)?


(1) D'après le prophète (Baruch, m) : Magnus Dominus et non habet finem, excelsus et im-meiuttí. Toutes les professions de foi catholique expriment la même vérité que saint Thomas explique ici et démontre.



Objections: 1.. Il semble que Dieu ne soit pas infini. Car tout ce qui est infini est imparfait, parce que tout ce qui est infini a des parties et est matériel, comme le dit Aristote (Phtjs. lib. m, text. 66) : Dieu étant très-parfait, il n'est donc pas infini.

2.. D'après Aristote (Phys. lib. i, text. 15), le fini et l'infini se rapportent à la quantité. Or, en Dieu il n'y a pas de quantité, puisque ce n'est pas un corps, comme nous l'avons prouvé (quest. m, art. 1). Donc il ne lui convient pas d'être infini.

3.. Ce qui est ici ce qu'il n'est pas ailleurs est fini quant au lieu. Donc ce qui est une chose et non une autre est fini quant à la substance. Or, Dieu est ce qu'il est et non autre chose ; car il n'est ni bois, ni pierre. Donc Dieu n'estpas infini quant à la substance.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean Damascène [De fid. orth. lib. i, cap. 4) dit que Dieu est infini, éternel et sans limites.

CONCLUSION. — L'être de Dieu n'étant pas un être reçu dans un sujet, mais Dieu étant lui-même son être subsistant par lui-même, il est par là même infini et parfait.

Il faut répondre que tous les anciens philosophes ont reconnu que le premier principe était infini, comme le dit Aristote (Phys. lib. iii, text. 30). La raison le leur a fait comprendre en leur montrant que les êtres découlaient à l'infini de ce premier principe. Mais quelques-uns s'étant trompés sur la nature du premier principe, ils ont dû nécessairement se tromper aussi à l'égard de son infinité. Car, par là même qu'ils supposaient que la matière était le premier principe (1), ils ont attribué conséquemment au premier principe une infinité matérielle, et ils ont dit que le premier principe était un corps infini. — Il faut donc observer qu'on appelle infini un être par là même qu'il n'est pas lini. Or, la matière est en quelque sorte finie ou délimitée par la forme, et la forme par la matière. La matière est limitée par la forme, parce que tant qu'elle n'a pas reçu une forme elle est susceptible d'en recevoir (2) un très-grand nombre; mais aussitôt qu'elle en a revêtu une, elle est alors limitée par elle. De même, la forme est finie ou déterminée par la matière ; car la forme considérée en elle-même peut s'appliquer à une multitude d'êtres, mais une fois qu'elle s'est attachée à la matière, elle détermine l'existence d'une chose spéciale (3). La matière doit sa perfection à la forme qui la délimite : c'est pourquoi l'infini attribué à la matière est nécessairement imparfait, parce qu'il est comme la matière sans forme. Mais la forme n'est pas perfectionnée par la matière, son étendue est plutôt restreinte par elle. C'est pour cela que l'infini, considéré sous le rapport de la forme non déterminée par la matière, a la nature du parfait. Or, la forme la plus élevée c'est l'être même, comme nous l'avons fait voir (quest. iv, art. i). L'être de Dieu n'étant point un être reçu ou communiqué, mais Dieu étant lui-même son être subsistant, comme nous l'avons démontré (quest. m, art. 4), il est évident qu'il est infini et parfait.


Solutions: 1. D'après ces considérations, la réponse au premier argument est évidente.

2. Il faut répondre au second, que le terme d'une quantité est comme sa forme. La preuve en est que la figure qui consiste dans la délimitation de la quantité est une forme qui a pour objet la quantité elle-même. Par conséquent, l'infini qui convient à la quantité est l'infini qui se rapporte à la matière ; mais ce n'est pas cet infini qu'on attribue à Dieu, comme nous l'avons dit dans le corps de cet article.

3. II faut répondre au troisième, que l'être de Dieu subsistant par lui-même et n'étant pas reçu dans un autre être, il se distingue en tant qu'infini de tous les autres, et les autres diffèrent de lui. C'est ainsi que si la blancheur existait par elle-même, par là même qu'elle n'existerait pas dans un autre, elle différerait de toute blancheur existant dans un sujet quelconque.


ARTICLE II. — Y A-T-IL AUTRE CHOSE QUE DIEU QUI PUISSE ÊTRE INFINI PAR ESSENCE (4) ?


