I pars (Drioux 1852) Qu.51 a.1


ARTICLE II. — LES ANGES PRENNENT-ILS DES CORPS (3)?


(3) Cet article est une explication de ce que l'Ecriture nous raconte en une foule d'endroit» de l'apparition des anges.

Objections: 1.. Il semble que les anges ne prennent pas de corps. Car dans l'opération des anges comme dans celle de la nature il n'y a rien de superflu. Or, il y aurait quelque chose de superflu, si les anges prenaient un corps. Car les anges n'en ont pas besoin, puisque leur vertu est supérieure à celle des corps. Donc les anges ne prennent pas de corps.

2.. Quand on prend un corps c'est pour s'unir à lui, car le mot latin assumere signifie [ad se sumere) prendre pour soi. Or, le corps ne s'unit pas à l'ange comme à sa forme, d'après ce que nous avons dit (art. précéd.), il ne s'unit à lui que comme à son moteur. On ne peut pas dire alors que l'ange le prenne, parce qu'il s'ensuivrait que tous les corps mus par les anges auraient été pris par eux. Donc les anges ne prennent pas de corps.

3.. Les anges ne prennent ni un corps de terre ou d'eau, parce qu'il ne disparaîtrait pas subitement, ni un corps de feu parce qu'il brûlerait ce qu'il toucherait, ni un corps d'air parce que l'air ne revêt ni figure ni couleur. Donc les anges ne prennent pas de corps.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xvi, cap. 29) que les anges ont apparu à Abraham sous des corps qu'ils avaient pris.

CONCLUSION. — Puisque les anges ne sont pas des corps et qu'ils n'ont pas de corps auxquels ils soient naturellement unis, par là même qu'on les a vus quelquefois avec des corps, il n'est pas contraire à leur nature qu'ils en prennent.

Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont dit que les anges ne prenaient pas de corps, et que tout ce que les Ecritures nous apprennent de leur apparition doit s'entendre de la vision prophétique, c'est-à-dire que c'est un effet d'imagination (4). Mais cette explication répugne au sens direct de l'Ecriture. Car une chose qui est l'effet d'une vision imaginaire n'existe que dans l'imagination de celui qui la voit. Par conséquent tous les autres ne la voient pas également. Or, l'Ecriture sainte nous montre les anges se manifestant de manière à être vus en général de tout le monde. Ainsi les anges qui apparurent à Abraham ont été vus par lui et par toute sa famille, par Loin et par les habitants de Sodome. De même l'ange qui apparut à Tobie était vu de tous les autres hommes (1). D'où il est évident que cette vision était corporelle, comme celle par laquelle nous voyons les objets qui sont hors de nous et qui peuvent être vus de chacun. Or, on ne voit de cette manière que les corps. Et puisque les anges ne sont pas des corps et qu'ils n'ontpas de corps qui leur soient naturellement unis, comme nous l'avons prouvé (quest. préc. et quest. l, art. 1), ilfaut donc qu'ils en prennent quelquefois.

(4) Ce sentiment est celui des rationalistes allemands qui ont entrepris d'expliquer d'Ecriture dans un sens purement naturel (Voy. Janssens HermenevMea sacra, p. 372 et seq.).

(1) Un des arguments que les rationalistes font valoir contre les apparitions, c'est qu'on ne peut les distinguer d'un effet d'imagination. C'est ce que réfute victorieusement l'observation de saint Thomas.


Solutions: 1. il faut répondre au premier argument, que les anges n'ont pas besoin de prendre des corps pour eux, mais pour nous, afin qu'en conversant familièrement avec les hommes ils soient une preuve de la société intellectuelle que les hommes espèrent former avec eux dans la vie future. Quant aux apparitions des anges dans l'Ancien Testament, elles étaient un signe figuratif de l'incarnation du Verbe qui devait prendre un corps humain. Car toutes les apparitions de l'Ancien Testament se rapportent à l'apparition du Fils de Dieu dans notre chair (2).

(2) Les rationalistes demandent encore quel pouvait être te but de ces apparitions, et en quelques mots saint Thoma» leur répond.

2. Il faut répondre au second, que le corps qu'un ange prend ne lui est pas uni comme à sa forme (3), ni comme à son moteur simplement, mais comme à un moteur représenté par le corps mobile qu'il a pris. Car comme l'Ecriture sainte représente les propriétés des choses intelligibles sous l'image des choses sensibles, de même par la vertu divine les anges se forment des corps sensibles, de telle sorte qu'ils représentent leurs propriétés intelligibles. Et c'est de cette manière que les anges prennent des corps.

