I pars (Drioux 1852) Qu.56 a.2

Article II. — un ange en connait-il un autre (2) ?


(2) Saint Thomas procède géométriquement. Après avoir établi que l'ange se connaît et de quelle manière, il examine s'il connaît les autres esprits créés, puis dans l'article suivant il recherchera si l'ange a de Dieu une connaissance naturelle.


Objections: 1.. Il semble qu'un ange n'en connaisse pas un autre. Car Aristote dit (De anim. lib. iii, text. 4) que si l'entendement humain avait en lui une nature qui fût du nombre des natures sensibles, cette nature intérieure l'empêcherait de voir les objets extérieurs (3), comme on ne pourrait voir toutes les couleurs si la pupille de l'oeil était colorée d'une manière quelconque. Or, ce que l'entendement humain est par rapport à la connaissance des choses corporelles, l'esprit de l'ange l'est par rapport à la connaissance des choses immatérielles. Donc, puisque l'intelligence de l'ange a en elle-même une nature particulière qui est du nombre des natures intellectuelles, il semble qu'elle ne puisse pas en connaître d'autres.

(3) Cette observation est d'Anaxagore, qui enseignait que l'intelligence est simple, sans mélange, et qu'il faut qu'elle soit distincte des choses pour les dominer ou les connaître (Voy. les fragments d'Anaxagore, recueillis par Schaubach, frag. 8, p. 100).

2.. On lit dans le livre des Causes 'prop. 8), que toute intelligence sait ce qui est au-dessus d'elle, parce qu'elle en est l'effet, et elle sait ce qui est au-dessous, parce qu'elle en est la cause. Or, un ange n'est pas cause d'un autre. Donc un ange ne peut pas en connaître un autre.

3.. Un ange ne peut pas connaître par son essence à lui un autre ange; puisque toute connaissance est fondée sur un rapport de ressemblance et que l'essence de l'ange qui connaît ne ressemble à l'essence de l'ange qui est connu qu'en général, comme nous l'avons dit (quest. l, art. 4). D'où il suivrait qu'un ange n'aurait d'un autre qu'une connaissance générale, mais non une connaissance propre. On ne peut pas dire non plus qu'un ange en connaisse un autre par l'essence de l'ange qui est connu, parce que le moyen de connaître est intrinsèquement inhérent à l'entendement, et il n'y a que la Divinité qui pénètre ainsi dans l'esprit. Enfin on ne peut pas dire qu'un ange en connaît un autre par une espèce, parce que cette espèce se confond avec l'ange qui est connu, puisqu'ils sont l'un et l'autre immatériels. Il semble donc qu'il ne soit pas possible qu'un ange en connaisse un autre.

4.. Si un ange en connaissait un autre, ce serait ou par le moyen d'une espèce innée, et dans ce cas il arriverait que si Dieu créait aujourd'hui un ange il ne pourrait être connu par ceux qui existent maintenant, ou par le moyen d'une espèce acquise qu'il aurait reçue, et alors il s'ensuivrait que les anges supérieurs ne peuvent connaître les inférieurs dont ils ne reçoivent rien. Par conséquent il semble qu'un ange ne puisse d'aucune manière en connaître un autre.


Mais c'est le contraire. Car il est dit au livre des Causes (prop. 2) que toute intelligence connaît les choses incorruptibles.

CONCLUSION. — Tout ange connaît les autres anges par le moyen des espèces intelligibles qui lui sont naturellement infuses et qui lui font connaître toutes choses.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin [Sup. Gen. ad litt. lib. ii, cap. 8), les êtres qui ont préexisté de toute éternité dans le Verbe de Dieu en sont sortis de deux manières : 1° ils ont existé dans l'entendement des anges; 2° ils ont existékdans leur nature propre.Ce qui distingue la première émanation, c'est que Dieu a imprimé dans l'entendement de l'ange l'image des choses qu'il a créées. Comme dans le Verbe de Dieu il n'y a pas que les raisons des choses corporelles, et qu'il y a encore les raisons de toutes les créatures spirituelles, il s'ensuit que le Verbe de Dieu a inspiré à toutes les créatures spirituelles toutes les raisons des choses, tant spirituelles que matérielles. Ainsi, chaque ange a reçu de lui la raison de son espèce, selon son être naturel et intellectuel tout ensemble, de manière qu'il subsiste dans la nature de son espèce et que par elle il se connaisse lui-même. Quant aux raisons des autres êtres spirituels ou matériels, elles n'ont été empreintes dans l'ange que selon son être intellectuel, afin qu'au moyen de ces espèces (1) il connût les créatures corporelles aussi bien que les spirituelles.

