I pars (Drioux 1852) Qu.53 a.2

ARTICLE II. — l'ange fasse-t-il par un milieu (3)?


(3) Cet article a pour objet de déterminer quelle est la nature du mouvement de l'ange, s'il est continu ou s'il ne l'est pas. Car s'il est continu il faut que l'ange passe par un milieu ; s'il ne l'est pas, cela n'est pas nécessaire.

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne passe pas par un milieu. Car tout ce qui passe par un milieu, passe par un lieu qui lui est égal avant de passer par un plus grand. Or, le lieu égal à l'ange qui est indivisible, c'est le point. Si l'ange, en se mouvant, passe par un milieu, il faut donc que son mouvement se compose d'une infinité de points, ce qui est impossible.

2.. L'ange est d'une substance plus simple que l'âme humaine. Or, l'âme humaine peut par la pensée aller d'un extrême à un autre sans passer par un milieu. Car je puis penser à la Gaule et ensuite à la Syrie, sans penser à l'Italie qui est au milieu. Donc à plus forte raison l'ange peut-il passer d'un extrême à un autre sans passer par un milieu.


Mais c'est le contraire. Si l'ange se meut d'un lieu à un autre, quand il est à son point d'arrivée, il ne se meut plus, mais il a été changé. Or, avant d'avoir été changé il y a eu un mêment où il changeait. Il se mouvait donc pendant qu'il existait quelque part. Comme ce n'était pas pendant qu'il était au terme d'où il est parti, il s'ensuit que c'est pendant qu'il était dans l'espace intermédiaire qui s'est trouvé entre le terme de départ et le terme d'arrivée. Il faut donc qu'il passe par un milieu.

CONCLUSION. — Quand l'ange se meut d'un mouvement continu, il passe nécessairement par des milieux, mais quand son mouvement n'est pas continu il peut ne pas passer par tous les milieux.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. précéd.), le mouvement local de l'ange peut être continu et il peut ne l'être pas. Quand il est continu l'ange ne peut se mouvoir d'un extrême à l'autre sans passer par un milieu. Car, comme le dit Aristote (Phys. lib. v, text. 22-, lib. vi, text. 77), le milieu est ce que l'être qui se meut d'un mouvement continu rencontre avant d'arriver à sa fin. Car dans le mouvement continu l'ordre de priorité et de postériorité est le même que pour la grandeur, comme le dit encore Aristote (Phys. lib. iv, text. 99). — Mais quand le mouvement de l'ange n'est pas continu, il est possible qu'il passe d'un extrême à l'autre sans passer par un milieu.— En effet, entredeux lieux extrêmes il y aune infinité de lieux intermédiaires, soit qu'il s'agisse de lieux divisibles ou de lieux indivisibles. Pour les lieux indivisibles la chose est évidente, parce que entre deux points quelconques il y a une infinité de points intermédiaires, puisque deux points ne peuvent jamais se suivre sans qu'il y ait entre eux un milieu, comme le prouve Aristote (Phys. lib. vi). Pour les lieux divisibles il est également nécessaire d'admettre qu'il en est ainsi (I). On le prouve par le mouvement continu d'un corps. Car le corps ne se meut d'un lieu à un autre que dans un temps quelconque. Or, dans tout le temps qui mesure le mouvement d'un corps il n'y a pas lieu d'admettre deux instants présents pendant lesquels le corps qui se meut ne soit pas dans deux lieux différents. Car si pendant deux instants il était dans un seul et même lieu, il s'ensuivrait qu'il serait en repos, puisque le repos consiste à rester dans le même lieu pendant le mêment actuel et le mêment précédent. Donc puisque entre le premier et le dernier instant du temps qui mesure le mouvement il y a une infinité de mêments, il faut qu'entre le premier lieu d'où le corps a commencé à se mouvoir et le dernier qui a été le terme de son mouvement il y ait une infinité de lieux. On peut rendre ceci sensible par un exemple. Ainsi qu'un corps ait une palme de longueur, et que le chemin par lequel il passe ait deux palmes d'étendue, il est évident que le premier lieu d'où le mouvement part a une palme et que le lieu où il doit arriver a une palme aussi. Il est donc clair que quand il commence à se mouvoir, il abandonne pas à pas le premier lieu et entre dans le second. Les lieux intermédiaires se multiplient par conséquent en raison de la divisibilité de la grandeur de la palme. Car tout point marqué sur la grandeur de la première palme est le principe d'un lieu, et tout point marqué dans la seconde en est le terme. Comme l'étendue est divisible à l'infini et qu'il y a une infinité de points en puissance ctans une grandeur quelconque, il s'ensuit par conséquent qu'entre deux lieux quelconques il y a une infinité de lieux intermédiaires. Or, un mobile ne parcourt une infinité de lieux intermédiaires qu'autant que son mouvement est continu, parce que, comme les lieux intermédiaires sont infinis en puissance, de même dans le mouvement continu il y a également un infini potentiel. —Mais si te mouvement n'est pas continu, toutes les parties du mouvement peuvent être comptées en acte. Par conséquent, quand un mobile se meut d'un mouvement qui n'est pas continu il s'ensuit qu'il ne traverse pas tous les milieux, ou qu'il en compte à l'infini, ce qui est impossible. Ainsi par là même que le mouvement de l'ange n'est pas continu, il ne passe pas par tous les milieux. L'ange peut en effet se mouvoir ainsi d'un lieu à un autre sans passer par un milieu, mais il n'en est pas de même du corps, parce que le corps est mesuré par le lieu et contenu par lui. Il faut donc que dans son mouvement il suive les lois du lieu. Mais la substance de l'ange n'est pas soumise au lieu comme si le lieu la contenait, elle est au contraire supérieure à lui puisqu'elle le contient. C'est ce qui fait qu'il est au pouvoir de l'ange d'exercer son action sur le lieu qu'il veut, en passant par un milieu ou en n'y passant pas (1).