(3) Tertullien avait prétendu que les anges prennent des corps, ets'unissent à eus personnellement comme le Fils de Dieu s'est uni à la nature humaine. Saint Thomas évite cette erreur et l'autre extrême qui lui est opposé.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique l'air, tant qu'il reste rare, ne prenne ni figure ni couleur, cependant quand il est condensé il devient susceptible de représenter une figure et une couleur, comme on le voit par les nuages. Ainsi les anges prennent un corps aérien, en condensant l'air par la vertu divine autant qu'il est nécessaire pour lui donner la forme d'un corps.


ARTICLE III. — les anges exercent-ils les fonctions vitales dans les corps qu'ils ont pris (4)?


(4) Cet article est le développement de celui qui précède. Saint Thomas tient à préciser la nature des corps que les anges revêtent.

Objections: 1.. Il semble que les anges exercent les fonctions vitales dans les corps qu'ils ont pris. Car il ne serait pas convenable que les anges de vérité fissent une fiction. Or, il y aurait fiction de leur part si les corps qu'ils prennent paraissaient vivants et qu'ils n'exerçassent pas en réalité les fonctions vitales. Donc les anges exercent ces fonctions dans les corps qu'ils ont pris.

2.. Dans les oeuvres de l'ange il n'y a rien d'inutile. Or, il aurait en vain formé dans le corps qu'il prend des yeux, des oreilles et d'autres organes, s'il ne s'en servait pour sentir. Donc l'ange sent, par le corps qu'il a pris, ce qui est la plus propre des fonctions vitales.

3.. Se mouvoir en marchant est l'un des actes de la vie, d'après Aristote (De anim. lib. n, text. 13). Or, on a vu les anges se mouvoir avec les corps qu'ils avaient pris. Car il est dit dans la Genèse (Gen. xviii, 16) qu'Abraham marchait avec les anges qui lui étaient apparus. Et l'ange répondit à Tobie qui lui disait : Connaissez-vous le chemin qui mène à la cité des Mèdes? — Je le connais et je l'ai fait fréquemment. Donc lés anges exercent souvent des fonctions vitales dans les corps qu'ils prennent.

4.. La parole est l'oeuvre d'un être vivant. Car elle est produite par la voix qui est un son que la bouche d'un animal profère, comme le dit Aristote (De anim. lib. n, text. 90). Or, il est évident d'après beaucoup de passages de l'Ecriture que les anges ont parlé avec les corps qu'ils ont pris. Donc ils exercent dans ces corps des opérations vitales.

5.. Manger est l'oeuvre propre de la vie animale. C'est pourquoi Notre-Sei-gneur après sa résurrection mangea avec ses disciples pour leur prouver qu'il était ressuscité, comme le rapporte saint Luc (cap. ult.). Or, les anges qui se sont montrés sous des formes corporelles ont mangé. Abraham a offert de la nourriture à ceux qu'il avait d'abord adorés, comme nous le voyons (Gen. xvm). Donc les anges exercent dans les corps qu'ils prennent des fonctions vitales.

6.. Engendrer un homme est une action vitale. Or, les anges ont fait cet acte avec les corps qu'ils ont pris. Car il est dit (Gen. vi, 4) : Après que les enfants de Dieu se furent approchés des filles des hommes, celles-ci engendrèrent, et leurs enfants devinrent les puissants du siècle. Donc les anges remplissent des fonctions vitales clans les corps qu'ils prennent.


Mais c'est le contraire. Les corps pris par les anges ne vivent pas, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2). Par conséquent ils sont incapables de se prêter aux fonctions vitales.

CONCLUSION. — Les anges peuvent dans les corps qu'ils prennent produire les actes de vie qui leur sont communs avec les êtres qui ne vivent pas, mais ils ne peuvent produire aucun des actes qui sont propres aux êtres qui vivent.

Il faut répondre que parmi les actes des êtres vivants il y en a qui sont communs aux autres êtres. Ainsi la parole qui est l'oeuvre d'un être vivant est semblable aux autres sons que rendent les corps inanimés, puisqu'elle est un son elle-même ; la marche ressemble aux autres mouvements, puisque c'est un mouvement. Les anges peuvent faire, aii moyen des corps qu'ils prennent, les actes qui sont communs aux êtres animés et aux êtres inanimés, mais ils ne peuvent produire d'actes propres aux êtres vivants. Car, comme le dit Aristote (Lib. de somn. et vig. cap. I), l'acte se règle sur la puissance (1) ; par conséquent ce qui n'a pas la vie qui est le principe potentiel de l'action vitale ne peut produire une action de cette nature.

