I pars (Drioux 1852) Qu.57 a.4

ARTICLE IV.—les anges connaissent-ils les pensées du coeur humain (1) ?


(1) L'Ecriture nous indique dans une foule, d'endroits" qu'il n'y a que Dieu qui sonde les coeurs : Homo videt ea quos paient, Dominus autem intuetur cor (I. Reg. xvi). Pravum est cor hominis et inscrutabile. Et quis cognoscet illud? Ego Dominus scrutans rencs et corda (Hier. xvii). Qui autem scrutatur corda Deus (Rom. viii).

Objections: 1.. Il semble que les anges connaissent les pensées qui sont au fond de nos coeurs. Car à l'occasion de ces paroles de Job : Non aequabitur ei aurum vel vitrum (Job, xxviii, 27), saint Grégoire dit [Moral, lib. xviii, cap. 27), qu'après la résurrection au séjour de la gloire, les bienheureux se connaîtront l'un l'autre intimement comme ils se connaissent eux-mêmes, et qu'en considérant les traits de leur visage ils pénétreront les secrets de leur conscience. Or, les bienheureux seront semblables aux anges, comme il est dit dans saint Matthieu (cap. xxii). Donc un ange peut voir ce qui se passe dans la conscience d'un homme.

2.. Ce que les figures sont aux corps les espèces intelligibles le sont à l'entendement. Or, en voyant un corps on voit sa figure. Donc en voyant la substance d'un être spirituel on voit l'espèce intelligible qui est en lui. Et puisqu'un ange en voit un autre et qu'il voit aussi notre âme, il semble qu'il puisse voir les pensées qui sont en nous.

3.. Les choses qui sont dans notre intelligence ressemblent plus à l'ange que celles qui sont dans notre imagination, puisque les premières sont comprises en acte et les secondes ne le sont qu'en puissance. Or, les choses qui existent dans notre imagination peuvent être connues de l'ange, comme les objets corporels, puisque 1 imagination est une faculté qui tient du corps. Il semble donc que l'ange puisse connaître les pensées de notre esprit.


Mais c'est le contraire. Car ce qui est le propre de Dieu ne convient pas aux anges. Or, c'est le propre de Dieu de connaître les pensées du coeur, d'après ces paroles de Jérémie (Jér. xvii, 9) : Lc coeur de l'homme est perverti et impénétrable, qui le connaîtra f Moi ! dit le Seigneur, moi qui scrute les coeurs ! Donc les anges ne connaissent pas les secrets des coeurs.

CONCLUSION. — Les anges connaissent les pensées du coeur par leurs effets, mais il n'y a que Dieu qui les connaisse naturellement, telles qu'elles sont en elles-mêmes.

Il faut répondre qu'on peut connaître de deux manières les pensées du coeur. 1° Dans leurs effets. Il n'y a pas que les anges qui puissent ainsi les connaître, l'homme le peut également, mais il lui faut d'autant plus de pénétration que l'effet est plus caché. Car on connaît la pensée de quelqu'un non-seulement par ses actes extérieurs, mais encore par le changement que son visage subit. Ainsi les médecins peuvent connaître par le pouls certaines affections de l'esprit, et à plus forte raison les anges ou les démons peuvent-ils les connaître de la sorte, puisqu'ils saisissent encore avec plus de pénétration les modifications cachées que les corps subissent. De là saint Augustin dit (De div. dxmon. cap. 8) que les démons connaissent avec la plus grande facilité les dispositions des hommes, non-seulement celles qu'ils expriment par la parole, mais encore celles qu'ils conçoivent au fond de leur pensée et qu'ils manifestent extérieurement par quelques signes qu'on remarque sur le corps (2). L'illustre docteur n'apas rétracté son sentiment, bien qu'il dise au livre de ses Rétractations (lib. h, cap. 30) qu'on ne peut expliquer comment cela se fait. — 2° On peut connaître les pensées telles qu'elles sont dans l'entendement et les affections telles qu'elles sont dans la volonté. Il n'y a que Dieu qui puisse ainsi les connaître il). La raison en est que la volonté d'une créature raisonnable n'est soumise qu'à lui et que lui seul peut agir sur elle, lui qui est son objet principal et sa fin dernière, comme nous le démontrerons (quest. util, art. I, et quest. cv, art. S). C'est pourquoi les choses qui ne dépendent que de la volonté ou qui n'existent qu'en elle, ne sont connues que de Dieu. Or, il est évident que c'est le fait seul de la volonté qu'une personne pense actuellement à une chose, parce que quand quelqu'un a en lui la science habituelle ou des espèces intelligibles, il est libre de s'en servir comme il veut. C'est ce qui fait dire à saint Paul (I. Cor. n, II) que personne ne sait ce qui est dans l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui.

