I pars (Drioux 1852) Qu.23 a.5

ARTICLE V. — la prescience des mérites est-elle cause de la prédestination (1) ?


(1) Cet article a spécialement pour objet de réfuter les pélagiens et les rationalistes modernes, qui veulentque l'homme soit prédestiné à la gloire à cause de ses mérites que Dieu a prévus de toute éternité.

Objections: 1.. Il semble que la prescience des mérites soit cause de la prédestination. Car saint Paul dit : Ceux qu'il a connus par sa prescience, il les a prédestinés (Rom. vin, 30). Saint Ambroise, à propos de ce passage de saint Paul: Miserebor cui miserebor (Rom. ix), fait dire au Seigneur : Je ferai miséricorde à celui que je sais à l'avance devoir revenir à moi de tout son coeur. Donc il semble que la prescience des mérites soit cause de la prédestination.

2.. La prédestination étant un dessein de miséricorde, comme le dit saint Augustin, implique nécessairement la volonté de Dieu, qui ne peut être déraisonnable. Or, on ne peut assigner à la prédestination aucun autre motif raisonnable que la prescience des mérites. Donc la prescience des mérites est la cause ou le motif de la prédestination.

3.. Il n'y a pas d'iniquité en Dieu, dit saint Paul (Rom. ix, 14). Or, il semble injuste de faire à des êtres égaux des dons différents. Or, tous les hommes sont égaux par nature et également souillés par le péché originel. Mais ils sont inégaux quand on regarde aux mérites et aux démérites de leurs propres actions. Donc Dieu ne peut les traiter inégalement, en prédestinant les uns et en réprouvant les autres, que par suite de la prescience de leurs divers mérites.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit : Ce n'estpas d'après les oeuvres de justice que nous avons faites, mais par sa miséricorde que Dieu nous a sauvés (TU. ni, S). Or, comme Dieu nous a sauvés, ainsi il nous a prédestinés au salut. Donc la prescience des mérites n'est ni la cause ni le motif de la prédestination.

CONCLUSION. — La prédestination étant éternelle n'a point de cause quand on la considère dans l'acte de celui qui prédestine ; elle n'a de cause que quand on la considère dans ses effets. Alors rien n'empêche qu'un des effets de la prédestination ne soit cause d'un autre; ainsi le mérite est cause de la récompense, la grâce cause de la gloire. Mais l'effet total de la prédestination n'a pas d'autre cause que la bonté divine.

