I pars (Drioux 1852) Qu.20 a.4


QUESTION XXI. : DE LA JUSTICE ET DE LA MISÉRICORDE DE DIEU.


Après avoir parlé de l'amour divin nous avons à nous occuper de sa justice et de sa miséricorde. A cet égard quatre questions se présentent :

- 1° Y a-t-il justice en Dieu ?

— 2° Peut-on dire que sa justice est sa vérité ?

— 3° Y a-t-il miséricorde en Dieu ?

— 4° Sa justice et sa miséricorde se manifestent-elles dans toutes ses oeuvres?


ARTICLE I. — y a-t-il justice en dieu (2)?


(2) Cet article est une réfutation de l'erreur des gnostiques, d'Apelle et des albigeois", qui prétendaient que Dieu est méchant, et que, par conséquent, il n'est pas juste.


Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas de justice en Dieu. Car la justice dans la division des vertus est opposée à la tempérance. Or, la tempérance n'existe pas en Dieu ; donc la justice n'y existe pas non plus.

2.. Celui qui fait tout selon le bon plaisir de sa volonté n'agit pas selon la justice. Or, comme le dit l'Apôtre, Dieu fait tout d'après le conseil de sa volonté (Ephes. i, 11). Donc on ne doit pas lui attribuer la justice.

3.. La justice consiste à payer ce qui est dû. Or, Dieu ne doit rien à personne. Donc la justice n'est pas un de ses attributs.

4.. Tout ce qui est en Dieu est son essence. Or, la justice n'est pas son essence. Car Boëce dit (lib. de ) que le bien se rapporte à l'essence, mais que le juste se rapporte à l'acte. Donc il n'y a pas de justice en Dieu.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans les Psaumes : Le Seigneur est juste, et il aime la justice (Ps. x, 8).

CONCLUSION. — Puisque tout ce que nous avons vient de Dieu et que personne ne lui a rien donné pour mériter ce qu'il a reçu, c'est avec raison qu'on dit qu'il n'y a pas en lui de justice commutative, mais qu'il y a une justice distributiye par laquelle il accorde à chaque être ce qui est nécessaire au complément de son existence, de telle sorte que l'ordre de l'univers soit par là même conservé.

Il faut répondre qu'il y a deux sortes de justice. L'une consiste à donner pour recevoir, comme l'achat et la vente, et les autres commerces ou échanges de cette nature. Cette justice est appelée par Aristote [Eth. lib. v, cap. 4) commutative (1), parce qu'elle dirige les échanges et les autres espèces de commerce ; elle ne convient pas à Dieu, car, comme le dit saint Paul (Rom. n, 35) : Qui a donné le premier à Dieu pour enprétendre une récompense. L'autre justice consiste à distribuer ce qui revient à chacun suivant son mérite. On l'appelle pour ce motif distributive. Elle est le propre des rois et des juges. Comme l'ordre parfait, qui règne dans une famille ou dans une multitude bien gouvernée, fait voir cette justice dans celui qui en est le chef ; de même l'ordre général qui brille dans les choses de la nature aussi bien que dans le monde moral est une manifestation de la justicede Dieu. C'est ce qui fait dire à saint Déni s (De div. nom. cap. 8) : Il faut reconnaître la justice de Dieu, en ce qu'il accorde à tous les êtres les dons qui conviennent spécialement à leur dignité, et en ce qu'il conserve la nature de chaque chose dans l'ordre et le rang qui lui est propre.

(1) La justice commutative consiste à donner pour recevoir ou pour avoir reçu : elle n'existe pas en Dieu, parce qu'il ne peut rien recevoir de personne.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des vertus morales qui se rapportent aux passions. Ainsi la tempérance se rapporte à la concupiscence , le courage à la crainte et à l'audace, la mansuétude à la colère. Ces vertus ne peuvent être attribuées à Dieu que par métaphore, parce qu'en Dieu il n'y a pas de passions, comme nous l'avons dit (quest. xx, art. 1), et qu'il n'y a pas l'appétit sensitif qui est le sujet de ces vertus, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 2). Mais il y a les vertus morales qui ont pour objet les actions, telles que celles qui se rapportent aux dons et aux largesses, comme lajustice, la libéralité et la magnificence. Ces vertus n'existant pas dans la partie sensitive de l'être, mais dans la volonté, rien n'empêche de les admettre en Dieu, pourvu qu'on ne les applique pas à des actions civiles, mais à des oeuvres qui conviennent à la nature divine. Car il serait ridicule de faire à Dieu l'hommage de vertus purement ;humaines, comme les vertus civiles ou politiques, d'après l'observation que fait à si juste titre Aristote (Eth. lib. x, cap. 8).