(2) Saint Fulgence s'élève contre ce sentiment de saint Augustin (Ad Monim. ni, cap. 4 ). Mais il ne peut y avoir ici qu'une logomachie ; car on sait que toutes les pensées ne se manifestent pas ainsi par des signes extérieurs, et pour qu'elles se manifestent tout le monde convient sans peine qu'il faut qu'il y ait un rapport entre le signe et la chose signifiée.

(1) Tous les Pères sont unanimes à ce sujet ( Vid. Clem. Alex. Strom. v, p. 434. Fulgencius, lib. il ad Thrasim. cap.XVI.Cyprianus, De orat. .Dont. Chrysostom. Hom. xxiv in Joan. Anastas. lib. ix , in Hexameron. Ambros. in cap. 5 Luc. Augustin, in Serm.).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la pensée d'un homme n'est pas connue par un autre homme pour deux motifs : à cause de la grossièreté du corps, et de la volonté qui tient à cacher ses secrets. Le premier de ces deux obstacles sera détruit au jour de la résurrection, et il n'existe pas pour les anges. Le second subsistera encore après la résurrection, et il existe maintenant dans les anges. Cependant la clarté du corps représentera dans les bienheureux le degré de grâce et de gloire auquel leurs âmes seront élevées, et de cette manière l'un pourra voir l'âme de l'autre.

2. Il faut répondre au second, que quoiqu'un ange voie les espèces intelligibles de l'autre par là même que le mode de ces espèces est plus ou moins universel, en raison de la noblesse plus ou moins grande de leurs substances, il ne résulte pas de là qu'un ange sache de quelle manière un autre ange fait usage actuellement de ces espèces ou à laquelle sa pensée est actuellement appliquée.

3. Il faut répondre au troisième, que l'appétit brutal, n'est pas maître de ses actions, mais qu'il suit l'impression d'une cause étrangère soit spirituelle, soit matérielle. Comme les anges connaissent les choses corporelles et leurs dispositions, ils peuvent par elles connaître ce qui est dans l'appétit et dans l'imagination des aniniaux et même des hommes ; car il arrive quelquefois que l'appétit sensitif agit en nous d'après l'impression qu'il a reçue d'un Objet corporel, comme cela se fait toujours dans les animaux. Il n'est cependant pas nécessaire pour cela que les anges connaissent les mouvements de l'appétit sensitif et les perceptions de l'imagination, quand ils ont pour cause la volonté et la raison, parce qu'alors la partie inférieure de l'âme participe en quelque sorte à la raison ; elle est à la raison ce que celui qui obéit est à celui qui commande, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. ult.). Il ne résulte donc pas de ce que l'ange connaît ce qui est dans l'appétit sensitif de l'homme ou dans son imagination, qu'il connaisse ce qui est dans la pensée ou dans la volonté humaine, parce que l'intelligence et la volonté ne sont pas soumises à l'appétit sensitif et à l'imagination, et que la raison peut au contraire s'en servir de différentes manières.


Article V. — LES ANGES CONNAISSENT-ILS LES MYSTÈRES DE LA GRACE (2)?


(2) Cet article est une réfutation d'Algázel, d'A-verroës et du rabbin Moïse, qui ont prétendu que la prophétie, ou la connaissance des choses futures, était un don naturel.

Objections: 1.. Il semble que les anges connaissent les mystères de la grâce. Car, entre tous les mystères, le plus eminent est le mystère de l'Incarnation. Or, les anges l'ont connu dès le commencement. En effet, saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. v, cap. 19) que ce mystère a été caché en Dieu pendant tous les siècles, mais de manière cependant qu'il fût connu des principautés et des puissances célestes. Et saint Paul dit que ce grand sacrement d'amour a été découvert aux anges (I. Tim. m, 16;. Donc les anges connaissent les mystères de la grâce.