(1) L'acte se rapporte au principe auquel se rapporte la puissance. Pour le rapport de la puissance à l'acte , voyez encore le Traité de l'âme, liv. n, cb. b, 2, et la Mit. liv. V, t«t.12.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme il n'est pas contraire à la vérité que l'Ecriture représente des choses intelligibles sous des images sensibles, parce qu'elle le fait non pour qu'on croie que les choses intelligibles sont des choses sensibles, mais pour que par le moyen de ce qui tombe sous les sens on puisse se faire une idée des propriétés des êtres intellectuels ; de même il ne répugne pas à la vérité des saints anges de paraître, au moyen des corps qu'ils prennent, des hommes vivants, bien qu'ils n'en soient pas. Car ils ne prennent cette forme que pour désigner par les propriétés et les actions de l'homme leurs propriétés et leurs actions spirituelles. Ce qu'ils ne pourraient pas représenter aussi convenablement s'ils prenaient réellement notre nature, parce qu'alors ils feraient passer leurs propriétés dans la nature humaine (1), et elles n'existeraient plus dans la nature angélique.

(1) Parce qu'il y aurait dans ce cas une union hypostalique.

2. Il faut répondre au second, que la sensibilité est l'acte complet et total de la vie. On ne doit donc dire d'aucune manière que les anges sentent par les organes des corps qu'ils prennent, mais ces organes ne sont pas pour cela superflus. Car ils n'ont pas été formés pour que les anges sentent par leur moyen, mais pour qu'ils désignent leurs vertus spirituelles. Ainsi l'oeil indique la vertu cognitive de l'ange, et les autres membres indiquent d'autres vertus, comme le dit saint Denis (2) [De coelest. hier. cap. ult.).

(2) Saint Denis entre à ce sujet dans les plus minutieux détails (Voy. l'élégante traduction de ses oeuvres par M. l'abbé Darboy).

3. Il faut répondre au troisième, que le mouvement qui provient d'un moteur qui lui est uni est l'oeuvre propre de la vie. Mais ce n'est pas ainsi que sont mus les corps pris par les anges, parce que les anges ne sont pas leurs formes. Cependant les anges se meuvent accidentellement quand ces corps sont mus, parce qu'ils sont en eux comme les moteurs dans leurs mobiles, et par conséquent ils sont là ce qu'ils ne sont pas ailleurs, ce qu'on ne peut dire de Dieu. C'est pourquoi, bien que Dieu ne se meuve pas avec les êtres dans lesquels il est, parce qu'il est partout, les anges se meuvent accidentellement suivant le mouvement des corps qu'ils prennent. Mais ils ne se meuvent pas avec les corps célestes, quoiqu'ils soient en eux comme les moteurs dans leurs mobiles (3), parce que les corps célestes ne changent pas de place selon la totalité de leur volume. L'esprit qui meut l'univers n'a pas sa place marquée à un endroit déterminé de la sphère qui est tantôt en orient, tantôt en occident; il est placé dansiune position qui est toujours la même, parce que le mouvement vient toujours d'orient, comme le dit Aristote [Phys. lib. viii, text. 84).

(3) Saint Thomas suit ici la théorie péripatéticienne qui se trouve exposée (Met. liv. Xli).

4. Il faut répondre au quatrième, que les anges ne parlent pas par les corps qu'ils prennent, ils forment seulement dans l'air des sons sembables à la voix humaine et produisent ainsi quelque chose d'analogue à la parole.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'action de manger ne convient pas, à proprement parler, aux anges. Car cette action suppose que l'on prend ires aliments pour être convertis ensuite dans la substance de celui qui les mange. Quoique la nourriture que le Christ prit après sa résurrection ne dut pas se changer en sa substance, cependant il avait un corps qui était de nature à rendre possible ce phénomène. C'est pourquoi il mangea réellement. Mais la nourriture que prenaien t les anges ne se convertissait pas en la substance du corps qu'ils avaient pris, parce que ce corps n'était pas apte à recevoir des aliments. C'est ce qui fait qu'ils ne mangeaient pas réellement, mais que cet acte n'était qu'une figure de la nourriture spirituelle qu'ils prenaient. C'est ce que l'ange dit à Tobie (Tob. xii, 19) : Quand j'étais avec vous, je paraissais à la vérité manger et boire, mais je me nourris d'une boisson et d'une nourriture invisible. Abraham leur offrit de la nourriture, parce qu'il les prit pour des hommes dans lesquels il vénérait Dieu, tel qu'il était ordinairement dans les prophètes, selon la remarque de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xvi, cap. 19).

