I pars (Drioux 1852) Qu.14 a.7


ARTICLE VIII. — LA SCIENCE DE DIEU EST-ELLE LA CAUSE DES CHOSES (2)?



Objections: 1.. Il semble que la science de Dieu ne soit pas la cause des choses. Car Origène dit à l'occasion de ces paroles de saint Paul aux Romains : Quos vocavit, etc. : Une chose ne doit pas être parce que Dieu sait qu'elle sera, mais c'est parce qu'elle doit arriver que Dieu la connaît avant qu'elle n'arrive.

2.. Quand on pose la cause, on pose aussi l'effet. Or, la science de Dieu est éternelle. Donc, si la science de Dieu est la cause des créatures, il semble que les créatures soient éternelles.

3.. L'objet de la science précède la science elle-même et en est la mesure, comme le dit Aristote (Met. Mb. x, text. 9). Or, ce qui est postérieur à une chose et ce qui est mesuré par elle, ne peut en être la cause. Donc la science de Dieu n'est pas la cause des choses.


Mais c'est le contraire. Dieu, dit saint Augustin (Trin. lib. xv, cap. 13), ne connaît pas toutes les créatures spirituelles et corporelles parce qu'elles existent, mais elles existent parce qu'il les connaît.

CONCLUSION. — L'intelligence et l'être étant en Dieu la même chose, il faut que sa science soit la cause des êtres, mais il est nécessaire que la volonté s'y adjoigne (3).

Il faut répondre que la science de Dieu est la cause des choses. En effet, la science de Dieu est à l'égard de toutes les créatures ce que la science de l'artiste est à l'égard des oeuvres de son art. Or, la science de l'artiste est la cause de tout ce qu'il produit, puisqu'il ne produit que ce que son intelligence a conçu. Il faut donc que la forme intellectuelle soit le principe de son oeuvre, comme la chaleur est le principe de réchauffement. Toutefois il est à remarquer que la forme naturelle, en tant qu'elle est immanente dans celui auquel elle donne l'être, n'est pas un principe d'action. Elle ne le devient qu'autant qu'elle est portée à produire un effet. La forme intelligible n'est pas non plus un principe d'action tant qu'elle se borne à exister dans le sujet intelligent. Elle ne le devient qu'autant qu'elle est poussée à l'effet par la volonté qui s'adjoint à elle. Car la forme intelligible se rapportant à des choses opposées, puisque la même science comprend des objets contraires, elle ne produirait aucun effet déterminé, si l'appétit ou la volonté, comme ledit Aristote (Met. lib. ix, text. 10), ne la déterminait à une chose plutôt qu'à une autre. Or, il est évident que Dieu produit les êtres par son intelligence, puisque son intelligence est son être. Par conséquent il est nécessaire que sa science, selon qu'elle est unie à la volonté, soit la cause de ce qui existe, et considérée à ce point de vue on a coutume de lui donner le nom de science d'approbation (1).

(1) Car s'ils les embrassaient ainsi, il leur serait inutile Je raisonner.

(2) Cet article est une réfutation de tous ceux qui prétendent, avec les arnaudistes, que Dieu agit nécessairement. L'Ecriture nous montre au contraire, qu'au lieu d'agir par la nécessité de sa nature,  il agit par la liberté de sa volonté [Apoc, iv) : Omnia creasti et per tuam voluntatem erant et creata sunt. (Ephes. i) : Qui operatur omnia secundum consilium voluntatis suae.

(3) Cette restriction est fondamentale, car c'est là-dessus que saint Thomas établit la liberté de Dieu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Origène, en parlant ainsi, n'a considéré la science qu'en elle-même, c'est-à-dire sans l'adjonction de la volonté. Quant à ce qu'il dit, qu'il y a des choses dont Dieu a la prescience parce qu'elles doivent arriver, il faut entendre qu'elles sont la conséquence et non la cause de la prescience. Ainsi, elles doivent arriver parce que Dieu les a prévues, mais ce n'est pas parce qu'elles arriveront que Dieu les prévoit.

2. Il faut répondre au second, que la science de Dieu est la cause des choses, et qu'elle les produit comme elle les comprend. Or, elle ne les a pas comprises comme éternelles. Donc, bien que la science de Dieu soit éternelle il ne s'ensuit pas que les créatures le soient aussi.

3. II faut répondre au troisième, que la nature est un moyen terme entre notre science et celle de Dieu. Nous empruntons notre science à la nature, dont la science de Dieu est la cause, et comme l'objet des sciences naturelles précède nos connaissances et en est la mesure, de même la science de Dieu est antérieure aux choses naturelles et en est la mesure. C'est ainsi qu'une maison est une chose intermédiaire entre la science de l'ouvrier qui l'a construite, et la science de celui qui emprunterait à ce bâtiment ses connaissances en architecture.



ARTICLE IX. — DIEU A-T-IL LA SCIENCE DES NON-ÈTRES (2)?



Objections: 1.. Il semble que Dieu n'ait pas d'autre science que celle des êtres. Car la science de Dieu n'a pour objet que le vrai, et le vrai c'est l'être. Donc Dieu n'a pas la science des non-êtres.

