I pars (Drioux 1852) Qu.54 a.4

Article IV. — y a-t-il dans l'ange un entendement agent et possible (1) ?


(1) Après avoir établi la différence qu'il y a entre l'intelligence 'de Dieu et l'intelligence des anges, saint Thomas examine ici en quoi leur intelligence diffère de celle de l'homme.

Objections: 1.. II semble que dans l'ange il y ait un intellect agent et possible. Car Aristote dit (De anim. lib. m, text. 17) que comme dans toute nature il y a quelque chose qui peut devenir toutes choses et quelque chose qui fait tout (2), de même dans l'âme. Or, l'ange est une nature. Donc il y a en lui iiti intellect agent et possible.

(2) Aristote dit que comme il y a dans tous les êtres deux éléments essentiels, la matière et la cause de la forme, de même Il y a dan3 l'intelligence deux parties, l'une active qui. représente la cause, et l'autre passive qui représente la matière. C'est ce qu'il appelle l'intellect agent et l'intellect possible.

2.. Le propre de l'entendement possible est de recevoir, celui de l'entendement actif est d'éclairer, comme le prouve Aristote (De anim.lïb. m, text. 2, 3 et 18). Or, l'ange reçoit la lumière de celui qui est au-dessus de lui et il éclaire celui qui est au-dessous. Donc il y a en lui un entendement actif et possible.


Mais c'est le contraire. Car s'il y a en nous un intellect agent et possible, c'est par suite des rapports qu'a notre esprit avec les images sous lesquelles il perçoit les objets. Ces images sont à l'intellect possible ce que les couleurs sont à la vue, et elles sont à l'intellect agent ce que les couleurs sont à la lumière, comme le prouve Aristote (De anim. lib. m, text. 18). Or, il n'en est pas de même dans l'ange. Donc il n'y a pas en lui un intellect agent et possible.

CONCLUSION. — Puisque les anges ne sont point en puissance, mais qu'ils sont toujours en acte par rapport aux objets intelligibles qui sont d'eux-mêmes compris dans la sphère de leur entendement, on ne doit pas admettre en eux un intellect agent ou possible, à moins d'entendre cette proposition dans un autre sens que quand il s'agit de l'âme humaine.

11 faut répondre que ce qui nous oblige à reconnaître un intellect possible en nous, c'est que notre intelligence est tantôt en puissance et tantôt en acte. Avant d'avoir la connaissance d'une chose, il y a donc en nous une certaine vertu qui est en puissance par rapport à elle ; cette vertu passe à l'acte aussitôt que nous avons acquis la science de ce que nous ignorons, et quand nous le contemplons. C'est cette vertu que nous appelons l'intellect possible. Ce qui nous force à admettre en nous un intellect agent, c'est que les choses matérielles dont nous avons l'intelligence ne sont pas hors de notre âme d'une manière immatérielle et intelligible en acte ; elles ne sont intelligibles qu'en puissance tant qu'elles sont hors de nous. C'est pourquoi il faut qu'il y ait en nous une vertu qui les rende intelligibles en acte, et c'est cette vertu que nous appelons l'intellect agent (3). Or, ces deux raisons n'existent ni l'une ni l'autre dans l'ange, parce que son intelligence n'est jamais en puissance par rapport aux objets qui sont naturellement compris dans sa sphère, et parce que les objets qu'il perçoit ne sont pas pour lui intelligibles en puissance, mais en acte. Car l'ange comprend directement et principalement les choses immatérielles, comme on le verra (quest. seq., art. 1). C'est pourquoi il n'y a pas en lui comme en nous un intellect agent et un intellect possible, ou du moins ce n'est pas dans le même sens.

(3) L'intellectagentn'estpas nécessaireà l'ange, parce que la connaissance ne s'opère pas en lui au moyen des espèces sensibles ou de l'imagination.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote en disant que ces deux choses sont dans toute nature, ne les applique toutefois qu'aux êtres qui sont faits ou engendrés, comme ses paroles le prouvent. Or, clans l'ange la science n'est pas engendrée, elle existe naturellement. Il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait en lui un intellect agent et un intellect possible.