(1) C'est-à-dire qu'il y a entre eux une infinité de lieux intermédiaires.

(1) L'Ecriture paraît favoriser cette solution. Car il y a dans les livres saints des passages qui supposenteelte double interprétation.Cf. Gen. xvi, xxii; Num. xxii ; fit. Reg. xix; IV. Reg. xix; Dan. xiv.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le lieu de l'ange n'est pas égal à lui en grandeur (2), il ne lui est égal qu'en raison de l'action que sa puissance exerce. Ainsi le lieu que l'ange occupe peut être divisible, et ce n'est pas toujours un point. Mais quoique les lieux divisibles intermédiaires soient infinis, comme nous l'avons dit (in corp. art.), la continuité du mouvement les épuise (3), comme on le voit d'après ce que nous venons de démontrer.

(2) Le lieu n'est pas égal à l'ange en grandeur ou en quantité, puisque l'ange n'a ni grandeur ni quantité.

(3) Ce qu'on ne peut pas dire du mouvement discontinu. Aussi l'anse n'est! pas contraint, quand il est mû par ce mouvement, de passer par tous les lieux intermédiaires.

2. 11 faut répondre au second, que l'ange quand il se meut localement applique son essence à divers lieux. Mais l'essence de l'âme humaine ne s'applique pas aux choses qu'elle pense ; ce sont plutôt les choses qu'elle pense qui existent en elle. Il n'y a donc pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que dans le mouvement continu, avoir été changé, ce n'estpas une partie du mouvement, c'en est le terme. Il faut donc qu'on se soit mû avant d'avoir été changé. C'est pourquoi il faut que ce mouvement se fasse par un milieu. Mais avoir été changé est une partie du mouvement non continu, comme l'unité est une partie du nombre. C'est ce qui fait que la succession de divers lieux constitue cette espèce de mouvement sans intermédiaire (i).

(4) Et que, par conséquent, l'ange qui applique sa vertu à des lieux différents se meut sans passer par aucun milieu.


ARTICLE III. — LE MOUVEMENT DE L'ANGE EST-IL INSTANTANÉ (5) ?