2.. La science demande une certaine similitude entre le sujet qui sait et la chose qui est sue. Or, les non-êtres ne peuvent avoir de ressemblance avec Dieu qui est l'être même. Donc Dieu ne peut connaître ce qui n'existe pas.

3.. La science de Dieu est la cause des êtres qu'il connaît. Or, elle n'est pas la cause des non-êtres, puisque le non-être n'a pas de cause. Donc Dieu n'a pas la science des non-êtres.


Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Rom. iv, 17) : Dieu appelle ce qui n'est point comme ce qui est.

(1) Ce mot a été conservé par les théologiens. Ils appellent science d'approbation celle par laquelle Dieu connaît le bien qu'il approuve, et science d'improbalion, celle par laquelle il connaît ce qu'il désapprouve, c'est-à-dire le péché ; ce qui revient à la pensée de saint Thomas.

(2) L'Ecriture le dit formellement en une mul ¦ titude d'endroits (Dan. xni) : Tu, Domine, omnia nosti, antequam fiant. (Ecoles, xxiii, 29) : Domino enim Deo, antequam crearentur, omnia sunt agnita.

CONCLUSION. — Dieu connaît de sa science de vision les non-êtres qui ont existé ou qui existeront, mais les non-êtres absolus il no les connaît que de sa science de pure intelligence.

Il faut répondre que Dieu connaît toutes les choses quelles qu'elles soient et de quelque manière qu'elles existent. Or, rien n'empêche que les choses qui n'existent pas absolument existent de quelque autre manière. Car celles qui existent absolument sont celles qui existent actuellement. Mais celles qui n'existent pas actuellement peuvent exister en puissance, c'est-à-dire à l'état de choses possibles en Dieu oudans la créature, soiten puissance passive ou en puissance active, soiten puissance d'opinion ou en puissance d'imagination, soitdetoute autre manière. Dieu connaissanttoutce que la créature peut faire, dire ou penser, et tout ce qu'il peut lui-même, il s'ensuit qu'il connaît même ce qui n'existe pas actuellement et que par conséquent il a la science des non-êtres. — Mais il y a dans les êtres qui n'existent pas actuellement une certaine diversité. Il y en a qui, à la vérité, n'existent pas actuellement, mais qui ont existé ou qui existeront. On dit que Dieu connaît tous ces êtres d'une science de vision. Car son intelligence étant son être lui-même, implique l'éternité qui comprend tous les temps sans aucune succession, et le regard de Dieu embrasse le temps et tout ce qu'ilrenferme, comme un seul objet qui lui serait présent. — Ily a des choses qui sont sous la puissance de Dieu ou de la créature, et qui cependant n'existent pas, qui n'ont pas existé et qui n'existeront jamais réellement. A l'égard de ces choses on ne dit pas que Dieu les connaît de sa science de vision, mais bien de sa science de pure intelligence (1). On se sert de cette expression parce qu'en nous la vision suppose l'objet extérieurement distinct de celui qui le voit.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les non-êtres ont ceci de vrai, c'est qu'ils existent en puissance ou qu'ils sont à l'état de choses possibles, etc'estde cette sorte que Dieu les connaît.

2. Il faut répondre au second, que Dieu étant l'être même, aucune chose n'existe qu'autant qu'elle participe à sa ressemblance, comme un objet n'est chaud qu'autant qu'il participe à la chaleur. C'est pourquoi Dieu connaît les possibles, bien qu'ils n'existent pas actuellement.

3. Il faut répondre au troisième, que la science de Dieu est la cause des choses, lorsque sa volonté s'y adjoint. Il ne suit pas de là que tout ce que Dieu sait existe, ou qu'il ait existé, ou qu'il doive exister. Au contraire, rien n'existe que ce qu'il veut ou qu'il laisse exister. De plus, la science de Dieu n'implique pas l'existencedes^hoses, mais seulement leur possibilité d'être.



ARTICLE X. — DIEU CONNAIT-IL LES MAUX (2) ?



Objections: 1.. Il semble que Dieu ne connaisse pas les maux. Car Aristote dit (De anim. lib. m, text. 23) que l'intelligence qui est en acte ne connaît pas la privation. Or, le mal est la privation du bien, comme le dit saint Augustin

2.. Toute science est la cause ou l'effet de son objet. Or, la science de Dieu n'est pas la cause du mal et n'en est pas non plus l'effet. Donc elle ne peut avoir le mal pour objet.

3.. Tout ce qu'on connaît est connu par sa ressemblance ou par son contraire. Or, tout ce que Dieu connaît, il le connaît, comme nous l'avons dit (art. S), par son essence. Mais son essence ne peut être l'image du mal, et le mal ne lui est pas non plus opposé, puisque saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xii, cap. 2) qu'il n'y a rien qui soit contraire à l'essence divine. Donc Dieu ne connaît pas les choses,mauvaises.

4.. On connaît toujours imparfaitement ce qu'on ne connaît pas par soi-même, mais par un autre. Or, Dieu ne connaît pas le mal par lui-même, puisqu'il faudrait, pour le connaître ainsi, que le mal fût en lui. Il ne le connaît pas non plus par un autre, c'est-à-dire par le bien, puisque dans ce cas il le connaîtrait imparfaitement, ce qui est impossible. Car aucune connaissance de Dieu ne peut être imparfaite. Donc Dieu n'a pas la science des. choses mauvaises.