2. Il faut répondre au. second, que l'intellect agent a pour fonction d'éclairer, non un autre être intelligent, mais les choses qui sont intelligibles en puissance, de manière aies rendre par l'abstraction intelligibles en acte. Et il est de la nature de l'intellect possible d'être en puissance par rapport aux choses qu'il doit naturellement connaître, et de passer ensuite de la puissance à l'acte. Par conséquent de ce qu'un ange éclaire un autre ange, il n'y a rien là qui se rapporte à l'intellect agent. Qu'il soit éclairé sur les mystères surnaturels par rapport auxquels il est quelquefois en puissance, ceci ne se rapporte pas non plus à l'intellect possible (1). Ou bien si l'on veut donner à ces choses le nom d'entendement agent et d'entendement possible, c'est dans un sens différent. Nous n'avons pas à nous inquiéter des mots.

(1) L'intellect possible, tel qu'il existe dans l'homme, est une puissance qui se rapporte aux choses naturelles, et non pas seulement aux choses surnaturelles.


article V. — n'y a-t-il dans l'ange qu'une connaissance intellectuelle (2)?


(2) Cet article achève de préciser la différence qu'il y a entre l'intelligence de l'homme et celle de l'ange.

Objections: 1.. Il semble que dans l'ange la connaissance intellectuelle ne soit pas la seule. Car saint Augustin dit (De civit. Dei, lib. viii, cap. 6) que dans les anges il y a la vie qui comprend et qui sent. Donc il y a en eux la puissance sensitive.

2.. Saint Isidore dit [De sum. bon. cap. 12) que les anges savent beaucoup de choses par expérience. Or, l'expérience se forme d'après une multitude de souvenirs, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 1). Donc il y a en eux la faculté de la mémoire.

3.. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que dans les démons l'imagina-tive est déréglée. Or, l'imaginative se rapporte à l'imagination. Celte faculté existe donc dans les démons, et comme les anges sont de même nature elle existe aussi en eux.


Mais c'est le contraire. Car saint Grégoire dit (Hom. de ascens. in EV 29) que l'homme a la sensibilité qui lui est commune avec les animaux eti'intel-ligence qui lui est commune avec les anges.

CONCLUSION. — Puisque les anges sont spirituels, dégagés absolument de toute matière et qu'ils n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis, il n'y a en eux que l'intelligence et la volonté, ce sont leurs seules facultés cognitives, et c'est pourquoi on les appelle intelligences et esprits.

Il faut répondre que dans notre âme il y a des facultés dont les opérations s'exercent par des organes corporels ; ces facultés sont les actes de certaines parties du corps. Ainsi la faculté de voir s'exerce par l'oeil, celle d'entendre par l'ouïe. Il y a aussi dans notre âme d'autres facultés dont les fonctions ne s'exercent pas au moyen des organes corporels ; telles sont l'intelligence et la volonté. Ces facultés ne dépendent point dans leur exercice des parties du corps (3). Or, les anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis, comme nous l'avons dit (quest. li, art. 1). Par conséquent parmi les facultés de l'âme il n'y a que l'intelligence et la volonté qui puissent se trouver en eux. C'est ce que dit le commentateur d'Aristote (4), quand il distingue dans les substances spirituelles deux choses, l'intelligence et la volonté. Il est d'ailleurs convenable pour l'ordre de l'univers, que la créature intelligente la plus élevée soit complètement intellectuelle et qu'elle né le soit pas seulement en partie comme l'est notre âme. C'est pourquoi on donne aux anges les noms d'intelligence et d'esprit, comme nous l'avons dit (art. 3). — On peut répondre de deux manières aux objections que l'on fait:l°On peut dire que les autorités alléguées ont raisonné dans l'hypothèse de ceux qui ont admis que les anges et les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis. Saint Augustin raisonne souvent dans cette hypothèse, bien qu'il ne se soit pas proposé de la soutenir. Car il dit (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 10) que cette question est très-difficile (1). 2° On peut dire encore que ces témoignages et tous les autres qui leur ressemblent peuvent s'entendre ainsi par analogie. Car comme les sens saisissent d'une manière certaine l'objet sensible qui leur est propre, on a coutume de dire par analogie que l'intelligence sent les choses qu'elle saisit certainement. De là on donne aux idées qui ont ce caractère le nom de sentiment. On peut attribuer aux anges l'expérience en raison du rapport qui existe entre les objets qu'ils connaissent et ceux que nous connaissons, mais non en raison du rapport de leur faculté cognitive avec la nôtre. Car l'expérience est ce qui nous fait connaître les objets en particulier au moyen des sens, et les anges connais, sent aussi chaque chose en particulier, comme nous le démontrerons (quest. lxv'ii, art. 2). Mais ils ne doivent pas cette connaissance aux sens. Il y a aussi en eux cette sorte de mémoire que saint Augustin place dans l'intelligence (De Trin. lib. x, cap. II), mais ils n'ont pas la mémoire qui tient à la partie sensitive de l'âme humaine. De même on attribue aux démons une imagination déréglée parce qu'ils se font une fausse idée pratique du vrai bien (2). Or, ce qui produit en nous les illusions de l'imagination, c'est que nous prenons quelquefois les images des objets pour les objets eux-mêmes, comme il arrive particulièrement à ceux qui dorment et aux insensés.