Il faut répondre que la prédestination impliquant en elle-même la volonté divine, nous devons en rechercher la raison comme on recherche la raison de la volonté de Dieu. Or, nous avons dit (quest. xix, art. S) qu'on ne peut point assigner de cause à la volonté de Dieu, relativement à l'acte de la volonté elle-même, mais qu'on pouvait lui en assigner par rapport aux objets qu'elle veut. C'est ainsi que Dieu veut qu'une chose existe à cause d'une autre. C'est pourquoi il n'y a jamais eu quelqu'un d'assez insensé pour dire que les mérites sont cause de la prédestination divine, relativement à l'acte de celui qui prédestine. Mais ce qui fait l'objet de la question présente, c'est de savoir si la prédestination considérée dans son effet a une cause, c'est-à-dire qu'on se demande : Dieu a-t-il préordonné qu'il appliquerait les effets de la prédestination à quelque créature à cause de ses mérites? — Il y en a qui ont dit que l'effet de la prédestination était préordonné en faveur des élus, en vue de mérites préexistant dans une autre vie. Tel fut le sentiment d'Origène (2), qui supposaitque les âmes humaines avaient été créées dès le commencement, et qu'elles avaient reçu en ce monde, où elles sont unies aux corps, cette opinion, en disant : Avant qu'ils fussent nés et qu'ils eussent bien ou mal agi, non à cause de leurs oeuvres, mais à cause de l'appel de Dieu, il fut dit à la mère : l'aîné sera assujetti auplus jeune; selon qu'il est écrit : J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaû (Rom. x, 11-13). — D'autres ont pensé (1) que les mérites préexistants dans cette vie même étaient la raison et la cause de l'effet de la prédestination. Tels sont les pélagiens (2), qui supposaient que le commencement de nos bonnes oeuvres vient de nous, et que leur consommation vient de Dieu. D'après ce principe il arrive que l'effet de la prédestination est appliqué à l'un et non pas à l'autre, parce que l'un a commencé à bien faire en se préparant, tandis que l'autre ne s'est pas préparé. Mais saint Paul s'élève contre cette erreur, car il dit : Nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée comme de nous-mêmes ; mais c'est Dieu qui nous en rend capables (II. Cor. m, 5). Or, en nous il n'y a rien d'antérieur à la pensée. Donc on ne peut pas dire qu'il y ait en nous un commencement de bien qui soit la cause de l'effet de la prédestination. — D'autres ont dit que les mérites qui suivent l'effet de la prédestination sont eux-mêmes la raison ou le motif de la prédestination. C'est comme si l'on disait que Dieu donne la grâce à un être et qu'il a décrété à l'avance qu'il la lui donnerait, parce qu'il a eu la prescience du bon usage qu'il en ferait. Ainsi un général donne un cheval à un soldat qu'il sait devoir bien s'en servir. Mais ces théologiens nous semblent avoir distinguo entre ce qui est de la grâce et ce qui est du libre arbitre, comme si le même effet ne pouvait pas venir également de cette double cause. Car il est évident que ce qui est de la grâce est l'effet de la prédestination, et qu'il ne peut en rendre raison puisqu'il est compris dans la prédestination même. Si du côté de la créature quelque chose pouvait rendre raison de la prédestination, cette chose devrait être en dehors de l'effet de la prédestination elle-même. Or, l'usage que nous faisons de notre libre arbitre n'est point en dehors de la prédestination. Car les effets du libre arbitre et ceux de la prédestination ne sont pas plus distincts les uns des autres, que les effets de la cause seconde et de la cause première, puisque la providence produit ses effets par l'intermédiaire des causes secondes (q. xix, art. 5). Donc ce que le libre arbitre opère par la grâce, et ce que la grâce opère avec le libre arbitre, sont également un effet de la prédestination.

— Après avoir réfuté tous ces sentiments, il faut dire que nous pouvons considérer l'effet de la prédestination de deux manières. 1° En particulier, et rien n'empêche alors de considérer un effet de la prédestination comme la cause et la raison d'un autre effet. Ainsi le dernier effet sera cause du premier considéré comme cause finale, et le premier sera cause du dernier considéré comme cause méritoire. C'est dans ce sens que nous disons que Dieu a décrété à l'avance qu'il donnerait à quelqu'un la gloire d'après ses mérites, et qu'il lui accorderait sa grâce pour qu'il méritât la gloire. 2° On peut considérer l'effet de la prédestination en général. Dans ce cas, il est impossible que l'effet total de la prédestination en général ait sa cause dans ce qui vient de nous. Car tout ce qui dans l'homme a rapport au salut est compris totalement dans l'effet delà prédestination, même la préparation à la grâce. Car cette préparation résulte elle-même du secours de Dieu, selon cesparoles : Convertissez-nous, Seigneur, et nous serons convertis (Thren. ult. 21). La prédestination ainsi considérée a divers états qui étaient le résultat de la diversité de leurs oeuvres antérieures. Mais saint Paul rejette positivement

(2) Ce sentiment d'Origène était un emprunt fait aux doctrines platoniciennes.

(1) Cette erreur fut celle des semi-pélagiens, qui disaient que la grâce n'était pas nécessaire pour croire, mais qu'elle était nécessaire pour agir.

(2) On sait que saint Augustin a spécialement combattu ces hérétiques.

(1) Ce que sainlThomas enseigne ici est de foi. Bossuet éclaircit ainsi cette question : La prescience qu'il faut reconnaître dans la prédestination est une prescience par laquelle Dieu prévoit ce qu'il doit faire. Ce n'est donc pas une prescience de ce que l'homme doit faire, mais de ce que Dieu doit faire dans l'homme ; non que Dieu ne prévoie aussi ce que l'homme doit faire, mais c'est que ce qu'il doit faire est une suite de ce que Dieu fait en lui, et qu'il voit le consentement futur'de l'homme dans la puissance de la grâce qu'il lui prépare. (Défense de la tradition-, Ht. xii, ch. 14.)