2. Il faut répondre au second, que le bien que l'intelligence perçoit étant l'objet de la volonté, il est impossible que Dieu veuille quelque chose qui ne soit pas conforme à sa sagesse. Et sa sagesse étant la règle même de lajustice, sa volonté est nécessairement droite et juste. Par conséquent, en faisant sa volonté il observe la justice comme nous l'observons en suivant la loi. Mais pour nous la loi émane toujours de quelque supérieur, tandis que Dieu est à lui-même sa loi.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit à chaque être ce qui lui revient. Or, on regarde comme la propriété cl'un,être ce qui se rapporte àlui comme à sa fin. Ainsi l'esclave appartient au "maître et non réciproquement. Car l'homme libre est maître de sa personne et de ses actes. Par conséquent le mot de dette implique l'idée d'une exigibilité et d'une nécessité quelconque, par rapport à l'être auquel l'objet dû se rapporte. Or, ce rapport peut être considéré de deux manières. 1° Il peut exister d'un être créé à un autre être créé. C'est ainsi que les parties se rapportent au tout, les accidents aux substances, tous les êtres à leur Un. 2° Il peut exister des créatures à Dieu. Dans les oeuvres divines la dette peut être encore considérée de deux manières. Ainsi il peut y avoir dette par rapport à Dieu et dette par rapport à la créature, et sous ce double rapport Dieu s'acquitte de sa dette. Car Dieu se doit à lui-même d'accomplir dans les créatures ce qui est conforme à sa sagesse et à sa volonté, et ce que la manifestation de sa bonté réclame, et dans ce sens sajustice rentre dans le respect de lui-même qui exige qu'il s'acquitte de tout ce qu'il se doit. De son côté, la créature a droit à tout ce que sa fin suppose. Ainsi l'homme doit avoir des mains et les autres animaux doivent le servir. Dieu fait donc un acte de justice en donnant à chaque être ce que demande sa nature et sa condition. Mais ce qui est dû à la créature revient à ce que Dieu se doit à lui-même; car il ne doit à un être que ce que sa sagesse éternelle a déterminé en le créant pour telle ou telle fin. Et quoique Dieu doive en ce sens quelque chose à ses créatures, il n'est cependant le débiteur de personne, parce qu'il ne se rapporte pas aux autres êtres, mais que ee sont plutôt les autres êtres qui se rapportent à lui. C'est pourquoi en parlant de la justice de Dieu quelquefois on dit qu'elle n'est qu'une application de sa bonté et d'autres fois on la regarde comme rendant à chacun selon ses mérites. Saint Anselme la considère sous ce double point de vue quand il dit au Seigneur : Lorsque vous punissez les méchants c'est une justice, puisque vous les'traitez comme ils le méritent; mais quand vous les épargnez c'est également juste, parce que vous faitesce qui convient à votre bonté.

4. Il faut répondre au quatrième, que quoique la justice se rapporte à l'acte, elle n'en est pas moins l'essence de Dieu; parce que ce qui est de l'essence d'une chose peut être un principe d'action. Or, le bien ne se rapporte pas uniquement à l'acte ; car on appelle bonne unechose, non-seulement d'après son action, mais encore d'après la perfection de son essence. C'est pour cela qu'il est dit au même endroit que lebonestaujusteceque le général est au particulier (1).

(1) Ou plus littéralement, ce que le genre est à l'espèce.


ARTICLE II — la justice de dieu est-elle vérité (2) ?


(2) Dans les saintes Ecritures, la justice de Dieu est souvent appelée vérité (Ps. xiv) : Universa via Domini misericordia et veritas. (Ps.lx) : Misericordiam et veritatem ejus quis requi-rat?(Ps.LVI): Magnificataest usquèad caelos misericordia tua et veritas tua usque ad nubes. Saint Thomas explique dans cet article la raison pour laquelle ces deux mots sont ainsi pris l'un pour l'autre.


1. Il semble que la justice de Dieu ne soit pas vérité. Car la justice est dans la volonté, puisque saint Anselme la définit une certaine droiture de volonté (Dial. verit. cap. 13). Or, la vérité est dans l'entendement, comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 8; Eth. lib. vi, cap. 2 et 6). Donc la justice et la vérité ne rentrent pas l'une dans l'autre.,

2. La vérité est, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap.7), une autre vertu que la justice. Donc la vérité n'est pas la même chose que la justice.

Mais c'est le contraire. Il est écrit : La miséricorde et la vérité se sont rencontrées en lui (Ps. lxxxiv, 11). Evidemment dans ce passage on prend la vérité pour la justice.

CONCLUSION. — La justice, telle qu'elle existe en Dieu, est avec raison appelée vérité, pourvu qu'on entende par vérité le rapport de conformité qui existe entre l'intelligence et les choses qu'elle perçoit.

Il faut répondre que la vérité consiste dans la conformité de l'intelligence et de la chose qu'elle a perçue, comme nous,f avons dit plus haut (quest. xvi, art. 1). Or, l'intelligence qui est la cause des êtres se rapporte à eux comme leur règle, leur mesure. Il en est autrement de l'intelligence (3) qui reçoit des objets extérieurs sa science. Quand les choses sont la mesure etlarèglc de l'intelligence, la vérité consiste dans la conformité de l'entendement avec les choses qu'il perçoit. Car suivant qu'une chose existe ou n'existe pas, nos pensées et nos paroles sontvraies ou fausses. Mais quand l'entendement est la règle ou la mesure des choses, la vérité consiste dans la conformité des choses avec l'entendement lui-même ; c'est ainsi qu'on dit qu'un artisan fait un ouvrage vrai, quand cet ouvrage est conforme aux règles de son art. Or, ceque les oeuvres d'art sont à l'art lui-même, les actionsjustes le sont à laloi avec laquelle elles s'accordent. Par conséquent la justice de Dieu, qui établit dans le monde un ordre conforme à sa sagesse qui est sa loi, peut être appelée vérité, et c'est aussi ce qui nous fait dire que la vérité de la justice est en nous, quand nous agissons selon la loi de la raison.

