I pars (Drioux 1852) Qu.22 a.3

ARTICLE   III.   —  LA PROVIDENCE  DE   DIEU s'eXERCE-T-ELLE IMMÉDIATEMENT SUR TOUS LES ÊTRES (1)?


(1) Cet article a pour but Je nous apprendre à concilier ensemble ce passage de l'Ecriture (Job, xxxiv) : Quem constituit alium super terram ? et ces paroles de l'Eglise : Deus qui miro ordine angelorum ministeria hominumque dispensas, concede propitius....


Objections: 1.. Il semble que la providence de Dieu ne s'exerce pas immédiatement sur tous les êtres. Car toute dignité doit se retrouver en Dieu. Or, il est de la dignité d'un roi d'avoir des ministres par lesquels il pourvoit aux besoins de ses sujets. Donc, à plus forte raison, la providence de Dieu ne doit-elle pas s'exercer immédiatement sur tous les êtres.

2.. La providence ordonne les choses par rapport à leur fin. Or, la fin d'une chose est sa perfection et son bien. Et comme toute cause doit conduire son effet à bien, il s'ensuit que toute cause efficiente est cause d'un effet providentiel. Donc si la providence de Dieu s'exerçait immédiatement sur tous les êtres, il n'y aurait plus de cause* seconde.

3.. Saint Augustin dit (Ench. cap. 17), qu'il est mieux de ne rien savoir que de connaître des choses viles. Et Aristote dit (Met. lib. xii, text. SI), qu'il faut affirmer de Dieu tout ce qu'il y a de mieux. Donc la providence de Dieu ne s'exerce pas immédiatement sur les êtres vils et méprisables.


Mais c'est le contraire. Quel autre que lui a-t-il établi sur la terre, ou quel autre a-t-il placé au-dessus de l'univers qu'il a lui-même formé? (Job. xxxiv, 13). En commentant ces paroles saint Grégoire dit : Dieu gouverne par lui-même le monde qu'il a créé par lui-même.

CONCLUSION. — La providence de Dieu s'exerce immédiatement sur tous les êtres quant à la connaissance de l'ordre auquel ils sont soumis, mais quant à son exécution elle s'exerce médiatement.

Il faut répondre que la providence comprend deux choses : 4° la conception de l'ordre d'après lequel les choses se rapportent à leur fin; 2° l'exécution de ce dessein ou de cet ordre qu'on peut appeler le gouvernement universel. — Quant à la première de ces deux choses la providence s'exerce immédiatement sur tous les êtres. Car Dieu les connaît tous jusqu'au plus infime. Il a en lui-même leur raison d'être, et quelques causes qu'il ait prédisposées pour produire un effet, il leur a donné la vertu de le produire. Par conséquent il faut qu'il ait eu préalablement en lui-même l'ordre selon lequel tous ces effets devaient être produits. — Quant à la seconde, c'est-à-dire quant à l'exécution de ces desseins, la providence ne s'exerce que médiatement; car elle gouverne l'inférieur par le supérieur, non qu'elle ait besoin d'intermédiaires, mais pour donner dans l'excès de sa bonté la dignité de cause aux créatures. — Ainsi s'évanouit l'opinion de Platon qui, d'après saint Grégoire de Nysse (2) (De Prov. lib. vin, cap. 3), admettait trois providences : la première celle du Dieu souverain qui s'étendait principalement sur les choses spirituelles et qui comprenait par conséquent le monde entier relativement aux genres, aux espèces et aux causes universelles. La seconde avait pour objet les êtres soumis à la génération et à la corruption; elle appartenait aux dieux qui s'agitent dans les cieux, c'est-à-dire aux substances séparées qui impriment aux corps célestes leur mouvement circulaire. La troisième regardait les choses humaines, et elle était attribuée aux démons que les platoniciens considéraient comme des êtres qui tenaient le milieu entre Dieu et nous, d'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. viii, cap. 14, et lib. ix, cap. 1 et 2).

(2) Cet ouvrage, attribué ici à saint Grégoire de Nysse, est de Némésius.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'à la vérité il est de la dignité d'un roi d'avoir des ministres qui soient les exécuteurs de sa providence, mais que c'est en lui une imperfection de ne pas avoir en lui la raison de ce qu'ils doivent faire. Car toute science pratique est d'autant plus parfaite qu'elle connaît mieux les objets spéciaux sur lesquels son activité s'exerce.

