I pars (Drioux 1852) Qu.12 a.3

ARTICLE III. — l'essence divine peut-elle être vue des ïeux du corps (2)?


Objections: 1.. Il semble qu'on puisse voir l'essence de Dieu des yeux du corps, car il est dit dans Job (Job, xix, 26, et xlii, >) : Je verrai Dieu dans ma chair..... Je vous ai entendu de mes oreilles, et maintenant mon oeil vous voit.

2.. Saint Augustin dit [De civ. Dei, lib. xxii, cap. 29) que les yeux des élus seront plus pénétrants que le regard de l'aigle et du serpent, parce que, quelle que soit la vivacité du regard de ces animaux, ils ne peuvent voir que les choses corporelles, au lieu que les bienheureux voient les choses spirituelles. Or, celui qui peut voir les choses spirituelles peut s'élever jusqu'à la vision de Dieu. Donc dans la gloire l'oeil de l'homme pourra voir Dieu.

3.. L'homme peut voir Dieu par une vision imaginaire. Car il est dit dans isaïe (Is. vi, 1) : J'ai vu le Seigneur assis sur un trône. Or, la vision imaginaire a son origine dans les sens. Car l'imagination est mue par les sens eux-mêmes, d'après ce qu'il est dit (De an. lib. hi, cap. 3, text. 160). Donc Dieu peut être vu par les sens.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit en traitant de la vision de Dieu, dans son Epi Ire à Paulin (Epist, cxii, cap. 9) : Personne n'a jamais vu Dieu, personne ne l'a vu dans cette vie comme il est, personne ne l'a vu dans la vie des anges, comme nous voyons les choses corporelles qui tombent sous nos sens.

CONCLUSION. — Dieu étant incorporel, il ne peut être vu par aucun sens, soit extérieur, soit intérieur.

Il faut répondre qu'il est impossible à l'oeil de l'homme de voir Dieu, ainsi qu'à tout autre sens ou à toute autre puissance de l'âme sensitive. Car toute puissance de cette nature est l'acte d'un organe corporel, comme nous le verrons (art. seq. et quest. lxxviii). Or, l'acte est toujours proportionné au sujet qui le produit. Donc aucune puissance de cette sorte ne peut aller au delà des choses matérielles. Et comme Dieu est immatériel, ainsi que nous l'avons dit (quest. m, art. 1), il ne peut être vu, ni par les sens, ni par l'imagination, mais par l'intelligence seule.

(S) C'est l'essence divine qui rend l'intellect créé capable de jouir de sa vue.

(2) On peut voir encore ici une réfutation de l'erreur des antbropoinorphites et des vaudois, qui supposaient que Dieu a des membres ou qu'il a un corps, s'appuyant sur le passage de Job cité dans la première objection. La bulle du pape Benoit XI condamne aussi cette erreur, puisqu'elle définit que les âmes voient l'essence divine avant de reprendre leur corps, et par c onsé-quent que cette vision est purement spirituelle : Animae ante assumptionem corporum &uo rum divinam essentiam videbunt.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand Job dit : Je verrai dans ma chair Dieu, mon seigneur, cela ne signifie pas qu'il le verra des yeux de son corps, mais qu'il le verra après la résurrection, bien que son corps soit réuni à son âme. De même quand saint Paul dit : Maintenant mon oeil vous voit; il entend parler de l'oeil de l'esprit. C'est ainsi qu'il dit aux Ephésiens [Eph. i, 17) : Que Dieu vous donne l'esprit de sagesse et de révélation pour le connaître de plus en plus, qu'il éclaire les yeux de votre coeur.

2. Il faut répondre au second, que saint Augustin s'exprime dans ce passage conditionnellement. Ce qui est évident d'après ce qui précède. Car il est dit : Les élus jouiront d'une vue beaucoup plus pénétrante s'ils voient les choses spirituelles. Il termine encore mieux sa pensée en disant : Il est très-vraisemblable que nous verrons alors les corps qui formeront le nouveau ciel et la nouvelle terre, comme nous voyons clairement Dieu présent partout et gouvernant toutes les parties du monde matériel, et nous les verrons non pas comme nous apercevons les attributs invisibles de Dieu, parle reflet que projettent les créatures sorties de ses mains, mais comme nous voyons les hommes au milieu desquels nous vivons, et dont la vie frappe notre vue, et n'est plus un objet de foi. D'où il est clair que saint Augustin suppose que les bienheureux verront Dieu comme nous voyons la vie de nos semblables. Or, la vie d'un homme ne se manifeste pas aux yeux du corps comme étant visible par elle-même, mais comme étant sensible par accident; ce n'estpas aux sens seuls qu'il appartient de la connaître, mais aux sens aidés de l'intelligence. Quant à la présence divine, si elle se révèle à l'intelligence à la vue des corps, ceci provient de deux causes, de la perspicacité de l'intelligence et de l'éclat de la lumière divine qui se reflétera dans les corps eux-mêmes.