Objections: 1.. Il semble qu'il y ait autre chose que Dieu qui puisse être infini par essence. Car la vertu d'une chose est toujours en proportion de son essence. Si donc l'essence de Dieu est infinie, il faut que sa vertu le soit aussi. Par conséquent, il peut produire un effet infini, puisque l'étendue de la puissance se connaît d'après ses effets.

2.. Tout ce qui a une vertu infinie, a une essence infinie. Or, une intelligence créée a une vertu infinie, car elle saisit l'universel qui peut s'étendre à une infinité d'individus. Donc toute substance intellectuelle créée est infinie.

3.. La matière première est autre chose que Dieu, comme nous l'avons vu (quest. m, art. 1 et 8, ad 3). Or, la matière première est infinie. Donc, indépendamment de Dieu, il y a autre chose qui peut être infini.


(1) Les uns, comme Démocrite, en faisaient une quantité discrète, et ils supposaient des atomes infinis ; les autres en faisaient une quantité continue , et ils regardaient comme premier principe de toutes choses un élément ou un corps infini.
(2) Ou, plus mot à mot, elle est en puissance à l'égard d'une multitude de formes.
(3) Cette théorie est tout à fait celle d'Aristote, qui fait de la forme le principe de l'individualité, et qui, par là même, se sépare de Platon (voyez Arist., Mit. liv. vu).
(4) Le corollaire de cet article est que Dieu est le principe de toutes choses : car du mêment où l'on admet que tous les êtres ont été créés, on démontre par là même qu'il n'y a que Dieu qui soit infini par essence.


Mais c'est le contraire. Car l'infini ne.peut sortir d'un principe quelconque, comme le dit Aristote (Phys. lib. m, text. 30). Or, tout ce qui n'est pas Dieu est sorti de Dieu comme de son premier principe. Donc il n'y a rien, excepté Dieu, qui puisse être infini.

CONCLUSION. — Il n'y a que Dieu qui soit infini absolument et par essence; tous les autres êtres sont absolument finis, ou ils ne sont infinis que sous un rapport (1).

Il faut répondre qu'indépendamment de Dieu il y a des êtres qui peuvent être infinis sous un certain rapport (2), mais il n'y en a pas qui le soient absolument. En effet, si nous parlons de l'infini dans ses rapports avec la matière, il est évident que tout ce qui est en acte a une forme, et qu'ainsi sa matière est déterminée par cette forme. Mais, par là même que la matière qui a revêtu une forme substantielle est encore en puissance (3) à l'égard d'une multitude de formes accidentelles, il s'ensuit qu'un être absolument fini peut être infini sous un certain rapport. Ainsi, le bois est fini quant à sa forme, et cependant il est infini sous un rapport, dans le sens qu'il est susceptible de changer de figure indéfiniment. — Si nous parlons de l'infini relativement à la forme, il est alors évident que les êtres dont les formes sont inhérentes à la matière, sont absolument finis et qu'ils ne sont infinis d'aucune manière. Si l'on admet qu'il y ait des formes créées qui ne soient pas reçues dans une matière, mais qui subsistent par elles-mêmes, comme quelques-uns le pensent des anges, ces formes seront infinies sous un rapport, dans le sens qu'elles ne seront limitées ni restreintes par une matière quelconque : mais parce qu'une forme créée et ainsi subsistante a l'être et qu'elle n'est pas son être elle-même, il faut que son être ait été reçu et restreint à une nature limitée. Par conséquent, il ne peut être absolument infini.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est contraire à la nature d'une créature que son essence soit son être lui-même, parce que l'être qui subsiste par soi n'est pas l'être créé ; par conséquent il esticontraire à la nature des choses que ce qui est créé soit absolument infini. Car comme Dieu, quoiqu'il ait une puissance infinie, ne peut pas faire quelque chose qui n'ait pas été fait, puisqu'il y a contradiction dans les termes ; de même il ne peut pas faire quelque chose d'absolument infini.

2. Il faut répondre au second, que la vertu qu'a l'intelligence de s'étendre pour ainsi dire à l'infini, provient de ce qu'elle est une forme indépendante de la matière ; soit qu'elle en soit complètement séparée comme dans les anges, soit au moins qu'il y ait en elle une puissance intellectuelle qui n'est pas l'acte d'un organe corporel, comme dans l'âme humaine.

3. Il faut répondre au troisième, que la matière première n'existe pas par elle-même dans la nature, puisqu'elle n'est pas un être en acte, mais seulement en puissance, et par conséquent elle a plutôt été concréée que créée. Cependant en la considérant comme existant en puissance, elle n'est pas infinie absolument, elle ne l'est que sous un rapport, parce qu'elle n'est pas susceptible de revêtir d'autres formes que les formes naturelles.