2.. La raison de tous les mystères de la grâce est renfermée dans la divine sagesse. Or, les anges voient la sagesse de Dieu qui est son essence. Donc ils connaissent les mystères de la grâce.

3.. Les prophètes sont instruits par les anges, d'après saint Denis (De coelest. hier. cap. 4). Or, les prophètes ont connu les mystères de la grâce. Car il est dit dans Arnos (Am. m, 7), : Le Seigneur Dieu ne fera rien sans avoir révélé auparavant son secret aux prophètes ses serviteurs. Donc les anges connaissent les mystères de la grâce.


Mais c'est le contraire. Car personne n'apprend ce qu'il connaît. Or, les anges supérieurs cherchent à connaître les mystères divins de la grâce et les apprennent. En effet, saint Denis dit (De coelest. hier. cap. 7) que l'Ecriture sainte nous montre quelques-unes de ces créatures célestes interrogeant Jésus-Christ et apprenant de lui ce qu'il a fait pour nous, et Jésus le leur enseignant sans aucun intermédiaire, comme on le voit dans Isaïe (Is. lxiii, 1) où les anges demandent : Quel est celui qui vient d'Edotn? et Jésus répond : C'est moi qui annonce la justice. Donc les anges ne connaissent pas les mystères de la grâce.

CONCLUSION. — Puisque les mystères de la grâce ne dépendent que de la seule volonté de Dieu, ils ne peuvent être connus naturellement par les anges, ils ne les connaissent que dans le Verbe de Dieu d'une connaissance surnaturelle qui les rend heureux.

Il faut répondre que dans les anges il y a deux sortes de connaissance. 1° Une connaissance naturelle qui leur fait connaître les choses et par leur essence, et par des espèces qui leur sont innées. Les anges ne peuvent connaître les mystères de la grâce de cette manière. Car ces mystères dépendent exclusivement de la volonté de Dieu (1). Or, si un ange ne peut connaître les pensées libres et volontaires d'un autre ange, il peut encore moins connaître les choses qui ne dépendent que de la volonté de Dieu. C'est le raisonnement que fait l'Apôtre (I. Cor. n, 11). Les choses qui sont dans l'homme, dit-il, personne ne les connaît, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui; de même, les choses qui sont de Dieu nul ne les connaît que l'esprit de Dieu lui-même, —2° Il y a dans les anges une autre connaissance qui les rend heureux; c'est par elle qu'ils voient le Verbe et les choses qui sont en lui. Cette vision leur fait connaître les mystères de la grâce, mais elle ne les fait pas connaître tous et à tous les anges dans la même mesure. Dieu la limite selon le dessein qu'il a de se révéler, d'après ces paroles de saint Paul : Dieu nous a révélé sa sagesse éternelle par son Esprit (I. Cor. n , 10). Toutefois Dieu se révèle de telle sorte que les anges supérieurs qui pénètrent avec plus de profondeur dans sa divine sagesse, connaissent par leur vision un plus grand nombre de mystères, et de plus élevés pour les manifester ensuite aux anges inférieurs en les éclairant. Dès le commencement de la création ils ont connu quelques-uns de ces mystères, puis ils en ont connu d'autres qu'ils ont appris de Dieu à mesure que l'exécution de leur mission a rendu ces communications nécessaires.

(1) Les mystères étant surnaturels aucune créature ne peut les connaître par ses facultés naturelle*.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut parler du mystère de l'Incarnation de deux manières. 1° D'une manière générale. Il a été ainsi révélé à tous les anges dès le commencement de leur béatitude (1). La raison en est que ce mystère est le principe général auquel se rapportent toutes les charges qu'ils remplissent. Car, comme le dit saintPaul(Mob. i, U) : Tous les anges ne sont-ils pas les serviteurs du Christ, étant envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut, qui s'opère par le mystère de l'Incarnation. Il a donc fallu que dès le commencement tous les anges fussent instruits d'une manière générale de ce mystère. — 2° On peut parler du mystère de l'Incarnation relativement aux conditions spéciales dans lesquelles il s'est opéré. Tous les anges ne l'ont pas ainsi connu dès le commencement. Il y a même certaines particularités que les anges supérieurs n'ont apprises que par la suite des temps (2), d'après ce que dit saint Denis dans le passage que nous avons cité.

(1) Ce sentiment est le plus commun parmi les Pères.