3. I1 faut répondre au troisième, que dans la vision imaginative on ne voit pas l'essence de Dieu, mais une forme qui se produit dans l'imagination et qui représente Dieu sous une certaine image, comme dans l'Ecriture on exprime ses attributs à l'aide de certaines métaphores.


Article IV. — UNE INTELLIGENCE CRÉÉE PEUT-ELLE AVEC SES MOYENS NATURELS VOIR L'ESSENCE DE DIEU (1)?


Objections: 1.. Il semble qu'une intelligence créée puisse, avec ses moyens naturels, voir l'essence de Dieu. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. iv) que l'ange est un miroir pur, très-brillant, qui reçoit, s'il est permis de parler ainsi, toute la beauté de Dieu. Or, on voit une chose quand on voit son miroir. Donc l'ange se connaissant lui-même par ses facultés naturelles, il semble qu'il peut connaître de même l'essence divine.

2.. Ce qui est le plus visible, l'est moins pour nous en raison de la faiblesse de notre vue corporelle ou intellectuelle. Or, l'intelligence de l'ange n'a pas de défaut. Donc, Dieu étant souverainement intelligible, il semble qu'il doive

H) Cet article combat les erreurs tics béguins, des bégards et des pélagieos, qui prétendaient que tout être peut, par ses moyens naturels, arriver à la béatitude, et qui niaient ainsi la nécessité de la grâce. Les bégards et les béguins ont été condamnés par le concile de Vienne et le pape Clément V. L'erreur de Pelage, combattue par saint Augustin et condamnée, au ve siècle, par plusieurs papes et par plusieurs  conciles, l'a encore été par le concile de Trente (Vid. conc. Trid. sess. 6, can. \ et 2). L'erreur de Pélage est aussi celle des rationalistes modernes qui nient l'existence de l'ordre surnaturel. L'étude de tous les articles de celte question est extrêmement importante, parce qu'on y trouvera un moyen de défendre ce dogme fondamental contre les attaques de la philosophie rationaliste.

être tel pour l'ange, et que si l'ange peut comprendre quelque chose par ses moyens naturels, c'est surtout Dieu.

3.. Les sens corporels ne peuvent arriver à la connaissance d'une substance incorporelle, parce qu'elle est au-dessus de leur nature. Si, voir Dieu dans son essence était au-dessus de la nature de toute intelligence créée, il semble qu'aucun esprit ne pourrait parvenir à voir l'essence divine ; ce qui est une erreur, comme nous venons de le démontrer (art. 1). Il semble donc qu'il est naturel à une intelligence créée de voir Dieu.


Mais c'est le contraire. Saint Paul dit : La grâce de Dieu est la vie éternelle (Rom. vi, 23). Or, la vie éternelle consiste dans la vision de l'essence divine, d'après cette parole de saint Jean (Joan, xvii , 3) : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu. Donc l'intelligence créée peut voir l'essence de Dieu par la grâce, mais non par la nature (1).

CONCLUSION. — L'essence divine étant au-dessus de la nature de toute intelligence créée, une créature ne peut la connaître par des moyens naturels, mais seulement par la grâce.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'il est impossible qu'une intelligence créée voie l'essence de Dieu par ses facultés naturelles. Car la connaissance n'a lieu qu'autant que l'objet connu est dans le sujet qui le connaît, et l'objet connu n'y est que selon la manière d'être de celui qui le connaît. D'où il suit que la connaissance d'un être est toujours selon le mode de sa nature. Donc, si la manière d'être de l'objet connu surpasse la manière d'être du sujet qui le connaît, la connaissance de cet objet est nécessairement au-dessus de la nature du sujet. Or, il y a dans les choses beaucoup de manières d'être. Car il y en a qui n'ont d'existence que dans la matière qui les individualise -, tels sont les êtres corporels. Il y en a dont les natures subsistent par elles-mêmes, sans avoir aucunement besoin de la matière. Elles ne sont cependant pas elles-mêmes leur être, mais elles possèdent l'être ; telles sont les substances immatérielles que nous désignons sous le nom d'anges. Le mode d'être exclusivement propre à Dieu, c'est qu'il est son être, sa substance même. — Les choses qui n'ont l'être qu'autant que la matière les individualise, nous pouvons naturellement les connaître, parce que notre âme, qui est notre moyen de connaître, est la forme d'une matière. Elle a cependant deux facultés cognitives : l'une qui est l'acte d'un organe corporel, et qui connaît naturellement les choses selon qu'elles existent dans une matière individuelle ; ce qui fait que les sens ne connaissent que les choses particulières. L'autre est l'intellect, qui n'est l'acte d'aucun organe corporel. C'est par lui que nous pouvons naturellement connaître les choses qui, à la vérité, n'existent que dans une matière individuelle , mais que nous savons abstraire de tout ce qui les individualise. Nous pouvons ainsi les considérer d'une manière générale au moyen de notre intellect, ce qui est au-dessus de la portée des sens. — L'intelligence de l'ange peut naturellement connaître les créatures qui sont hors du monde matériel, ce qui dépasse les forces de l'intelligence humaine, du moins en tant qu'unie à un corps comme elle l'est dans cette vie. Mais pour connaître l'être qui subsiste par lui-même, et qui est son être même, il n'y a que l'intelligence divine qui en soit capable, parce qu'il est au-dessus des facultés naturelles de tout esprit créé, puisqu'il n'y a pas de créature qui soit à elle-