(5) Cet article a pour but de nous apprendre comment nous devons entendre les mots confestim, inimpetu spiritus (Dan. xiii), cito votant (lb. ix), volavit, volabant (Is. vi), rapuit (Act. Vin), que l'Ecriture emploie en parlant des anges.

Objections: 1.. Il semble que le mouvement de l'ange soit instantané. Car plus le moteur a de puissance et moins il rencontre de résistance dans le mobile, plus le mouvement est rapide. Or, la puissance de l'ange qui se meut lui-même dépasse au delà de toute proportion la puissance qui meut un corps quelconque. Comme la rapidité est en raison de la brièveté du temps et que toute durée est proportionnelle à une autre durée, il s'ensuit que si un corps se meut dans un temps quelconque, le mouvement de l'ange est instantané.

2.. Le mouvement de l'ange est plus simple qu'un changement corporel quelconque. Or, il y a telle espèce de changement corporel qui est instantanée, comme le phénomène de la lumière. Car on n'éclaire pas successivement un objet comme on l'échauffé, et un rayon de lumière ne frappe pas l'objet qui est près avant de frapper celui qui est loin. Donc à plus forte raison le mouvement de l'ange est-il instantané.

3.. Si l'ange se meut dans le temps d'un lieu à un autre, il est évident que dans le dernier instant de ce temps il est à son terme. Or, dans tout le temps précédent il était dans le lieu qui précède immédiatement le point d'arrivée et qu'on prend pour le point de départ, ou bien il était partie dans l'un et partie clans l'autre. Si on suppose qu'il était partie dans l'un et partie dans l'autre, il s'ensuit qu'il est composé de parties, ce qui est impossible. 11 était donc dans tout le temps précédent à son point de départ, par conséquent il était en repos, puisque se reposer c'est être, comme nous l'avons dit (art. préc), dans le même lieu pendant le mêment présent et le mêment qui précède. Il suit de là qu'il ne se meut que dans le dernier instant.


Mais c'est le contraire. Dans tout changement il y a un avant et un après. Or, dans le mouvement Y avant et Y après se compte d'après le temps. Donc tout mouvement existe dans le temps, le mouvement de l'ange comme un autre puisqu'il y a en lui un avant et un après.

CONCLUSION. — Puisque l'ange se meut de lui-même d'un mouvement continu ou non continu, il est nécessaire qu'il se meuve non pas instantanément, mais dans le temps (i).