(1) Remarquez qu'il y a une grande différence entre ces espèces et eei'es que nous abstrayons des choses matérielles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les natures spirituelles des anges se distinguent les unes des autres d'après un certain ordre, comme nous l'avons dit (quest. l, art. 4). Ainsi la nature de l'ange n'empêche pas son entendement de connaître la nature des autres anges, puisque les anges supérieurs aussi bien que les inférieurs ont une certaine affinité naturelle (2), et qu'ils ne diffèrent entre eux qu'en raison de leurs divers degrés de perfection.

(2) Nous avons vu que, d'après saint Thomas, ils ne diffèrent pas d'espèce (quest. L, art. 4).

2. Il faut répondre au second, que le rapport de la cause à l'effet ne peut donner à un ange la connaissance d'un autre ange qu'en raison de la ressemblance qui existe entre la cause et l'effet qu'elle produit. C'est pourquoi si, indépendamment de la cause (3), il y a entre les anges un autre motif de ressemblance, ce motif suffira pour que l'un ait connaissance de l'autre.

(3) Le rapport de causalité ne peut être ici admis, puisque les anges inférieurs connaissent ceux qui sont au-dessus d'eux, et cependant ils n'en sont ni la cause ni les effets.

3. Il faut répondre au troisième, qu'un ange en connaît un autre par l'espèce ou l'image qu'il en a dans son entendement. Cette espèce diffère de l'ange dont elle porte l'image, non dans le sens que l'une est matérielle et l'autre immatériel, mais en ce que l'un a un être naturel et l'autre n'a qu'un être intentionnel (4). Car l'ange est une forme qui subsiste dans un être naturel, tandis que son espèce qui existe dans l'entendement d'un autre ange n'existe pas de la même manière. Elle n'a là qu'un être intelligible, comme la couleur, par exemple, existe naturellement sur un mur, et n'a qu'un être intentionnel dans le milieu qui la transmet.

(4) L'un existe en soi, et l'autre existe dans un autre et n'est qu'un être déraison : c'est lace qui les distingue.

4. Il faut répondre au quatrième, que Dieu a fait chaque créature proportionnée au monde qu'il a eu l'intention de produire. C'est pourquoi si Dieu eut voulu créer un plus grand nombre d'anges ou un plus grand nombre de choses naturelles, il aurait imprimé dans l'esprit des anges un plus grand nombre d espèces intelligibles ; comme un architecte, s'il eût voulu faire un édifice plus vaste, aurait donné plus d'étendue aux fondements. Par conséquent la raison qui porterait Dieu à ajouter une créature à l'univers l'obligerait également à imprimer dans l'esprit des anges une nouvelle espèce intelligible.


Article III. — les anges peuvent-ils connaitre dieu par leurs moyens naturels  (1) ?


(1) Cet article est très-important, parce qu'il est essentiel de bit-n préciser la connaissance naturelle des anges pour se faire une juste idée de l'effet que la grâce a produit en eux. C'est sur cette distinction dn naturel et du surnaturel que roule toute la théologie.

Objections: 1.. Il semble que les anges ne puissent pas connaître Dieu par leurs moyens naturels. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 9) que Dieu est placé par son incompréhensible nature au-dessus de tous les esprits célestes. Puis il ajoute que par là même qu'il est au-dessus de toute substance, il échappe à toute connaissance.

2.. Dieu est à une distance infinie de l'esprit de l'ange. Or, on ne peut atteindre ce qui est à une dislance infinie. Donc il semble que l'ange ne puisse pas connaître Dieu par ses moyens naturels.