même son être, toute créature ayant reçu nécessairement l'existence (1). Un esprit créé ne peut donc voir Dieu dans son essence, à moins que Dieu ne s'unisse à lui par sa grâce et ne se rende ainsi accessible à lui.

(I) Cette distinction est la base de toute la polémique actuelle entre le catholicisme et le rationalisme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette manière de connaître Dieu est naturelle à l'ange dans le sens qu'il connaît Dieu par l'image de ses perfections qu'il voit briller en lui. Mais connaître Dieu par une image créée, quelle qu'elle soit, ce n'est pas, comme nous l'avons démontré (art. 2), connaître l'essence divine. Il ne s'ensuit donc pas que l'ange puisse, par ses moyens naturels, connaître l'essence de Dieu.

2. Il faut répondre au second, qu'àla vérité l'intelligence de l'ange n'a pas de défaut, si on entend par là la privation de choses qu'elle devrait avoir. Mais il n'en est pas de même, si ce mot est pris négativement. Car toute créature est imparfaite quand on la compare à Dieu, puisqu'elle est loin d'avoir l'excellence qui est en lui.

3. Il faut répondre au troisième, que le sens de la vue étant absolument matériel, ne peut être élevé d'aucune manière jusqu'aux choses immatérielles. Mais notre intelligence, ainsi que celle des anges, étant naturellement placée au-dessus de l'ordre matériel, peut être élevée par la grâce au-dessus de sa propre nature. Une preuve de ceci c'est que la vue ne peut aucunement connaître d'une manière abstraite ce qu'elle connaît d'une manière concrète. Elle ne perçoit les objets qu'autant qu'ils sont individualisés. Mais notre intelligence peut considérer abstractivement ce qu'elle perçoit concrètement. Car bien qu'elle connaisse des choses dont la forme est inhérente à la matière, elle peut les décomposer et ne s'occuper que de la forme en elle-même. Pareillement l'intelligence de l'ange, bien qu'il lui soit naturel de connaître l'être à l'état concret, dans une nature quelconque, elle peut cependant considérer à part l'être lui-même, puisqu'elle sait qu'il est une chose et que son être en est une autre. C'est pourquoi l'intelligence créée étant naturellement apte à saisir la forme concrète et l'être concret dans une abstraction par manière de décomposition, la grâce peut l'élever jusqu'à lui faire connaître la substance séparée qui subsiste par elle-même, et l'être séparé qui subsiste de la même manière.


Article V. — pour voir l'essence de dieu Une intelligence créée a-t-elle resoin d'une lumière créée (2)?


Objections: 1.. Il semble qu'une intelligence créée n'ait pas besoin pour voir l'essence de Dieu, d'une lumière créée. Car dans les choses sensibles ce qui est lumineux par lui-même n'a pas besoin d'une lumière étrangère pour être vu. Il en est de même pour les choses intelligibles. Donc Dieu, qui est la lumière des esprits, n'est pas vu par une lumière créée.

2.. Quand on voit Dieu par un milieu, on ne le voit pas dans son essence. Or, si on le voit par l'intermédiaire d'une lumière créée, on le voit par un milieu. Donc on ne le voit pas dans son essence.

3.. Rien n'empêche que ce qui est créé ne soit naturel à une créature. Par conséquent, si on voit l'essence de Dieu au moyen d'une lumière créée, cette lumière pourra être naturelle à une créature, et dans ce cas la créature n'aura besoin d'aucune autre lumière pour voir Dieu; ce qui est impossible.

Il n'est donc pas nécessaire que toute créature reçoive une lumière surnaturelle pour voir l'essence de Dieu.