11 faut répondre que certains auteurs ontpré tendu que le mouvement local de l'ange était instantané. Ils disaient que quand un ange se meut d'un lieu à un autre, il est pendant tout le temps qui précède son mouvement à son point de départ, et que dans le dernier instant du temps où il s'est mû, il est à son point d'arrivée. Il n'est pas nécessaire, ajoutaient-ils, qu'il y ait un milieu entre ces deux termes, comme il n'est pas nécessaire qu'il y en ait un entre un temps et le terme d'un temps. Mais parce qu'entre deux mêments présents il y a un temps intermédiaire, ils veulent qu'on n'accorde pas un dernier mêment présent dans lequel l'être qui se meut a été à son point de départ. Ainsi dans la production de la lumière et du feu on ne doit pas admettre un dernier instant dans lequel l'air a été ténébreux ou la matière s'est trouvée sans chaleur; mais on doit seulement reconnaître un dernier temps, de telle sorte qu'à la fin de ce temps la lumière s'est répandue dans l'air ou le feu s'est attaché à la matière. C'est ainsi qu'on appelle la production de la lumière ou du feu des mouvements instantanés. — Mais ceci n'a pas lieu par rapporta la proposition que nous soutenons. Car il est de la nature du repos que l'être qui en jouit ne soit pas autrement maintenant que l'instant d'auparavant. C'est pourquoi à tout instant du temps qui mesure le repos celui qui est tranquille est clans le même état au commencement, au milieu et à la fin. Mais il est dans la nature du mouvement que le mobile soit autrement maintenant qu'auparavant. C'est pour cela que dans chaque instant du temps qui mesure le mouvement le mobile se trouve dans une disposition différente. Il est donc nécessaire qu'au dernier instant il ait une forme qu'il n'avaitpas auparavant. D'où il est évident que se reposer pendant tout un temps dans une forme quelconque, par exemple dans la blancheur, c'est être dans cette forme durant chaque instant de ce temps. Il n'est clone pas possible qu'une chose en repos soit dans un lieu pendant tout le temps qui a précédé soq changement de position et qu'au dernier instant de ce temps elle soit ensuite dans un autre. Mais cela est possible pour ce qui est en mouvement, parce que ce qui se meut change d'état à tous les instants du temps que dure son mouvement. Ainsi donc tous les changements instantanés sont les termes d'un mouvement continu. La génération, par exemple, est le terme d'une altération de la matière, et l'illumination est le terme du mouvement local d'un corps lumineux. — Mais le mouvement local de l'ange n'est pas le terme d'un autre mouvement continu ; c'est un mouvement qui existe par lui-même et qui ne dépend d'aucun autre. Il est donc impossible de dire que l'ange est pendant tout un temps dans un lieu et qu'au dernier instant de ce temps il est ailleurs. On est obligé de déterminer un dernier instant pendant lequel il a été dans le premier lieu. Or, là où il y a beaucoup d'instants qui se succèdent, il y a nécessairement temps, puisque le temps n'est rien autre chose que le nombre des mêments successifs que mesure le mouvement. Donc le mouvement de d'ange a lieu dans le temps. — Il se meut dans un temps continu quand son mouvement est continu, et dans un temps discontinu quand son mouvement est discontinu lui-même. Car nous avons vu (art. i) que l'ange a ces deux sortes de mouvement. La continuité du temps provient de la continuité du mouvement, comme le dit Aristote (Phys. lib. iv, text. 99). Mais ce temps, qu'il soit continu ou non, n'est pas le même que le temps qui mesure le mouvement du ciel et la durée de tous les êtres corporels dont le changement est l'effet des sphères célestes (i). Car le mouvement de l'ange ne dépend pas du mouvement du ciel.

(1) Saint Augustin est absolument sur ce point du même sentiment que saint Thomas. Voyez ce qu'il dit (De civ. Dei, lib. xii, cap. 13). Saint Bernard pense aussi de même (Sermo 78, in ), ainsi que plusieurs autres Pères. Mais il y en a qui sont d'un avis contraire. Guillaume de Paris compare le mouvement des esprits aux opérations de l'intelligence, et prétend que les esprits vont d'un lieu à un autre instantanément, sans passer par aucun intermédiaire (Guil. Paris. Part, primae de univers, p. -162). Saint Thomas a nié cette parité dans l'article précédent, dans sa réponse à la deuxième objection.

(1) Saint Thomas admet ici le sentiment d'Aristote qui attribuait tous les changements qui ont lieu dans le inonde sublunaire à l'action des sphères supérieures. Nous retrouverons d'ailleurs cette opinion esposée directement, quest. CS.V.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si le temps que dure le mouvement de l'ange n'est pas continu et qu'il consiste dans une certaine succession d'instants, il n'y a pas de rapport entre ce temps et celui qui mesure le mouvement des êtres corporels, parce que ce dernier est continu et qu'il n'est pas d'ailleurs de la même nature que l'autre. Mais si le temps est continu, il y a entre l'un et l'autre une proportion qui ne résulte pas du rapport du moteur au mobile, mais du rapport des grandeurs dans lesquelles le mouvement existe. C'est pourquoi la rapidité du mouvement de l'ange n'est pas en raison de l'étendue de sa puissance, mais en raison de la détermination de sa volonté.

2. Il fautrépondre au second,que l'illumination est le terme d'un mouvement qui est une altération (2), mais elle n'est pas un mouvement local, dans le sens que la lumière ne frappe pas l'objet qui est près d'elle avant d'atteindre l'objet éloigné. Au contraire, le mouvement de l'ange est un mouvement local et n'est pas le terme d'un mouvement. Il n'y a donc point de parité.