6. Il faut répondre au sixième, que d'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. xv, cap. 23) une tradition constante, établie par l'expérience et le témoignage de personnes dignes de foi, rapporte que les Sylvains et les Faunes, vulgairement appelés incubes, ont souvent assouvi sur les femmes leurs sauvages instincts, et qu'il y aurait de la témérité à n'en pas convenir. Mais les anges ne sont pas tombés dans ces fautes avant le déluge. Par les enfants de Dieu on doit entendre les enfants de Loth qui étaient bons, et par les filles des hommes l'Ecriture désigne celles qui naquirent de la race de Caïn. Il n'est pas étonnant que de leur alliance soient nés des géants; car si tous les hommes n'étaient pas des géants avant le déluge, il y en eut. cependant beaucoup plus à cette époque qu'après. Si tamen, ajoute saint Thomas, ex coitu daemonum aliqui interdum nascuntur, hoc non est per semen ab eis decisum aut à corporibus assumptis, sed per semen alicujus hominis ad hoc acceptum, utpote quod idem daemon qui est succubus ad virum, fiat incubus ad mulierem ; sicut et aliarum rerum semina assumunt ad aliquarum rerum generationem, ut August. dicit (De Trin. lib. ní, cap. 8 et 9) ut sic ille qui nascitur non sit filius daemonis, sed illius hominis cujus est semen acceptum.


QUESTION LII. : DES ANGES PAR RAPPORT AUX LIEUX.


Nous avons à nous occuper du lieu des anges. A cet égard trois questions se présentent : 1"L'ange est-il dans un lieu? — 2" Peut-il être dans plusieurs lieux en même temps ? ¦— 3" Plusieurs anges peuvent-ils être dans un même lieu ?

ARTICLE I. — l'ange est-il dans un lieu (1) ?


(1) II y a quelques Pères qui ont prétendu que les anges n'étaient pas dans un lieu ; mais 'en approfondissant leur pensée on voit qu'ils ont seulement voulu dire qu'ils n'y [étaient pas à la façon des corps.

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne soit pas dans un lieu. Car, d'après Boëce (De hebd.), c'est un sentiment généralement admis parmi les philosophes que les êtres incorporels ne sont'pas dans un lieu. Et Aristote dit [Phys. lib. iv, text. 48 et 57) que tout ce qui existe n'est pas dans un lieu, qu'il n'y a que les corps mobiles. Or, l'ange n'est pas un corps, comme nous l'avons prouvé (quest. l, art. I). Donc il n'est pas dans un lieu.

2.. Le lieu est la quantité ayant une position. Or, tout ce qui est dans un lieu a une situation quelconque. Mais l'ange ne peut avoir une situation, puisque sa substance est étrangère à la quantité dont la différence propre consiste à avoir une position. Donc l'ange n'est pas dans un lieu.

3.. Etre dans un lieu, c'est avoir le lieu pour mesure et être contenu par lui, comme le dit Aristote (Phr/s. lib. iv, text. 119). Or, l'ange ne peut être mesuré ni contenu par un lieu ; parce que le contenant est plus formel que le contenu, comme l'air est plus formel que l'eau, selon la remarque d'Aristote (Phys. lib. iv, text. 35 et 49). Donc l'ange n'est pas dans un lieu.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans une collecte : Que nos saints anges habitent en cette maison pour nous garder en paix (2).

(2) Cette autre oraison paraît encore plus expresse : Mittere dignare, Domine, sanctum angelum tuum de caelis qui custodiat, foveat, protegat, visitet, defendet omnes habitantes inhoc habitaculo.

CONCLUSION. — L'ange n'est dans un lieu que par l'application de sa vertu, il n'est ni mesuré, ni contenu par le lieu.

Il faut répondre que l'ange peut être dans un lieu, mais on n'entend pas par là qu'il y soit de la même manière que le corps. Car le corps est dans un lieu par le contact de sa quantité commensurable. Dans l'ange il n'y a point de quantité commensurable, il n'y a qu'une quantité virtuelle. Selon que l'ange agit dans un lieu de quelque manière par sa puissance, on dit donc qu'il est présent dans ce lieu matériel (1). D'après cela il est évident qu'il ne faut pas dire que l'ange est mesuré par le lieu, ni qu'il occupe une place dans l'espace. Geci ne convient qu'au corps qui occupe un lieu en raison de son étendue et de sa dimension. De même on ne peut pas dire davantage que l'ange soit contenu par le lieu. Car la substance incorporelle qui agit par sa vertu sur une substance corporelle la renferme sans être renfermée par elle. Ainsi l'âme est dans le corps comme le contenant et non comme le contenu. De même on dit que l'ange est dans un lieu corporel, non dans le sens que le lieu le contient, mais plutôt parce qu'il contient le lieu d'une certaine manière (2).