(I) Cette démonstration est d'une rigueur mathématique. Du mêment où l'on admet que nous devons voir Dieu face à face, il est évident que nous ne pouvons le voir ainsi sans un secours surnaturel ; mais on ne pourrait démontrer rationnellement que nous devons le voir face à face ; ce principe est une donnée de la foi ; on peut partir de là pour prouver le reste.

(2) Cet article n'est que le développement du précédent, et il s'attaque aux mêmes erreurs.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans les Psaumes (Ps. xxxv, 10) : Nous verrons la lumière dans votre lumière.

CONCLUSION. — L'essence divine étant supérieure à la nature de tout esprit créé, celui-ci a besoin pour la voir du secours d'une lumière créée.

Il faut répondre que tout être qui s'élève au-dessus de sa sphère naturelle doit être, en quelque sorte, disposé d'une manière qui soit supérieure à sa nature. Ainsi, pour que l'air prenne la forme du feu, il faut qu'il soit disposé à ce nouvel état par un agent d'un ordre supérieur à lui. Or, quand un esprit créé voit Dieu dans son essence, l'essence même de Diou devient la forme intelligible de son entendement. C'est pour cela qu'il a besoin d'une disposition surnaturelle qui, en s'ajoutant à sa nature, l'élève à une telle sublimité. Les facultés naturelles d'un esprit créé n'étant pas capables de voir l'essence divine, comme nous l'avons démontré (art. préc), il faut que ce soit la grâce de Dieu qui leur donne cette vertu. Et cet accroissement de force intellectuelle, nous l'appelons l'illumination de l'esprit, comme nous appelons l'objet qu'il nous fait comprendre clarté et lumière (i). C'est ce qui fait dire à saint Jean (Apoc, xxi, 23): La clarté de Dieu illuminera la société des bienheureux qui voient Dieu. Cette lumière imprime en nous la forme de Dieu et nous rend semblables à lui, d'après ces autres paroles du même apôtre (I. Joan, m, 2) : Nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, et notis le verrons tel qu'il est.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la lumière créée est nécessaire pour voir l'essence divine, non parce que cette lumière rend intelligible l'essence de Dieu qui est intelligible par elle-même, mais parce qu'elle fortifie l'esprit créé et le rend apte à comprendre, à peu près comme l'habitude fortifie la puissance et facilite son action. C'est ainsi que la lumière corporelle est nécessaire à la vue des objets extérieurs, parce qu'elle rend le milieu transparent, et qu'elle permet à la couleur de se manifester.

2. Il faut répondre au second, que cette lumière n'est pas requise pour voir l'essence divine comme une image qui doit la faire voir, mais comme une perfection qui fortifie à l'esprit créé, pour qu'il puisse soutenir sa vue. C'est pourquoi on peut dire que ce n'est pas un milieu dans lequel on voit Dieu, mais un auxiliaire qui soutient l'esprit, ce qui n'empêche pas la vision de Dieu d'être immédiate.

3. Il faut répondre au troisième, que la faculté de revêtir la forme du feu ne peut être naturelle qu'à l'être qui a déjà cette forme. Par conséquent la lumière de la gloire ne peut être naturelle à la créature qu'autant que cette créature aurait elle-même la nature divine, ce qui est impossible. Car par cette lumière la créature raisonnable devient seulement semblable à Dieu, comme nous l'avons dit (in corp. art.).


ARTICLE VI. — PARMI LES CRÉATURES QUI VOIENT L'ESSENCE DE DIEU, L'UNE LA VOIT-ELLE  PLUS PARFAITEMENT QUE  L'AUTRE (2) ?



Objections: 1.. Il semble que parmi ceux qui voient l'essence de Dieu il n'y en a pas qui la voient plus parfaitement que d'autres. Car il est dit dans saint Jean (I. Joan, m, 2) : Nous le verrons tel qu'il est. Or, Dieu n'existe que d'une seule manière -, il ne peut donc être vu par tous les êtres que d'une seule façon, et il n'y a pas lieu de dire qu'on le voit plus ou moins parfaitement.

(1) Lumen et lux.

(2) Cet article est une réfutation de l'erreur de Jovinien, qui prétendait que tous ses é!us jouiraient dans le ciel d'une récompense égale, parce que la grâce du baptême égale tous les hommes, et qu'on ne peut mériter que par elle. 11 fut condamné par le pape Sirice et par un concile de Milan. Saint Jérôme et saint Augustin ont écrit contre lui. Le concile de Florence a aussi condamné cette erreur en ces termes : Definimus animas intueri clare ipsum Deum, trinum et unum sicuti est, meritorum tamen diversitate alium alio perfectius. Luther a reproduit la même erreur dans sa doctrine de la justification.