(2) De qui ont-ils appris ces particularités ? Les ont-ils apprises des apôtres, ou Dieu les leur a-t-il manifestées au moyen des merveilles que les apôtres ont opérées ? Saint Thomas se prononce pour ce dernier sentiment dans son commentaire (in Ephes.cap. 3, lect.5).Tfecangeli, dit-il, hoc didicerunt ab eis (apostolis), sed in cis.

2. Il faut répondre au second, que quoique les anges bienheureux contemplent la sagesse divine, ils ne la comprennent cependant pas. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire qu'ils connaissent tous les secrets qu'elle renferme.

3. Il faut répondre au troisième, que tout ce que les prophètes ont su du mystère de la grâce, par la révélation divine, a été révélé d'une manière beaucoup plus excellente aux anges. Ainsi, quoique Dieu ait révélé en général aux prophètes ce qu'il se proposait de faire pour le salut du genre humain, il a fait connaître aux anges certaines particularités que les prophètes ne savaient pas, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ephes. m, i) : Fous pourrez connaître, par la lecture que vous ferez de ce que je vous ai écrit, quelle est l'intelligence que j'ai du mystère du Christ, quin'apoint été découvert aux enfants des hommes dans les autres temps, comme il a été révélé miraculeusement par le Saint-Esprit à ses saints apôtres. Parmi les prophètes eux-mêmes, les derniers ont su ce que ne savaient pas les premiers, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. cxvm, 100) : Ma science a dépassé celle des anciens. Et saint Grégoire observe (Hom. xvi, in ) que la connaissance du mystère de Dieu est toujours allée en croissant à travers les siècles (3).

(3) Comme on le voit, d'après saint Thomas et tous les Pères, la loi du progrès'a existé même pour les anges.


QUESTION LVIII. : DU MODE DE CONNAISSANCE DES ANGES.


Après avoir traité de l'objet de la connaissance des auges, nous avons maintenant à nous occuper du mode. — A cet égard sept questions se présentent : 1° L'entendement de l'ange est-il tantôt en puissance et tantôt en acte ? — 2" L'ange peut-il comprendre plusieurs choses à la fois ? — 3° Sa connaissance est-elle discursive ? — 4° L'ange comprend-il en composant et en divisant, c'est-à-dire par des propositions?—5° Le faux a-t-ilaccès dans son entendement? — 6° L'ange peut-il avoir une connaissancematu-tinale et une connaissance vespertinale ? — 7° Cette connaissance matulinale et ves-pertinale est-elle une seule et même connaissance, ou si elles sont diverses?

ARTICLE I. -— l'entendement de l'ange est-il tantôt en puissance et tantôt en acte (1)?


(1) Cet article a pour objet d'établir la différence qu'il y a entre notre connaissance, sous le rapport du mode , et la connaissance de l'ange.

Objections: 1.. Il semble que l'entendement de l'ange soit quelquefois en puissance. Car le mouvement est l'acte d'un être qui existe en puissance, d'après Aristote (Phys. lib. m, text. 6). Or, les intelligences des anges se meuvent en comprenant, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc les intelligences des anges sont quelquefois en puissance.

2.. Le désir a pour objet une chose que l'on n'a pas, mais qu'on peut avoir. Quiconque désire comprendre une chose est donc en puissance par rapport à elle. Or, il est dit (I. Petr, i, 12) que les anges désirent pénétrer dans les secrets de Dieu. Donc l'intelligence de l'ange existe quelquefois en puissance.

3.. On lit dans le livre des Causes (prop. 8) que l'intelligence comprend selon le mode de sa substance. Or, la substance de l'ange a quelque chose de potentiel. Donc l'intelligence de l'ange est quelquefois en puissance.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. si, cap. 8) que les anges, depuis qu'ils sont créés, jouissent dans l'éternité du Verbe d'une contemplation sainte et ineffable. Or, l'entendement qui contemple n'est pas en puissance, mais en acte. Donc l'entendement de l'ange n'est pas en puissance.

CONCLUSION. — L'intelligence de l'ange n'est pas toujours en acte par rapport aux choses qu'il connaît naturellement, mais il est toujours en acte par rapport à celles qu'il connaît dans le Verbe divin.

Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Deanim. lib. m, text. 8, et Phys. lib. viii, text. 32), l'intelligence est en puissance de deux manières : 1° avant d'avoir appris ou trouvé, c'est-à-dire avant d'avoir la science; 2° quand elle a la science, mais qu'elle ne réfléchit pas à ce qu'elle sait (2). L'ange n'est jamais en puissance dans le premier sens relativement aux choses qu'il peut connaître naturellement. Car, comme les corps supérieurs ou les corps célestes ne sont pas en puissance par rapport à l'être qu'ils doivent avoir, mais qu'ils le possèdent actuellement et d'une manière complète, de même les intelligences célestes ou les anges n'ont pas de puissance intelligible qui ne soit totalement complétée par les espèces intelligibles qui leur sont naturelles. Mais à l'égard des choses que Dieu leur révèle rien n'empêche que leur entendement ne soit en puissance. Ils ressemblent alors aux corps célestes qui sont aussi quelquefois en puissance par rapport à la lumière qu'ils reçoivent du soleil. — Dans le second sens l'entendement de l'ange peut être en puissance à l'égard des choses qu'il connaît naturellement, parce que son esprit n'a pas toujours actuellement présentes les choses qu'il sait par nature. Mais relativement à la connaissance qu'il a du Verbe (3) et des choses qu'il voit dans le Verbe, il ne peut jamais être en puissance, parce qu'il contemple toujours le Verbe et ce qui est en lui. Car c'est cette vision qui fait le bonheur des anges, et le bonheur ne consiste pas dans l'habitude, mais dans l'acte, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 8).

(2) Ou, selon l'expression de l'école, l'intelligence est en puissance à l'acte premier et a l'acte second.

(3) Remarquez que saint Thomas distingue dans l'ange trois sortes do connaissances, celles qui lui sont naturelles, celles qu'il obtient par la révélation, et celles qu'il voit dans le Veri e. Sa solution repose sur celte triple distinction.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mouvement n'est pas pris en cet endroit pour l'acte d'un être imparfait qui existe en puissance, mais pour l'acte d'un être parfait qui existe en acte. C'est dans ce sens qu'Aris-totedonne le nom de mouvement à la connaissance et à la sensation (De anim. lib. m, text. 28).

2. Il faut répondre au second, que ce désir n'exclut pas dans les anges la possession de la chose désirée, mais seulement le dégoût qu'elle pourrait inspirer. Ou bien on peut dire qu'ils désirent la vision de Dieu par rapport aux révélations nouvelles qu'ils en reçoivent en raison des affaires dont ils sont chargés.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la substance de l'ange il n'y a pas de puissance qui soit dénuée de l'acte. De même l'intelligence de l'ange n'est jamais tellement en puissance qu'elle ne soit point du tout en acte (1).

(1) L'ange est donc toujours en acte sous certain rapport quoique ce ne soit pas un acte pur, comme Dieu.


ARTICLE II. — l'ange peut-il connaître plusieurs choses a la fois (2)?


(2) Cet article est purement philosophique, mais il est utile pour faire comprendre en quoi consiste la généralisation des idées et faire ressortir la nature de l'entendement pur.

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne puisse comprendre plusieurs choses à la fois. Car Aristote dit (Top. lib. u, cap. 4, loc. 33) que l'on peut savoir beaucoup de choses, mais qu'on n'en comprend qu'une seule (3).

(3) Ou plus littéralement : on peut savoir plusieurs choses, on ne peuten penser plusieurs (Vid. Top. lib. u, cap. 10. Id. cap. 19).

2.. On ne comprend une chose qu'autant que l'intelligence reçoit sa forme par une espèce intelligible comme le corps reçoit sa forme au moyen d'une figure. Or, un même corps ne peut revêtir en même temps plusieurs figures diverses. Donc la même intelligence ne peut comprendre à la fois des objets intelligibles qui sont différents;

3.. La connaissance est un mouvement. Il n'y a pas de mouvement qui ait des termes divers. Donc la connaissance ne peut embrasser en même temps plusieurs choses.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. iv, cap. 32) : L'intelligence de l'ange comprend facilement et simultanément tout ce qu'il veut.

CONCLUSION. — Les anges connaissent en même temps tout ce qu'ils voient dans le Verbe et tout ce que la même espèce intelligible leur fait connaître, mais ils ne peuvent connaître simultanément ce qu'ils ne connaissent que par des espèces diverses qui leur sont innées.