(1) Ce sentiment est celui de Philopon contre Théodore de Mopsueste, du philosophe chrétien Némésius, de saint Jean Damascène, qui disent que l'ange est dans le lieu.

(2) Etienne, évoque de Paris, a condamné cette proposition : Intelligentia, angelus vel anima separata nusquam est.

La réponse aux objections est par là même évidente.

Article II. — l'ange peut-il être en plusieurs lieux en même temps (3)?


(3) Le passage suivant de l'Ecriture semble indiquer que les anges ne peuvent exister simultanément dans plusieurs lieux (Ex. XIV) : Tollensque se angelus Domini qui praecedebat castra Israël, abiit post eos, et cum eo pariter columna nubis priora dimittens post tergum stetit inter castra AEgyptiorum et castra Israel.

Objections: 1.. Il semble que l'ange puisse être en plusieurs lieux en même temps. Car l'ange n'a pas moins de vertu que l'âme. Or, l'âme existe en même temps en plusieurs lieux, puisqu'elle est tout entière dans chaque partie du corps, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. vi, cap. 0). L'ange peut donc être en plusieurs lieux en même temps.

2.. L'ange existe dans le corps qu'il prend, et puisqu'il prend un corps continu il semble qu'il soit dans chacune de ses parties. Or, chacune des parties constitue des lieux différents. Donc l'ange est en plusieurs lieux en même temps.

3.. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. n, cap. 3) que l'ange est où il opère. Or, l'ange opère quelquefois en plusieurs lieux en même temps, comme on le voit à l'égard de l'ange qui renversa Sodôme. Donc l'ange peut être en plusieurs lieux en même temps.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. n, cap. 3) que les anges pendant qu'ils sont au ciel ne sont pas sur la terre.

CONCLUSION. — Puisque la vertu de l'ange est finie et particulière, tandis que celle de Dieu est infinie, l'auge n'est pas partout comme Dieu, mais il est dans un lieu particulier déterminé.

Il faut répondre que l'ange a une vertu et une essence finie. Mais la vertu de Dieu, comme son essence, est infinie. Elle est la cause universelle de tous les êtres, et pour ce motif rien n'échappe à sa puissance. C'est pourquoi non-seulement Dieu existe en plusieurs lieux, mais il 'est partout. La vertu de l'ange étant finie, elle ne s'étend pas à tout, mais à une chose déterminée. Car il faut que tout ce qui se rapporte à une seule vertu s'y rapporte comme étant un. Ainsi donc comme l'univers se rapporte à la vertu universelle de Dieu en tant qu'un, il faut que l'être particulier se rapporte au même titre à la vertu de l'ange. Par conséquent, puisque l'ange n'est dans un lieu que par l'application de sa vertu, il s'ensuit qu'il n'est pas partout, et qu'il n'existe pas en plusieurs lieux, mais dans un seul (4). — A cet égard, il y a des fauteurs qui sont tombés dans l'erreur. Quelques philosophes, ne pouvant s'élever au-dessus de l'imagination, ont considéré l'indivisibilité de l'ange comme l'indivisibilité du point. C'est pourquoi ils ont cru que l'ange ne pouvait exister que dans un lieu comme le point. Mais ils se sont évidemment trompés ; car le point, tout indivisible qu'il est, a toujours une situation, tandis que l'ange est quelque chose d'indivisible, en dehors de la quantité, sans situation. Il n'est donc pas nécessaire de lui déterminer un lieu indivisible quant à sa position. Le lieu qu'il occupe est divisible ou indivisible, grand ou petit, en raison de l'application volontaire qu'il fait de sa vertu ou de sa puissance à un corps plus ou moins grand. Ainsi la totalité du corps sur lequel il agit est pour lui le lieu unique qu'il occupe. — On ne doit cependant pas conclure de ce que l'ange meut le ciel qu'il est partout : 1° Parce qu'il n'applique sa puissance qu'au point qui reçoit l'impulsion première. Car il y a dans le ciel un point qui reçoit le premier mouvement, et ce point est à l'orient (1). C'est pourquoi Aristote (Phys. lib. viii, text. 84) place.de ce côté l'action du moteur céleste. 2° Parce que les philosophes ne supposent pas qu'il n'y ait qu'une seule substance intellectuelle qui meuve immédiatement toutes les sphères. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle soit partout.—Il est donc manifeste que les corps, les anges et Dieu ne sont point dans le lieu de la même manière. Ainsi le corps est dans le lieu, de telle façon qu'il y est circonscrit (2), parce qu'il a le lieu pour mesure. L'ange n'est pas circonscrit dans le lieu, puisqu'il n'est pas mesuré par lui ; mais il y est défini, parce que quand il est dans un lieu il n'est pas dans un autre. Dieu n'est ni circonscrit, ni défini par le lieu, parce qu'il est partout.