2.. Saint Augustin dit (lib. lxxxiii qq. q. xxxii) que l'un ne peut pas mieux comprendre qu'un autre la même chose. Or, tous ceux qui voient Dieu dans son essence, le comprennent. Car c'est par l'intelligence et non par les sens qu'on voit Dieu, comme nous l'avons prouvé (art. 3). Donc, parmi ceux qui voient l'essence divine il n'y en a pas qui la voient plus clairement que d'autres.

3.. Quand on voit mieux une chose qu'un autre, ceci peut provenir de deux causes, soit du côté de l'objet que l'on voit, soit du côté de l'organe visuel du sujet qui le perçoit. Du côté de l'objet il est d'autant mieux vu que celui qui voit en a au dedans de lui-même une image plus parfaite. Ce qui n'est pas applicable ici, puisque nous supposons que Dieu est vu dans son essence, et non sous une image quelconque. Il faudrait donc attribuer la différence de lumière à la diversité des intelligences, qui n'ont pas toutes la même force, la même étendue. Dans cette hypothèse les intelligences qui sont naturellement les plus élevées, devraient être celles qui voient le plus clairement. Mais il n'en est pas ainsi, puisqu'il a été promis aux hommes un bonheur égal à celui des anges.


Mais c'est le contraire. Caria vie éternelle consiste dans la vision de Dieu, d'après saint Jean (Joan, xvii, 3). Or, si tous voient également l'essence divine dans la vie éternelle, tous seront égaux, contrairement à cette parole de l'Apôtre (I. Cor. xv, 4) : Une étoile diffère d'une autre étoile en clarté.

CONCLUSION. — Parmi ceux qui voient Dieu, les uns sont plus illuminés que les autres de sa gloire, et par conséquent l'un voit plus parfaitement que l'autre son essence.

Il faut répondre que parmi ceux qui voient Dieu dans son essence, l'un le voit plus parfaitement que l'autre. Cette diversité ne provient pas de ce que l'un se fait de Dieu une image plus parfaite que l'autre, puisque, comme nous l'avons dit (art. 2), ce n'est point ainsi qu'on voit Dieu. Mais elle provient de ce que l'intelligence de l'un a reçu un secours plus abondant que celle de l'autre, et qu'elle en a été fortifiée davantage. Car la faculté de voit-Dieu n'est pas une des prérogatives naturelles de l'intelligence créée, elle résulte de la lumière de la gloire qui imprime dans l'esprit qui la reçoit la forme de Dieu, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc). — Par conséquent, plus l'esprit participe à la lumière de la gloire, et plus la vision qu'il a de Dieu est parfaite. Or, on participe d'autant plus à la lumière de la gloire qu'on possède une charité plus étendue. Car l'ardeur de la charité règle l'ardeur du désir, et le désir rend celui qui le conçoit plus ou moins digne de l'objet désiré. D'où l'on voit que le degré de charité détermine le degré de perfection de la vision divine et la mesure du bonheur dont nous jouirons en elle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans cette phrase : Nous le verrons comme il est, sicuti est, l'adverbe comme [sicuti) détermine le mode de vision par rapport à l'objet vu (1). Ce qui signifie, nous le verrons tel qu'il est, c'est-à-dire, nous verrons son être même qui est son essence. Mais il ne détermine pas le mode de vision par rapport au sujet qui voit.

(1) Cette comparaison s'entend objectivement, mais elle ne détermine rien relativement au sujet qui voit, c'est-à-dire relativement au mode plus ou moins parfait de sa vision.

Par conséquent cela ne signifie pas que notre manière de le voir sera parfaite comme est parfaite sa manière d'être.

2. Cette observation rend évidente la solution du second argument. Quand on dit que la même chose n'est pas mieux comprise de l'un que de l'autre, cela n'est vrai qu'autant qu'on l'entend de l'objet même que l'on comprend. Car si l'on comprend une chose autrement qu'elle n'est, on ne la comprend pas véritablement. Mais cette phrase n'est pas applicable à la manière dont le sujet comprend ; car il est bien certain que parmi les diverses intelligences les unes comprennent mieux que les autres.

3. Il faut répondre au troisième, que la diversité de la vision ne provient pas de l'objet, puisque pour tous l'objet est le même ; c'est l'essence de Dieu. Elle ne provient pas non plus de la différence qu'il y aurait entre les images qui le représentent, puisqu'on ne voit pas Dieu sous une image ; mais elle a pour cause la différence des facultés intellectuelles qui varient non-seule-mentdans l'ordre de la nature, mais encore dans l'ordre de la gloire, comme nous l'avons dit (art. premier).


Article VII — ceux oui voient dieu dans son essence le comprennent-ils (1)?