pour cause la volonté divine à laquelle son effet total se rapporte comme à sa fin et de laquelle il procède comme de son premier principe et de son premier moteur (I).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la prescience que Dieu a de l'usage qu'on fera de la grâce n'est pas le motif qui le porte à la conférer ; ou du moins ce motif n'en est que la cause finale, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que la prédestination, quant à son effet en général, a pour cause la bonté de Dieu elle-même : mais qu'en particulier un de ses effets est cause d'un autre, comme nous l'avons expliqué (incorp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la bonté divine suffit pour nous rendre compte de là prédestination des uns et de la réprobation des autres. Car on dit que Dieu a tout fait par sa bonté afin qu'elle soit reproduite dans tout ce qui existe. Car il est nécessaire que cet attribut de Dieu, qui est un et simple en lui-même, soit représenté de beaucoup de manières dans les créatures parce que ce qui est créé ne peut s'élever à la simplicité divine. De là pour compléter l'univers il a fallu multiplier les divers degrés de l'ê tre, et placer certaines créatures au rang le plus élevé et d'autres au rang le plus inférieur. Pour conserver dans le monde cette infinie variété de formes et d'existences, Dieu a permis qu'il y eût des choses mauvaises afin de fournir à un grand nombre de choses excellentes l'occasion de se produire, comme nous l'avons déjà dit (quest. xxii, art. 2). Or, en considérant le genre humain tout entier comme une sorte d'univers, Dieu a voulu que parmi les hommes il y en eût de prédestinés pour représenter sa bonté qui éclate alors par la miséricorde de son pardon, et il y en eût de réprouvés pour manifester sa justice par le châtiment qu'il leur inflige (2). Voilà le motif pour lequel il élit les uns et réprouve les autres. Saint Paul donne cette raison quand il dit que Dieu, voulant montrer sa colère et faire reconnaître sapuissance, a souffert, c'est-à-dire permis, dans sa patience extrême qu'il y eût des vases de colère préparés pour la perdition, afin de faire paraître avecplus d'éclat les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il a préparés pour la glorification (Rom. ix, 22, 23). Et ailleurs il dit encore, que dans une grande maison il y a non-seulement des vases d'or et d'argent, mais encore des vases de bois et d'argile; et que les uns sont pour des usages honnêtes, les autres pour des usages honteux (II. Tim. h, 20). Mais si l'on se demande pourquoi il a élu les uns pour la gloire et réprouvé les autres, il n'y a pas d'autre motif à donner que sa volonté. C'estce qui faitdire à saint Augustin : Ne cherchez pas à savoir, si vous ne voulez vous tromper, pourquoi il attire à lui celui-ci et pourquoi il n'attire pas celui-là. Car, dans l'ordre naturel, la matière premi ère étant uniforme en elle-même, on peut dire qu'une partie de cette matière a pris sous la main de Dieu la forme du feu, une autre la forme de la terre,pour qu'il y ait variété, diversité dans l'univers. Mais si l'on cherche pourquoi cette partie de matière a cette forme et celle-là une autre, on ne peut qu'alléguer la simple volonté de Dieu, comme on ne peut attribuer qu'à la volonté de l'ouvrier que cette pierre soit dans telle partie du mur, et celle-là dans telle autre, quoique les règles de l'art exigent qu'il y ait des pierres ici et qu'il y en ait là. II n'y a pas lieu toutefois d'accuser Dieu d'injustice de ce qu'il distribue inégalement ses dons à des êtres qui sont égaux. En effet la justice serait blessée si l'effet de la prédestination était dû à la créature, et qu'il ne fût pas un don gratuit. Car ce qu'on donne par grâce, on peut le donner à qui on veut en plus ou en moins ; pourvu qu'on ne prenne à personne ce qui lui est dû, il n'y a pas d'injustice. C'est ce que dit le père de famille dans l'Evangile : Prenez ce qui est à vous et allez; ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux (Matth, xx, 15) ?

(2) Pour approfondir cette question, on peut voir dans Bossuet les raisons pour lesquelles., d'après saint Augustin, Dieu permette péché. (Défense de la tradition, liv. x, ch. 1.)


ARTICLE VI. — la prédestination est-elle certaine (1) ?


(1) De la certitude de la prédestination il y a des hérétiques qui ont tiré de mauvaises conséquences. Les uns sont partis de là pour détruire le libre arbitre ; les autres ont nié la nécessité des bonnes oeuvres. Les luthériens ont nié le libre arbitre et attaqué les oeuvres ; les calvinistes ont proclamé l'inamissibilité de la justice , les prédestinations enseignaient que les prédestinés seraient toujours sauvés, quelques crimes qu'ils commis-senti Saint Thomas évite toutes ces erreurs en maintenant le dogme de la certitude de la prédestination.