3.. Saint Paul dit : Nous voyons maintenant Dieu par un miroir et en énigme, mais nous le verrons alors face à face (I. Cor. xiii, 12). D'où il résulte qu'il y a deux manières de connaître Dieu. L'une qui consiste à le voir dans son essence, et c'est ce qu'on appelle le voir face à face. L'autre qui consiste à le voir dans les créatures, où son image se reflète comme dans un miroir. Or, l'ange n'a pu connaître Dieu de la première manière par ses moyens naturels , comme nous l'avons démontré (quest. xii, art. 4). Il ne peut non plus le connaître de la seconde, puisqu'il ne reçoit pas des objets sensibles la science de Dieu, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 7). Donc les anges ne peuvent connaître Dieu par leurs moyens naturels.


Mais c'est le contraire. Car les anges ont plus d'intelligence que les hommes. Or, les hommes peuvent connaître Dieu par leurs facultés naturelles, d'après ces paroles de l'Apôtre : Ils ont connu ce qui peut se découvrir de Dieu (Rom. i, 19). Donc à plus forte raison les anges le connaissent-ils.

CONCLUSION. — Les anges peuvent connaître Dieu d'une certaine manière par leurs facultés naturelles.

Il faut répondre que les anges peuvent avoir de Dieu une certaine connaissance par leurs moyens naturels. Pour rendre cette proposition évidente, il faut observer qu'une chose peut être connue de trois manières : 1° Par la présence de son essence dans le sujet qui la connaît ; c'est ainsi que l'oeil voit la lumière, et c'est aussi de cette manière que l'ange se connaît, comme nous l'avons dit (art. 1). 2" Par la présence de son image dans l'entendement, comme l'oeil voit la pierre au moyen de l'image qui s'en détache (2). 3° Par l'image de l'objet connu, quand cette image ne provient pas immédiatement de l'objet, mais d'un autre être qui la reflète; c'est ainsi que nous voyons un homme dans un miroir. La connaissance de Dieu qui répond à cette première manière de connaître est celle qu'on a quand on voit Dieu dans son essence. Il n'y a pas de créature qui puisse l'acquérir par ses moyens naturels (3), comme nous l'avons dit (quest. xn, art. 4). La connaissance que nous avons de Dieu ici-bas au moyen des créatures qui reflètent son image répond à la troisième manière de connaître. Saint Paul parle de cette connaissance quand il dit que nous connaissons les choses invisibles de Dieu par les choses qu'il a faites (Rom. i, 20) ; c'est en ce sens qu'il est dit que nous voyons Dieu comme dans un miroir. La connaissance que l'ange a de Dieu par ses moyens naturels tient le milieu entre ces deux espèces de connaissance, et elle est analogue à la connaissance qu'on acquiert par une image qui provient immédiatement de l'objet qu'elle doit faire connaître. Car,, l'image de Dieu ayant été imprimée dans la nature même de l'ange, il connaît Dieu par sa propre essence, parce qu'elle en est l'image. Il ne voit cependant pas l'essence de Dieu, parce qu'il n'y a pas d'image créée qui puisse la représenter (I). Cette sorte de connaissance tient donc plutôt de la troisième que de la première, parce que la nature de l'ange est une espèce de miroir qui réfléchit l'image divine.

(2) L'ange ne peut connaître de cette manière, d'après ce que nous avons vu (quest. L1V. art. 5). I

(3) Elle est l'effet de la grâce.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Denis parle de la connaissance parfaite par laquelle on comprendrait Dieu complètement, comme ses paroles le prouvent expressément. Car il n'y a pas d'intelligence créée qui puisse connaître Dieu de cette manière.

2. Il faut répondre au second, que de ce qu'il y a entre Dieu et l'entendement de l'ange une distance infinie, il s'ensuit que l'ange ne peut le comprendre ni voir son essence par ses moyens naturels ; mais il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse avoir de lui aucune connaissance. En effet, comme il y a entre l'ange et Dieu une distance infinie, de même la connaissance que Dieu a de lui-même est infiniment supérieure à la connaissance que l'ange en a.

3. Il faut répondre au troisième, que la connaissance que l'ange a naturellement de Dieu tient le milieu entre ces deux espèces de connaissance, mais qu'elle se rapproche plus de la dernière, comme nous l'avons observé (in corp. art.).

(1) Naturellement, l'ange ne connaît donc pas Dieu parfaitement, ce qui est une réfutation fie l'erreur des anoméens, qui avaient la prétention de comprendre la nature divine.