2. Il faut répondre au second, que la providence immédiate que Dieu exerce sur tous les êtres n'exclut pas pour cela l'intervention des causes secondes qui ne sont, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 5), que les exécutrices de ses ordres.

3. Il faut répondre au troisième, que pour nous il est mieux de ne pas connaître les choses mauvaises et viles, parce que la connaissance de ces choses nous empêche de songer à de meilleures (car nous ne pouvons songer à beaucoup de choses en même temps), et parce que la pensée des choses mauvaises peut pervertir notre volonté. Mais il n'en est pas de même de Dieu, qui voit tout d'un seul et même coup d'oeil et dont la volonté ne peut être portée au mal.


ARTICLE  IV. — la providence rend-elle nécessaires les choses qu'elle a prévues (1)?


(1) La providence est quelque chose de plus que la prescience. C'est pour ce motif que, quoique saint Thomas ait établi la mente proposition touchant la prescience , il n'y a pas de redite en y revenant encore pour sauvegarder les intérêts trie la liberté.


Objections: 1.. Il semble que la divine providence rende nécessaires les choses qu'elle prévoit. Car tout effet ayant une cause qui existe par elle-même, qui est déjà ou qui a été et dont il résulte nécessairement, est un effet nécessaire, comme le prouve Aristote (Met. lib. vi, text. 7). Or, la providence de Dieu existe avant l'effet qu'elle doit produire, puisqu'elle est éternelle ; et l'effet s'ensuit nécessairement, puisqu'elle ne peut être jamais déçue. Donc elle rend nécessaires les choses qu'elle prévoit.

2.. Quiconque prend soin d'une chose lui donne toute la stabilité possible pour qu'elle ne manque jamais. Or, Dieu est souverainement puissant. Donc il rend nécessaires toutes les choses qu'il prévoit.

3.. Boëce dit (De cons. lib. iv, pros. 6) que le destin est un acte qui a son origine dans les desseins immuables de la providence et qui soumet les fortunes humaines à une série indissoluble de causes inévitables. Il semble d'après ces paroles que la providence rende nécessaires les choses sur lesquelles elle exerce son action.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) qu'il n'appartient pas à la providence de changer la nature des êtres. Or, il y a des choses qui sont naturellement contingentes. Donc la providence divine ne rend pas les choses nécessaires en détruisant leur contingence.

CONCLUSION. — Comme il entre dans les desseins de la providence de produi»'e dans l'univers tous les degrés d'être afin de rendre l'univers parfait, elle n'a pss rendu nécessaires toutes les choses qu'elle a prévues, mais elle a donné à quelque? s-uncs ce caractère en les soumettant à des causes nécessitantes.

Il faut répondre que parmi les oeuvres que la providence prévoit, il y e-n a de nécessaires, mais que toutes ne le sont pas, comme l'ont dit quelquess philosophes (2). En effet, c'est le propre de la providence d'ordonnner less choses par rapport à leur fin. Or, après la bonté divine qui est la fin distincte, séparée de tous les êtres, le bien principal qui existe dans les créatures c'est la perfection de l'univers. Cette perfection n'existerait pas si on ne trouvait en lui tous les degrés de l'être. La providence de Dieu s'est donc appliquée à les produire tous. C'est pourquoi elle a préparé des causes nécessaires pour les effets qu'elle voulait voir arriver nécessairement, et elle a préparé des causes contingentes pour ceux qu'elle a voulu voir arriver d'une manière contingente suivant la condition des causes prochaines.

(2) Nous avons indiqué les principaux philos o-phes qui ont soutenu cette erreur ( Voyez quesr-st, xix, art. S).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la providence de Dieu a pour effet non-seulement de faire arriver les choses d'une manière ou d'une autre, mais de les faire arriver contingemment ou nécessairement. Ainsi ce que la providence a décrété devoir arriver infailliblement et nécessairement, arrive infailliblement et nécessairement, et ce qu'elle a décrété devoir arriver contingemment arrive de la même manière.

2. Il faut répondre au second, que la certitude et la stabilité de l'ordre établi parla providence proviennent de ce que les choses que la providence prévoit arrivent toutes de la manière dont elle les prévoit, soit nécessairement, soit contingemment.