Objections: 1.. Il semble que la prédestination ne soit pas certaine. Car à l'occasion de ces paroles de l'Apocalypse : Conservez ce que vous avez, de peur qu'un autre ne reçoive votre couronne (Apoc, ni, 11), saint Augustin dit qu'un autre ne doit pas recevoir la couronne si celui qui l'a ne vient à la perdre. On peut donc perdre et gagner la couronne qui est l'effet de la prédestination. Donc la prédestination n'est pas certaine.

2.. I1 est possible qu'un prédestiné, tel que Pierre, pèche et qu'il soit tué immédiatement. Or, dans cette hypothèse il arriverait que l'effet de la prédestination serait manqué. Donc cela n'est pas impossible, et par conséquent la prédestination n'est pas certaine.

3.. Dieu peut tout ce qu'il a pu. Or, il a pu ne pas prédestiner celui qu'il a prédestiné. Donc il le peut encore, et par conséquent la prédestination n'est pas certaine.


Mais c'est le contraire. Car la glose sur ces paroles de saint Paul : Quos praescivit, hos et praedestinavit, dit que la prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, et que ceux qui sont délivrés par elle le sont très-certainement.

CONCLUSION. — La prédestination n'est pas certaine de telle sorte qu'elle détruise la liberté des prédestinés; mais comme beaucoup de choses arrivent contin-gemment sans troubler la stabilité et l'infaillibilité de l'ordre établi par la providence, de même l'ordre de la prédestination est certain, bien qu'en raison du libre arbitre son effet soit contingent.

Il faut répondre que la prédestination produit certainement et infailliblement son effet, mais qu'elle n'implique pas nécessité, c'est-à-dire que son effet n'est pas nécessaire. Nous avons dit (art. 1), en effet, que la prédestination est une partie de la providence. Or, tout ce qui est du domaine de la providence n'est pas nécessaire. Il y a des effets contingents qui proviennent de causes prochaines que la providence a disposées pour les produire contingentiellement. Cependant, comme nous l'avons reconnu (quest. xxii, art. 4), l'ordre de la providence n'en est pas moins infaillible (2). Donc l'ordre de la prédestination est également certain, quoiqu'il ne détruise pas le libre arbitre qui est la cause prochaine d'où l'effet de la prédestination provient contingentiellement. — Pour se rendre compte de cette difficulté il faut se reportera ce que nous avons dit (quest. xiv, art. 13 ; quest. xix, art. 4) sur la science et sur la volonté divine, lorsque nous avons voulu montrer que toutes certaines et tout infaillibles qu'elles sont, elles n'ôtent point aux choses leur contingence (1).

(2) Cette question revient à la certitude de la prescience.

(1) Ainsi, les solutions qui conviennent à Vor-dre naturel sont aussi applicables à l'ordre surnaturel.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier, que la couronne peut être considérée de deux manières : 1° comme l'effet de la prédestination, et dans ce sens personne ne la perd ; 2° comme la récompense des mérites acquis par la grâce. Car ce que nous méritons est pour ainsi dire à nous, et dans ce sens nous pouvons perdre notre couronne par suite d'un péché mortel. Or, un autre reçoit alors la couronne que nous venons de perdre, parce que Dieu le subs-tituepar sa grâce à celui qui est tombé. Car Dieu ne permet pas qu'il y enait qui tombent sans qu'aussitôt il en relève d'autres, d'après les parolesde Job : Conteret multos et innumerabiles, et stare faciet alios pro eis (Job, xxxiv, 24). C'est ainsi qu'il a substitué les hommes à la place des anges déchus, les gentils à la place des juifs. Celui qu'il substitue à l'état de grâce reçoit aussi la couronne de celui qui tombe, dans le sens qu'il se réjouira dans la vie éternelle du bien qu'un autre a fait, parce que là chacun se réjouira des bonnes oeuvres des autres aussi bien que des siennes.