Objections: 1.. Il semble que ceux qui voient Dieu dans son essence le comprennent. Car saint Paul dit (Phil, ni, 12) : Je poursuis ma course pour le comprendre. Or, il ne poursuivait pas un but chimérique, car il dit ailleurs (I. Cor. xix, 26) : Je cours, mais non comme quelqu'un qui serait incertain. Donc il comprenait Dieu, et pour le même motif il engageait les autres à le comprendre : Sic currite, ut comprehendatis.

2.. Saint Augustin dit dans une de ses épîtres (Ep. cxn, c. 9) qu'on comprend ce qu'on voit si complètement que rien n'échappe à la vue. Or, si l'on voit Dieu dans son essence, on le voit tout entier, et rien n'échappe à celui qui le voit de la sorte, puisque sa nature est absolument simple. Donc quiconque le voit dans son essence le comprend.

3.. Si l'on dit qu'on le voit tout entier, mais non totalement, on peut insister. Ce mot totalement s'applique au sujet qui voit ou à l'objet qui est vu. S'il s'agit de l'objet vu, il est certain que celui qui voit Dieu dans son essence, le voit totalement, puisqu'il le voit comme il est, ainsi que nous l'avons vu (art. 1). De même, quant au sujet qui voit, on peut dire qu'il voit totalement, puisque pour voir l'essence de Dieu il fait usage de toute l'étendue de ses facultés. Donc, sous le rapport du sujet, comme sous le rapport de l'objet, quiconque verra Dieu dans son essence, le verra totalement, et par conséquent le comprendra.


Mais c'est le contraire. Il est dit dans Jérémie (Jerem. xxxii, 18) : O le très-fort, le grand, le puissant, le Seigneur des armées est votre nom, vous êtes grand dans le conseil, incompréhensible à la pensée. On ne peut donc comprendre Dieu.

CONCLUSION. — La lumière de la gloire qui illumine ceux qui voient l'essence divine n'étant pas infinie, il est impossible qu'un esprit créé la comprenne et la connaisse dans toute son étendue.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'il est impossible à un esprit créé de comprendre Dieu, mais que c'est un grand bonheur de l'atteindre par la pensée, de quelque manière que ce soit, comme dit saint Augustin (Serm. xxxviii de Verb. de -mini, cap. 3). — Pour rendre cette proposition évidente il faut savoir qu'on ne comprend que ce qu'on connaît parfaitement, et qu'on ne connaît parfaitement une chose qu'autant qu'on connaît tout ce qui peut en être connu. Ainsi, quand on accepte sur des raisons probables ce qui peut être connu par une démonstration certaine, on ne comprend pas. Par exemple, quand on s'est convaincu, par une démonstration, que les trois angles d'un triangle égalent deux angles droits, on comprend cette proposition. Mais si on l'accepte parce qu'on l'a reçue d'hommes, savants, ou parce qu'on l'a entendu répéter par plusieurs, on ne la comprend pas, parce qu'on n'est pas arrivé à sa connaissance par le procédé Te plus parfait qu'on puisse employer pour la connaître. Or, il n'y a pas d'intelligence créée qui puisse s'élever au mode le plus parfait de connaître l'essence divine et tout ce qu'elle renferme. — En effet, tout être est susceptible d'être connu selon ce qu'il est en acte. Par conséquent Dieu, dont l'être est infini, comme nous l'avons prouvé (quest. vu, art. 2), est susceptible d'être connu infiniment. Or, aucun esprit créé ne peut avoir de Dieu une connaissance infinie. Suivant qu'il est plus ou moins éclairé de la lumière de la gloire, un esprit créé connaît plus ou moins parfaitement l'essence divine. Mais cette lumière de la gloire, par là même qu'elle est créée et qu'elle est reçue dans une intelligence qui est créée aussi, ne peut être infinie ; par conséquent, il est impossible qu'un esprit créé ait de Dieu une connaissance infinie et partant qu'il le comprenne.