(2) 11 s'agit de l'altération que l'air subit quand il est soudainement éclairé. Parce qu'on n'avait pas pu calculer alors le mouvement de la lumière, on le regardait comme instantané.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection suppose que le temps est continu. Or, le temps qui mesure le mouvement de l'ange peut n'être pas continu. Par conséquent l'ange peut être clans un instant dans un lieu et dans un autre instant dans un autre lieu sans qu'il y ait entre ces deux instants aucun temps intermédiaire. Mais quand le temps qui mesure le mouvement de l'ange est continu, l'ange change indéfiniment de lieux jusqu'à ce qu'il soit arrivé au dernier instant de son mouvement. Il est alors partie dans l'un de ces lieux et partie dans l'autre, non que sa substance soit ainsi divisible, mais parce que son action s'applique tout à la fois à une partie du premier lieu et à une partie du second, comme nous l'avons dit (art. 1).


QUESTION LIV. : DE LA CONNAISSANCE DES ANGES.


Après avoir examiné ce qui a rapport à la substance de l'ange, nous devons passer à ce qui regarde sa connaissance. Cette nouvelle question se subdivise en quatre parties. En effet, nous aurons à traiter : 1° de ce qui a rapport à leur faculté cognitive ; 2° de leur moyen de connaître ; 3° de l'objet de leur connaissance ; 4° de son mode.

A l'égard de la faculté de connaître il y a cinq choses à examiner : 1° L'intelligence de l'ange est-elle la même chose que sa substance ? — 2" Est-elle la même chose que son être ? — 3° Sa substance est-elle sa vertu intellectuelle ? — 4° Y a-t-il dans les anges un intellect agent et possible ? — 5°, Y a-t-il en eux une puissance cognitive autre que l'entendement ?

article I. — l'intelligence de l'ange est-elle sa substance (1)?


(1) Cet article a pour tut d'établir la différence qu'il y a entre Dieu et les anges. La proposition que saint Thomas soutient ici est la contre-partie de la proposition qu'il a établie (quest. xiv, art. 4).

Objections: 1.. II semble que l'intelligence de l'ange soit sa substance. Car l'ange est plus élevé et plus simple que l'intellect agent (2) de l'âme humaine. Or, la substance de l'intellect agent est son action, comme on le voit dans Aristote (De anima, lib. iii, text. 19). Donc à plus forte raison la substance de l'ange est-elle son action, c'est-à-dire son intelligence.

(2) Aristote distingue en nous deux sortes d'entendement ou d'intellect : l'intellect agent et l'intellect possible. L'intellect possible est l'intellect en puissance qui peut devenir toutes choses, selon son expression, et l'intellect agent est l'intellect actif, qui peut tout faire. Nous retrouverons plus loin cette distinction.

2.. Aristote dit (Met. lib. xii, text. 39) que l'action de l'intellect est la vie. Or, puisque vivre, pour les êtres vivants, c'est exister, comme le dit encore ce philosophe (De anima, lib. n, text. 37), il semble que la vie soit l'essence, et que par conséquent l'action de l'intellect soit l'essence de l'ange qui comprend.

3.. Quand les extrêmes sont un, le milieu n'en diffère pas, parce qu'il y a plus de distance d'un extrême à l'autre que du milieu à l'un des extrêmes. Or, dans l'ange, l'intellect et ce qu'il comprend sont une seule et même chose, du moins quand c'est son essence qu'il comprend. Donc l'intelligence qui tient le milieu entre l'intellect et l'objet qu'il comprend est une seule et même chose avec la substance de l'ange.


Mais c'est le contraire. L'action d'un être diffère plus de sa substance que son être lui-même. Or, il n'y a pas de créature dont l'être soit sa substance. Dieu seul a cette prérogative, comme nous l'avons démontré (quest. m, art. 4, et quest. xliv, art. 1). Donc ni l'action de l'ange, ni celle d'aucune autre créature n'est sa substance.

CONCLUSION. — Puisque Dieu seul est un acte pur, puisqu'il n'y a que lui qui soit son intelligence et que dans aucune créature l'action n'est la même chose que sa substance, l'intelligence des anges ne- peut être identique avec leur substance.