2. Il faut répondre au second, que bien qu'il soit possible en soi que celui qui est prédestiné meure dans le péché mortel, cependant la chose estimpos-sible dans l'hypothèse dont il s'agit, c'est-à-dire supposé qu'il soit prédestiné. II ne suit donc pas de là que la prédestination puisse manquer son effet.

3. Il faut répondre au troisième, que la prédestination comprenant en elle-même la volonté divine, il faut raisonner de l'une et de l'autre de la même manière. Or, quand Dieu veut produire une créature il est nécessaire qu'elle existe, puisque sa volonté est immuable, mais cette nécessité est hypothétique et non absolue. De même il faut reconnaître que la prédestination est certaine, et on ne peut pas dire qu'il puisse ne pas prédestiner celui qu'il a prédestiné, en entendant cette proposition dans le sens composé, quoique absolument parlant il puisse prédestiner ou ne pas prédestiner. Mais cela ne détruit pas la certitude de la prédestination (2).

(2) Saint Augustin, après avoir exposé ce même dogme, en tire des réflexions consolantes, parce que, dit-il, l'homme qui sait mettre parfaitement sa confiance en Dieu est à fabri de toute inquiétude, et parce qu'il vaut beaucoup mieux se fier à la fermeté de la promesse de Dieu qu'à la faiblesse de sa propre volonté. (V. Lib. de Proed. Il, cap. xi, n» 21).


ARTICLE VII — le nombre des prédestinés est-il certain (3)?


(3) Il est dit dans l'Ecriture (Joan. c. x) : Nemo potest rapere oves meas de manu mea. (II. Tim. ii) : Firmum fundamentum Dei stat, habens signaculum hoc. Novit Dominus qui sunt ejus. Saint Thomas ne fait qu'expliquer ici ces textes.

Objections: 1.. Il semble que le nombre des prédestinés ne soit pas certain. Car un nombre qui peut être augmenté n'est pas certain. Or, il semble qu'on puisse ajouter au nombre des prédestinés, d'après ces paroles du Deutéronome : Que le Seigneur notre Dieu ajoute à ce nombre plusieurs milliers (i, 11). La glose dit que le nombre auquel on devait ajouter était le nombre arrêté par Dieu qui connaît ceux qui sont à lui. Donc le nombre des prédestinés n'est pas certain.

2.. On ne pourrait pas donner de raison pour que Dieu en préordonnant les hommes au salut se fût arrêté à un nombre plutôt qu'à un autre. Or, Dieu ne fait rien sans raison. Donc le nombre de ceux qui doivent être sauvés d'après l'ordre antérieurement établi de Dieu n'est pas certain.

3.. L'oeuvre de Dieu est plus parfaite que l'oeuvre de la nature. Or, dans les oeuvres de la nature le bien se trouve dans le plus grand nombre des êtres, les défauts et le mal ne sont que dans quelques-uns. Si le nombre de ceux qui doivent être sauvés était établi de Dieu il y aurait donc plus de damnés que de sauvés, ce qui est opposé à ces paroles de saint Matthieu (Matth, vu, 13) : Elle est large et spacieuse la voie qui mène à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par elle. Elle est étroite la porte et elle est resserrée la voie qui mène à la vie, et il y en a peu qui la trouvent. Donc le nombre de ceux qui doivent être sauvés n'a pas été préalablement établi de Dieu.


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit [Lib. de corrept. et grat. c. 13) : Le nombre des prédestinés est certain ; il ne peut être ni augmenté, ni diminué.

CONCLUSION. — Pour Dieu, mais pour lui seul le nombre des prédestines est certain, non-seulement formellement, maismatéricllement, non-seulementcomme connu, mais comme choisi et préalablement défini et arrêté ; mais le nombre des réprouvés n'est pas certain de la même manière.