(1) Cet article est une réfutation de Terreur dEunome et de ses disciples, qui prétendaient comprendre la nature de Dieu aussi parfaitement que leur propre nature. Cette secte, qui se rattachait à Farianisnie, s'éteignit sous Théodosc. Le concile de lîâle (sess. 22) rapporte une erreur analogue, qu'aurait avancée un archevêque, Augustin de Rome, qui prétendait que l'urne du Chri> t voyait Dieu aussi clairement et aussi profondément que Dieu se voit lui-même.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot comprendre (comprehendere) a deux sens. L'un plus strict quand il signifie qu'une chose est renfermée dans une autre. De cette manière Dieu n'est compris d'aucune sorte. Il n'est ni dans l'intelligence, ni ailleurs, puisque par là même qu'il est infini il ne peut être contenu dans rien de ce qui est fini. L'autre sens, plus large, signifie saisir, posséder, et il est opposé sumot poursuivre, rechercher (insequere). Ainsi, quand on atteint quelqu'un et qu'on le tient on dit qu'on l'a pris (comprehensus est). C'est donc dans ce sens que les bienheureux disent du Seigneur : Je le tiens, je ne le laisserai pas aller (Can. m, 14). Il faut aussi entendre de cette manière les paroles de l'Apôtre qu'on nous objecte. Cette possession de l'objet désiré répond à l'espérance, comme la vision à la foi et la jouissance à la charité. Car, ici-bas, tout ce que nous voyons nous ne le possédons pas, soit parce que les objets sont éloignés de nous, soit parce qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous les procurer. Nous ne jouissons pas non plus de toutes les choses que nous avons, soit parce que nous ne mettons pas en elles notre plaisir, soit parce qu'elles ne sont pas notre fin dernière et qu'elles ne peuvent ni remplir, ni calmer tous nos désirs. Mais les bienheureux trouvent en Dieu ces trois choses ; ils le voient, en le voyant ils le possèdent, et il est en leur pouvoir de le posséder toujours; en le possédant ils jouissent de lui, comme de leur fin dernière qui remplit tous leurs désirs.

2. Il faut répondre au second, qu'on ne dit pas que Dieu est incompréhensible, comme s'il y avait une partie de lui-même qui ne fût pas visible, mais parce qu'on ne le voit pas aussi parfaitement qu'il peut être vu. Ainsi, quand nous ne connaissons que par des raisons probables une proposition qui peut être démontrée, nous n'ignorons aucune partie de cette proposition, nous en connaissons le sujet, l'attribut et le rapport de l'un à l'autre, mais nous ne connaissons cependant pas parfaitement cette proposition tout entière puisque nous ne connaissons pas d'elle tout ce qu'on en peut connaître. Delà saint Augustin dit, en définissant le mot comprendre, que pour comprendre une chose il faut la voir tout entière, de façon qu'on ne néglige rien de ce qui la concerne. Pour la voir ainsi, il faut qu'on en sache les limites et qu'on puisse les décrire. Or, on connaît les limites d'une chose quand on a poussé jusqu'à son dernier terme le moyen de la connaître.

3. Il faut répondre au troisième, que le mot totalement doit s'appliquer à la manière d'être de l'objet 5 et ce qui fait que nous ne voyons pas Dieu totalement, c'est que dans la vision de l'essence divine, la manière d'être de l'objet tombe bien tout entière sous notre connaissance ; mais il n'y a pas de rapport entre la manière d'être de l'objet connu et celle du sujet qui le connaît. Ainsi celui qui voit Dieu dans son essence, le voit dans ce qu'a d'infini son existence et dans ce qu'a d'infini sa cognoscibilité. Or, pour qu'il y eût rapport entre lui et cet infini, il faudrait qu'il eût une connaissance infinie, ce qui répugne dans un être fini. C'est ainsi qu'un homme peut savoir, par des raisons probables, qu'une proposition est susceptible d'être démontrée, bien qu'il ne sache pas la démonstration qu'on en pourrait donner.


Article VIII. — ceux qui voient dieu dans son essence voient-ils tout en lui (1)?



Objections: 1.. Il semble que ceux qui voient Dieu dans son essence voient tout en lui. En effet, saint Grégoire dit (Dial. iv, ch. 33) : Qu'est-ce que ne voient pas ceux qui voient celui qui voit tout? Or, Dieu voit tout. Donc ceux qui le voient, voient tout.

2.. Quiconque voit un miroir, voit les objets qui s'y reflètent. Or, tout ce qui existe ou peut exister se reflète en Dieu comme dans un miroir ; car il voit tout en lui. Donc quiconque voit Dieu, voit tout ce qui existe et tout ce qui peut exister.

3.. Celui qui comprend ce qu'il y a de plus élevé, peut comprendre ce qui l'est moins. Or, tout ce que Dieu fait ou peut faire est moins élevé que son essence. Donc celui qui comprend Dieu peut comprendre tout ce que Dieu fait et tout ce qu'il peut faire.

4.. La créature raisonnable désire naturellement tout savoir. Si en voyant Dieu elle ne sait pas tout, son désir naturel ne sera pas satisfait. La vision de Dieu ne la rendra pas heureuse, ce qui répugne. Donc celui qui voit Dieu sait tout.