(3) Voyez à ce sujet le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, par Bossuet, tom. XXXIV, p. 222, éd. de Versailles.

(4) On désignait ainsi Averrocs. Voyez son commentaire sur la Métaphysique, liv. xn.

(1) Le P. Petau prétend que saint Augustin supposait que tes anges avaient tles corps, et qu'en conséquence il a réellement reconnu en eux la sensibilité (Vid. Petav. De angelis, lib. I,' cap. 0).

(2) Ils sont trompés, comme nous le sommes, par la fausse apparence des eboscs.


QUESTION LV, : DU MOYEN PAR LEQUEL LES ANGES CONNAISSENT.


Après avoir parlé de la faculté cognitive des anges, nous avons maintenant à nous occuper de leur moyen de connaître. — A cet égard trois questions se présentent : 1" Les anges connaissent-ils toutes choses par leur substance ou par des espèces? — 2° S'ils connaissent les choses par des espèces, ces espèces leur sont-elles naturelles ou les empruntent-ils aux choses elles-mêmes ? — 3° Les anges qui sont plus parfaits connaissent-ils par des espèces plus universelles que ceux qui sont moins parfaits ?

ARTICLE I. — les anges connaissent-ils tout par leur substance (3)?


(3) L'Ecriture nous indique assez que les anges ne connaissent pas toutes choses par leur essence : De die illo nemo scit, neque angeli Dei (Mare. xiii). Quae sit dispensatio sacramenti absconditi in Deo, ut innotescatj principatibus et potestatibus in caeléstibus', etc. (Eph. in).

Objections: 1.. Il semble que les anges connaissent tout par leur substance. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 7) que les anges savent ce qui est sur la terre par la nature propre de leur esprit. Or, la nature de l'ange est son essence. Donc Fange connaît les choses par son essence.

2.. D'après Aristote (Met. lib. xii, text. 51, et De anim. lib. m, text. 15), dans les êtres spirituels l'entendement est la même chose que ce qu'il comprend. Or, l'objet de l'intelligence est la même chose que le sujet en raison du moyen qui les unit. Donc, dans les êtres spirituels comme sont les anges, le moyen de connaissance est la substance même du sujet qui connaît.

3.. Tout ce qui est dans un autre y est à la manière dont cet autre existe. Or, l'ange a une nature intellectuelle, et par conséquent tout ce qui est en lui y est d'une manière intelligible. D'un autre côté tout est en lui; car les êtres inférieurs sont essentiellement contenus dans les êtres supérieurs, et ceux-ci sont contenus dans les êtres inférieurs en raison de ce que ces derniers participent de leur nature. C'est pourquoi saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que Dieu renferme tout dans tout. Donc les anges connaissent toutes choses par leur substance.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que les anges sont éclairés par les raisons des choses. Donc l'ange connaît les choses par leurs raisons d'être et non par sa propre substance (1).

CONCLUSION. — L'ange ne connaît pas toutes choses par son essence comme Dieu, mais parles espèces ou images qui s'ajoutent à sa nature.