(3) Saint Thomas s'applique ici à faire ressortir la différence qu'il y a entre l'intelligence divine et l'intelligence créée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice considérée comme la loi qui doit régir les êtres existe dans la raison et dans l'intelligence; mais si on la considère comme l'autorité qui règle tous les actes conformément à la loi, elle existe dans la volonté.

2. Il faut répondre au second, que la vérité dont parle Aristote dans le passage cité est la vertu par laquelle on se montre dans ses actes et ses paroles tel qu'on est. Dans ce sens là vérité consiste dans la conformité du signe avec la chose signifiée, mais non dans la conformité de l'effet avec sa cause et sa règle, comme nous l'avons dit dans le corps de cet article en parlant de la vérité de la justice.



ARTICLE III. — LA MISÉRICORDE EST-ELLE UN ATTRIBUT DE DIEU (1)?


(1) La miséricorde de Dieu se trouve exprimée dans l'Ecriture en mille endroits. (Ps. CXLIV, cap. 8) : Miserator et misericors Dominus, patiens et multum misericors. (I. Cor. ii : Deus totius consolationis, pater misericordiarum.


Objections: 1.. Il semble que la miséricorde ne soit pas un attribut de Dieu. Car, d'après saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. ii, cap. 14), la miséricorde est une espèce de tristesse (2). Or, la tristesse n'existe pas en Dieu. Donc la miséricorde n'y existe pas non plus.

(2) La compassion a dans l'homme ce caractère j mais il tant avoir soin, en l'appliquant à Dieu, d'en écarter tout ce qu'elle a en nous d'imparfait.

2.. La miséricorde de Dieu n'est que le relâchement de sa justice. Or, Dieu ne peut rien sacrifier de ce qui appartient à sa justice cap. n ; car il est dit : Si nous ne croyons pas, if demeure fidèle et ne peut se nier lui-même (II. Tim. cap. n, 13). Or, comme le dit la glose à propos de ce passage, Dieu se nierait lui-même s'il niait ce qu'il a dit. Donc il n'y a pas enlni de miséricorde.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit : Le Seigneur est bon et miséricordieux (Ps. ex, 4).

CONCLUSION. — Puisqu'il n'est pas dans la nature de Dieu de s'attrister sur les misères des autres et qu'il lui convient plutôt de les repousser, sa miséricorde n'est pas une passion sensible et corporelle, mais plutôt un effet de sa bonté.

Il faut répondre que la miséricorde doit être tout particulièrement attribuée à Dieu, non toutefois comme une affection passionnelle, mais comme un effet de sa bonté. — Pour rendre la vérité de cette réponse évidente, il faut observer que le mot miséricordieux signifie avoir le coeur compatissant (cor miserum), c'est-à-dire être affecté des douleurs et des peines d'autrui aussi vivement que si on les ressentait soi-même. D'oùil suit que quand quelqu'un travaille à détruire la misère des autres comme si elle lui était propre il fait une oeuvre de miséricorde. Or, Dieu ne peut pas s'attrister delà misère d'autrui, mais il lui convient par excellence de soulager la misère, et par misère nous entendons tout ce qui manque à ses créatures. Ce soulagement ne pouvant être que l'effet de sa bonté , Dieu est souverainement miséricordieux par là même qu'il est la source de toute bonté, comme nous l'avons dit plus haut (quest. vi, art. 4). — Il faut observer en outre que les perfections dont la Divinité gratifie la créature appartiennent à sa bonté, à sa justice, à sa libéralité ou à sa miséricorde, sous des rapports divers. Ainsi quand Dieu communique une perfection absolument parlant, c'est un effet de sa bonté, comme nous l'avons prouvé plus haut (quest. vi, art. 2 et 4) ; quand il communique à la créature une perfection qui est en rapport avec sa nature, c'est un effet de sa justice, comme nous l'avons dit (art. 2) ; quand il lui communique une perfection uniquement par l'effet de sa bonté sans qu'il en retire aucun avantage, c'est un effet de sa libéralité ; quand il lui donne les choses dont elle manque, c'est un effet de sa miséricorde.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument,que cette objection supposequelami-séricorde est une affection passionnelle, ce que nous-.avonseusssoin d'exclure.

2. Il faut répondre au second, que Dieu agit par miséricorde sans aller contre la justice, mais en faisant quelque chose de plus qu'elle ne demande (1). Ainsi celui qui donne deux cents deniers à un homme auquel il n'en doit qu'un cent n'agit pas contre la justice, mais il agit avec libéralité et miséricorde. Il en est de même si on pardonne à quelqu'un l'offense qu'on en a reçue. Car celui qui remet une offense fait une sorte de don. C'est pourquoi saint Paul appelle la rémission des offenses une donation : Donate invicem, sicut et Christus vobis donavit [Eph. iv, 32). D'où il est manifeste que la miséricorde ne détruit pas la justice, mais qu'elle en est la plénitude. C'est ce qui fait dire à saint Jacques que la miséricorde surpasse la justice (Jac. n, 13).