QUESTION LVII. : DE LA CONNAISSANCE QU'ONT LES ANGES DES CHOSES MATÉRIELLES.


Après avoir parlé de la connaissance qu'ont les anges des choses spirituelles, mous avons maintenant à nous occuper de la connaissance qu'ils ont des choses matérielles. — A cet égard cinq questions se présentent : 1° Les anges connaissent-ils la nature des choses matérielles? — 2° Connaissent-ils les choses en particulier? — 3" Connaissent-ils les choses futures? — 4" Connaissent-ils les pensées du coeur? — 5" Connaissent-ils tous les mystères de la grâce?

ARTICLE I. — les anges connaissent-ils les choses matérielles (2)?


(2) 11 ne s'agit ici que de la connaissance des choses corporelles, mais la question a plus d'étendue. Elle embrasse toutes les choses contingentes, puisque nous voyons que dans les articles suivants saint Thomas examine si les anges connaissant les futurs libres, les pensées du coeur et. les mystères de la grâce.

Objections: 1.. Il semble que les anges ne connaissent pas les choses matérielles. Car l'objet connu est une perfection pour le sujet qui le connaît. Or, les choses matérielles ne peuvent être une perfection pour les anges puisqu'elles leur sont inférieures. Donc les anges ne connaissent pas les choses matérielles.

2.. L'intelligence perçoit les choses qui sont dans l'âme par leur essence, comme le dit la glose [Sup.YL. Cor. xn).Or, les choses matérielles ne peuvent être ni dans l'âme humaine, ni dans l'entendement de l'ange par leurs essences. Donc l'intelligence ne peut les connaître. Il n'y a que l'imagination qui saisisse les images des corps et il n'y a que la sensibilité qui perçoive les corps eux-mêmes. Et comme dans les anges il n'y a ni imagination, ni sensibilité, mais qu'il n'y a que de l'intelligence, ils ne peuvent donc connaître les choses matérielles.

3.. Les choses matérielles ne sont pas intelligibles en acte. Elles ne peuvent être connues qu'autant que les sens et l'imagination les perçoivent. Puisque les anges ne sont pas doués de ces facultés, ils ne connaissent donc pas les choses matérielles.


Mais c'est le contraire. Car tout ce que peut un être d'un ordre inférieur celui qui est d'un ordre supérieur le peut aussi. Or, l'entendement humain, qui dans l'ordre de la nature est inférieur à 1 entendement de l'ange, peut connaître les choses matérielles. Donc à plus forte raison l'entendement de l'ange peut-il les connaître aussi.

CONCLUSION. — Les anges étant supérieurs aux êtres matériels et corporels, ils les connaissent tous par les espèces intelligibles qui existent en eux.

Il faut répondre que tel est l'ordre de l'univers, que les êtres supérieurs sont plus parfaits que les êtres inférieurs, et que ce qui est renfermé d'une manière défectueuse, partielle et multiple dans les êtres inférieurs, est contenu éminemment, d'une façon complète et simple, dans les êtres supérieurs. Ainsi en Dieu, comme au sommet suprême de tous les êtres, toutes choses préexistent suréminemment et d'une manière conforme à la simplicité de son être, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. i). Les anges étant parmi les créatures celles qui se rapprochent le plus de Dieu et celles qui lui ressemblent davantage, ils participent plus largement que les autres êtres à sa bonté et sont par conséquent plus parlai ts, comme le dit le même Père (De cozl. hier. cap. 4). Par conséquent toutes les choses matérielles préexistent dans les anges d'une manière plus simple et plus spirituelle qu'elles n'existent en elles-mêmes, mais aussi d'une façon plus multiple et plus imparfaite qu'elles ne préexistent en Dieu. Or, tout ce qui est dans une chose y est selon la manière d'être du sujet (1). Les anges étant spirituels par leur nature, il s'ensuit que comme Dieu connaît les choses matérielles par son essence, de même les anges les connaissent parce qu'elles existent en eux au moyen de leurs espèces intelligibles.

(1) Ou scion l'axiome de l'école : Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur ; ce qui est applicable aux substances corporelles comme aux substances spirituelles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet compris est une perfection pour le sujet qui le comprend en raison de l'espèce intelligible qui est dans son entendement. Ainsi les espèces intelligibles qui sont dans l'intelligence de l'ange en sont des perfections et des actes.