Il faut répondre que le moyen de connaître est à l'entendement ce que la forme est à l'agent, parce que la forme est le moyen par lequel l'agent agit. Pour qu'une puissance se déploie complètement par sa forme, il faut donc que cette forme comprenne en elle tout ce que peut embrasser cette puissance. De là il arrive que dans les choses corruptibles la forme n'est pas assez vaste pour embrasser complètement la puissance de la matière ; car la puissance de la matière s'étend à un plus grand nombre d'êtres que n'en comprendla forme de tel ou tel corps. Or, lapuissance intellectuelle de l'ange s'étend à tout puisque l'objet de l'entendement c'est l'être ou le vrai en général. Comme son essence ne comprend pas en soi toutes choses, puisqu'elle est restreinte à tel genre et à telle espèce en particulier, et qu'il n'y a que l'essence divine qui, par là même qu'elle estinfinie, comprenne en elle absolument toutes choses, il s'ensuit qu'il n'y a que Dieu qui connaisse toutes choses par son essence. L'ange ne pouvant pas connaître tout de cette manière, son intelligence a besoin de certaines espèces qui', en la perfectionnant, l'initient à la connaissance des choses.

(1) C'est-à-dire son essence seule ne lui suffirait pas pour connaître ce qu'il doit naturellement savoir si des espèces intelligibles ne la perfectionnaient en se surajoutant à elle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on dit que l'ange con naît les choses selon sa nature, le mot selon ne détermine pas le moyen de connaissance qui est la ressemblance de l'objet connu, mais il indique seulement la puissance cognitive (2) qui convient à l'ange selon sa nature.

(2) Cela signifie seulement que tange a naturellement le pouvoir de connaître ces choses.

2. Il faut répondre au second, que comme ces paroles d'Aristote (De anim. lib. n, text. 53) : le sens en acte est l'objet sensible en acte, ne signifient pas que la faculté sensitive est elle-même l'image de l'objet sensible que le sens perçoit, mais seulement que les deux choses n'en font qu'une comme l'acte et la puissance (3) ; de même on dit que l'entendement en acte est l'objet compris en acte, ce qui ne signifie pas que la substance de l'entendement est elle-même l'image au moyen de laquelle l'entendement conçoit, mais que cette image est sa forme. Et quand on dit que dans les êtres spirituels l'entendement est la même chose que l'objet compris ou entendu, c'esteomme si l'on disait que l'entendement en acte est l'objet compris en acte. Car une chose n'est comprise en acte qu'autant qu'elle est immatérielle.

(3) Comme il se fait de l'acte et de la puis sance une chose, il se fait aussi de la sensibilité et de l'objet sensible, une chose qui est la sensation, et il se fait pareillement de l'entendement et de l'image de l'objet entendu une chose qui. est la connaissance.

3. Il faut répondre au troisième, que les choses qui sont au-dessus de l'ange et celles qui sont au-dessous sont comprises d'une certaine manière dans sa substance/mais elles n'y sont pas parfaitement et suivant leur raison propre. Car l'essence de l'ange étant finie, elle se distingue des autres êtres par sa nature propre et elle ne les comprend que d'une manière générale. Il n'y a que l'essence de Dieu qui comprenne parfaitement tous les êtres et suivant leur raison propre, puisqu'elle seule est la cause première et universelle de laquelle procède tout ce qu'il y a de propre ou de général en toutes choses. C'est ce qui fait que Dieu a par son essence une connaissance propre de tous les êtres, tandis que l'ange ne peut en avoir qu'une connaissance générale.

ARTICLE II. — les anges connaissent-ils les choses par les espèces ou images qu'ils en reçoivent (1)?


(1) Les Pères grecs sont évidemment "sur ce point du même sentiment que saint Thomas, parce qu'ils admettent que les anges ont été créés avant le monde matériel. Quoique les Latins n'aient pas adopté unanimement ce sentiment, néanmoins tous ceux qui regardent les anges comme des intelligences pures no peuvent être en opposition avec notre illustre docteur.

Objections: 1.. Il semble que les anges connaissent les choses au moyen des espèces ou images qu'ils en reçoivent. Car tout ce qui est compris ne l'est qu'autant qu'il y a dans l'intelligence qui le comprend sa ressemblance. Or, la ressemblance d'un être existe dans un autre, soit à la manière d'un exemplaire, de telle sorte que la ressemblance soit cause de la chose, soit à la manière d'une image, de façon que la ressemblance ait été produite par la chose elle-même. De là il est nécessaire que toute science ou toute connaissance soit la cause ou l'effet de son objet. La science de l'ange n'étant pas cause des choses qui existent dans la nature, puisqu'il n'y a que la science de Dieu qui ait ce caractère, il faut donc que toutes les espèces au moyen desquelles l'ange comprend ou connaît lui viennent des choses.