Il faut répondre qu'il est impossible que l'action de l'ange ou de toute autre créature soit sa substance. Car l'action est l'actualité propre de la puissance, comme l'être est l'actualité de la substance ou de l'essence. Or, il répugne que ce qui n'est pas un acte pur, mais qui est partie en puissance, soit son actualité ; car l'actualité exclut la potentialité. Et comme il n'y a que Dieu qui soit un acte pur, il s'ensuit qu'il n'y a qu'en lui que la substance, l'être et l'action soient identiques (3). — De plus si l'intelligence de l'ange était sa substance il faudrait qu'elle subsistât par elle-même. Or, l'intelligence ne peut être subsistante qu'autant qu'elle est une, comme tout ce qui est abstrait. Par conséquent la substance d'un ange ne se distinguerait plus ni de la substance de Dieu, qui est elle-même l'intelligence subsistante, ni de la substance d'un autre ange. — Enfin, si l'entendement de l'ange était la même chose que sa substance, il ne pourrait y avoir de degré dans la connaissance ; elle ne pourrait être ni plus ni moins parfaite, puisque son inégalité provient de ce qu'elle est une participation plus ou moins étendue de l'intelligence suprême.

(3) Ce premier argument est général ; les deux autres qui suivent sont tirés de la nature même des saints anges.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on dit que l'intellect agent est son action, on ne dit pas qu'il est ainsi par essence, mais par concomitance, dans le sens que quand, sa substance est en acte, l'action l'accompagne aussitôt, autant qu'il est en elle. Il n'en est pas de même de l'intellect possible, parce qu'il ne produit d'actions qu'après qu'il est devenu en acte.

2. Il faut répondre au second, que le mot vie n'est pas au mot vivre ce que l'essence est à l'être, mais ce que le mot.course est au mot courir; l'un de ces mots exprime l'acte d'une manière abstraite, et l'autre d'une manière concrète. Par conséquent, si vivre c'est être, il ne s'ensuit pas que la vie soit l'essence, quoiqu'on prenne quelquefois la vie pour l'essence, d'après ces paroles de saint Augustin [De Trin. lib. x, cap. Il) : La mémoire, 'intelligence et la volonté ne forment qu'une seule et même essence, Jqu'une seule et même vie. Mais Aristote ne l'entend pas ainsi quand il dit que l'action de l'intellect c'est la vie.

3. Il faut répondre au troisième, que l'action qui passe à un objet extérieur tient réellement le milieu entre l'agent et le sujet qui reçoit l'action. Mais l'action qui est immanente dans celui qui la produit ne tient pas ainsi le milieu entre l'agent et l'objet. Elle ne le tient que d'après notre manière d'exprimer les choses, mais en réalité elle est une conséquence de l'union de l'objet avec le sujet. Car de l'union de l'objet compris avec le sujet qui le comprend résulte la connaissance, qui est en quelque sorte un effet qui diffère de l'un et de l'autre (I).

(1) Parce qu'il en procède.

ARTICLE II. — l'intelligence de l'ange est-elle son être (2)?


(2) Cet article est le développement du précédent ; il a pour but de préciser toujours davantage la même pensée.

Objections: 1.. Il semble que l'intelligence de l'ange soit son être. Car vivre pour les êtres vivants c'est être, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 37). Or, comprendre c'est vivre d'une certaine manière, comme le dit encore le même philosophe (De anima, lib. ii, text. 13). Donc l'intelligence de l'ánge est son être.

2.. Ce que la cause est à la cause, l'effet l'est à l'effet. Or, la forme par laquelle l'ange existe est la même que la forme par laquelle il se comprend lui-même. Donc son intelligence est la même chose que son être.


Mais c'est le contraire. En effet l'intelligence de l'ange est son mouvement, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, l'être n'est pas le mouvement. Donc l'être de l'ange n'est pas son intelligence.

CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a que Dieu dont l'être soit absolument infini et que l'action de toute créature est finie de quelque manière, on est obligé de reconnaître que l'action de l'ange diffère de son être, comme l'action de toute autre créature.

Il faut répondre que l'action de l'ange n'est pas son être, pas plus que l'action d'une créature quelconque. Car il y a deux sortes d'action, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 16). L'une qui se produit à l'extérieur et qui rend passif l'objet sur lequel elle s'exerce, comme brûler et couper. L'autre qui ne se produit pas au dehors, mais qui est plutôt immanente dans son sujet, comme sentir, comprendre et vouloir. Cette dernière espèce d'action ne modifie point les choses extérieures, elle se passe tout entière dans l'agent qui en est le sujet. Quant à la première espèce d'action il est évident qu'elle ne peut constituer l'être de celui qui agit. Car l'être de l'agent existe au dedans de lui-même, tandis que l'action extérieure procède du sujet pour s'imprimer à l'objet qui la subit. La seconde espèce d'action a de sa nature quelque chose d'infini absolument ou relativement. L'intelligence et la volonté (1) sont infinies absolument; elles ont pour objets le vrai et le bien qui sont une même chose avec l'être (2). Ainsi ces opérations se rapportent, autant qu'il est en elles, à tout, et elles reçoivent l'une et l'autre leur espèce de leur objet. La sensibilité n'est infinie que relativement, selon qu'elle se rapporte à toutes les choses sensibles (3), comme la vue à tout ce qui est visible. Or, l'être d'une créature quelconque appartient à un ordre déterminé, à tel ou tel genre, à telle ou telle espèce (4). Il n'y a que Vôtre de Dieu qui soit infini absolument et qui embrasse tout en lui, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Il n'y a donc que l'être divin qui soit son intelligence et sa volonté (5).

(1) Le cardinal Cajetanfait remarquer que ces opérations immanentes peuvent se considérer en général, comme comprendre, voir, etc., ou en particulier, comme quand elles s'appliquent à tel ou tel objet. Saint Thomas ne les considère pas ici en général, mais il les considère par rapport au vrai et au bien qui sont infinis.

(2) Par conséquent infinis comme lui.

(3) Les choses sensibles ne peuvent pas plus être infinies que les créatures.

(4) Cette classification n'est pas seulement l'effet d'une cause extrinsèque ou accidentelle, mais elle tient à la nature même des„choses, et c'est ce qui donne à l'argumentation de saint Thomas toute sa force.

(5) Parce que lui seul est infini comme elles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que vivre est pris tantôt pour l'être même de celui qui vit, tantôt pour l'action vitale qui démontre qu'une chose est vivante. C'est dans ce sens qu'Aristote. dit que comprendre est une façon de vivre. Car il distingue en cet endroit, parmi les êtres vivants, divers degrés d'après les différentes actions vitales.

2. Il faut répondre au second, que l'essence même de l'ange est la raison de tout son être, mais elle n'est pas la raison de toute son intelligence, parce qu'il ne peut pas tout comprendre par son essence. C'est pourquoi l'essence se rapporte à l'être de l'ange d'après sa nature propre, mais elle se rapporte à son intelligence d'après la nature d'un objet plus universel, le vrai et l'être (6). Par là il est manifeste que, quoique la forme soit la même, elle n'est pas sous le même rapport le principe de l'être et de l'intelligence. C'est pour cela qu'il ne résulte pas de là que dans l'ange l'être et l'intelligence soient une seule et même chose.

(6) Ainsi, quoique l'ange existe et qu'il comprenne par une même forme, cette forme toutefois n'est pas en lui, et, au même titre, le principe de la connaissance et le principe de l'être.

article III. — la puissance intellectuelle de l'ange est-elle son essence (7)?


(7) Après avoir distingué de la substance de l'ange son opération intellectuelle, saint Thomas en distingue la puissance pour que, tout en admettant la simplicité des anges, on voie clairement qu'elle diffère de la simplicité de Dieu, dans lequel l'être, la substance, la vertu et l'opération sont une même chose.