2. Il faut répondre au second, que les sens ne perçoivent pas l'essence des choses, mais seulement les accidents extérieurs. Il en est de même de l'imagination ; elle ne saisit que les images des corps. L'intelligence seule perçoit l'essence des êtres. De là il est dit (De anim. lib. m, text. 26) que l'objet de l'intelligence est ce qui est, et que l'intelligence ne se trompe pas plus sur l'essence que les sens sur les choses sensibles qui sont leur objet propre (2). Ainsi les essences des choses matérielles sont dans l'entendement de l'homme ou de l'ange, comme l'objet compris est dans le sujet qui le comprend et non suivant leur être réel. Il y a cependant des choses qui sont dans l'âme ou dans l'entendement suivant ces deux manières d'être. L'intelligence les perçoit l'une et l'autre.

(2) L'intelligence est infaillible, d'après Anatole, tant qu'elle reste dans sa sphère et qu'elle ne s'applique qu'aux essences ou aux choses'mdivisibles. L'erreur ne vient jamais que des combinaisons de la pensée (Voy. De l'âme, liy. m, ch. a ; Hermen. ch. tO, et les Caiéjone», ch. 2,21.ctchap.4, |5.

3. Il faut répondre au troisième, que si dans l'ange la connaissance venait des choses matérielles elles-mêmes, il faudrait qu'il les rendît intelligibles par le moyen de l'abstraction. Mais il n'emprunte pas aux choses matérielles la connaissance qu'il en a, il les connaît par leurs espèces intelligibles qui lui sont naturelles, comme notre entendement les connaît par les espèces qu'il rend intelligibles en les abstrayant.     .


ARTICLE II. — l'ange connaît-il chaque chose en particulier(1)?


(1) Dans "une foule d'endroits, l'Ecriture nous montre les anges s'entretenant avec les hommes , les fortifiant, les protégeant et leur rendant toutes sortes de services ; ce qui suppose qu'ils ont une connaissance toute particulière des individus. Cet article, comme le dit saint Thomas lui-même, est donc de foi catholique (Vid. Gen. xvi, xxi, xxii, xxiv;Ea;. xiv,xxiii, xxxii; II. Reg. xxiv; III, Reg. xix ; IV. Reg, xix. Voy. le Livre dé Tobie tout entier ; Matth, i, xi, xxviii ; Luc. i, ii, vii, xxii ; Apoc. i, vii, ix, x, xviii).

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne connaisse pas chaque chose en particulier. Car Aristotedit (in Post. lib. ii, cap. 22) que les sens perçoivent les objets en particulier, mais que la raison ou l'intelligence perçoit ce qui est général. Or, dans les anges il n'y a pas d'autre faculté cognitive que l'entendement, comme nous l'avons prouvé (quest. liv, art. 5). Donc ils ne connaissent pas-chaque chose en particulier.

2.. Toute connaissance provient de ce que le sujet qui connaît s'assimile l'objet connu. Or, il ne semble pas que l'ange puisse s'assimiler un objet particulier comme tel, puisque l'ange est spirituel, ainsi que nous l'avons dit (quest. l, art. 2), et que la matière est le principe de l'individualité. Donc l'ange ne peut connaître chaque chose en particulier.

3.. Si l'ange connaît chaque chose en particulier, c'est par des espèces particulières ou par des espèces universelles. Il ne les connaît pas par des espèces particulières, parce qu'il faudrait alors qu'il en eût à l'infini. Il ne les connaît pas non plus par des espèces universelles, parce que l'universel n'est pas un principe capable de faire connaître une chose en particulier, du moins comme chose individuelle parce que le particulier n'est connu par le général qu'en puissance. Donc l'ange ne connaît pas chaque chose en particulier.


Mais c'est le contraire. Car on ne peut garder ce qu'on ne connaît pas. Or, les anges sont les gardiens de chaque homme en particulier, d'après ces paroles du Psaume (xc, 11) : Le Seigneur a chargé ses anges de vous garder clans toutes vos voies.

CONCLUSION. — Les anges connaissent toutes les choses particulières, non dans leurs causes universelles, mais telles qu'elles sont en elles-mêmes au moyen des espèces que Dieu leur a communiquées.

Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont refusé totalement aux anges la connaissance de chaque chose en particulier (2). Mais d'abord cette opinion est contraire à la foi catholique qui suppose que les êtres inférieurs sont gouvernés par les anges, d'après ces paroles de saint Paul : Tous les esprits sont chargés de l'administration providentielle des choses d'ici-bas (Heb. i, 14). Or, s'ils ne connaissaient pas chaque chose en particulier, ils ne pourraient être une providence pour tout ce qui se fait en ce monde, puisque tous les actes proviennent des individus. L'Ecclésiaste condamne aussi cette opinion quand il dit (Eccl. v, S) : Ne dites pas devant l'ange que Dieu vous a donné pour veiller sur vous : il n'y a pas de Providence. Elle est aussi opposée aux enseignements de la philosophie (3) qui considère les anges comme les moteurs des cieux et qui les leur fait mouvoir par l'intelligence et la volonté. — D'autres ont dit (1) que l'ange connaît chaque chose individuellement, mais dans les causes universelles auxquelles se ramènent tous les effets particuliers ; comme l'astronome juge de l'arrivée d'une éclipse d'après la disposition des mouvements célestes. Mais ce système n'échappe pas à toutes les difficultés. Car connaître ainsi un objet en particulier dans des causes universelles ce n'est pas le connaître en tant qu'individuel, c'est-à-dire tel qu'il est clans le temps et dans l'espace (1). En effet, l'astronome qui sait qu'une éclipse aura lieu en calculant le mouvement des corps célestes, ne connaît cette éclipse qu'en général; il ne peut la connaître en particulier dans le temps et l'e-paee qu'autant qu'elle frappe ses sens. Or, l'administration des choses de ce monde, la providence et le mouvement des êtres se rapportent aux individus tels qu'ils sont hic et nunc. — Il faut donc dire : que l'homme a différentes facultés pour connaître les choses de divers genres,l'intelligence, par exemple, pour connaître les choses universelles et immatérielles, les sens pour percevoir les objets individuels et corporels; mais l'ange connaît ces deux sortes de choses par la seule puissance de son entendement. Car tel est l'ordre général, que plus un être est élevé et plus sa puissance a d'unité et d'extension. Ainsi dans l'homme le sens commun qui est supérieur au sens propre (2), quoiqu'il ne soit qu'une puissance unique, connaît néanmoins tout ce que les cinq sens extérieurs connaissent, etde plus certaines choses qu'aucun des sens extérieurs ne connaît, telles que la différence qu'il y a entre la blancheur et la douceur. On peut faire l'application de ce principe à tous les autres êtres. Par conséquent l'ange étant placé au-dessus de l'homme dans l'ordre de la nature, on ne peut pas dire que l'homme connaît par une de ses facultés quelconque quelque chose que l'ange ne connaisse pas par son entendement qui est sa seule puissance cognitive. De là Aristote conclut qu'il répugne que Dieu ignore la discorde,que nous connaissons (3,,comme on le voit (De an. lib. i, text. 80; Met. lib. m, text. 18).—Quant à la manière dont l'esprit de l'ange connaît chaque chose en particulier on peut observer que comme les choses sont sorties de Dieu pour qu'elles subsistent dans leur propre nature, de même elles en sont sorties pour qu'elles existent dans l'esprit des anges. Or, il est évident que Dieu a créé non-seulement ce qu'il y a d'universel dans les êtres, mais encore ce qui constitue en chacun le principe de son individualité. Car il est la cause de toute la substance de l'être, de sa matière aussi bien que de sa forme. Et i! connaît les choses suivant qu'il les produit, puisque sa science est leur cause, comme nous l'avons démontré (quest. xiv, art. 8). Ainsi donc comme Dieu est, par son essence qui est la cause de toutes choses, l'image de tous les êtres et qu'il les connaît tous par elle, non-seulement quant à leurs principes généraux, mais encore quant à leur nature particulière, de même les anges au moyen des espèces que Dieu a imprimées en eux connaissent les choses non-seulement dans leur généralité, mais encore dans ce qu'elles ont de particulier et d'individuel. Car ces espèces sont les représentations multipliées de la simple et unique essence de Dieu.

(2) Cette opinion était soutenue par Averroës (Met. lib. xii, text. 51).