(1) A l'égard de ces deux sortes de sciences, il y a division entre les théologiens. La plupart entendent par la science de pure intelligence celle qui a pour objet les possibles, les essences et les propriétés invariables des choses, en un mot, toutes les vérités qui se rattachent à l'essence des êtres. La science de vision se rapporte à tout ce qui existe dans un temps quelconque, qu'il soit passé, présent ou avenir. Molina, Suarez et d'autres théologiens, indépendamment de ces deux sortes de science , en distinguent une troisième, qu'ils appellent la science moyenne, parce qu'elle tient le milieu entre les deux autres.

(2) 11 y a' trois sortes de maux : les maux naturels; Dieu les connaît, car l'Ecriture dit (Sap. vin, 8) r Signa et monstra scit antequam fiant ; les maux qui sont une peine et un châtiment ; il les connaît aussi, puisqu'il est dit íEccles. xi, Lit : Bona et mala, vita et mors, paupertas et honestas à Deo sunt; les maux qui sont un péché, à l'égard desquels le Psalmiste dit à Dieu (Pí. lxviii, 6) : Tu scis insipientiam meam, et debita mea à te non sunt abscondita. Les albigeois ont nié cette dernière vérité, prétendant que Dieu ne connaît le mal que par l'intermédiaire du démon.

(Ench. cap. H ; Conf. lib. m, cap. 7). Donc l'intelligence de Dieu qui est toujours en acte, comme nous l'avons prouvé (art. 4), ne connaît pas ce qui est mauvais.


Mais c'est le contraire. Il est écrit : L'enfer et la perdition sont en sa présence (Prov. xv, 11).

CONCLUSION. — Dieu connaissant toutes les bonnes choses, il faut aussi qu'il connaisse par elles les mauvaises qui sont par rapport aux bonnes des accidents.

I1 faut répondre que pour connaître parfaitement une chose il faut savoir tout ce qui peut lui arriver par accident. Or, il y a des choses bonnes qui sont susceptibles d'être accidentellement corrompues par de mauvaises. Donc Dieu ne connaîtrait pas parfaitement les bonnes choses s'il ne connaissait aussi les mauvaises. D'ailleurs on ne peut connaître une chose que suivant ce qu'elle est ; par conséquent l'existence du mal n'étant que la privation du bien, par là même que Dieu connaît celui-ci, il connaît aussi celui-là, comme on connaît les ténèbres par la lumière. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 7) que Dieu reçoit par lui-même la vision des ténèbres parce qu'il ne les voit point autrement que par la lumière.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce mot d'Aristote signifie que l'intellect qui n'est pas en puissance ne connaît pas la privation par une privation qui existe en lui (1); ce qui s'accorde avec ce que nous avons dit plus haut que nous connaissons le point et tout ce qui est indivisible par la privation de la division (2). Et il en est ainsi parce que les formes simples et indivisibles ne sont pas en acte dans notre esprit ; elles n'y sont qu'en puissance. Car si elles y étaient en acte elles ne seraient pas connues par leur privation, mais par elles-mêmes, comme le sont les choses simples par les substances séparées (3). Donc Dieu ne connaît pas le mal par une privation qui existe dans son entendement, mais il le connaît par le bien qui lui est opposé.

2. Il faut répondre au second, que la science de Dieu n'est pas la cause du mal, mais qu'elle est celle du bien, et c'est par le bien qu'il connaît le mal.

3. Il faut répondre au troisième, que si le mal n'est pas opposé à l'essence divine puisqu'elle est incorruptible, il l'est aux effets de Dieu, qu'il connaît par son essence. Et c'est en connaissant ses effets qu'il connaît le mal qui leur est opposé.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il n'y a d'imperfection à connaître une chose par une autre qu'autant qu'on la peut connaître par elle-même. Or, on ne peut pas connaître le mal par lui-même, puisqu'il est dans sa nature d'être la privation du bien. Par conséquent on ne peut le définir et le connaître que par le bien.


(1) îl la connaît par l'opposé de celle privation.

(2) Privation qui se trouve dans la chose même, et qui n'existe pas dans l'entendement.

(3) Par substances séparées, on entend les substances immatérielles ; nous emploierons souvent ces deux expressions comme synonymes.



ARTICLE XI. — DIEU CONNAIT-IL CHAQUE CHOSE EN PARTICULIER (1)?



Objections: 1.. Il semble que Dieu ne connaisse pas chaque chose en particulier. Car l'intelligence de Dieu est plus immatérielle que celle de l'homme. Or, notre esprit, précisément parce qu'il est immatériel, no connaît pas chaque chose en particulier. Comme le dit Aristote (De anima, lib. h, text. GO) : La raison a pour objet ce qui est universel, les sens ce qui est particulier. Donc Dieu ne connaît pas les choses singulières (2).

2.. Les facultés qui nous font connaître les objets en particulier sont celles qui en reçoivent les images sans qu'elles soient dégagées de toutes leurs formes matérielles. Or, en Dieu les choses sont dépouillées absolument de tout ce qu'elles ont de matériel. Donc il ne connaît pas chaque chose en particulier.