(1) C'est aussi le rapport qu'il y a entre la charité et la justice.


ARTICLE IV. — dans  toutes les  oeuvres  de  dieu y a-t-il miséricorde et justice (2)?


(2) Dans cet article , saint Thomas prouve que dans toutes les oeuvres de Dieu il y a miséricorde et justice, d'après ces paroles de l'Ecriture (Ps. xxiv) : Universa via Domini misericordia et veritas, et il nous montre de plus quo la miséricorde l'emporte toujours sur la justice.


Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas dans toutes les oeuvres de Dieu miséricorde et justice. Car il y a des oeuvres qu'on attribue à la miséricorde de Dieu, comme la justification des impies, et ily en a d'autres qui se rapportent à sa justice comme leur damnation. Ainsi saint Jacques dit : Celui qui n'a pas été miséricordieux sera jugé sans miséricorde (Jac. n, 13). Donc il n'y a pas dans toutes les oeuvres de Dieu miséricorde et justice.

2.. Saint Paul attribue la conversion des juifs à la justice et à la vérité, celle des gentils à la miséricorde (Rom. xv). Donc il n'y^a pas dans toutes les oeuvres de Dieu miséricorde et justice.

3.. Beaucoup de justes sont affligés en ce monde. Or, c'est là une chose injuste. Donc il n'y a pasjustice et miséricorde dans toutes les oeuvres de Dieu.

4.. Il est de la justice de donner ce que l'on doit, et il est de lamiséricorde de soulager les malheureux. Ainsi la justice et la miséricorde présupposent quelque chose dans leur exercice. Or, la création ne présuppose rien. Donc dans la création il n'y a ni justice, ni miséricorde.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit : Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (Ps. xxv, 10).

CONCLUSION. — Puisque Dieu ne peut dans aucune de ses oeuvres se dispenser de ce qu'il se doit à lui-même et de ce qu'if doit à sa créature, et que d'ailleurs ce qu'il doit n'est toujours en dernière analyse qu'un effet de sa bonté, il faut nécessairement que dans tout ce qu'if fait on retrouve sa justice et sa miséricorde.

II faut répondre que dans toutes les oeuvres de Dieu on doit trouver sa miséricorde et sa vérité, pourvu que par le mot miséricorde on entendel'éloi-gnement de tout défaut, bien que tout défautne puisse être considéré comme une misère, mais que la misère n'existe que dans la créature raisonnable qui est faite pour être heureuse. Car la misère est le contraire de la félicité (1). — La preuve qu'il y a nécessairement en Dieu justice et miséricorde, c'est que la dette que la justice divine doit remplir se rapporte à Dieu ou à la créature, et que dans l'un et l'autre cas il est obligé de s'en acquitter. Car Dieu ne peut pas faire quelque chose qui ne soit pas conforme à sa sagesse et à sa bonté. Or, c'est dans ce sens que nous avons entendu que Dieu se devait quelque chose à lui-même. De même tout ce que Dieu fait dans les créatures, il le fait dans l'ordre et la proportion qui convient, c'est-à-dire il observe par rapport à elles ce que la justice exige. Il faut donc qu'il y ait justice dans toutes les oeuvres de Dieu (2). Or, toute oeuvre de justice divine présuppose toujours une oeuvre de miséricorde et se fonde sur elle. Car la créature ne peut avoir de droit qu'autant qu'il y aurait en elle quelque chose de préexistant et d'antérieur. Et si ce qui préexiste à la créature lui est dû, ce doit être pour quelque chose encore d'antérieur à lui. Et il faudrait ainsi remonter indéfiniment jusqu'à un don primitif qui n'aurait d'autre motif que la bonté de Dieu qui est la fin dernière de toutes choses. Par exemple, si nous disons que l'homme doit avoir des mains parce qu'il a une âme raisonnable, qu'il doit avoir une âme raisonnable parce qu'il est homme, il faudra avouer qu'il n'est homme que par l'effet de la bonté divine. Et ainsi dans toutes les oeuvres de Dieu on retrouve la miséricorde comme la cause première de leur détermination. Cette cause a son influence sur tous les effets plus ou moins éloignés qui sont la conséquence de sa première action, et même elle agit plus fortement que toutes les autres causes, parce que la cause première a toujours plus de puissance qu'une cause seconde (3). C'est (pourquoi Dieu par un surcroît de bonté donne toujours à ses créatures beaucoup plus que n'exige strictementleur nature. Car la justice est loin de demander tout ce que la bonté divine accorde, puisque celle-ci va toujours au delà de ce que la créature a le droit d'obtenir en raison de sa condition.

(1) Ainsi la miséricorde de Dieu qui délivre'dela véritable misère n'existe que dans la créature raisonnable , mais elle n'existe pas dans les autres Ctres.

(2) Ce premier argument établit d'abord qu'il y a justice en tout. (5) Ainsi la miséricorde l'emporte toujours sur la justice ; ce qui doit être pour tous les chrétiens un motif d'espérance.