(4) Durand avait soutenu Io contraire, et il fut condamné par Guillaume, évèque de Paris.

(1) Voyez à l'égard îde cette théorie d'Aristote, sa Métaphysique, liv. xn.

(2) Plusieurs Pères disent que les anges sont circonscrits dans un lieu. Saint Basile, saint Grégoire te Grand, Tliéodoret, Gennade, etc., font usage de cette expression , niais dans leur penséo ce mot signifie seulement que la nature des esprits créés est limitée. Il a donc de même sens quo le mot défini, que les scolastiques ont adopté.

La réponse aux objections devient par là même facile ; car on regarde l'être tout entier sur lequel Fange agit immédiatement (3) comme son lieu unique, quand même il ne serait pas continu.

(3) Quoique saint Thomas et les autres théologiens déterminent qu'un ange est dans un lieu, par suite de l'action qu'il y exerce , le P. Petau fait remarquer très-judicieusement que cette manière de s'exprimer a surtout pour but de montrer que les anges ne sont pas dans les lieux à la façon des corps, et il dit qu'ils auraient certainement admis que l'ange pouvait être dans un lieu, sans y rien faire, par sa seule présence.

ARTICLE III. — plusieurs anges peuvent-ils être en même temps pans un même lieu (4) ?


(4) Cette question permet à saint Thomas de préciser sa pensée relativement à la manière dont il comprend la présence de l'ange dans un lieu.

Objections: 1.. Il semble que plusieurs anges puissent exister en même temps dans le même lieu. Car plusieurs corps ne peuvent exister en même temps dans le même lieu, parce qu'ils le remplissent. Or, les anges ne remplissent pas le lieu qu'ils occupent, parce qu'il n'y a que les corps qui ne laissent pas de vide, comme le dit Aristote (Phys. lib. iv, text. 52 et 58). Donc plusieurs anges peuvent exister dans un seul et même lieu.

2.. Un ange et un corps diffèrent plus l'un de l'autre que deux anges entre eux. Or, l'ange et le corps existent en même temps dans le même lieu, parce qu'il n'y a pas de lieu qui ne soit rempli par un corps sensible, comme le prouve Aristote (Phys. lib. iv, text. 58). Donc à plus forte raison deux anges peuvent-ils exister dans un même lieu.

3.. L'âme est dans chaque partie du corps, d'après saint Augustin (De Trin. lib. vi, cap. 6). Or, les démons, s'ils ne s'insinuent pas dans les âmes, se glissent quelquefois dans les corps. Dans ce cas l'âme et le démon sont dans un même lieu. On peut faire le même raisonnement sur toutes les autres substances spirituelles.


Mais c'est le contraire. Comme il n'y a pas deux âmes dans le même corps, pour la même raison il n'y a pas deux anges dans le même lieu.

CONCLUSION. — Puisque les anges sont dans un lieu en raison de leur vertu qui embrasse ce lieu complètement et totalement, il est impossible qu'ils existent plusieurs dans le même lieu, et un ange n'est que dans un seul lieu.

Il faut répondre que deux anges ne peuvent être en même temps dans le même lieu (1). La preuve c'est qu'il est impossible que deux causes véritables, complètes, soient immédiates par rapport à un seul et même effet. Ce qui est évident pour toute espèce de causes; parce que la forme prochaine d'une chose étant unique, son moteur prochain est un aussi, bien qu'il puisse y avoir plusieurs moteurs éloignés. On ne peut objecter que plusieurs moteurs concourent à traîner un navire ; parce qu'il n'y a aucun de ces moteurs qui soit'parfait, puisque la puissance de chacun d'eux est insuffisante à mouvoir le vaisseau. Leur ensemble tient lieu d'un moteur unique, puisque toutes leurs forces se réunissent pour produire un seul et même mouvement. Donc, puisque nous disons que l'ange est dans un lieu par l'action que sa puissance exerce Immédiatement sur ce lieu même de telle sorte qu'il l'embrasse pleinement et parfaitement, comme nous l'avons dit (art. 1), il ne peut y avoir qu'un ange dans un même lieu.