Il faut répondre que le nombre des prédestinés est certain. Mais il y en a qui ont dit qu'il l'était formellement, mais non matériellement, c'est-à-dire qu'il était certain qu'il y aurait cent, mille ou tout autre nombre d'hommes sauvés, mais qu'il n'était pas certain que ce seraient ceux-ci ou ceux-là (1). Cette opinion détruit la certitude de la prédestination que nous venons d'établir (art. préc). Il faut donc dire que pour Dieu le nombre des prédestinés est certain, non-seulement formellement, mais matériellement. Il faut observer, en outre, que ce nombre est certain pour Dieu, non-seulement sous le rapport de la connaissance, c'est-à-dire parce qu'il sait combien il doit y avoir d'élus, car il le sait aussi bien que le nombre des gouttes d'eau qui tombent du ciel et que le nombre des grains de sable qui sont dans la mer, mais encore en raison du choix et de la détermination qu'il en a faits. — Pour s'en convaincre il faut savoir que tout agent tend à produire quelque chose de fini, comme nous l'avons dit (quest. vu, art. 2 et 3). Or, quiconque tend à donner à l'effet qu'il produit une mesure déterminée, imagine un nombre sous lequel doivent être comprises toutes les parties essentielles nécessaires à la perfection du tout. Car pour les parties secondaires il ne s'arrête pas à un nombre déterminé, il les multiplie autant que le demandent les parties essentielles et nécessaires à son oeuvre. Ainsi l'architecte pense à déterminer la mesure de la maison qu'il veut construire, le nombre des chambres qu'il y veut faire, les dimensions qu'auront les murailles ou la toiture; mais quant au nombre de pierres qu'il faudra il ne le détermine point, il dit seulement d'en employer autant qu'il est nécessaire pour construire des murs de la dimension qu'il a fixée. C'est ainsi qu'il faut considérer Dieu par rapport à l'universalité de la création qui est son ouvrage. Il a déterminé à l'avance quelle serait la mesure totale de l'univers, le nombre de ses parties essentielles, c'est-à-dire le nombre des parties qui doivent en quelque sorte perpétuellement durer, et il a par conséquent fixé combien il y aurait de sphères, combien d'étoiles, combien d'éléments, combien d'espèces de choses. Quant aux individus sujets à la corruption, ils ne contribuent pas essentiellement au bien de l'univers, ils ne s'y rapportent que secondairement dans le sens que c'est en eux que le bien de l'espèce se conserve. Par conséquent, quoique Dieu sache le nombre de tous les individus, cependant on ne peut pas dire que le nombre des boeufs, des moucherons ou de tout autre animal ait été à l'avance établi de Dieu. Seulement sa providence produit autant de ces animaux qu'il en faut pour la conservation de leurs espèces. Or, entre toutes les créatures, celles qui sont raisonnables tendent plus directement au bien de l'univers, puisqu'en tant que raisonnables elles sont incorruptibles, et parmi les créatures raisonnables celles qui y tendent le plus ce sont surtout celles qui doivent jouir de la béatitude et qui touchent plus immédiatement à leur fin suprême. D'où l'on doit conclure que pour Dieu le nombre des prédestinés est certain, non-seulement à cause de la connaissance qu'il en a, mais encore parce qu'il l'a lui-même à l'avance déterminé. — Il n'en est pas de même du nombre des réprouvés (1) qui paraissent avoir été préordonnés de Dieu pour le bien des élus, suivant cette parole de l'Apôtre, qui dit que tout contribue au bien des élus (Rom. vin, 28). — Quant au nombre des prédestinés, les uns disent qu'il y aura autant d'hommes sauvés qu'il y a eu d'anges tombés; d'autres ont dit au contraire qu'il y en aurait autant que d'anges restés fidèles ; d'autres enfin ont pensé que le nombre des hommes sauvés serait égal à celui des anges tombés, augmenté du nombre des anges que Dieu a primitivement créés. Mais il est mieux de dire avec l'Eglise qu'il n'y a que Dieu qui sache le nombre des élus qu'il doit appeler à la félicité suprême (2). (Collecta pro vivis et clef.)

(1) Cette erreur est la même que ceux qui prétendent que Dieu connaitlcs genres et les espèces, mais qu'il ne connaît pas les individus.

(1) Parce qu'il ne les a pas prédestinés à la damnation. Car, comme le dit saint Augustin, Dieu n'a pas fait les ténèbres, il a dit : Que la lumière soit faite; mais on ne lit pas qu'il ait dit qno les ténèbres soient faites. Quoiqu'il n'ait pas fait les ténèbres, il a fait deux choses en elles : if les a divisées d'avec la lumière, puis il les a mises en leur rang : Divisit tenebras et ordinavit eas; c'est ce qu'il fait à l'égard des pécheurs (Défense ele la tradition, Ky, xi, ch. 12).