Objections: 1.. Il semble que la vertu ou la puissance intellectuelle ne soit pas dans l'ange autre chose que son essence. Car l'esprit et l'intelligence désignent la puissance intellectuelle, et saint Denis, dans plusieurs endroits de ses écrits (De coel. hier. cap. 2, 6,12, et De div. nom. cap. 7 et 9), appelle les anges des intelligences et des esprits (8). Donc l'ange est sa puissance intellectuelle.

(8) Les Pères de l'Eglise prennent ces deux ci-pressions l'une pour l'autre, en sorte que, dans leur langage, comme le ditlîossuet, nature spirituelle et nature intellectuelle, c'est la même chose.

2.. Si la puissance intellectuelle, dans l'ange, est quelque chose en dehors de son essence, il faut que ce soit un accident. Car on appelle accident ce qui n'est pas de l'essence d'un être. Or, une forme simple ne peut être un sujet, comme le dit Boëce (De Trin.). Donc l'ange ne serait pas une forme simple, ce qui est contraire à ce que nous avons précédemment établi (quest. l, art. 1 et 2).

3.. Saint Augustin dit (Conf. lib. xii, cap. 7) que Dieu a fait la nature de l'ange presque égale à lui, et qu'il a réduit la matière première presque au néant. D'où il résulte que l'ange est plus simple que la matière première et que par conséquent il approche davantage de Dieu. Or, la matière première est sa puissance. Donc, à plus forte raison, l'ange est-il sa puissance intellectuelle.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit ( De coel. hier. cap. 2 ) que dans les anges on distingue la substance, la puissance et l'opération.|Donc en eux la substance est autre que la puissance, et lapuissance autre que l'opération.

CONCLUSION. — Puisque dans toute créature l'être est distinct de l'opération, il est nécessaire que la puissance de toute substance créée soit distincte de son essence.

Il faut répondre que ni dans l'ange ni dans aucune créature la vertu ou la puissance qui opère n'est la même chose que son essence. En effet, puisque la puissance est corrélative à l'acte, il faut que lapuissance varie avecl'acte lui-même (I). C'est pourquoi on dit qu'un acte propre répond à une puissance qui est propre aussi. Or, dans toute créature l'essence diffère de son être, et elle est à l'être ce que la puissance est à l'acte, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 4). Par conséquent l'acte auquel la puissance opérative se rapporte étant une opération, et dans l'ange la connaissance n'étant pas la même chose que l'être, puisqu'aucune de ses opérations n'est identique ayec lui, et que du reste il en est ainsi de toute créature, il s'ensuit que lapuissance intellective de l'ange n'est pas son essence et que la puissance opérative d'une créature quelconque n'est pas son essence non plus.

(1) C'est-à-dire des actes différents sont produits par des puissances différentes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on appelle l'ange une intelligence et un esprit parce que sa connaissance est totalement intellectuelle, tandis que la connaissance de l'àme humaine est partie intellectuelle etpar-tie sensitive.

2. Il faut répondre au second, que la forme simple (2), qui est un acte pur, ne peut être le sujet d'aucun accident, parce que le sujet est à l'accident ce que la puissance est à l'acte. Il n'y a que Dieu qui soit ainsi, et c'est de lui que parle Boëce. Mais la forme simple qui n'est pas son être et qui est à l'être ce que la puissance est à l'acte peut être le sujet d'un accident, surtout de celui qui est une conséquence de l'espèce. Cette sorte d'accident appartient à la forme. Mais l'accident qui appartient à l'individu et qui n'est pas une conséquence de l'espèce, résulte de la matière qui est le principe de l'individualité. Or, l'ange est une forme simple de cette dernière façon.

(2) La forme purement simple est un acte pur, qui n'est pas susceptible d'accident, parce que dans cette forme il n'y a point de passivité et que rien n'y est en puissance, mais que tout au contraire y est en acte.

3. Il faut répondre au troisième, que la puissance de la matière se rapporte à l'être substantiel, tandis que la puissance opérative ne se rapporte qu'à l'être accidentel. Il n'y a donc pas de parité.



I pars (Drioux 1852) Qu.53 a.2