2.. La lumière de l'ange est plus éclatante que celle qui est produite par l'intellect agent dans notre âme. Or, la lumière de notre intellect agent abstrait les espèces intelligibles des formes sensibles que l'imagination produit. La lumière de l'intellect de l'ange peut donc également abstraire des choses sensibles des images ou espèces, par conséquent rien n'empêche de dire que l'ange comprend au moyen des espèces qu'il reçoit des objets.

3.. Les espèces qui sont dans l'entendement ne diffèrent, par rapport à la présence ou à l'éloignement des objets, qu'autant qu'elles proviennent des objets eux-mêmes. Si l'ange ne connaît pas au moyen des espèces ou images qu'il reçoit des objets, sa connaissance ne diffère donc pas relativement à leur présence ou à leur éloignement, et, par suite, il n'a pas besoin de se mouvoir localement.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit [De div. nom. cap. 7) que les anges ne doivent la science qu'ils ont de Dieu ni aux choses divisibles, ni aux objets sensibles.

CONCLUSION. — Les anges n'ayant pas de corps ne connaissent pas au moyen d'espèces qu'ils reçoivent des objets, mais au moyen d'espèces qui se produisent naturellement en eux dès qu'ils existent.

Il faut répondre que les espèces au moyen desquelles les anges connaissent, ne proviennent pas des objets, mais qu'elles leur sont naturelles- On doit, en effet, concevoir la distinction des substances spirituelles et leur ordre comme on conçoit la distinction et l'ordre des choses corporelles. Or, les corps supérieurs ont par nature leur forme complète et perfectionnée (2). Dans les corps inférieurs, la puissance de la matière n'est pas ainsi totalement perfectionnée par la forme. Tantôt elle reçoit une forme, tantôt elle en reçoit une autre d'un agent quelconque. De même les substances intellectuelles inférieures, comme l'âme humaine, ont une puissance d'intelligence qui n'est pas naturellement complète, mais cette puissance se développe et se perfectionne successivement en recevant des objets des espèces intelligibles. Mais l'intelligence dans les substances spirituelles supérieures, c'est-à-dire dans les anges, est naturellement complétée par les espèces intelligibles qui lui sont naturelles, dans le sens que ces substances ont par nature les espèces intelligibles qui sont aptes à leur faire comprendre tout ce qu'elles peuvent naturellement connaître. D'ailleurs ceci ressort évidemment de la manière d'être de ces substances spirituelles. Car les esprits inférieurs, c'est-à-dire les âmes, ont de l'affinité avec le corps puisqu'elles en sont la forme. C'est pourquoi il résulte de leur manière d'être que le corps sert au moyen des autres êtres matériels à les faire parvenir à leur perfection intellectuelle, parce qu'autrement elles seraient en vain unies à lui. Mais les esprits supérieurs, c'est-à-dire les anges, sont absolument dégagés de tout corps; ils existent dans un monde absolument immatériel ; ils ont une existence toute spirituelle ; c'est pourquoi ils tirent leur perfection intellectuelle de la communication que Dieu leur fait des espèces intelligibles, communication dont il les gratifie tout en créant leur nature. Delà saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. n, cap. 8) que tous les êtres inférieurs ont été produits selonleurs espèces dans l'entendement des anges avant d'avoir existé en eux-mêmes dans la nature des choses.

(2) D'après Aristote, on regardait au moyen âge les corps célestes comme étant immuables et incorruptibles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les images des créatures sont dans l'entendement des anges, mais ces images ne viennent pas des créatures elles-mêmes, elles viennent de Dieu qui est la cause des créatures et en qui l'image des êtres préexiste primitivement. De là saint Augustin dit (loc. cit.) que comme la raison par laquelle une créature est produite existe dans le Verbe de Dieu avant la production de cette créature, de même la connaissance de cette raison a lieu d'abord dans la créature spirituelle, et elle devient ensuite la condition d'existence de l'être qui est l'objet de cette connaissance.

2. Il faut répondre au second, qu'on ne va d'un extrême à un autre que par un milieu. Or, la forme qui existe immatériellement dans l'imagination, mais qui est soumise aux conditions de la matière, tient le milieu entre la forme matérielle et la forme spirituelle qui est absolument étrangère à la nature et à la manière d'être des corps. Par conséquent, quelle que soit la puissance de l'intelligence de l'ange, il ne pourrait rendre intelligibles les formes matérielles qu'autant qu'il les ramènerait préalablement à la forme que l'imagination leur fait revêtir. Mais il ne peut leur donner cette forme, puisqu'il n'apas'd'imagination(l), comme nous l'avons dit (quest. préc. art. S). — De plus, supposé que l'ange puisse abstraire des objets matériels des espèces intelligibles, néanmoins il ne les abstrairait pas, parce qu'il n'en a pas besoin puisqu'il les possède naturellement.