(3) Il s'agit ici de la philosophie péripatéticienne (Met. lib. xii), mais Platon était sur ce point du même avis qu'Aristote.

(4) Ce sentiment avait été avancé par Avieenne dans son traité De tluxu rerum, cap. 5.

(1) Hic et nunc; nous n'avons pu traduire ces mots que par une périphrase.

(2) Le sens commun est le sens interne qui concentre en lui toutes les impressions qui nous viennent par les cinq sens extérieurs, que saint Thomas appelle les sens propres. C'est la théorie A'Aristote snrja sensibilité, que nous retrouverons dans le Traité de l'âme (quest. lxxvih, art. 4 .

(3) Sous prétexte que le semblable n'est connu que par le semblable, Empédocle faisait de Dieu l'être le plus ignorant, et c'est contre cette absurdité qu'Arislote s'élève.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote ne parle en cet endroit que de notre entendement qui ne comprend les choses qu'en les abstrayant; et c'est par l'abstraction qu'il dégage de toute matérialité ce qu'il perçoit et qu'il le rend universel. Celte manière de comprendre n'est pas celle de l'ange, comme nous l'avons dit (quest. xlv, art. 3). On ne peut donc pas lui appliquer le même raisonnement.

2. Il faut répondre au second, que les anges ne s'assimilent pas aux choses matérielles, comme un être s'assimilerait avec une chose qui serait du même genre ou de la même espèce que lui ou qui s'accorderait avec lui accidentellement. Ils ont avec elles la ressemblance qu'il y a entre l'être supérieur et l'être inférieur, comme le soleil et le feu. C'est de cette manière que Dieu ressemble à tous les êtres, et quant à la matière et quant à la forme. Car tout ce qu'on découvre dans les êtres préexiste en lui, comme dans sa cause. Pour le même motif les espèces intelligibles des anges, qui découlent en quelque sorte de l'essence divine dont elles sont les images, représentent les choses non-seulement quant à la forme, mais encore quant à la matière.

3. Il faut répondre au troisième, que les anges connaissent chaque chose en particulier par les formes universelles qui sont les images des choses et quant à leurs principes universels et quant aux principes de leur individualité. Nous avons d'ailleurs dit comment, par une seule et même espèce, on peut connaître une foule de choses (quest. xlv, art. 3).


ARTICLE III.— les anges connaissent-ils les choses FUTUrES (1) ?


(1) Cet article est une réfutation des erreurs tics Chaldéens et des augures, qui prétendaient annoncer l'avenir; des oracles qui ont abusé les hommes dans les temps anciens; du philosophe Algazel qui prétendait que les choses futures ne dépendaient que de la disposition des corps célestes. Car si les anges ne connaissent pas l'avenir, comment les hommes pourraient-ils Le connaître ?

Objections: 1.. Il semble que les anges connaissent les choses futures. Car les anges ont plus de connaissance que les hommes. Or, il y a des hommes qui connaissent, beaucoup de choses à venir. Donc à plus forte raison les anges les connaissent-ils.

2.. Le présent et l'avenir sont des différences de temps. Or, l'esprit de l'ange est au-dessus du temps; car l'intelligence vade pair avec l'éternité, ou, comme le dit le livre des Causes (prop. 2), avec l'éviternité. Donc, par rapport à l'intelligence de l'ange, il n'y a pas de différence entre le passé et le futur. L'ange les connaît donc l'un et l'autre indifféremment.

3.. L'ange ne connaît pas par les espèces qu'il reçoit des choses, mais par les espèces universelles qui lui sont innées. Or, les espèces universelles se rapportent également au passé et à l'avenir. Donc il semble que les anges connaissent indifféremment le passé, le présent et l'avenir.

4.. L'éloignement est par rapport au temps ce qu'il est par rapport au lieu. Or, les anges connaissent les êtres qui sont éloignés les uns des autres, par rapport au lieu. Donc ils connaissent aussi les choses qui sont éloignées du temps présent et qui n'existent que dans l'avenir.


Mais c'est le contraire. Ce qui est le signe propre de la Divinité ne convient pas aux anges. Or, la connaissance de l'avenir est le signe propre de la Divinité, d'après ces paroles d Isaïe (Is. xli, 23) : Annoncez, ce qui doit arriver dans l'avenir, et nous saurons que vous êtes des dieux. Donc les anges ne connaissent pas l'avenir.