3. Il faut répondre au troisième, que cette indissolubilité et cette immutabilité dontparleBoëce ne regardent que la certitude de la providence, qui ne manque jamais son effet, et qui le produit toujours tel qu'elle l'a prévu, mais qu'elle n'implique point la nécessité des effets eux-mêmes. Il est d'ailleurs bon d'observer que le nécessaire et le contingent sont une conséquence directe de la nature de l'être. Ainsi ces deux modes sont compris sous la providence de Dieu, parce qu'elle embrasse absolument tout l'être, mais il n'en est pas de même de la providence particulière de chaque individu (1).

(1) A l'égard de la providence les scotistes se sont encore mis en désaccord avec saint Thomas, en attribuant la providence exclusivement à la volonté. Mais il est manifeste qu'elle se rapporte tout à la fois à l'intelligence et à ta volonté, comme le dit saint Thomas, parce que la providence renferme deux choses : la connaissance des moyens en rapport avec la fin qu'on veut atteindre et l'emploi de ces moyens ; c'est à l'intelligence qu'il appartient de les connaître, et c'est à la volonté qu'il appartient de les mettre en oeuvre.


QUESTION XXIII. : DE LA PRÉDESTINATION.


Après avoir parlé de la providence divine, nous devons nous occuper de la prédestination et du livre de vie. Touchant la prédestination huit questions se présentent : 1" Est-il convenable de dire que Dieu prédestine? — 2° Qu'est-ce que la prédestination? Met-elle quelque chose dans celui qui est prédestiné? — 3° Est-il conforme à la nature de Dieu de réprouver quelques hommes? — 4" En comparant la prédestination à l'élection, peut-on dire que les prédestinés sont élus? — 5° Les mérites sont-ils la cause ou la raison de la prédestination, ou de la réprobation, ou de l'élection? — 0° De la certitude de la prédestination. Les prédestinés sont-ils infailliblement sauvés ? — 7° Le nombre des prédestinés est-il certain ? •— 8° Les prières des saints peuvent-elles aider à la prédestination ?

ARTICLE I. — LES HOMMES SONT-ILS PRÉDESTINÉS DE DIEU (2)?


(2) Cet article est une réfutation de l'hérésie de Calvin, qui prétendait que Dieu a créé le genre humain pour la damnation et la mort éternelle.


Objections: 1.. Il semble que les hommes ne soient pas prédestinés de Dieu. Car, dit saint Jean Damascène (Orth.fid. lib. n, cap. 30), il faut savoir que Dieu connaît à l'avance toutes choses, mais qu'il ne les prédétermine pas toutes. En effet il connaît à l'avance ce qui est en nous, mais il ne prédétermine pas nos actions. Nos mérites et nos démérites sont notre oeuvre, puisque par le libre arbitre nous sommes maîtres de nos actes. Donc ceux qui sont capables de mériter et de démériter ne sont pas prédestinés de Dieu, et par conséquent les hommes ne sont pas prédestinés.

2.. La providence ordonne toutes les créatures par rapport à leur fin, comme nous l'avons dit dans la question précédente (art. 1 et 2). Or, on ne dit pas que les autres créatures sont prédestinées de Dieu. Donc les hommes ne le sont pas non plus.

3.. Les anges sont capables de jouir du bonheur éternel aussi bien que les hommes. Or, il semble qu'ils ne soient pas prédestinés, puisqu'il n'y a pas eu en eux de misère, et que la prédestination, d'après saint Augustin (De Praed. sane t. cap. 17), n'est qu'un décret de miséricorde. Donc les hommes ne sont pas prédestinés.

4.. L'Esprit-Saint révèle aux saints les bienfaits qu'ils ont reçus de Dieu, suivant ces mots de l'Apôtre : Nous avons recte non l'esprit de ce monde, mais l'esprit qtci est de Dieu, pour que notis sachions ce que Dieu nous a donné (1Co 2,12). Si donc les hommes étaient prédestinés de Dieu, puisque la prédestination est un bienfait de sa justice, elle devrait être connue des prédestinés eux-mêmes -, ce qui n'est pas évidemment.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit : Que ceux que Dieu a prédestinés, il les a aussi appelés (Rom. vin, 30).

CONCLUSION. — Les hommes sont prédestinés de Dieu, c'est-à-dire que la raison de l'ordre qui porte la créature raisonnable à la vie étemelle comme à sa lin suprême préexiste en lui.