(1) Une des raisons les plus fortes pour établir que les anges ne peuvent emprunter leurs espèces des choses sensibles, c'est qu'ils n'ont, pas d'imagination, et que cette faculté est nécessaire pour abstraire ces espèces.

3. Il faut répondre au troisième, que la connaissance de l'ange ne diffère en rien, que l'objet soit proche ou qu'il soit éloigné. II ne suit pas de là toutefois qu'il soit inutile à l'ange de se mouvoir localement. Car il ne se meut pas ainsi pour acquérir une connaissance, mais pour accomplir une action dans un lieu.


Article III. — les anges supérieurs connaissent-ils les choses par des espèces plus universelles que les inférieurs (1)?


(1) Cet article a pour but de faire ressortir la gradation que Dieu a établie entre tous les êtres et leurs rapports avec son unité suprême.

Objections: 1.. Il semble que les anges supérieurs ne connaissent pas par des espèces plus universelles que les inférieurs. Car il semble que l'universel soit ce qui est abstrait des choses particulières. Or, les anges ne connaissent pas au moyen d'espèces abstraites des objets. Donc on ne peut pas dire que leurs espèces intelligibles soient plus ou moins universelles.

2.. Ce que l'on connaît en particulier (2), est plus parfaitement connu que ce qu'on connaît en général (3). Car connaître une chose en général c'est en avoir une connaissance qui tient le milieu entre la puissance et l'acte. Si les anges supérieurs connaissent par des formes plus universelles ou plus générales que les inférieurs, il s'ensuit que les anges supérieurs ont une science plus imparfaite que les inférieurs, ce qui répugne.

(2) In speciali.

(3) In universali.

3.. La même chose ne peut être la raison propre de plusieurs. Or, si l'ange supérieur connaît par une seule forme universelle des choses diverses que l'ange inférieur connaît par plusieurs formes spéciales, il s'ensuit que l'ange supérieur se sert d'une seule forme universelle pour connaître des choses diverses et qu'il ne peut avoir par conséquent une connaissance propre de chacune d'elles, ce qui est absurde.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De hier. coel. cap. 12) que les anges supérieurs participent à la science sous une forme plus universelle que les anges inférieurs. Et on lit dans le livre aies Causes (prop. 10) que les anges supérieurs ont des formes ptus universelles.

CONCLUSION. — Plus les anges sont élevés et plus les formes par lesquelles ils connaissent sont universelles.

Il faut répondre que la supériorité des êtres n'existe qu'en raison de ce qu'ils se rapprochent davantage de Dieu et de ce qu'ils lui ressemblent mieux. Or, en Dieu la plénitude entière de la connaissance intellectuelle est renfermée dans une seule chose, à savoir dans son essence par laquelle il con naît tout. On ne trouve cette plénitude intellectuelle dans les créatures spirituelles que d'une manière plus imparfaite et moins simple. Ainsi les choses que Dieu connaît par un seul moyen, les esprits inférieurs les connaissent par plusieurs, et plus les moyens de connaître sont nombreux, moins est élevée l'intelligence qui est obligée d'en faire usage (4). Par conséquent, plus l'ange est élevé et moins nombreuses doivent être les espèces par lesquelles il peut saisir l'universalité des choses intelligibles. Il faut donc par là même que ses formes soient plus universelles, puisque chacune d'elles s'étend à un plus grand nombre d'objets. Nous pouvons d'ailleurs trouver en nous-mêmes un exemple capable de rendre sensible ce que nous disons ici. En effet il y a des hommes qui ne peuvent saisir la vérité, à moins qu'on ne la leur explique en détail en s'arrêtant sur chaque chose, ce qui résulte de la faiblesse de leur intelligence. Ceux au contraire dont l'entendement est plus fort, peuvent comprendre beaucoup de choses sans qu'il soit nécessaire de leur donner de longues explications.

(4) Ce principe est le fondement de toute la métaphysique; i! exprime la grande loi de l'unité et de la multiplicité.