Mais c'est le contraire, Mais c'estle contraire. En effet, les anges voient Dieu dans son essence, et cependant ils ne savent pas tout. Les anges inférieurs, comme dit saint Denis (Coelest. hierarch. cap. 7), sont éclairés par les anges supérieurs dont la lumière dissipe leur ignorance. Ils ne connaissent pas d'ailleurs les futurs contingents, ni les pensées de nos coeurs. Car il n'y a que Dieu qui sache ces choses. Donc ceux qui voient Dieu dans son essence, ne voient pas tout.

CONCLUSION. — Par là même qu'aucun esprit créé, en voyant Dieu, ne le comprend, il ne peut pas voir en lui tout ce qu'il fait ou peut faire, mais il y voit plus ou moins de choses suivant qu'il voit son essence d'une manière plus ou moins imparfaite.

Il faut répondre qu'un esprit créé, en voyant l'essence divine, ne voit pas en elle tout ce que Dieu fait et tout ce qu'il peut faire. En effet, il est évident qu'on voit en Dieu certaines choses selon qu'elles sont en lui. Mais pour toutes les autres choses elles sont en lui comme les effets sont virtuellement dans leur cause. C'est ainsi qu'on voit tout en Dieu, comme les effets dans la cause qui les produit. Or, il est manifeste qu'on voit d'autant plus d'effets dans une cause qu'on la connaît plus parfaitement. Car celui qui a une intelligence élevée tire sur-le-champ d'un seul principe démonstratif une foule de conséquences, ce que ne pourrait faire celui qui a peu d'esprit. Il a besoin qu'on lui explique une à une ces déductions. Pour voir dans la cause suprême tous les effets et toutes leurs raisons d'être, il faudrait donc comprendre totalement, absolument cette cause, ce que ne peut faire, comme nous l'avons vu (art. préc), aucun esprit créé. Donc en voyant Dieu il n'y a pas d'esprit créé qui puisse connaître tout ce que Dieu fait ou peut faire. Car ce serait comprendre sa puissance. Mais, parmi les choses que Dieu fait ou qu'il peut faire, une intelligence créée en connaît d'autant plus qu'elle voit plus parfaitement l'essence divine.

(1) L'Ecriture répond à cette question (Marc.xm) : De die illo, scilicet judicii, nemo scit, neque angeli Dei (Ps. xxiii). Les anges demandent: Quit est iste rex gloriae? Et ailleurs (Is. Lxm) : Quis est iste qui venit de Edom tinctis vestibus de Bosra? Ce qui suppose que les anges ne connaissaient pas les mystères du Christ. Saint Paul s'exprime encore plus clairement [Eph. m) : Quae sit dispensatio sacramenti absconditi in Deo ut innotescat principibus et potestatibus in caeléstibus per Ecclesiam multiformis sapientia Dei.


Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que les paroles de saint Grégoire ne s'appliquent qu'à la nature de l'objet, c'est-à-dire à Dieu, qui en lui-même renferme tout et peut tout faire connaître. Mais il ne suit pas de là que quiconque le voit connaisse tout, parce que celui qui le voit ne le comprend pas complètement.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'est pas nécessaire que celui qui voit un miroir voie tous les objets qui y sont représentés, à moins que sa vue n'embrasse le miroir tout entier.

3. Il faut répondre au troisième, qu'à la vérité, voir Dieu, c'est quelque chose de plus grand que de voir tout le reste ; mais voir Dieu et connaître en même temps tout ce qui est en lui, ce serait plus grand encore que de le voir et de ne connaître qu'une partie plus ou moins considérable des choses qui sont en lui. Or, nous avons prouvé, dans le corps de cet article, que le nombre des choses que l'on connaît en Dieu est en raison de la manière plus ou moins parfaite dont on voit son essence.

4. Il faut répondre au quatrième, que la créature raisonnable a naturellement le désir de connaître tout ce qui perfectionne l'intelligence : tels sont les genres et les espèces des choses et leurs raisons d'être que verra en Dieu quiconque verra son essence. Mais il n'est pas de la perfection d'une intelligence créée de connaître tous les êtres en particulier, de savoir leurs pensées et leurs actions. Il ne lui importe pas davantage de connaître les possibles ; le désir naturel de science qui esten elle ne s'étend pas jusque-là. Même si elle ne voyait que Dieu, qui est la source et le principe de tout être et de toute vérité, son désir de savoir serait tellement rempli qu'elle ne chercherait rien autre chose et serait heureuse. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf. lib. v, cap. 4) : 0 Dieu ! qu'il est malheureux, l'homme qui sait tout et qui cependant vous ignore; mais qu'il est heureux, celui qui vous connaît, quand même il ignorerait tout le reste. Celui qui vous connaît et qui connaît aussi les autres choses, n'est pas plus heureux à cause d'elles ; il n'est heureux qu'à cause de vous.



I pars (Drioux 1852) Qu.12 a.3