ARTICLE III. — PEUT-IL Y AVOIR UN INFINI ACTUEL EN GRANDEUR (4) ?


Objections: 1.. Il semble qu'il puisse y avoir un infini actuel en grandeur. En effet, dans les sciences mathématiques il n'y a pas de fausseté, parce que les abstractions ne mententpas, comme le ditArislote (Phys. lib. ri, text. 18). Or, les sciences mathématiques font usage de l'infini en grandeur ; car en géométrie on dit souvent dans les démonstrations : que telle ligne soit infinie. Donc il n'est pas impossible qu'il y ait un infini en grandeur.

2.. Ce qui n'est pas contraire à la nature d'une chose peut bien lui convenir. Or, l'idée d'infini ne répugne pas à celle de grandeur. Le fini et l'infini semblent plutôt être les éléments de la quantité. Donc il n'est pas impossible qu'il y ait une grandeur qui soit infinie.

3.. La grandeur est divisible à l'infini. Car on définit le continu ce qui peut être divisé à l'infini, comme on le voit dans Aristote (Phys. lib. m, text. 1). Or, les contraires sont susceptibles des mêmes modifications. L'addition étant contraire à la division, et l'augmentation à la diminution, il semble que si l'on peut diviser un objet à l'infini, il peut aussi croître en grandeur à l'infini, et qu'il est par conséquent possible, qu'il y ait une grandeur infinie.

4.. Le temps et le mouvement empruntent la quantité et la continuité à la grandeur, par laquelle passe le mouvement, comme le dit Aristote (Phys. lib. iv). Or, il n'est pas contraire à la nature du mouvement et du temps qu'ils soient infinis, puisque tous les points indivisibles marqués dans le temps et dans un mouvement circulaire sont principe et fin. Donc il ne répugne pas à la nature de la grandeur qu'elle soit infinie.

(1) Secundum quid, c'cst-'a-dirc dans un genre.

(2) Dans un genre, comme la ligne qui est parfaite sous le rapport de l'étendue, mais qui manque de toutes les autres perfections.

(3) Ainsi l'homme peut être Mane ou noir, grand ou petit, ignorant ou savant, etc.

(4) On distingue deux sortes d'infini : l'infini actuel, ou l'infini en acte, qui est actuellement aussi


Mais c'est le contraire. En effet, tout corps a une surface. Or, tout corps qui a une surface est fini, parce que la surface est la limite même du corps. Donc tout corps est fini. On peut en dire autant de la surface et de la ligne. Il n'y a donc rien d'infini en grandeur.

CONCLUSION. — Aucun corps ni naturel, ni mathématique ne peut être infini.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'il y a une différence entre l'infini par essence et l'infini en grandeur. En supposant qu'il y eût un corps infini en grandeur, comme le feu ou l'air, il ne serait cependant pas infini en essence, parce que son essence serait toujours limitée par la forme qui en ferait une espèce et par la matière qui en ferait un individu. C'est pourquoi, après avoir admis, d'après ce qui précède, qu'aucune créature n'est infinie en essence, il reste encore à examiner s'il n'y a point quelque créature qui soit infinie en grandeur. — Il faut savoir que le corps qui est l'expression complète de la grandeur est pris en deux sens : mathématiquement quand on ne considère en lui que la quantité, et naturellement quand on considère la matière et la forme. Pour le corps naturel, il est évident qu'il ne peut être infini en acte. Car tout corps naturel a une forme substantielle déterminée, et comme la forme substantielle emporte avec elle les accidents, il faut, si la forme est déterminée, que les accidents le soient aussi. La quantité étant comprise dans les accidents, il s'ensuit que dans tout corps naturel elle doit être déterminée en plus ou en moins. Par conséquent, il est impossible qu'un corps naturel soit infini. C'est ce qu'on peut encore démontrer par le mouvement. En effet, tout corps naturel a un mouvement naturel, mais un corps infini ne pourrait pas avoir un mouvement naturel. Car il ne pourrait pas avoir un mouvement en droite ligne, parce qu'aucun corps ne se meut de cette manière, à moins qu'il ne soit hors de son lieu, ce qui ne pourrait arriver à un corps infini, puisqu'il occuperait tous les lieux et qu'ils lu ap-

pariait qu'il peut être; et l'infini potentiel, ou l'infini en puissance, qui peut toujours être augmenté. En prouvant que la grandeur ne peut être infinie en acte, saint Thomas réfute les adiciens philosophes qui admettaient un premier pr incipe infini qu'ils supposaient corporel.