CONCLUSION. — Les anges connaissent avec certitude les choses futures quand ce sont des effets qui résultent nécessairement de leurs causes, ils connaissent d'une manière conjecturale les choses futures quand ce sont des effets qui arrivent le plus souvent, ils ne connaissent point du tout les choses futures qui sont fortuites et qui n'arrivent que rarement; il n'y a que Dieu qui connaisse les choses futures en elles-mêmes.

Il faut répondre qu'on peut connaître l'avenir de deux manières. 1° En connaissant les effets dans leurs causes, et quand ce sont des effets futurs qui proviennent de causes nécessaires, on peut les connaître d'une science certaine. Ainsi on peut savoir certainement que le soleil se lèvera demain. Les effets qui résultent ordinairement ou le plus souvent de leurs causes ne sont pas connus certainement à l'avance; on ne les connaît que par conjecture. C'est ainsi que le médecin sait à l'avance que le malade recouvrera la santé. Les anges connaissent mieux que nous ces choses futures parce qu'ils ont une connaissance plus parfaite et plus universelle de leurs causes. Ainsi un médecin connaît mieux à l'avance l'état futur de son malade, s'il a plus de pénétration dans l'esprit. Mais quant aux effets qui sont rarement produits par leurs causes, on les ignore absolument ; telles sont les choses fortuites. — 2° On peut connaître les événements futurs en eux-mêmes. Mais il n'y a que Dieu (I) qui soit capable de connaître ainsi non-seulement les effets qui proviennent d'une cause nécessaire ou qui sont ordinairement produits, mais encore ceux qui sont purement fortuits. Car il voit tout dans son éternité, qui par sa simplicité est présente à tous les temps et les renferme tous. C'est ce qui fait que d'un regard unique il embrasse toutes les choses qui se font dans le temps comme si elles étaient présentes et qu'il les voit toutes telles qu'elles sont en elles-mêmes, comme nous l'avons dit en parlant de la science de Dieu (quest. xiv, art. 7 et 9). Or, l'entendement de l'ange comme celui de toute créature étant incapable d'embrasser l'éternité divine, il n'y a pas d'intelligence créée qui puisse ainsi connaître l'avenir en lui-même.

(1) L'Ecriture et toute la tradition sont unanimes à proclamer que la connaissance de l'avenir est le propre de Dieu. Y a-t-il rien déplus formel que ces paroles du prophète : Ego sum Deus et non est ultra Deus, nec est similis mei, annuntians ab exordio novissimum et ab initio quae necdum facta sunt, dicens : Consilium meum stabit iis. xlvi).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les hommes ne connaissent les événements futurs que dans leurs causes ou d'après une révélation divine. Mais les anges les connaissent sous ce double rapport d'une manière beaucoup plus parfaite qu'eux.

2. Il faut répondre au second, que quoique l'intelligence de l'ange soit au-dessus du temps qui sert de mesure au mouvement des corps, cependant il y a en elle un temps qui est déterminé par la succession de ses conceptions intellectuelles. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. vu ) que Dieu meut la créature spirituelle dans le temps. Et par là même qu'il y a succession dans l'entendement de l'ange, toutes les choses qui se font dans le temps ne'peuvent lui être présentes.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique les espèces qui sont dans l'intelligence de l'ange représentent également par elles-mêmes le présent, le passé et l'avenir, néanmoins les choses passées, présentes et futiles ne se rapportent pas à ces espèces de la même manière. Car les êtres qui existent actuellement ont la nature qui les assimile aux espèces que l'intelligence des anges possède, et les anges peuvent les connaître au moyen de ces espèces. Mais les êtres à venir n'ont pas encore la nature qui doit les assimiler aux espèces qui sont dans les anges, et c'est pourquoi ceux-ci no peuvent les connaître.

4. Il faut répondre au quatrième, que les êtres qui sont éloignés quant au lieu existent actuellement et participent à l'espèce dont l'image réside dans l'esprit de l'ange. Mais il n'en est pas de même des choses futures, comme nous l'avons dit (in corp. art.), et c'est pourquoi il n'y a pas de parité.



I pars (Drioux 1852) Qu.56 a.2