Il faut répondre que comme l'unité de mouvement implique l'unité de but, de même l'unité d'opération implique l'unité d'objet. Or, il est des choses que l'on peut regarder tout à la fois comme multiples et comme unes. Telles sont, par exemple, les parties d'un corps qui a de l'étendue. Si on les considère chacune en elles-mêmes, elles sont multiples, et elles ne peuvent être perçues simultanément et d'un seul acte par les sens et par l'intelligence. Si au contraire on les considère comme ne formant qu'un seul tout, les sens et l'intelligence pourront les connaître simultanément et par un seul acte en saisissant dans son ensemble le tout qu'elles forment, comme le dit Aristote (De anim. lib. m, text. 23). Ainsi, notre entendement embrasse tout à la fois le sujet et le prédicat comme étant les parties d'une seule et même proposition ; il embrasse également les deux objets que l'on compare parce qu'ils ne forment qu'une comparaison unique. D'où il résulte évidemment qu'on ne peut comprendre à la fois plusieurs choses en tant qu'elles sont distinctes, mais qu'on les comprend bien de cette manière quand elles rentrent dans un seul et même objet intelligible. Car chaque chose est intelligible en acte suivant que sa ressemblance est dans l'entendement. Par conséquent, toutes les choses qu'on peut connaître par une seule espèce intelligible, on les connaît comme si elles ne formaient qu'un seul objet, et c'est ainsi qu'on connaît plusieurs choses en même temps. Mais celles qu'on connaît par des espèces intelligibles différentes on les connaît comme formant autant d'objets divers, et on ne les saisit pas simultanément. Les anges connaissent donc simultanément toutes les choses qu'ils voient dans le Verbe, puisqu'ils les voient par une seule espèce intelligible qui est l'essence divine. Ainsi dans la patrie, au séjour de la gloire, nos pensées ne seront plus légères, allant d'une chose à une autre, revenant sur les objets qu'elles ont quittés, mais, comme le dit saint Augustin (De Trin.Yih. xv, cap. 16), nous embrasserons d'un seul coup d'oeil et simultanément toute notre science. Quant à la connaissance que les anges acquièrent au moyen des espèces qui leur sont innées, ils peuvent connaître à la fois toutes les choses que la même espèce représente, mais ils ne peuvent connaître ainsi celles qui sont représentées par des espèces différentes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comprendre plusieurs choses en tant qu'elles sont unes, c'est ne comprendre qu'un seul et même objet.

2. Il faut répondre au second, que l'entendement reçoit sa forme de l'espèce qu'il a en lui. C'est pourquoi il peut, par une seule et même espèce intelligible, connaître plusieurs choses à la fois, comme un corps peut, par une seule figure, ressembler en même temps à plusieurs autres corps.

3. Il faut répondre au troisième argument comme au premier.

ARTICLE III. — l'á connaissance de l'ange est-elle discursive (1)?


(1) Cei article a pour but de prouver que la raison est la différence propre do l'homme; l'ange comprend, mais il ne raisonne pas.

Objections: 1.. Il semble que l'ange ait une connaissance discursive. Car la connaissance est discursive quand on connaît une chose par une autre. Or, les anges connaissent les créatures par le Verbe. Donc leur connaissance est discursive.

2.. Tout ce que peut un être inférieur, un être supérieur le peut aussi. Or, l'entendement humain peut faire un syllogisme et connaître les causes par leurs effets, ce qui constitue la connaissance discursive. Donc à plus forte raison l'ange a-t-il la même puissance, puisqu'il est, dans l'ordre de la nature, supérieur à l'âme humaine.

3.. Saint Isidore dit (De sum. bon. lib. i, cap. 10) que les démons connaissent beaucoup de choses par l'expérience. Or, la connaissance expérimentale est une connaissance discursive-, car l'expérience se forme d'après plusieurs souvenirs, et une idée générale se forme de plusieurs expériences, comme on le voit (in fin. Post.' lib. u, text. ult., et Met. lib. i, cap. 1 ). Donc la connaissance des anges est discursive.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 7) que les anges n'acquièrent la connaissance qu'ils ont de Dieu ni par des discours diffus, ni par des raisonnements laborieux, et que leurs procédés n'ont rien de commun avec les nôtres.