(3) Dans la justification du pécheur, la miséricorde de Dieu brille aussi, en ce qu'il n'exige pas qu'il satisfasse lui-même pour son péché, mais qu'il accepte la satisfaction que lui offre Jésus-Christ pour lui.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des oeuvres qu'on attribue à la justice de Dieu et d'autres à sa miséricorde, parce que dans les unes c'est la justice qui se montre avec le plus d'éclat, tandis que dans les autres c'est la miséricorde. Cependant la miséricorde se montre même dans la damnation des réprouvés, non pas en leur faisant la remise entière du châtiment, mais en l'allégeant sous un rapport, par exemple en punissant le coupable moins qu'il ne le mérite. Dans la justification de l'impie la justice se montre aussi, puisque Dieu ne remet les fautes qu'en vue de l'amour que sa miséricorde a répandu dans le coeur du coupable (4). Ainsi il est dit de Magdeleine dans saint Luc : // lui a été beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé (Luc. vu, 47).

2. Il faut répondre au second, qu'il y a miséricorde et justice de la part de Dieu dans la conversion des juifs et des gentils. Mais il y a pour la conversion des juifs une raison de justice qu'on ne peut apporter pour la conversion des gentils. Ainsi, ils ont été sauvés en vue des promesses qui ont été faites à leurs pères.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la punition des justes en ce monde il y a justice et miséricorde, parce que ces afflictions les purifient de leurs fautes légères et les élèvent vers Dieu en les détachant de la terre. Car, comme le dit saint Grégoire (Moral, lib. xxvi, cap. 9), les maux qui nous accablent en ce monde nous forcent à aller vers Dieu.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'à la vérité la création ne présuppose rien dans la nature des choses, mais elle présuppose quelque chose dans l'entendement divin. C'est ainsi qu'elle est une oeuvre de justice, parce que Dieu accorde aux êtres qu'il crée ce que sa sagesse et sa bonté exigent, et elle est une oeuvre de miséricorde, parce qu'elle fait passer les choses du non-être à l'être,



QUESTION XXII. : DE LA PROVIDENCE DE DIEU.


Après avoir parlé de ce qui se rapporte absolument à la volonté, il faut examiner ce qui regarde la volonté et l'intelligence tout à fois. Or, telle est la providence qui s'exerce en général sur tous les êtres. Telles sont aussi la prédestination et la réprobation qui en sont une conséquence relativement au salut éternel du genre humain. C'est ici le lieu de discuter cette question. Car fa providence semble se rapporter à la prudence dont on traite dans l'éthique après les vertus morales.A l'égard de fa providence de Dieu quatre questions se présentent : 1° La providence est-elle un attribut de Dieu ? — 2° Tous les êtres sont-ils soumis à la providence divine ? — 3° La providence de Dieu s'exerce-t-elie immédiatement sur tous les êtres? — 4° La providence de Dieu rend-elle nécessaires toutes les choses prévues ?


ARTICLE I. — la providence est-elle un attribut de dieu (1)?


(1) Cette vérité a été niée par les impies de tous les temps, qui ont nié l'existence de Dieu et sa providence ; par les philosophes anciens, qui prétendaient que Dieu ne se mêle pas des choses de ce monde; par Marcion, Priscillien et d'autres hérétiques

Objections: 1.. Il semble que la providence ne soit pas un attribut de Dieu. Car la providence, d'après Cicéron (De invent. lib. h), est une partie de la prudence. Or, la prudence, puisqu'elle a pour caractère d'être bonne conseillère, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5), ne peut convenir à Dieu qui n'est jamais dans le doute et qui n'a pas besoin de conseils. Donc la providence n'est pas un attribut de Dieu.

2.. Tout ce qui est en Dieu est éternel. Or, la providence n'est pas éternelle, puisqu'elle a pour objet les créatures qui n'ont pas existé de toute éternité, comme l'observe saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. i, cap. 3). Donc il n'y a pas de providence en Dieu.

3.. II n'y a rien de composé en Dieu. Or, la providence paraît être quelque chose de composé, puisqu'elle comprend en elle la volonté et l'intelligence. Donc il n'y a pas de providence en Dieu.


Mais c'est le contraire. Car le sage s'écrie : O Père, c'est vous qui gouvernez tout par votre providence (Sap. xiv, 3).

CONCLUSION. — Puisque les raisons de tous les êtres préexistent dans l'entendement divin, et que c'est Dieu qui détermine la fin de chaque chose, if faut nécessairement reconnaître en lui une providence qui n'est que la raison de l'ordre par lequel toute chose est conduite à sa fin.