partiendraient tous indifféremment. Il ne pourrait pas non plus avoir un mouvement circulaire, parce que dans le mouvement circulaire il faut qu'une partie du corps passe à l'endroit qu'occupait auparavant une autre partie ; ce qui ne pourrait se faire dans un corps circulaire, si on le suppose infini. Car dans un corps circulaire, deux lignes qui partent du centre sont d'autant plus écartées entre elles qu'on les prolonge davantage. Or, si le corps était infini, les lignes seraient infiniment écartées, et l'une ne pourrait jamais arriver à la place de l'autre. — Pour le coi'ps mathématique la même raison existe. Car si nous nous représentons un corps mathématique comme existant réellement, il faut que nous le considérions sous une forme quelconque, puisque rien n'existe en acte que par une forme, et la forme d'une quantité étant par elle-même une figure, il faudrait que le corps mathématique eût une figure. Il serait par conséquent fini, car une figure est nécessairement comprise dans une ou plusieurs limites.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en géométrie on n'a pas besoin de ligne qui soit infinie en acte. On se sert seulement de ligne finie en acte dont on puisse retrancher autant de parties qu'il est nécessaire, et ce sont ces lignes indéfinies qu'on appelle infinies.

2. Il faut répondre au second, que quoique l'infini ne répugne pas à l'idée de grandeur en général, cependant il est contraire à la nature de toute grandeur spécifique, telle que la grandeur de deux ou trois coudées, la grandeur circulaire ou triangulaire et toutes les espèces de grandeur semblables. Or, il n'est pas possible que ce qui ne peut exister dans l'espèce existe dans le genre. Donc il n'est pas possible qu'il y ait une grandeur infinie, puisqu'il n'y a aucune espèce de grandeur qui le soit.

3. Il faut répondre au troisième, que l'infini qui convient à la quantité, comme nous l'avons dit (art. 1 ), se rapporte à la matière. Or, par la division du tout, on arrive à la matière, puisque ce sont les parties qui constituent la matière. Par l'addition on approche au contraire du tout, selon son existence formelle (1). C'est pourquoi on n'ajoute pas à sa grandeur à l'infini, quoique sa divisibilité soit infinie.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mouvement et le temps ne sont pas totalement, mais successivement en acte, et que, par conséquent, ils sont tout à la fois en acte et en puissance. Mais la grandeur est totalement en acte. C'est pourquoi l'infini qui convient à la quantité et qui se rapporte à la matière, répugne à la grandeur sans répugner au temps et au mouvement, parce que le temps et le mouvement sont successifs et que la grandeur ne l'est pas.


ARTICLE IV. — l'infini peut-il exister dans les choses en raison de leur multitude (2)?


Objections: 1.. Il semble possible qu'il y ait une multitude infinie en acte, car il n'est pas impossible de faire passer à l'acte ce qui est en puissance. Or, le nombre peut être multiplié à l'infini. Donc il n'est pas impossible qu'il y ait une multitude infinie en acte.

2.. Il est possible qu'un individu de chaque espèce existe en acte. Or, les espèces de figures sont infimes. Donc il est possible qu'il y ait des figures infinies en acte.

3.. Les choses qui ne sont pas opposées entre elles, ne se font pas obstacle mutuellement. En supposant qu'il y ait une multitude de choses existantes, on peut encore en produire une multitude d'autres qui ne leur soient pas opposées. Donc il n'est pas impossible qu'on en ajoute encore d'autres qui existent simultanément avec les premières, et cela jusqu'à l'infini. Par conséquent il est possible qu'il y ait des infinis en acte.

(1) Ou plus clairement, la division regarde la matière qui est une puissance divisible à l'infini, et c'est pourquoi la division est infinie ; l'addition regarde le tout qui a sa forme, et par conséquent ses limites; c'est pour cette raison que l'addition ne peut croître à l'infini.

(2) L'infini en nombre (in numero) peut-il exister? Telle est la question. Dans l'article précé"dent, saint Thomas a prouvé qu'il ne pouvait exister en grandeur (in mensura), et auparavant il avait démontré qu'il ne pouvait exister qu'en Dieu par essence (in pondere). Ces trois articles sont donc un nouveau commentaire de l'Ecriture (Sap, ii) : Omnia in numero, pondere et mensura disposuisti.


Mais c'est le contraire. Car il est dit au livre de la Sagesse (Sap. xi, 21) : Fous avez tout disposé avec poids, nombre et mesure.