Il faut répondre qu'il est convenable que Dieu prédestine les hommes. Car, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 4), tous les êtres sont soumis à la providence de Dieu, et c'est à la providence qu'il appartient d'ordonner les êtres par rapport à leur fin (art. 1 et 2). Or, il y a deux sortes de fin à laquelle Dieu rapporte toutes les créatures. L'une dépasse les proportions et les facultés naturelles de la créature : telle est la vie éternelle qui consiste dans la vision de Dieu qui est au-dessus de toute nature créée, comme nous l'avons vu (quest. xii, art. 4) ; l'autre qui est proportionnée à la nature créée et que les êtres créés peuvent atteindre au moyen des facultés naturelles qu'ils ont reçues. Quand un être ne peut parvenir à sa fin par ses moyens naturels, il faut qu'il soit, pour ainsi dire, porté vers elle par un autre être. C'est ainsi que la flèche est dirigée vers le but par celui qui la lance. Donc, à proprement parler, la créature raisonnable, pour atteindre la vie éternelle, y doit être portée, en quelque sorte, par le bras de Dieu. La raison de cette espèce de mission préexiste en Dieu de la même manière que la raison de l'ordre général qui règle tous les êtres et que nous appelons providence. Car dans l'esprit de l'agent, l'idée de faire une chose avant de l'exécuter es comme une préexistence de la chose qui doit être faite. C'est pourquoinous donnons le nom de prédestination à la raison de ce transport ou de cette mission de la créature intelligente à la vie éternelle qui est sa fin. Car destiner , c'est envoyer. Ainsi la prédestination considérée au point de vue de son objet n'est qu'une partie de la providence (1).

(1) La providence a un sens plus large que la prédestination. La prédestination ne regarde que les élus, tandis que la providence surnaturelle s;étend aussi aux réprouvés, auxquels elle prépare réellement des moyens de salut. Ainsi, la providence surnaturelle est comme le genre ; la prédestination et la réprobation sont comme les espèces. Cest pourquoi saint Thomas dit que la prédestination est une partie de la providence.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Jean Damascène appelle prédétermination ce qui rend les êtres nécessaires, comme il arrive dans les choses naturelles dont les effets sont nécessaires. Ce qui le prouve c'est qu'il ajoute que Dieu ne veut pas ce qui est mauvais, et qu'il ne contraint pas la vertu ; d'où l'on voit qu'il ne rejette pas la prédestination.

2. Il faut répondre au second, que les créatures qui ne sont pas raisonnables ne sont pas capables d'atteindre la Un, qui est au-dessus des facultés naturelles de l'homme. C'est pour cela qu'on ne dit pas qu'elles sont prédestinées, quoique par abus on se serve quelquefois de ce terme, par rapport à une autre fin quelconque (1).

(1) Si on s'en tenait à la rigueur du mot, prédestiner signifierait décréter ou arrêter une chose avant qu'elle n'arrive ; par conséquent cette expression pourrait s'appliquer non-seulement aux choses naturelles, mais encore à une chose mauvaise. C'est le sens qu'elle a dans saint Augustin (Ench. cap. 100, et Tract, in Joan. cap. 48) et dans d'autres Pères, mais ce n'est pas l'acception ordinaire dans laquelle on prend ce mot en théologie.

3. Il faut répondre au troisième, que les anges sont prédestinés aussi bien que les hommes, quoiqu'ils n'aient jamais été malheureux. En effet, le mouvement ne se spécifie pas d'après son point de départ, mais d'après le but auquel il tend. Car peu importe à la nature du blanc que l'être qui a revêtu cette couleur ait été auparavant noir, pâle ou rouge. De même, à l'égard de la prédestination, il est indifférent que l'être prédestiné à la vie éternelle soit sorti de la misère ou qu'il n'en soit pas sorti. — On pourrait répondre aussi que le bien que Dieu accorde à sa créature au delà de ce qui lui est dû est un effet de sa miséricorde, comme nous l'avons dit plus haut (quest. xxi, art. 3 et 4).

4. Il faut répondre au quatrième, que, par un privilège spécial, quelques hommes ont su qu'ils étaient prédestinés, mais qu'il n'est pas convenable que Dieu le révèle à tout le monde, parce que ceux qui ne sont pas prédestinés en concevraient du désespoir, tandis que dans les autres il y aurait une sécurité qui les rendrait négligents dans l'accomplissement de leur devoir.


ARTICLE II. — la prédestination met-elle dans le prédestiné quelque chose  (2)?