CONCLUSION. — Tout ce que les anges connaissent, ils le connaissent sans discourir.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1, et quaest. lv, art. 1), les anges sont dans le monde spirituel ce que les corps célestes sont dans le monde corporel. C'est même ce qui les fait appeler par saint Denis des intelligences célestes (loc. cit.). Or, il y a cette différence entre les corps célestes elles corps terrestres que ceux-ci n'arrivent à leur perfection que par le changement et le mouvement, tandis que les autres possèdent du mêment où ils existentia perfection que leur nature requiert (1). De même les esprits inférieurs, comme l'esprit de l'homme, n'arrivent à connaître parfaitement la vérité qu'autant qu'ils se meuvent et qu'ils discourent, c'est-à-dire qu'autant qu'ils vont du connu à l'inconnu. Car si dès qu'ils connaissent un principe ils connaissaient en même temps toutes les conséquences qu'il renferme, ils n'auraient pas besoin de discourir. Or, c'est précisément ce qui a lieu dans les anges, parce qu'ils voient sur-le-champ toutes les idées particulières renfermées dans les idées générales qu'ils connaissent naturellement. Aussi nous leur donnons le nom de créatures intellectuelles, parce que les choses que nous saisissons ainsi naturellement et sur-le-champ, nous disons que nous les comprenons (2J. C'est encore pour cela que nous donnons le nom d'intelligence à la faculté qui connaît les premiers principes. L'âme humaine, qui n'arrive à la connaissance de la vérité que discursivement, reçoit au contraire le nom de créature raisonnable. Et si elle est obligée d'avoir recours au procédé discursif, c'est une conséquence de la faiblesse de la lumière intellectuelle qui l'éclairé. Car si elle avait la plénitude de cette lumière comme l'ange, elle comprendrait à la première vue tout ce que renferment les principes qu'elle connaît, et elle verrait immédiatement tout ce que le syllogisme peut en déduire.

(1) Cette théorie péripatéticienne n'est sans doute pas démonstrative, mais nous pouvons ici l'accepter à titre de comparaison.

(2) Le raisonnement de saint Thomas roule sur le rapport qu'il y a entre les mots intellectualis, intelligere qui ont en latin le même radical, ce qui n'a pas lieu en français.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la méthode discursive implique un certain mouvement. Or, tout mouvement va d'un premier objet à un second. Par conséquent, la connaissance discursive consiste à aller d'un premier objet connu à un second qui ne l'est pas, mais qu'on se propose de connaître. Or, si en regardant un objet on en voit en même temps un autre, comme dans un miroir, par exemple, où l'on voit tout à la fois l'image de la chose et la chose elle-même, la connaissance qu'on a de ces deux objets n'est plus alors une connaissance discursive. Et c'est de cette manière que les anges connaissent les choses dans le Verbe.

2. Il faut répondre au second, que les anges peuvent raisonner comme possédant la science du raisonnement (3), et qu'ils voient les effets clans les causes et les causes dans les effets, mais non de telle sorte qu'ils acquièrent en raisonnant des causes aux effets et des effets aux causes la connaissance d'une vérité qu'ils ignoraient.

(3) C'est-à-dire qu'ils comprennent le raisonnement comme tout le reste.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit par analogie que les démons et Ses anges ont de l'expérience, ce qui signifie qu'ils connaissent les choses sensibles qui existent présentement, mais on ne dit pas pour cela que la connaissance qu'ils en ont soit discursive.


ARTICLE IV. — ces anges comprennent-ils en composant et en divisant (4)?


(4) Cette question peut se traduire ainsi : les an^es ont-ils besoin de former, comme nous le faisons, des propositions pour saisir le rapport des sujets et des attributs? ou bien encore : procèdent-ils par voie d'ana'ysc ou de synthèse ? Cet. article, comme on le voit, n'est que le développement du précédent. Car si les anges ne raisonnent pas, ils n'ont pas besoin d'avoir recours à des propositions et de faire des analyses ou des synthèses.

Objections: 1.. Il semble que les anges comprennent en composant et en divisant. Car là où il y a multiplicité de concepts il y a composition, d'après ce que dit Arislote (De animi lib. in, texi. 21). Or, dans l'entendement de l'ange ii y a multiplicité de concepts, puisqu'il connaît divers objets par des espèces diverses, et qu'il ne connaît pas toutes choses à la fois. Donc il y a dans l'entendement de l'ange composition et division.