Il faut répondre qu'on doit reconnaître nécessairement en Dieu une providence. En effet, tout ce qu'il y a de bon dans la création vient de Dieu, comme nous l'avons dit plus haut (quest. vi, art. 4). Or, les créatures ne sont pas seulement bonnes clans leur substance, mais elles le sont encore considérées dans leur fin et surtout dans leur fin dernière qui est la bonté de Dieu, comme nous l'avons dit dans la question précédente (art. 4). Donc Dieu est aussi l'auteur de cette dernière espèce de bien. Et puisque son intelligence est la cause des choses et que pour ce motif, comme nous l'avons déjà dit (quest. xix, art. 4), la raison de chacun des effets qu'il produit doit préexister en lui, il est également nécessaire quejla raison qui ordonne les choses par rapport à leur fin soit préalablement dans son entendement. Or, cette raison est à proprement parler ce que nous appelons providence. Elle est en effet la partie'principale de la prudence, qui comprend en outre la mémoire du passé et l'intelligence du présent. Car c'est d'après nos souvenirs et d'après l'impression des choses présentes que nous conjecturons les événements à venir. Le propre de la prudence, d'après Aristote (Eth. lib. vi, cap. 12), est de disposer les autres êtres pour une fin quelconque ; soit par rapport à soi, et dans ce sens on dit prudent l'homme qui ordonne bien ses actes à l'égard delà fin de sa vie; soit par rapport aux membres d'une famille, d'une cité ou d'un royaume qui lui sont soumis. C'est de cette manière qu'il faut entendre ces mots de saint Matthieu : Quel est donc le serviteur fidèle et prudent que le maître a établi dans sa maison pour distribuer la nourriture au temps marqué (Matth, xxiv, 45). Dans le premier sens la prudence ou la providence ne peut convenir à Dieu. Car en Dieu il n'y a rien qui puisse se rapporter à une fin, puisqu'il est lui-même la fin dernière de toutes choses. On se serf donc à son égard du mot providence, pour exprimer qu'il est la raison de l'ordre par lequel toutes choses sont amenées à leur fin. C'est pourquoi Boëce dit (De cons. lib. iv, pros. 6) que la providence est la raison divine placée à la tête de toutes choses pour les disposer. Or, cette disposition comprend le rapport des choses à leur fin aussi bien que celui des parties au tout.


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que d'après Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9), la prudence commande à proprement parler ce qu'une volonté droite conseille et ce que la conscience appEouve dans l'équité de ses jugements. A la vérité Dieu n'a pas besoin d'être conseillé comme s'il y avait en lui des doutes, mais il peut donner aux êtres des ordres en rapport avec leur fin, puisqu'il est lui-même leur règle, comme le dit le Psalmiste : Il a posé le précepte, et sa parole ne passera pas (Ps. cxlvhi, 8). Dans ce sens il y a en Dieu prudence et providence. — On pourrait encore dire qu'en Dieu la raison des choses qui doivent être faites est une sorte de conseil, non parce qu'il y a doute en lui, mais parce qu'il possède cette certitude de conviction à laquelle parviennent, à force de recherches, ceux qui prennent conseil. D'où saint Paul dit : Que Dieu fait tout selon le conseil de sa volonté (Eph.i,U).

2. Il faut répondre au second, que dans la sollicitude de Dieu sur le monde il y a deux choses : la raison de Vordre des êtres', qui est sa providence, la disposition et l'exécution de cet ordre qui est le gouvernement du monde. La première de ces deux choses est éternelle, la seconde ne l'est pas.

3. Il faut répondre au troisième, que la providence est dans l'intelligence, mais qu'elle présuppose la volonté de la fin. Celui qui ne veut pas la fin ne commande rien en vue de cette fin. C'est ainsi que la prudence présuppose les vertus morales qui portent l'appétit au bien, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 12). D'ailleurs, quand même la providence se rapporterait également à la volonté et à l'intelligence divine, on ne pourrait rien en conclure contre la simplicité de Dieu, puisqu'en lui la volonté et l'intelligence sont une seule et même chose, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 2 et 4) (I).

(1) On peut voir sur cette question l'ouvrage de Théodoret, De Providentia, et celui de Salvien, De gubernatione mundi.


ARTICLE II. — TOUT EST-il SOUMIS a la providence de dieu (2)?


(2) L'Ecriture est très-formelle à ce sujet (Matth. vi ) : Respicite volatilia caeli quai non serunt, neque metunt.... et Deus pascit illa. Num vos magis pluris estis illis ? ( Matth. x) : Nonne duo passeres asse veneunt? Et unus ex illis non cadet super terram sine Patre vestro.... (Luc, xii) : Capilli capitis vestri omnes numerati sunt, etc.

Objections: 1.. Il semble que tout ne soit pas soumis à la providence divine. Car rien de ce qui est prévu n'est fortuit. Si donc tout est prévu par Dieu, il n'y a rien de fortuit. Et par là même c'en est fait du hasard et de la fortune, contrairement à l'opinion commune (3).

(3) A la fin de cette première partie, saint Thomas expliquera dans quel sens on doit entendre le destin.

2.. Tout être sage écarte dans sa prévoyance les défauts et les vices de ceux qui sont confiés à ses soins. Nous voyons cependant beaucoup de maux dans les créatures. Alors, ou Dieu ne peut pas les empêcher, et dans ce cas n'est pas tout-puissant, ou il ne prend pas soin de tous les êtres.

3.. Les choses qui arrivent nécessairement ne demandent ni prévoyance, ni prudence. Comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9 et seq.): La prudence est la droite raison des événements contingents à l'égard desquels il y a lieu de conseiller et de choisir. Or, puisqu'il y a beaucoup de choses qui arrivent nécessairement, tout n'est donc pas soumis à la providence.