(2) La prédestination ne met rien dans le prédestiné ; c'est pourquoi elle a pu exister avant la constitution du monde, d'après ces paroles de l'Apôtre [Eph. i) : Elegit nos ante mundi constitutionem. Mais l'exécution de la prédestination met quelque chose dans le prédestiné, et c'est pour cela que la vocation des élus a lieu dans le temps.


Objections: 1.. Il semble que la prédestination mette quelque chose dans le prédestiné. Car toute action implique d'elle-même passion. Si donc la prédestination est en Dieu action, il faut qu'elle soit passion dans les prédestinés.

2.. Origène dit à l'occasion du passage de saint Paul : Qui praedestinatus est (Rom. i) : La prédestination regarde la chose qui est et la chose qui n'est pas, mais la destination regarde la chose qui est. Et saint Augustin dit (Lib. de dono perseverantia, cap. 14) : Qu'est-ce que la prédestination, sinon la destination d'un être qui existe? Donc la prédestination a pour objet ce qui existe, et par conséquent elle met dans le prédestiné quelque chose. ¦'.

3.. Toute préparation est quelque chose dans l'objet préparé. Or, la prédestination est la préparation des bienfaits de Dieu, comme le dit saint Augustin (Lib. de dono perseverantia, cap. 14). Donc la prédestination est quelque chose dans les prédestinés.

4.. Ce qui est temporaire ne doit pas entrer dans la définition de ce qui est éternel. Or, la grâce qui est quelque chose de temporaire entre dans la définition de la prédestination ; car on dit que la prédestination est la preparation de la grâce pour le présent, et celle de la gloire pour l'avenir. Donc la prédestination n'est pas quelque chose d'éternel. Elle ne peut donc pas être en Dieu, puisque tout ce qui est en Dieu est éternel ; elle est donc dans les prédestinés.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit que la prédestination est la prescience des bienfaits de Dieu (Lib. de dono perseverantiae, cap. 14). Or, la prescience n'est pas dans l'objet que l'on connaît à l'avance, niais dans le sujet qui le connaît. Donc la prédestination n'existe pas dans les prédestinés, mais en Dieu qui les prédestine.

CONCLUSION. — Comme la providence, par là même qu'elle est la règle qui ordonne les choses par rapport à leur fin, existe dans l'esprit de celui qui les ordonne et non dans les choses qu'il a ordonnées, de même la prédestination n'existe que dans l'esprit de Dieu, puisqu'elle n'est que l'idée de l'ordre suivant lequel il a placé ses élus.

Il faut répondre que la prédestination n'est rien dans l'être prédestiné, et qu'elle n'existe que dans l'être qui prédestine. En effet, nous avons dit que la prédestination est une partie de la providence. Or, la providence n'est rien dans les êtres qu'elle embrasse, elle n'existe que dans l'entendement de celui qui en est le sujet, comme nous l'avons dit plus haut (quest. xxii, art. 1). — Quant à l'exécution de la providence qu'on appelle le gouvernement du monde, elle est passivement dans les êtres qui sont gouvernés, et activement dans l'être qui gouverne. D'où il est évident, que la prédestination n'étant que l'idée préexistante de l'ordre suivant lequel Dieu a placé ses créatures par rapport à leur salut éternel, elle existe, quant à son exécution, passivement dans les êtres prédestinés, et activement en Dieu qui est l'être qui les prédestine. Cette exécution de la prédestination est appelée par saint Paul vocation et glorification, suivant ce passage : Ceux qu'il a prédestinés il les a appelés, et ceux qu'il a appelés il les a glorifiés (Rom. vin, 30).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'action, quand elle se produit au dehors par un effet matériel, implique d'elle-même passion, comme l'action de chauffer, de couper ; mais qu'il n'en est pas de même des actions qui sont immanentes dans le sujet qui les produit, comme comprendre et vouloir, comme nous l'avons dit plus haut (quest. xiv, art. 4). Or, la prédestination est une action de ce dernier genre. Par conséquent, elle ne met rien dans les êtres prédestinés. Mais son exécution, en se produisant à l'extérieur, imprime en eux un certain effet.