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que l'universel s'abstrait des choses particulières quand l'entendement emprunte sa connaissance aux objets extérieurs (S). Mais quand l'intellect ne reçoit pas de cette manière ses idées, l'universel qui est en lui ne provient pas du particulier. Il est au contraire préexistant en quelque sorte aux choses elles-mêmes, soit en tant que cause comme les raisons universelles des êtres sont dans le Verbe de Dieu, soit d'après l'ordre de la nature, comme ces raisons universelles sont dans l'intelligence des anges.   .

(5) Cette observation montre le rapport qu'il y a entre cet article et le précédent.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit que l'on connaît une chose en général, cette proposition s'entend de deux manières : 1° On peut l'entendre de la chose connue, et alors elle signifie qu'on ne connaît la nature d'une chose qu'en général. Cette sorte de connaissance est très-imparfaite; car on connaîtrait très-imparfaitement l'homme si on savait seulement de lui que c'est un animal. 2" On peut l'entendre du moyen de connaître. En ce sens connaître une chose sous une forme universelle, c'est la connaître plus parfaitement. Car l'intelligence qui peut avoir une connaissance propre de chaque chose au moyen d'une seule forme universelle est plus parfaite que celle qui ne le peut pas.

3. Il faut répondre au troisième, que la même chose ne peut êtrelaraison propre de plusieurs, si elle leur est adéquate. Mais si elle leur est supérieure, elle peut être la raison propre et la ressemblance de plusieurs choses diverses. Ainsi, dans l'homme la prudence s'étend universellement à tous les actes des autres vertus, et elle peu t se prendre pour la raison propre et la ressemblance de la prudence particulière qui existe clans le lion, et qui éclate en lui par des actes de courage, ainsi que pour la raison propre de celle qui est dans le renard, et qui se manifeste par la ruse, et ainsi du reste. De même l'essence divine, à cause de son excellence, se prend pour la raison propre de chacune des choses qui sont en elle, et c'est ce qui fait que tous les êtres lui ressemblent dans leur nature. On doit raisonner de même de la forme universelle qui est dans l'esprit de l'ange, et qui, en raison de son excellence, lui donne une connaissance propre d'une multitude de choses.


QUESTION LVI. : DE LA CONNAISSANCE QU'ONT LES ANGES DES CHOSES IMMATÉRIELLES.


Après avoir parlé du moyen de connaître des anges, nous avons ensuite à nous occuper de l'objet de leur connaissance, qui se rapporte aux choses immatérielles ou aux choses matérielles. — A l'égard des choses immatérielles trois questions se présentent : 1° L'ange se connaît-il lui-même P— 2° Un ange en connaît-il un autre? — 3° L'ange connaît-il Dieu par ses facultés naturelles?

ARTICLE I. — l'ange se connait-il lui-même (1)?


(1) Cet article n'a pas seulement pour objet d'établir que l'ange se connaît, mais saint Thomas èx8mine de quelle manière il se connaît;

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne se connaisse pas lui-même. Car saint Denis dit (De coel. hier. cap. 6) que les anges ignorent leur propre vertu. Or, s'ils connaissaient leur substance ils connaîtraient leur vertu. Donc ils ne la connaissent pas.

2.. L'ange est une substance singulière, autrement il n'agirait pas puisque les actes proviennent des substances singulières. Or, ce qui est singulier n'est pas intelligible, et par conséquent ne peut être compris. Donc l'ange, puisqu'il n'a pas d'autre moyen de connaître que l'intelligence, ne peut se connaître lui-même.

3.. L'intelligence est mue par ce qui est intelligible, parce que dans la connaissance il y a quelque chose de passif, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 12). Or, rien ne se meut par lui-même et rien ne subit sa propre action, comme on le voit dans les choses matérielles. Donc l'ange ne peut se comprendre lui-même.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. n, cap. 8) que l'ange se connaît lui-même dans sa propre nature, c'èst-à-dire dans la lumière de la vérité.