3.. Toute connaissance s'acquiert par une ressemblance quelconque. Or, l'image de chaque chose considérée en particulier ne semble pas être en Dieu, parce que le principe de l'individualité est la matière qui n'existe qu'en puissance et qui ne ressemble par conséquent en rien à Dieu qui est un acte pur. Donc Dieu ne peut connaître chaque chose en particulier.


Mais c'est le contraire. Il est dit de Dieu que toutes les voies de l'homme lui sont connues (Prov. xvi, 2).

CONCLUSION. — Puisque la perfection de la créature consiste à connaître les choses individuellement, Dieu doit les connaître aussi de cette manière, et il les doit connaître non-seulement dans leurs causes générales ou par l'application des principes généraux aux effets particuliers, mais en les voyant toutes individuellement dans son essence ; puisqu'il n'est pas seulement cause de la forme des êtres, mais il est encore cause de leur matière.

Il faut répondre que Dieu connaît chaque chose en particulier. En effet, toutes les perfections qu'on trouve dans les créatures préexistent en Dieu de la manière la plus éminente, comme nous l'avons dit (quest. iv, art. 2). Notre perfection consistant à connaître les choses en particulier, il est nécessaire que Dieu les connaisse aussi de cette manière. Car Aristote dit qu'il y aurait répugnance à ce que nous connussions une chose que Dieu ne connaît pas, et c'est ce qui le fait s'écrier contre Empédocle, que Dieu serait le plus insensé des êtres s'il ne connaissait pas la discorde (3) (De anima, lib. i, text. 80, et Met. lib. m, text. 15). — Mais les perfections qui sont partagées, divisées entre les créatures, sont unes et simples en Dieu, et bien qu'en nous il y ait deux facultés, l'une pour connaître les choses générales et immatérielles, l'autre pour connaître les choses individuelles et matérielles, pour lui il les connaît l'une et l'autre par un seul ét même acte de son entendement. —Pour expliquer ce fait, il y en a qui ont supposé que Dieu ne connaissait chaque chose en particulier que par le moyen des causes universelles qui les produisent-, car il n'y a pas d'être particulier qui ne sorte d'une cause générale quelconque. C'est ainsi, disent-ils, qu'un astronome, d'après la connaissance générale qu'il a de tous les mouvements du ciel en général, peut annoncer à l'avance toutes les éclipses. Mais cette explication est défectueuse, parce que tous les effets particuliers empruntent à la cause universelle qui les produitdes formes etdes propriétés communes qui ne sont individualisées que par la matière propre qu'ils revêtent. Ainsi celui qui ne connaîtrait Socrate que parce qu'il est blanc, ou qu'il' est le fils de Sophronisque, ou sous quelque autre rapport semblable, ne le connaîtrait pas comme individu. Par conséquent si Dieu ne connaissaitchaque chose que dans sa cause générale, il ne la connaîtrait pas dans son individualité. — D'autres ont dit que Dieu connaissait chaque chose en appliquant les causes générales aux effets singuliers qui en découlent. Mais ce système ne vaut encore rien ; car on ne peut appliquer une chose à une autre qu'autant qu'on la connaît. Au lieu d'être le moyen de connaître chaque chose en particulier, cette application des causes générales aux effets particuliers en suppose au contraire la connaissance. — C'est pourquoi il faut dire que Dieu étant par sa science la cause de toutes choses, comme nous l'avons démontré (art. 8), sa science et sa causalité ont la même extension. Or, sa causalité ne produit pas seulement les formes générales des êtres, elle en produitencore la matière, comme nous le verrons (quest. xliv, art. 2). Il faut donc que sa science s'étende jusqu'aux êtres particuliers qui sont individualisés par la matière. Et d'ailleurs comme il connaît tout ce qui est hors de lui par son essence qui est l'image ou le principe actif de toutes choses, il faut qu'elle lui fasse aussi connaître tout ce qu'il crée, non-seulement en général, mais en particulier. Tel serait au reste le caractère de la science de l'artisan, si elle produisait!' être aussi bien quela forme des choses auxquelles elle s'applique.


(1) Cet article combat l'erreur d'Avcrroês et d'Algazel, que saint Thomas a déjà réfutée à un outre point de vue (art. 6). L'Ecriture est très-formelle sur ce point (Job, xxx,\) : Nonne Deus ipse considerat vias meas et cunctos gressus meos dinumerat? Et ailleurs : Intellexisti cogitationes meas de longe, semitam meam et funiculum meum investigasti.

(2) C'est le mot qui rend plus littéralement lc sensde lapropinition qui est ainsi conçue : Utrum Deus cognoscat singularia.

(3) Pour comprendre cette pensée, il faut se rappeler que, pour la formation des êtres, Empédocle n'admettait que deux principes actifs, qu'il personnifiait sous les noms de la Discorde et de l'Amitié j il ne s'élevait pas jusqu'à l'unité, et son Dieu oule Sphairos, comme on voudra l'appeler, n'était que la matière indéterminée qui fait le fond de tous les êtres et qui les enveloppe tous. Son système était donc du panthéisme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que notre intelligence abstrait des objets individuels l'espèce ou l'image intelligible qu'elle perçoit. C'est ce qui fait que l'image intelligible que nous avons en nous ne représente pas les individus, et que par conséquent notre intelligence ne les connaît pas en particulier. Mais dans l'entendement divin, qui est l'essence divine elle-même, l'espèce intelligible n'est pas ainsi produite par abstraction, elle est par elle-même le principe de tous les éléments qui entrent dans la composition des êtres, qu'ils soient généraux ou particuliers. C'est pourquoi Dieu connaît par elle non-seulement les choses générales, mais encore les choses particulières.