2. Il faut répondre au second, que par destination on entend quelquefois la mission positive que l'on donne à un être pour arriver à un but quelconque, et dans ce sens la destination se rapporte nécessairement à ce qui existe. On entend aussi par destination la résolution que l'on arrête dans son esprit. C'est dans ce sens qu'il est dit aux livre des Machabées : Eleazarus destinavit non admittere illicita propter vitae amorem (II. Macch. cap. 6). La destination peut alors avoir pour objet ce qui n'est pas. Mais la prédestination emportant avec elle l'idée d'antériorité, peut avoir pour objet ce qui n'est pas dans quelque acception que l'on prenne le mot destination.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux sortes de préparation. L'une de l'objet qui la subit, et elle existe dans l'être qui est préparé. L'autre du sujet qui se dispose à agir, et elle existe dans l'agent. Or, la prédestination est une préparation de ce dernier genre, dans le sens qu'on dit qu'un être intelligent se prépare à l'action quand il a préconçu l'idée de ce qu'il doit faire. Ainsi, Dieu a préparé de toute éternité la prédestination de ses élus, puisqu'il a ou de toute éternité dans l'esprit l'idée de l'ordre suivant lequel il sauverait quelques-unes de ses créatures.

4. Il faut répondre au quatrième, que la grâce n'entre pas dans la définition de la prédestination comme faisant partie de son essence. Elle n'y entre que parce que la prédestination se rapporte à la grâce, comme la cause à l'effet (1), l'acte à l'objet. Il ne suit donc pas de là que la prédestination soit quelque chose de temporel.

(1) Parce que sans la grâce il n'y a pas de salut.


ARTICLE III. — y a-t-il des hommes que dieu réprouve (2)?


(2) Les prédestinatiens ont erré sur ce point, en prétendant que Dieu prédestine au mal comme au bien. Cette erreur, condamnée dans les conciles d'Arles et de Lyon, fut reproduite, au ixe siècle, par Gotescalo, et au xvte par Calvin [Inst. lib. m, cap.2), qui étcudit cette prédestination nécessitante à l'état d'innocence et aux anges eux-mêmes. Ceux qui embrassèrent son sentiment dans toute sa rigueur ont reçu le nom d'anîé-lapsaires. D'autres l'ont adouci, en disant que la réprobation n'avait lieu que conséquemment à la prévision du péché originel. Ce dernier sentiment fut celui dos jansénistes. Ces erreurs ont été condamnées expressément par les conciles d'Orange, de Valence et de Trente.


Objections: 1.. Il semble que Dieu ne réprouve personne. Car on ne réprouve pas ceux que l'on aime. Or, Dieu aime tous les hommes, d'après cette parole du sage (Sap. xi, 25) : Fous aimez, Seigneur, tout ce qui existe, et vous ne haïssez rien de ce que voies avez fait. Donc Dieu ne réprouve personne.

2.. Si Dieu réprouve quelqu'un, il faut admettre que la réprobation estaux réprouvés ce que la prédestination est aux prédestinés.Or, la prédestination est la cause du salut des prédestinés. Donc la réprobation sera également la cause de la perte des réprouvés. Cependant cette conséquence est fausse, car on lit dans Osée : Ta perdition, Israel, vient de toi, et c'est de moi seul que vient ton secours (Os. xiii, 9). Donc Dieu ne réprouve personne.

3.. Ce qu'on ne peut éviter n'est pas imputable. Or, si Dieu réprouve quelqu'un, celui qui est réprouvé ne peut éviter sa perdition ; car il est dit : Considérez les oeuvres de Dieu, et remarquez que personne ne peut redresser celui qu'il méprise (Eccles. vu, 14). Donc on ne doit pas imputer aux hommes leur perdition ; ce qui pourtant est faux. Donc Dieu ne réprouve personne.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit : J'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esaû (Mal. i, 2).

CONCLUSION. — Puisqu'il est dans les desseins de la providence divine de permettre qu'il y ait des hommes qui s'écartent de la vie éternelle, il entre aussi dans ses desseins qu'il y en ait qui soient conséquemment réprouvés.

Il faut répondre qu'il y a des hommes que Dieu réprouve. Car nous avons dit (art. 1) que la prédestination est une partie delà providence. Or, il appartient à la providence de permettre qu'il y ait des défauts dans les choses soumises à son empire, comme nous l'avons vu (quest. xxii, art. 2). Par conséquent, puisque la providence divine destine les hommes à la vie éternelle, il lui appartient de permettre que quelques-uns manquent d'arriver à leur fin (3), et c'est ce qu'on appelle réprobation. — Ainsi donc, comme la prédestination est une partie de la providence à l'égard de ceux que Dieu dispose au salut éternel, de même la réprobation est une autre partie de la providence relativement à ceux qui s'écartent de cette fin. La réprobation n'emporte donc pas seulement avec elle l'idée de prescience, mais elle y ajoute rationnellement quelque chose comme la providence elle-même, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxii, art. 1). Car, comme la prédestination implique en elle-même la volonté de donner la grâce et la gloire, de même la réprobation implique la volonté de permettre que quelqu'un tombe dans une faute, et que pour ce motif il encoure la damnation.