CONCLUSION. —11 est impossible qu'il y ait une multitude qui soit par elle-même ou par accident infinie en acte, mais il est possible qu'elle existe en puissance.

Il faut répondre qu'à cet égard il y a eu deux opinions. Les uns ont dit avec Avicenne et Algazel (1), qu'il était impossible qu'il y eut une multitude qui fût infinie en acte par elle-même, mais qu'il n'était pas impossible qu'il y en eût une qui le fût par accident. Car on dit qu'une multitude est infinie par elle-même quand, pour opérer une chose quelconque, on demande une multitude infinie d'éléments. Cela ne peut pas être, parce qu'il faudrait alors que l'objet dépendit d'une infinité de causes ; par conséquent, il ne serait jamais terminé, puisque ce qui est infini n'a pas de fin. Une multitude est infinie par accident quand on ne requiert pas une multitude infinie de moyens pour faire une chose, mais qu'il arrive qu'on en emploie réellement une infinité. C'est ce qu'on peut rendre sensible par le travail d'un forgeron. Pour travailler il a besoin en soi d'une multitude de choses. Ainsi, il faut qu'il ait dans l'esprit la science de son art, qu'il meuve sa main, qu'il se serve d'un marteau. Si ces auxiliaires se multipliaient à l'infini, jamais son ouvrage ne serait terminé, parce qu'il dépendrait d'une infinité de causes. Mais le nombre des marteaux qu'il emploie lorsqu'il brise l'un et qu'il en prend un autre produit une multitude par accident. Car il arrive qu'il s'est servi de beaucoup de marteaux, et rien n'empêche qu'il n'en emploie un, deux, plusieurs, ou une infinité s'il travaille un temps infini. D'après ce raisonnement, ils ont supposé qu'il était possible qu'il y eût par accident une multitude infinie en acte. Mais cela est impossible, parce qu'il faut que toute multitude existe dans une espèce de multitude quelconque. Or, les espèces de multitude sont comme les espèces des nombres, et aucune espèce de nombre n'est infinie, parce que tout nombre est une multitude qui a pour mesure l'unité. Il est par conséquent impossible qu'il y ait une multitude qui soit par elle-même ou par accident infinie en acte. — De même, toute multitude qui existe dans la nature des choses a été créée, et tout ce qui a été créé, le créateur l'a fait dans une certaine intention, car il n'a rien créé qu'en vue d'une fin. Il faut donc que tout ce qui a été créé corresponde à un nombre déterminé, et il est par conséquent impossible qu'une multitude infinie existe en acte, même par accident. — Mais il est possible qu'il y ait une multitude infinie en puissance, parce que l'augmentation de la multitude est une conséquence de la division de la grandeur. Car plus un objet est divisé, et plus est considérable le nombre de ses parties. D'où il suit que, comme l'infini existe en puissance dans la division de ce qui est continu, parce qu'on se rapproche alors de la matière, comme

(I) Aviccnnc décida de 3a fortune d7Ar!stote parmi les Arabes, il adopta presque toutes ses opinions, et il passa en revue tous ses ouvrages en les abrégeant ou en les commentant, Algazcl et

Fakhr-Eddin»Kbazy introduisirent les premiers la logique dans les discussions religieuses, et ce mélange de philosophie et de théologie altéra beaucoup la religion musulmane.

nous l'avons vu (art. préc), de même il existe en puissance dans l'accroissement de la multitude.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout ce qui est en puissance peut être réduit en acte conformément à sa manière d'être : ainsi on ne peut pas faire qu'un jour soit en acte, et qu'il existe tout entier dans un seul et même instant; sa durée doit être successive. De même on ne peut faire qu'une multitude infinie soit en acte, et qu'elle existe tout entière simultanément; elle doit se composer d'une série successive, parce qu'après une multitude il peut y en avoir une autre, et cela jusqu'à l'infini.

2. Il faut répondre au second, que les espèces des figures sont infmiescomme les nombres. Ainsi il y a des ligures de trois, de quatre côtés, et ainsi de suite. D'où il suit que comme une multitude infinie en nombre ne peut exister en acte tout à la fois dans sa totalité, mais qu'elle offre nécessairement une succession, il en est de même des figures.

3. Il faut répondre au troisième, que bien qu'après avoir établi l'existence de certaines choses on puisse en établir d'autres sans répugnance, cependant l'infini répugne à la multitude, de quelque espèce qu'elle soit. Il n'est par conséquent pas possible qu'une multitude infinie existe en acte.


I pars (Drioux 1852) Qu.6 a.3