2. Il faut répondre au second, que quoique l'espèce intelligible qui est dans l'entendement divin n'ait aucune des conditions matérielles qu'on remarque dans les images produites par l'imagination et les sens, elle ne s'en étend pas moins par sa propre vertu aux choses spirituelles et aux choses matérielles, comme nous l'avons prouvé (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, qu'à la vérité la matière ne ressemble point à Dieu si on la considère sous le rapport de ce qu'elle a de potentiel; mais si on la regarde dans tel ou tel être, elle reproduit nécessairement quelque chose de ses perfections.


ARTICLE XII. —dieu peut-il connaitre les choses infinies(l)?



Objections: 1.. 11 semble que Dieu ne puisse connaître les choses infinies. En effet, ce qui est infini est inconnu comme tel. Car l'infini est ce qui échappe à toute compréhension parce qu'il lui est toujours supérieur. Aristote le dit (Phys. lib. m, texi. 63), et saint Augustin exprime la même pensée en disant (De civ. Dei, lib. xii, cap. 18) que ce que la science comprend, est par là même limité par la compréhension de celui qui a cette science. Or, ce qui est infini ne peut être limité. Donc Dieu ne peut embrasser dans sa science des choses infinies.

2.. Si on dit que ce qui est infini en soi est fini par rapport à la science de Dieu, on peut faire cette instance. Il est de la nature de l'infini de n'être dépassé par rien, comme il est de la nature du fini d'être toujours dépassé par quelque chose. Or, l'infini ne peut être dépassé ni par le fini, ni par l'infini ; par conséquent il ne peut être compris ni par l'un ni par l'autre. Donc la science de Dieu toute infinie qu'elle est ne peut comprendre les choses infinies.

3.. La science de Dieu est la mesure des choses sues. Or, il est contraire à la nature de l'infini d'être mesuré. Donc Dieu ne peut savoir ce qui est infini.


Mais c'est le contraire. Comme le dit saint Augustin (Decivit. Dei, lib. xii, cap. 18) : Quoiqu'il n'y ait pas de nombre pour exprimer l'infini, cependant il n'est pas incompréhensible à celui dont la science échappe à tous les nombres (2).

CONCLUSION. — Dieu sachant tout ce qui est et tout ce qui peut être, connaissant ses actes et ceux de ses créatures, il faut par là même que sa science de vision embrasse des choses infinies.

Il faut répondre que Dieu connaît non-seulement ce qui existe actuellement, mais encore ce qui peut exister soit par le fait de sa puissance, soit par celui de ses créatures, comme nous l'avons prouvé (art. 9). Or, toutes ces choses étant infinies, il faut nécessairement admettre que Dieu connaît des choses infinies. Quoique sa science de vision, qui ne s'exerce que sur ce qui est, qui a été, ou qui sera, ne s'étende pas jusqu'aux infinis, comme quelques-uns l'observent, puisque nous croyons que le monde n'a pas été de tout temps, èt que la génération et le mouvement ne doivent pas durer éternellement, et que par conséquent les individus ne se multiplient pas à l'infini; cependant, si l'on y regarde attentivement, on verra qu'il faut que Dieu sache par sa science de vision des choses infinies. Car il sait les pensées et les affections du coeur qui doivent se multiplier à l'infini pour les créatures raisonnables dont l'existence est immortelle. — Il en est ainsi parce que la connaissance, pour tout être qui en est doué, est toujours proportionnelle à la forme qui en est le principe. Ainsi l'espèce sensible qui réside dans nos sens n'est qu'une image individuelle qui ne peut nous donner que la connaissance d'un seul individu, tandis que l'espèce intelligible, qui réside dans notre entendement, est l'image de toute une espèce d'êtres, qui peut comprendre en elle une infinité d'individus. C'est ce qui fait que notre esprit au moyen de l'espèce intelligible de l'homme connaît en

quelque sorte une infinité d'hommes. Alavérité,ilneles connaîtpas selon ce qui les distingue les uns des autres, mais il les connaît dans ce qu'ils ont de commun sous le rapport de l'espèce, parce que l'espèce intelligible de l'homme, qui est dans notre entendement, n'est pas l'image de chaque homme individuellement considéré, mais seulement l'image des principes constitutifs de l'espèce humaine. — Or, en Dieu son essence, qui est la lumière de son entendement, est une image qui suffit à la représentation de tout ce qui est, et de tout ce qui peut exister, non-seulement quant aux principes généraux, mais encore quant aux principes propres de chaque être, comme nous l'avons démontré (art. préc). D'où il suit que la science de Dieu s'étend jusqu'aux infinis, selon qu'ils sont distincts les uns des autres.