4.. L'être abandonné à lui-même n'est pas soumis à la providence d'un autre être qui le gouverne. Or, les hommes sont abandonnés par Dieu à eux-mêmes, d'après ces mots de l'Ecclésiaste : Dieu a établi l'homme dès le commencement, et l'a abandonné dans la main de son conseil (Eccl. xv, 14). Il abandonne spécialement les méchants, d'après cette autre parole : Il les a abandonnés aux désirs de leur coeur (Ps. lxxx, 13). Donc tout n'est pas soumis à la providence divine.

5.. L'Apôtre dit que Dieu n'a pas soin des boeufs (I. Cor. ix, 9). Pour le même motif il ne prend sans doute pas soin des autres créatures déraisonnables. Donc tout n'est pas soumis à la providence divine.


Mais c'est le contraire. Car il est dit de la sagesse éternelle qu'elle atteint tout, depuis une extrémité du monde à l'autre, avec une force infinie, et qu'elle dispose de tout avec douceur (Sap. vin, 1).

CONCLUSION. — Dieu étant la cause première de tous les êtres et les connaissant tous individuellement, il est nécessaire que tout soit soumis à sa divine providence non-seulement en général, mais encore en particulier.

Il faut répondre que quelques philosophes, comme Démocrite et les disciples d'Epicure, ont nié complètement la providence, et supposé que le monde était l'oeuvre du hasard. D'autres ont dit (4) que la providence ne s'étendait qu'aux êtres incorruptibles, et qu'elle n'embrassait les êtres corruptibles que dans l'espèce, parce qu'ils ne peuvent dans ce sens être détruits ou corrompus. Job leur fait dire, en parlant de Dieu : Les nuées sont sa demeure, il marche sur la voûte du ciel, il ne considère pas notre monde (Job, xxii, 14). Le rabbin Moïse excepte de la généralité des êtres corruptibles l'homme, en consideratione la beauté [de son intelligence. Par rapport aux autres êtres corruptibles il est de l'avis des philosophes dont nous venons d'émettre le sentiment.

— Mais il est nécessaire de reconnaître que la providence divine embrasse non-seulement toutes les créatures en général, mais encore chacune d'elles en particulier. Ce qui se démontre ainsi : Tout agent agit en vue d'une Un, et le rapport des effets à leur fin, s'étend aussi loin que la causalité du premier agent (1). Car s'il arrive qu'un agent produise un effet qui ne se rapporte pas à la fin qu'il s'-est proposée, cet effet résulte d'une autre cause indépendante de son intention. Or, la causalité de Dieu, qui est le premier agent, s'étend à tous les êtres et embrasse non-seulement les espèces, mais encore les individus, non-seulement les choses incorruptibles, mais encore celles qui sont corruptibles. Donc il est nécessaire que tout ce qui possède l'être d'une manière ou d'une autre, ait reçu de' Dieu une fin, suivant ce mot de l'Apôtre : Ce qui est de Dieu a été ordonné par lui (Rom. xiii, 1). Or, la providence divine n'étant pas autre chose que la raison de l'ordre par lequel toutes les choses se rapportent à leur fin, il est nécessaire que toutes les créatures soient soumises à la providence de Dieu suivant l'être qu'elles en ont reçu. — En outre nous avons démontré plus haut (quest. xiv, art. 6) que Dieu connaît toutes les choses générales et particulières. Sa connaissance étant aux choses ce qu'est la connaissance de l'art aux oeuvres d'un artiste, comme nous l'avons dit (loc. Cit.), il est nécessaire que tout soit soumis à l'ordre qu'il a établi, comme toutes les oeuvres d'art sont soumises aux règles de l'art lui-même. Conséquemment, sa providence doit s'étendre à tout.

(4) Saint Thomas avait sans doute en vue le docteur Moïse et Avcrroës, qui ont enseigné cette erreur ; mais le même reproche peut s'adresser à Aristote, dont Avcrroës était, dans ce cas, le trop fidèle interprète.