2.. II y a plus de distance de la négation à l'affirmation qu'il n'y en a entre deux natures opposées quelles qu'elles soient, parce que la première distinction est celle qui se fait par l'affirmation et la négation. Or, il y a des natures assez différentes l'une de l'autre pour que l'ange ne les connaisse pas par un seul et même objet, mais par des espèces diverses, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Donc il faut qu'il connaisse par des moyens divers l'affirmation et la négation, et que par conséquent il comprenne en composant et en divisant.

3.. Le langage est le signe de l'intelligence. Or, les anges, comme on le voit en plusieurs endroits de l'Ecriture, quand ils parlent aux hommes, emploient des propositions affirmatives et négatives ; ce qui est le signe de la composition et de la division de l'intelligence. Donc il semble que l'ange comprenne en composant et en divisant.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom., cap. 7) que la puissance intellectuelle des anges éclate dans la simplicité de l'idée par laquelle ils connaissent Dieu. Or, l'intelligence simple est sans composition et sans division, comme le dit Âristote (De anim. lib. m, text. 21 et 22). Donc l'ange comprend sans composer et sans diviser.

CONCLUSION. — Les anges ne connaissent pas en divisant et en composant.

Il faut répondre que comme dans l'entendement qui raisonne la conclusion est mise en rapport avec le principe, de même dans l'entendement qui compose et qui divise, le prédicat Cl) est mis en rapport avec le sujet. Car si notre esprit voyait immédiatement dès le commencement la vérité d'une conclusion, jamais il n'aurait recours au raisonnementpour s'en convaincre, et ses connaissances ne seraient pas discursives. De même si l'intelligence en saisissant l'essence du sujet connaissait d'un seul coup tous les attributs qui peuvent lui convenir et tous ceux qui lui répugnent, elle n'aurait pas besoin de procéder par composition et par division, il lui suffirait de voir ce qu'est le sujet. Il est donc évident que si, pour comprendre, noire intelligence discourt, compose et divise, cela provient d'une seule et même cause, à savoir, de ce que quand elle saisit un premier principe, elle ne peut voir immédiatement et d'un seul coup tout ce qu'il renferme. Ce qui provient de la faiblesse de nos lumières, comme nous l'avons dit (art. préc). Donc, puisque dans l'ange il y a une lumière intellectuelle parfaite, puisqu'il est, comme dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), un miroir pur et limpide, il s'ensuit que comme il ne connaît pas discursivement, il ne connaît pas non plus en composant et en divisant. L'ange connaît néanmoins la composition etladivision des propositions, comme il connaît l'art du syllogisme. Mais son intelligence comprend le composé d'une manière simple, lemobiled'unemanièreimmuable et le matériel d'unemanière spirituelle.

(1) Ou l'attribut.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la multiplicité des concepts ne fait pas toujours qu'il y ait composition. Il n'y a composition que quand l'on attribue un de ces concepts aune chose ou qu'on le dénie à une autre. Or, l'ange en comprenant l'essence d'une chose, voit en même temps tous les attributs qui peuvent lui convenir et ceux qui lui répugnent (2). Par conséquent, en comprenant tout ce qu'est le sujet il comprend par une simple et unique intuition tout ce que nous pouvons savoir en composant et en divisant.

(2) Ainsi son procédé est t'inverse du nôtre. Nous allons des attributs ou des propriétés à l'essence, et l'ange va de l'essence aux attributs ou aux propriétés.

2. Il faut répondre au second, que les essences diverses des choses diffèrent moins entre elles quant à leur raison d'existence, que l'affirmation ne diffère de la négation. Cependant par rapport à la connaissance l'affirmation et la négation diffèrent moins, parce que du mêment que l'on connaît la vérité d'une affirmation, on voit par là même la fausseté de la négation opposée (1).

(1) Au lieu que deux natures diverses ne peuvent être connues que par deux raisons différentes.

3. Il faut répondre au troisième, que si les anges emploient des propositions affirmatives et négatives, c'est une preuve que les anges connaissent la composition et la division, mais non qu'ils acquièrent leurs connaissances en composant et en divisant, car ils ne les acquièrent qu'en embrassant absolument d'un seul coup d'oeil le sujet dans toute son étendue.

ARTICLE V. — l'intelligence de l'ange est-elle capable d'errer (2)?


I pars (Drioux 1852) Qu.57 a.4