(1) Tous les Pères ne sont pas de ce sentiment. Saint Grégoire de Nazianze réfutant Apollinaire prétend que la différence qu'il y a entre les corps et les substances spirituelles, c'est que plusieurs corps ne peuvent exister simultanément dans le même lieu, tandis qu'il n'en est pas de même des substances spirituelles. Saint Denis i/)e div. nom. cap. 4) et ses commentateurs, saint Maxime et Pacbymère, sont du même avis. D'autres Pères soutiennent l'opinion contraire; peut» être y aurait-il lieu de concilier ces sentiments qui paraissent opposés, en entendant l'unité de lieu telle que l'entend saint Thomas dans la réponse qu'il fait aux objections (art. préc).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que s'il est impossible que plusieurs anges existent dans un seul lieu, ce n'est pas parce qu'ils remplissent ce lieu, mais c'est pour une autre raison que nous avons donnée [in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que l'ange et le corps ne sont pas dans un lieu de la même manière, et par conséquent ce raisonnement n'est pas concluant.

3. Il faut répondre au troisième, que le démon et l'âme n'ont pas avec le corps les mêmes rapports de causalité, puisque l'âme est la forme du corps et que le démon ne l'est pas. C'est pourquoi cet argument ne conclut pas.


QUESTION LIII. : DU MOUVEMENT LOCAL DES ANGES.


Nous avons maintenant à traiter du mouvement local des anges. — A ce sujet trois questions se présentent : 1° L'ange peut-il se mouvoir localement? — T L'ange se meut-il d'un lieu à un autre en passant par un milieu ? — 3" Le mouvement de l'ange est-il temporaire ou instantané ?

article I. — l'ange peut-il se mouvoir localement (2)?


(2) L'Ecriture attribue aux anges le mouvement local : Circuivi terrain et perambulavi eam, dit le mauvais ange (Job, I). Missus est angelus Gabriel à Deo in civitatem Galileae Nazareth (Luc. i). Omnes iunt administratorii, etc. (Heb.i).

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne puisse se mouvoir localement. Car, comme le dit Aristote [Phys. lib. vi, text. 32 et 86), ce qui n'a pas de parties ne se meut pas, parce que tant qu'il est au point de départ il n'est pas en mouvement, et quand il est au terme il ne se meut pas non plus, seulement il a changé. Il faut donc pour qu'une chose se meuve qu'elle soit, durant le mouvement, partie au point de départ et partie vers le terme qu'elle veut atteindre. Or, l'ange n'a pas de parties. Donc il ne peut se mouvoir localement.

2.. Le mouvement est l'acte d'un être imparfait, comme le dit Aristote (Phys. lib. iii, text. 14). Or, un ange bienheureux n'est pas imparfait. Donc l'ange bienheureux ne se meut pas localement.

3.. On ne se meut que parce qu'on a des besoins. Or, les saints anges n'ont aucun besoin. Donc ils ne se meuvent pas localement.


Mais c'est le contraire. Un ange bienheureux doit se mouvoir pour la même raison que les âmes des bienheureux se meuvent. Or, on est forcé à reconnaître que les âmes se meuvent localement, puisqu'il est de foi que l'âme du Christ est descendue aux enfers. Donc l'ange se meut localement.

CONCLUSION. — Puisque l'ange n'est pas dans un lieu de telle sorte qu'il soit contenu par ce lieu comme le sont les corps, mais que c'est au contraire l'ange qui contient le lieu, il ne se meut pas localement d'un mouvement continu, ou il ne le fait que par accident.