(1) C'est-à-dire : la disposition ou l'ordre de l'agent se porte sur toutes les choses auxquelles la vertu de l'agent s'étend parce que tout agent opère pour une fin.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a une grande différence entre la cause universelle et une causé particulière. Il y a des effets qui peuvent être en dehors de la sphère d'une cause particulière, mais il n'y en a point qui échappent à la cause universelle. Car un effet ne se soustrait à l'ordre d'une cause particulière que par suite de l'intervention d'une autre cause de même nature qui lui fait obstacle. Ainsi, l'eau empêche le bois de brûler. Mais toutes les causes particulières étant contenues dans la cause universelle, il est impossible qu'aucun effet échappe à cette dernière. Tout effet qui échappe à'une cause particulière est considéré, par rapport à cette cause, comme quelque chose de fortuit qu'on impute au hasard. Mais comme il rentre toujours dans le domaine delà cause universelle, on peut dire que pour elle il a été prévu, et qu'il relève de sa providence. C'est ainsi que deux serviteurs, en se rencontrant dans le même lieu, peuvent croire qu'ils s'y trouvent par hasard, mais leur rencontre n'a rien de fortuit pour le maître qui les y a envoyés l'un et l'autre, et qui a tout disposé de manière à leur causer cette surprise.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a une grande différence entre celui qui prend soin d'une chose en particulier, et celui qui prend soin de la création tout entière. Celui qui ne prend soin que d'un objet spécial, en éloigne, autant qu'il est en lui, tous les défauts et toutes les imperfections. Mais celui qui prend soin de la création entière laisse des défauts dans certains êtres, afin de ne pas nuire à la perfection de l'ensemble. De là il arrive que la corruption et les défauts qui existent dans la nature sont opposés à la perfection des êtres considérés en particulier. Mais ils sont conformes à l'intention qui a présidé à la nature en général, parce que le défaut de l'un fait l'avantage de l'autre, et la perfection de tout l'univers (2). Car la corruption d'un être en engendre un autre, et en conserve l'espèce. Par conséquent Dieu étendant sa providence universellement sur toutes les créatures, il doit laisser subsister certains défauts dans quelques êtres particuliers, pour ne pas détruire la perfection du monde en général. Car s'il n'y avait point de maux, il y aurait par là même beaucoup de biens qui n'existeraient pas. Ainsi, le lion ne vivrait pas s'il ne tuait pas des animaux, et sans la persécution des tyrans nous n'admirerions pas la patience des martyrs. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Ench. cap. 11) : Dieu tout-puis^ sant ne permettrait, pas qu'il y eût du mal dans ses oeuvres, si sa puissance et sa bonté n'étaient assez grandes pour qu'il retirât le bien du mal. —- Ces deux arguments, que nous venons de résoudre, paraissent avoir vivement impressionné ceux qui ne soumettent pas à la providence divine les choses corruptibles dans lesquelles il y a du hasard et du mal.

(2) C'est, en effet, faute de comprendre le plan généra] de la création qu'une foule d'esprits étroits se scandalisent des imperfections qu'ils prétendent reconnaître dans l'univers.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme n'est pas l'auteur de la nature, mais qu'il fait servir à son usage les choses naturelles dans les oeuvres d'art. C'est ce qui fait que la providence humaine ne s'étend pas aux choses nécessaires, qui sont des effets de la nature, tandis que la providence de Dieu, qui est l'auteur de tout ce qui existe, s'y étend. Cette raison paraît avoir frappé ceux qui ont soustrait le cours des choses naturelles à la providence divine pour l'attribuer à la nécessité de la matière, comme l'ont fait Démocrite elles autres philosophes naturalistes (1).

(1) Par ce mot* saint Thomas désigne tons les philosophes anciens qui n'ont pas admis d'autres principes des choses que les éléments matériels , et dont toutes les théories se sont ainsi renfermées dans la nature sensible.

4. Il faut répondre au quatrième, que s'il est écrit que Dieu a abandonné l'homme à lui-même, cela ne signifie pas que l'homme soit en dehors de la providence divine. L'Ecriture veut seulement nous apprendre que l'homme qui agit n'est pas nécessité dans ses actes comme les choses naturelles qui n'opèrent qu'autant qu'un être étranger les dirige vers une fin. Les créatures raisonnables sont au contraire le principe même de leurs actes, elles se dirigent d'elles-mêmes par leur libre arbitre, qui leur permet de délibérer, et de prendre ensuite la détermination qui leur plaît, et c'est pour cela que Dieu dit de l'homme, qu'il l'a laissé dans la main de son conseil. Mais parce que l'acte du libre arbitre se rapporte à Dieu comme à sa cause, il est nécessaire de soumettre à la providence divine tout ce qui résulte de cette belle prérogative. Car la providence de l'homme est contenue dans la providence de Dieu, comme la cause particulière dans la cause universelle. Toutefois la providence divine s'exerce plus particulièrement su r les justes que sur les impies, dans le sens qu'il ne permet pas que rien n'empêche les justes d'arriver finalement à leur salut. Car , comme le dit saintPaul : Tout coopère au bienpour ceux qui aiment Dieu [Rom. viii, 28). Mais par là même qu'il n'éloigne pas des impies le mal du péché, on dit qu'il les laisse. Ce qui ne signifie pas qu'ils sont absolument en dehors de sa providence, car dans ce cas ils tomberaient dans le néant, puisqu'il n'y a que sa provideneequi les conserve.—Ce fauxraisonnement paraît avoir touché Cicé-ron qui dit que nos actes libres ne sont pas soumis à la providence divine(2).

(2) L'origine du mal moral a été un des grands problèmes que la philosophie ancienne s'est posés, et qu'elle n'a pu résoudre. Cicéron y a échoué après tant d'autres, et c'est ce qui l'empêchait de soumettre à la providence nos actes libres.

5. 11 faut répondre au cinquième, que la créature raisonnable, ayant par son libre arbitre empire sur ses actes, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 10), elle est soumise d'une manière spéciale à la divine providence, qui lui impute ses actions à faute ou à mérite, et qui la récompense ou la punit. Dans ce sens l'Apôtre dit que Dieu ne prend pas soin des boeufs, mais cela ne signifie pas que sa providence ne s'étende pas aux créatures déraisonnables, comme l'a pensé le rabbin Moïse.



I pars (Drioux 1852) Qu.20 a.4