(1) Comme if n'y a que Dieu qui soit infini en acte, il s'agit des choses qui'sont infinies en puis-. sances, et l'infini potentiel revient, comme on le sait, à ce que nous appelons maintenant l'indéfini.

(2) On peut citer, à l'appui de cette proposition, plusieurs passages de l'Ecriture. (Ps. CXLVl) : Magnus Dominus noster el'magna virtus ejus, et sapientia ejus non est numerus, (fs. xl) : Deus sempiternus Dominus qui creavit terminos terrae nec est investigatio sapientiae ejusAEc-cles. xlii) : Cognovit Dominus omnem'scientiam, annuncians quae praeterierunt et quae superventura sunt et revelans vestigia occultorum; non praeterit illum omnis cogitatus et non abscondit se ab eo ullus sermo.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la nature de l'infini ne répugne pas à la quantité, comme l'observe Aristote [Phys. lib. i, text. -15). Or, la quantité consiste dans l'ordre des parties. Par conséquent connaître l'infini à la façon d'une chose illimitée, c'est le connaître successivement partie par partie. De cette manière on ne peut le connaître parfaitement, parce qu'au delà des parties que l'on a saisies il en reste toujours d'autres qu'on n'a pas encore perçues. Mais Dieu ne connaît pas ainsi les infinis. Il les connaît par un seul et même acte de son intelligence, sans les compter l'un après l'autre, puisque nous avons prouvé qu'il connaît tout d'une connaissance simultanée et non successive (art. 7). C'est ce qui fait qu'il les connaît parfaitement.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit qu'une chose en passe une autre, on entend toujours par là qu'il y a une certaine succession dans les parties. C'est pourquoi ce qui est infini ne peut être dépassé, ni par le fini, ni par l'infini. Mais pour qu'une chose soit comprise par une autre, il suffit que le sujet et l'objet soient adéquats, de telle sorte que le sujet renferme exactement l'objet. C'est pour ce motif qu'il n'est pas contraire à la raison que l'infini comprenne l'infini, et, dans ce sens, on peut dire que ce qui est infini en soi est fini par rapport à la science divine qui le comprend.

3. Il faut répondre au troisième, que la science de Dieu est la mesure des choses, non la mesure numérique, puisque les infinis ne se mesurent ni par la quantité, ni par le nombre, mais la mesure de leur essence et de la vérité de leur nature. Car un être est d'autant plus vrai qu'il imite plus parfaitement la science de Dieu, comme un objet d'art est d'autant plus parfait qu'il reproduit mieux les règles de l'art lui-même. Ainsi, en supposant que des infinis en nombre existent actuellement, comme un nombre infini d'hommes, ou qu'il y ait un infini en grandeur, comme l'air, s'il était infini, suivant l'opinion de quelques anciens, il est évident que ces infinis auraient par là même une existence finie et déterminée, parce que leur être serait limité, borné à une nature particulière quelconque. Et, dans ce sens, la science de Dieu serait leur mesure.


ARTICLE XIII. — dieu a-t-il la science  des futurs contingents (1)?


(1) Dieu connaît-il les futurs libres? 11 les connaît , et Isaïe insinue que c'est une science propre à la Divinité (Ts. xli): Dicite nobis quae ventura sunt et dicemus quia dii estis vos. L'existence des prophetes est d'ailleurs une preuve de fait qui établit irrécusahlem»nt cotte vérité.


Objections: 1.. Il semble que Dieu n'ait pas la science des futurs contingents. Car un effet nécessaire provient d'une cause qui est nécessaire aussi. Or, la science de Dieu, comme nous l'avons dit (art. 8), est la cause de ce qu'il sait. Sa science étant nécessaire, il faut que son objet le soit également. Donc Dieu n'a pas la science des futurs contingents.

2.. Dans toute proposition conditionnelle dont l'antécédent est absolument nécessaire, le conséquent Fest aussi. Car l'antécédent est au conséquent ce qu'est le principe à la conclusion, et de principes nécessaires on ne peut tirer que des conséquences qui le sont aussi, comme le dit Aristote (Post. lib. i, text. 17). Or, cette proposition conditionnelle est vraie : Si Dieu a su qu'une chose doit être, elle sera ; parce que la science de Dieu ne peut avoir pour objet que la vérité. L'antécédent de cette proposition conditionnelle étant absolument nécessaire, soit parce qu'il est éternel, soit parce qu'il est au passé, le conséquent l'est aussi. Donc tout ce que Dieu sait est nécessaire, et sa science ne peut porter sur ce qui est contingent.

3.. Tout ce que Dieu sait doit nécessairement exister, puisqu'il en est ainsi de tout ce que nous savons, et que d'ailleurs sa science a une certitude plus grande que la nôtre. Donc Dieu ne sait rien de ce qui est contingent.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit (Ps. xxxii, 15) : C'est Dieu qui a formé le coeur de l'homme et qui connaît toutes ses oeuvres. Or, les oeuvres des hommes sont contingentes, puisqu'elles dépendent de leur libre arbitre. Donc Dieu connaît les futurs contingents.

CONCLUSION. — Dieu sachant non-seulement tout ce qui existe, mais encore tout ce qui peut exister, soit par le fait de sa puissance, soit par celui tle sa créature, il connaît par là même tous les futurs contingents tels qu'iis sont en eux-mêmes et dans l'état où ils sont actuellement, et il les connaît ainsi de toute éternité, d'une manière certaine, intuitivement et sans aucune succession.