(3) Il est bien à remarquer que Dieu se borne h laisser faire le pécheur, mais qu'il n'est cause d'aucune manière de sa chute. Il y a donc entre la prédestination et la réprobation cette différence , c'est que Dieu accorde aux prédestinés les grâces dont ils ont besoin pour se sauver, et qu'il leur procure ainsi les moyens d'arriver à la gloire; il est par là même cause de leur triomphe. Mais il ne contribue en rien à la chute du pécheur ; il lui donne , au contraire, des grâces suffisantes pour qu'il évite le péché, et, comme le dit le concile de Trente, il ne l'abandonne qu'après en avoir été abandonné : Deus sud gratia semel justifi-cantes non deserit, nisi ah eis prius deseratur [Conc. Trid. sess. VI, can. It).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu aime tous les hommes, et même toutes les créatures, dans le sens qu'il veut du bien à tous, mais cela ne signifie pas qu'il leur veut toute sorte de bien. Pour les créatures auxquelles il ne veut pas cette espèce de bien qu'on appelle la vie éternelle, on dit qu'il les hait ou qu'il les réprouve.

2. Il faut répondre au second, que là réprobation n'est pas cause au même titre que la prédestination. Car la prédestination est cause delà gloire que les prédestinés attendent dans l'autre vie, et de la grâce dont ils jouissent en celle-ci; tandis que la réprobation n'est pas cause de la faute qui souille.le réprouvé, elle n'est cause que de l'abandon de Dieu. Elle est néanmoins causedu châtiment éternel que le réprouvé doit subir dans l'autre monde (1). Mais la faute est l'effet du libre arbitre de celui qui est réprouvé et abandonné par la grâce. Ainsi se vérifie cette parole du prophète : Ta perdition vient de toi, ô Israël.

(1) Cette espèce de réprobation, qui se rapporte au châtiment éternel, est appelée réprobation positive, parce qu'elle a un objet positif. Les théologiens appellent réprobation négative celle qui se rapporte purement à la négation de la gloire. Tous les théologiens s'accordent sur un point : c'est que la réprobation positive n'a lieu qu'en raison de la prévision des fautes ; mais ils ne sont pas d'accord sur la réprobation négative. Sous ne croyons pas utile de résumer ici toutes leurs controverses ; il suffit de savoir que Dieu ne pxé-destine personne au mal, que ses décrets, qiï-els qu'ils soient, laissent à chacun son libre arbitre, et que ceux qui seront réprouvés le seront uniquement par leur faute.

3. Il faut répondre au troisième, que la réprobation de Dieu n'ôte rien à la puissance de celui qui est réprouvé. Ainsi, quand on dit que le réprouvé ne peut obtenir la grâce, on ne doit pas entendre qu'il y a pour lui impossibilité absolue, mais seulement impossibilité conditionnelle. Quand nous avons dit (quest. xix, art. 3) qu'il était nécessaire que le prédestiné fût sauvé, nous avons voulu également parler d'une nécessité conditionnelle qui ne détruit pas le libre arbitre. D'où l'on voit que quoique le réprouvé ne puisse obtenir la grâce, il ne tombe cependant dans tel ou tel péché que parle fait de son libre arbitre, et c'est pourquoi ses fautes lui sont ajuste titre imputables.


ARTICLE IV. — les prédestinés sont-ils élus de dieu (2) ?


(2): L'Ecriture emploie fréquemment le mot d'élu en parlant des prédestinés (Ephes. i ) : Elegit nos, etc. (Matth, xxiv ) : Dies -CUi propter electos breviabuntur. ( ii- Tim. Ii ) '¦ Omnia.autem snstineo'propter electos, etc .


Objections: 1.. Il semble que les prédestinés ne soient pas élus de Dieu. Car saint Denis dit [De div. nom. cap. i) que comme le soleil répand sa lumière sur tous les êtres sans les choisir, de même Dieu répand sa bonté sur toutes les créatures. Or, la bonté divine se communiqué principalement aux créatures en les faisant participer à la grâce et à la gloire. Donc Dieu leur donne sa grâce et sa gloire sans qu'il y ait élection de sa part, et c'est précisément dans ce double don que consiste la prédestination.