CONCLUSION. — Puisque l'ange est une forme intelligible subsistante, il se connaît lui-même par sa substance.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. liv, art. 2), autre est l'objet d'une action immanente dans son sujet, et autre l'objet d'une action qui se produit au dehors (1). Car dans l'action qui se produit au dehors l'objet ou la matière que l'acte produit est séparé de l'agent, comme l'objet échauffé est distinct de celui qui l'échauffé, comme la maison est distincte de l'architecte qui la construit. Mais à l'égard de l'action qui est immanente dans son sujet il faut, pour que cette action ait lieu, que l'objet soit uni à l'agent. Ainsi, il est nécessaire que l'objet sensible soit uni au sens pour qu'il y ait sensation. Dans ce cas, l'objet uni à la puissance est le principe de l'action, comme la forme est le principe de l'action dans les autres agents. Ainsi, comme la chaleur est dans le feu le principe formel de réchauffement, de même l'espèce de l'objet que l'on voit est dans l'oeil le principe formel de la vision. Mais il faut observer que l'espèce de l'objet est quelquefois seulement en puissance relativement à la faculté cognitive, et alors le sujet ne connaît l'objet qu'en puissance. Pour qu'il le connaisse actuellement il faut que l'espèce soit en acte clans son intelligence. Or, s'il est dans sa nature d'avoir toujours l'espèce intelligible ainsi présente à son esprit (2), il n'a besoin pour connaître ni de changement, ni de perception préalable. D'où il résulte que l'action des objets extérieurs sur l'entendement n'est point de l'essence de l'être qui connaît en tant qu'il est intelligent, mais qu'elle n'est nécessaire qu'autant que celui qui connaît est en puissance. Peu importe d'ailleurs que la forme qui est le principe de l'action soit mêmentanément inhérente (3), ou qu'elle soit par elle-même subsistante. Car la chaleur n'échaufferait pas moins si elle était subsistante qu'elle n'échauffe étant inhérente. Ainsi, quoiqu'une chose intelligible soit une forme subsistante, rien n'empêche qu'elle ne se comprenne elle-même. Or, tel est l'ange -, car il est spirituel, il est une forme subsistante, et, à ce titre, il est intelligible en acte. D'où il suit qu'il se comprend par sa forme qui est sa substance (4).

(1) Pour Lien comprendre cet article, qui est rédigé avec une grande concision, ii faut observer qu'à l'égard de l'objet intelligible quatre conditions sont requises généralement : 1° i! laut que l'objet soit uni à l'agent; c'est ce qui ressort de la différence qu'établit saint Thomas entre l'objet d'une action extérieure et d'une action immanente ; 2° il faut que l'objet tienne lieu de forme à la puissance qui connaît ; 5° l'objet doit mouvoir l'intellect quand celui-ci est en puissance ; 4° il doit s'attacher à la substance intelligente et lui être inhérent. Ces deux dernières conditions ne sont pas essentielles.

(2) Ainsi, pour l'ange qui est dans ce cas, la troisième condition n'est pas nécessaire.

(3) Ce raisonnement a pour objet de démontrer que la quatrième condition n'est pas non plus nécessaire à l'ange, parce que l'objet de sa connaissance est subsistant.

(4) La connaissance par laquelle l'ange se connaît n'est pas son être, mais il se connaît par son essence, qui est son moyen de connaître, sans qu'il ait besoin à cet égard d'aucune autre espèce.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage se trouve par erreur dans une ancienne version, mais qu'on l'a corrigé dans une nouvelle où nous lisons au contraire que les anges connaissent leur propre vertu. On aurait pu au reste expliquer l'ancienne version en disant que les anges ne connaissaient pas parfaitement leur vertu, suivant qu'elle procède de la divine sagesse qui leur est incompréhensible.

2. Il faut répondre au second, que notre intelligence ne perçoit pas à la vérité les choses singulières qui sont dans les êtres matériels; mais cela ne provient pas de leur singularité, cela provient uniquement de la matière qui est le principe de leur individualité. Par conséquent, s'il y a des êtres singuliers qui subsistent sans matière, comme sont les anges, rien n'empêche qu'ils ne soient intelligibles en acte.

3. Il faut répondre au troisième, que l'entendement est mû et qu'il est passif selon qu'il est en puissance (1). Par conséquent, ces deux phénomènes n'ont pas lieu dans l'intelligence de l'ange, surtout par rapport à la connaissance qu'il a de lui-même. De plus l'action de l'entendement n'est pas de même nature que l'action extérieure et passagère qu'un corps exerce sur un autre.

(1) Ces expressions se rapportent à. l'intellect possible qui n'existe pas dans l'ange.


I pars (Drioux 1852) Qu.54 a.4