Il faut répondre que, comme nous l'avons démontré (art. 9), Dieu sachant non-seulement tout ce qui existe et tout ce qui peut recevoir l'être de lui ou des créatures, par là même que dans nos actes futurs il y en a qui sont contingents, il s'ensuit que Dieu connaît les futurs contingents. Pour nous en convaincre il faut remarquer que le contingent peut être considéré sous un double rapport. D'abord, en soi et comme existant déjà. Ce n'est plus alors un contingent futur, c'est un contingent présent ; il n'est plus indéterminé, mais il est précisé, individualisé. Il peut, par conséquent, être infailliblement l'objet d'une connaissance certaine ; il peut, par exemple, tomber sous le sens de la vue, comme quand je vois Socrate assis. On peut, en second lieu, considérer le contingent dans sa cause. Dans ce cas c'est un contingent futur qui est encore indéterminé. Car une cause contingente peut produire des effets opposés, et il n'est pas possible de connaître d'une manière certaine si elle produira celui-ci plutôt que celui-là. Par conséquent celui qui ne connaît un effet contingent que dans sa cause n'a de lui qu'une connaissance conjecturale. Or, Dieu connaît toutes les choses contingentes non-seulement clans leurs causes, mais encore telles qu'elles sont en elles-mêmes, suivant l'existence qu'elles ont ou qu'elles doivent avoir. Et, bien qu'elles n'existent en réalité que successivement, il ne les' connaît pas ainsi, comme nous pourrions le faire, mais il les connaît simultanément, parce que sa connaissance, comme son être lui-même, n'a pour mesure que son éternité, et que l'éternité étant simultanée elle embrasse tous les temps, comme nous l'avons vu (quest. x, art. 4). Ainsi donc tout ce qui existe dans le temps est présent pour Dieu de toute éternité, non-seulement parce qu'il a présentes en lui toutes les raisons des choses, comme quelques-uns le prétendent, mais encore parce que son regard embrasse de toute éternité tous les effets qui doivent exister, et qu'il les voit tous devant lui. D'où il est évident qu'il connaît infailliblement ces effets contingents, parce qu'ils sont toujours présents à ses yeux et qu'ils ne sont futurs que par rapport aux choses prochaines qui doivent les produire.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique la cause suprême soit nécessaire, cependant l'effet peut être contingent si la cause prochaine qui la détermine est contingente elle-même. C'est ainsi que la végétation d'une plante est contingente relativement à sa cause prochaine qui est contingente aussi, bien que le mouvement du soleil, qui est sa cause première, soit nécessaire. De la même manière les choses que Dieu sait sont contingentes par rapport à leurs causes prochaines, quoique la science de Dieu, qui est leur cause première, soit nécessaire.

2. Il faut répondre au second (1), que, suivant les uns, cet antécédent de la proposition conditionnelle : Si Dieu a su que tel effet contingent aurait lieu, n'est pas nécessaire, mais contingent. Car, disent-ils, bien que le verbe soit au passé, néanmoins il implique aussi le futur. Mais ceci n'empêche pas que l'antécédent ne soit nécessaire, parce que le rapport qu'il a avec le futur, que ce soit un rapport vrai ou faux, c'est-à-dire que l'effet ait lieu ou n'ait pas lieu, il n'en est pas moins certain que ce rapport a existé. — D'autres disent que cet antécédent est contingent parce qu'il est composé de quelque chose de nécessaire et de quelque chose de contingent, comme cette proposition : Socrate est un homme blanc. Mais cette réponse ne vaut rien non plus, parce que quand on dit : Si Dieu a su que tel effet contingent aurait lieu; le contingent n'est ici que le complément du verbe et n'est pas la partie principale de la proposition. Par conséquent la contingence de l'effet ou sa nécessité ne fait rien à la contingence ou à la nécessité de la proposition, à sa vérité ou à sa fausseté. Ainsi il peut être vrai que j'aie dit qu'un homme est un âne, aussi bien que Socrate court, ou que Dieu existe. Et il en est de la contingence et de la nécessité de ces propositions comme de leur vérité ou de leur fausseté. Il faut donc reconnaître que l'antécédent est absolument nécessaire. Mais il ne résulte pas de là, comme quelques-uns le prétendent, que le conséquent le soit aussi, parce que l'antécédent est la cause éloignée du conséquent, et que celui-ci est contingent en vertu de sa cause prochaine. Cette raison est mauvaise. Car une proposition conditionnelle qui aurait pour antécédent une cause éloignée et nécessaire, et pour conséquent un effet contingent, serait une proposition fausse. Telle serait la proposition suivante : Si le soleil se meut, l'herbe poussera. — Il faut donc dire que, quand dans l'antécédent d'une proposition il y a quelque chose qui a rapport à l'acte de l'âme, on ne doit pas entendre le conséquent suivant ce qu'il est en lui-même, mais d'après ce qu'il est dans l'esprit. Car une chose n'est pas toujours en elle-même telle qu'elle est dans l'esprit qui la perçoit. Par exemple, si je disais : Quand l'âme comprend une chose, cette chose est immatérielle, on doit entendre, non pas que' cette chose est immatérielle en elle-même, mais seulement qu'elle est telle dans l'esprit qui en a l'idée. De même quand je dis : Si Dieu a su une chose, elle sera, il faut entendre le conséquent d'après ce qu'il est par rapport à la science de Dieu, c'est-à-dire il faut considérer ce futur contingent comme lui étant présent. C'est pour cela qu'il est nécessaire aussi bien que l'antécédent. Car, comme le dit Aristote (Periher. lib. i, cap. 6), tout ce qui est ne peut pas ne pas être, puisqu'il existe (2).