2.. L'élection se rapporte à ce qui existe. Or, la prédestination, par là même qu'elle est éternelle, se rapporte aussi à ce qui n'existe pas. Donc il y a des êtres prédestinés sans être élus.

3.. L'élection suppose un certain discernement, une certaine séparation. Or, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, comme le dit saint Paul (I. Tim. h, 4). Donc la prédestination qui prédispose les hommes par rapport à leur salut, existe sans l'élection.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit : // notis a élus avant la création du monde (iipAes. i, 4).

CONCLUSION. — Tous les prédestinés ont été élus et aimés de Dieu, puisque la prédestination est [une conséquence de l'élection, et l'élection une conséquence de la dilection.

Il faut répondre que la prédestination présuppose rationnellement l'élection, et l'élection présuppose la dilection ou l'amour. Car la prédestination est une partie de la providence, et celle-ci, comme la prudence, est une raison qui existe dans l'entendement, et qui règle, comme nous l'avons dit (quest. xxii, art. 2), le rapport des êtres à leur fin. Or, on ne peut coordonner une chose pour une fin, si l'on ne veut préalablement cette fin. Donc la prédestination de certains hommes au salut étemel présuppose rationnellement en Dieu la volonté de les sauver, et cette volonté implique élection et amour (1). Elle implique amour, puisque par cette volonté Dieu veut aux prédestinés le bien qui constitue le bonheur éternel. Car aimer, comme nous l'avons dit (quest. xx, art. 2), c'est vouloir du bien à quelqu'un. Elle implique élection, puisqu'il veut ce bien aux uns de préférence aux autres qui sont réprouvés. Mais l'élection et l'amour ne sont pas en nous ce qu'ils sont en Dieu. Car, en aimant, notre volonté ne produit pas le bien qui est dans l'objet aimé, c'est au contraire le bien qui existe préalablement dans les choses qui nous portent aies aimer. C'est pourquoi nous choisissons celui que nous aimons, et l'élection précède en nous l'amour. Mais en Dieu c'est le contraire. Car la volonté par laquelle il veut du bien à l'être qu'il aime est cause de ce bien lui-même, et fait que l'être aimé le possède de préférence aux autres créatures. D'où il arrive que l'amour présuppose rationnellement l'élection, et l'élection la prédestination. C'est pourquoi on peut dire que tous les prédestinés sont élus et aimés (2).

(1) Ainsi, la prédestination repose uniquement sur l'amour de Dieu, et par conséquent il ne peut pas se faire qu'elle ne soit pas purement gratuite.

(2) Leur prédestination est par là même gratuite comme leur élection, et l'on comprend parfaitement cette parole de saint Paul : que la grâce n'est point donnée par les oeuvres (Rom. Il, 6), et que par conséquent elle ne nous est point donnée selon nos mérites, comme le voulaient les péla-giens.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si l'on considère la communication de la bonté divine en général, on peut dire qu'il la communique sans élection, puisqu'il n'y a aucun être qui ne participe à ses dons, comme nous l'avons dit plus haut (quest. vi, art. 4). Mais sion considère la communication de tel ou tel bien en particulier, il ne l'accorde pas sans élection, parce qu'il donne à certains êtres des biens qu'il n'accorde pas à d'autres. Ainsi il y a élection dans le don qu'il fait de la grâce et de la gloire.

2. Il faut répondre au second, que quand la volonté de celui qui fait l'élection est mue parle bien qui préexiste dans l'objet qu'elle choisit, l'élection ne peut porter que sur des choses qui existent. C'est ce qui arrive dans l'élection que nous faisons. Mais en Dieu la volontén'est pas mue par le même motif, comme nous venons de l'expliquer. C'est ce qui fait dire à saint Augustin : Dieu choisit ceux qui n'existent pas, et cependant il ne se trompe pas en les choisissant.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme on l'a vu (quest. xix, art. 6), Dieu veut à la vérité sauver tous les nommes, mais il le veut d'une volonté antécédente, c'est-à-dire d'une volonté relative, et non d'une volonté conséquente, c'est-à-dire d'une volonté simple et absolue.

ARTICLE V. — la prescience des mérites est-elle cause de la prédestination (1) ?


I pars (Drioux 1852) Qu.22 a.3