Il faut répondre que l'ange peut se mouvoir localement ; mais comme Fange n'existe pas dans un lieu à la façon des corps, il ne se meut pas non plus comme eux. Car le corps est dans un lieu de telle sorte qu'il est contenu et mesuré par le lieu qu'il occupe. D'où il résulte que le mouvement local d'un corps est nécessairement mesuré par le lieu et qu'il se fait selon l'exigence du lieu (1). D'où il suit que la continuité du mouvement d'un corps est conforme à la continuité de sa grandeur, et qu'il y a dans ce mouvement un avant et un après comme il y en a un dans l'étendue ou la grandeur, ainsi que le dit Aristote (Phys. lib. iv, text. 99). Mais l'ange n'est ni mesuré, ni contenu par le lieu où il est, il le contient plutôt. Par conséquent il n'est pas nécessaire que le mouvement local de l'ange ait le lieu pour mesure, ni qu'il soit selon son exigence au point de recevoir de lui sa continuité ; mais il peut être continu et non continu. En effet Fange n'étant dans un lieu que par la vertu ou le contact de l'action qu'il exerce, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. I), son mouvement local ne peut pas être autre chose que la diversité d'action qu'il exerce en des lieux différents d'une manière successive et non simultanée, puisque l'ange, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 2), ne peut être en plusieurs lieux en même temps. Or, il n'est pas nécessaire que ces contacts virtuels soient continus. Il peut cependant arriver qu'en certains cas ils offrent une sorte de continuité. Ainsi, comme nous l'avons dit (quest. li, art. I), rien n'empêche que dans l'exercice de sa puissance l'ange n'occupe un lieu divisible, comme le corps peut en occuper un en raison de sa grandeur. Et comme le corps abandonne le lieu où il était d'abord successivement et non simultanément, et qu'il en résulte dans le mouvement local une véritable continuité, de même l'ange peut abandonner successivement le lieu divisible qu'il occupait auparavant, et dans ce cas son mouvement est continu. Mais il peut aussi abandonner complètement un lieu et appliquer en même temps toute son activité à un autre lieu opposé au premier. Alors son mouvement n'est plus continu.

(1) C'est-à-dire le corps est obligé de suivre les lois du lieu, comme le dit saint Thomas dans l'article suivant, tandis que l'ange n'y est pas obligé.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement n'a pas de valeur pour deux motifs : 1° parce que la démonstration d'Aristote s'appuie sur ce qui est indivisible sous le rapport de la quantité, et qui occupe.nécessaire-ment un lieu indivisible, ce qu'on ne peut pas dire d'un ange -, 2° parce que le raisonnement d'Aristote porte sur le mouvement continu. Car si le rnouvement n'était pas continu, on pourrait dire qu'une chose se meut quand elle est à son point de départ, et quand elle est à son point d'arrivée ; parce qu'on appellerait alors le mouvement la succession des lieux que le même être a occupés. On pourrait donc dire que l'être se meut peu importe dans lequel de ces lieux successifs où il se trouve. Mais la continuité dumouvement empêche qu'il en soit ainsi. Car rien de ce qui est continu n'existe dans son terme. La ligne, par exemple, n'existe pas dans le point. Il faut donc quece qui se meutne soit pas tout entier dans l'un des termes ; mais il doit être partie dans l'un et partie dans l'autre. Le raisonnement d'Aristote ne revient donc pas à notre proposition, du moins pour le mouvement de l'ange qui n'est pas continu. Pour le cas où son mouvement a ce caractère on peut admettre que l'ange, pendant qu'il se meut, est partie au point de départ, partie au point d'arrivée, dételle sorte toutefois que cette distinction ne se rapporte pas à la substance de l'ange, mais au lieu qu'il occupe, parce qu'au commencement de son mouvement continu l'ange occupe tout le lieu divisible d'où il a commencé à se mouvoir. Mais pendant qu'il se meut il est tout à la fois dans une portion du premier lieu qu'il quitte et dans une portion du second lieu qu'il occupe. Ce qui fait concevoir qu'il peut ainsi occuper deux lieux, c'est que par l'exercice de sa puissance il peut occuper un lieu divisible, comme le corps en occupe un en raison de sa grandeur. D'où il suit que le corps qui se meut localement est divisible en raison de sa grandeur, et que l'ange peut appliquer sa puissance à quelque chose de divisible (-1).

(1) La divisibilité se rapporte donc au lieu seulement, mais non à la substance de l'ange, qui est indivisible.

2. Il faut répondre au second, que le mouvement de l'être qui existe en puissance, est l'acte d'un être imparfait (2). Mais le mouvement qui consiste dans l'exercice de la puissance est le fait d'un être qui existe en acte. Car la puissance ou la vertu d'une chose est en raison de ce qu'elle est en acte.

(2) Parce que le mouvement, comme l'observe Nîcolaï, a pour but l'acquisition d'une perfection que l'être mû ne possède pas, mais qu'il est capable d'acquérir.

3. Il faut répondre au troisième, que le mouvement de l'être qui existe en puissance est déterminé par ses besoins, mais que l'être en acte ne se meut pas pour lui-même, mais dans l'intérêt des autres. C'est ainsi que l'ange se meut localement pour venir en aide à nos misères, d'après ces paroles de l'Apôtre (Heb. i, 14) : Tous les anges ne sont-ils pas des esprits qui tiennent lieu de ministres, étant envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent Être les héritiers du salut.



I pars (Drioux 1852) Qu.51 a.1