(1) La réponse à cet argument mérite tout particulièrement d'être approfondie, puisque c'est là que saint Thomas entreprend de concilier la liberté des créatures avec la prescience de Dieu difficulté si grave, qu'elle a porté plusieurs philosophes à nier l'une de ces deux vérités, parce qu'ils ne voyaient pas moyen de les accorder. Ainsi, les uns ont nié la prescience de Dieu, d'autres n'ont pas voulu reconnaître la liberté del'homme.

(2) Ainsi, d'après saint Thomas, l'antécédent et le conséquentde ectteproposition conditionnellcsont nécessaires, et dans la réponse suivante il montre que la liberté des êtres contingents n'en subsiste pas.


3. Il faut répondre au troisième, que nous connaissons successivement dans le temps les choses que le temps voit naître, mais que Dieu les connaît dans l'éternité. C'est pourquoi nous ne connaissons les futurs contingents que comme tels, et il nous est impossible de les connaître avec certitude, tandis que Dieu les voit tous présents à ses yeux dans son éternité qui est au-dessus du temps. C'est ainsi que celui qui marche dans un chemin ne voit pas ceux qui viennent après lui ; il n'y a que celui qui est placé sur une hauteur au-dessus de la route qui puisse d'un coup d'oeil embrasser tous ceux qui passent. C'est ce qui fait que nous ne savons que ce qui est nécessaire en lui-même, et que nous ne pouvons savoir ce qui est contingent. Quant à ce que Dieu sait, il faut qu'il soit nécessaire à la manière que nous avons déterminée dans le corps de cet article (1), mais il ne faut pas qu'il soit nécessaire d'une nécessité absolue, comme les effets qu'on considère dans leurs causes. Ainsi cette proposition : Tout ce que Dieu sait doit nécessairement exister, a besoin d'être distinguée. On peut l'entendre de la chose qu'elle énonce, ou lui donner un sens purement logique (2). Si on l'entend de la chose, elle signifie : Tout ce que Dieu sait est nécessaire ; elle est prise alors dans le sens divisé (3), et elle est fausse (4). Si on l'entend logiquement, elle est prise dans le sens composé, et elle est vraie. Elle signifie que ce que Dieu sait ne peut pas ne pas arriver. ¦— Mais il y en a qui soutiennent que cette distinction n'est pas fondée, parce qu'elle repose sur des formes séparables de leur sujet. C'est comme si l'on disait que ce qui est blanc peut être noir, ce qui est faux par rapport à la proposition, et vrai par rapport à la chose même. Car une chose qui est blanche peut être noire, mais on ne peut jamais dire sans absurdité : le blanc est noir. Mais dans les formes inséparables de leur sujet cette distinction ne peut recevoir d'application. Ainsi on ne pourrait dire : il est possible qu'un corbeau noir soit blanc, parce que cette proposition serait fausse dans les deux sens. Or, ce qui est su de Dieu est inséparable de la réalité, parce que ce qui est su de Dieu, ne peut pas ne pas avoir été su. — Cette instance pourrait être faite si ce qui est su supposait une disposition quelconque inhérente au sujet; mais comme elle ne suppose que l'acte de celui qui sait, on peut attribuer à la chose sue, si on la considère en elle-même, quelque chose qu'on ne lui attribue pas si on la considère comme étant susceptible d'être connue. C'est ainsi qu'on attribue à la pierre considérée en elle-même la matérialité qu'on ne lui attribue pas quand on la considère comme un objet intelligible.


(1) C'est-a-dire tout ce que Dieu sait est nécessairement soumis à sa science ; il ne peut pas ne pas le savoir.

(2) On peut l'entendre de la chose qu'elle énonce (de re) ou de la proposition (aut de dicto), qui se compose nécessairement d'un antécédent et d'un conséquent.

(3) Une proposition est prise dans le sens divisé quand on prend séparément les choses qu'elle exprime ; ainsi, tes boiteux marchent, les aveugles voient, on doit entendre ces propositions dans le sens divisé, c'est-à-dire que ceux qui voient cessent d'être aveugles, ceux qui marchent cessent d'être boiteux. Une proposition est prise dans le sens composé quand on prend toutes ses parties conjointement; ainsi, les médisants, les avares n'entreront pas dans le royaume des deux, cette proposition doit être prise dans son sens composé, et elle signifie : ceux qui auront conservé ces vices ne seront pas sauvés, (Voyez la Logique de Port-Royal.)

(4) Car elle signifierait alors que toutes les choses que Dieu connaît sont nécessaires en elles-mêmes.




I pars (Drioux 1852) Qu.14 a.7