(2) Quoiqu'on ait beaucoup reproché à lai sco-lastique de s'être occupée de questions oiseuses et inutiles, on voit que saint Thomas connaît les limites véritables de la science, et qu'il ne ch«rche pas à les franchir.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage du Deutéronome se rapporte à ceux que Dieu a marqués à l'avance pour exercer sa justice présente. Le nombre de ceux-là peut augmenter et diminuer, mais il n'en est pas de même du nombre des prédestinés.

2. Il faut répondre au second, que le motif qui règle l'étendue ou la quantité d'une partie quelconque se prend du rapport qui existe de cette partie au tout. Ainsi en Dieu il y a la raison pour laquelle il a fait tant d'étoiles, produit tant d'espèces de choses, prédestiné tant d'hommes, et cette raison est prise du rapport qui existe entre chacune de ces parties et le tout à la perfection duquel elles contribuent.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien qui se rapporte à l'état commun de la nature se trouve à la vérité dans le plus grand nombre des êtres et qu'il n'y en a que quelques-uns qui en soient privés. Mais il n'en est pas de même du bien qui est au-dessus des forces ordinaires de la nature ; il n'existe que dans le moins grand nombre, et la plupart ne le possèdent pas. Ainsi le plus grand nombre des hommes ont la science suffisante pour se conduire, il y en a moins qui en soient dépourvus et qui méritent le nom de fous et d'insensés, mais il y en a fort peu qui parviennent à avoir une science profonde des choses intelligibles. Donc la béatitude éternelle qui consiste dans la vision de Dieu étant au-dessus de la nature, surtout depuis qu'elle a été privée de la grâce par la corruption du péché originel, il y en a très-peu qui seront sauvés. Et la miséricorde de Dieu éclate surtout en ce qu'il appelle quelques hommes au salut dontlaplupart s'écartent selon le cours commun et l'inclination générale de leur nature.


ARTICLE VIII. — les prières des saints peuvent-elles servir a la prédestination (3) ?


(3) Il y a deux écueils à éviter dans la solution de cette question ; saint Thomas les indique et nous montre la vérité catholique entre ces deux extrêmes. Le premier est celui dans lequel Jean Hus et les prédestinations sont tombés, en niant la nécessité des bonnes oeuvres ; le second est l'erreur des anciens, qui croyaient que l'on pouvait faire changer de dessein à la Divinité. Toute la difficulté consisteàconcilierl'cxistencecte la cause première avec les causes secondes.

Objections: 1.. Il semble que les prières des saints ne puissent servir de rien â la prédestination. Car ce qui est éternel ne peut être empêché par ce qui est temporel, et par suite ce qui est temporel ne peut servir à ce qui est éternel. Or, la prédestination est éternelle, et les prières des saints étant temporelles, elles ne peuvent aider à la prédestination de quelqu'un. Donc les prières des saints ne servent pas à la prédestination.

2.. Comme on n'a besoin de conseil qu'autant qu'on manque de connaissance, de même on n'a besoin de secours qu'autant qu'on manque de force. Or, Dieu qui prédestine ne manque ni de connaissance, ni de force. C'est pourquoi saint Paul dit : Qui a aidé l'esprit du Seigneur? ou quel a été son conseiller (Rom. xi, 34)? Donc les prières des saints n'aident pas à la prédestination.

3.. Ce qui peut être aidé peut être empoché et réciproquement. Or, la prédestination ne peut être empêchée par rien. Donc elle ne peut pas non plus être aidée.


Mais c'est le contraire. Car la Genèse nous apprend qu'Isaac pria Dieu pour Rebecca et qu'elle devint mère. Elle eut pour fils Jacob qui fut prédestiné. Or, cette prédestination ne se serait pas accomplie si Jacob n'était pas né. Donc la prédestination est aidée par les prières des saints.

CONCLUSION. — La prédestination considérée dans son principe ou dans son acte ne peut être aidée d'aucune manière, mais considérée dans son effet elle peut être aidée par les prières des saints et par beaucoup d'autres bonnes oeuvres.

Il faut répondre qu'à l'égard de cette question on est tombé dans plusieurs erreurs. Quelques auteurs, ne faisant attention qu'à la certitude de la prédestination, ont dit que les prières étaient vaines ainsi que toutes les bonnes oeuvres qu'on pouvait faire en vue du salut éternel, parce que, qu'on les fasse ou qu'on ne les fasse pas, les prédestinés y arriveront toujours, mais les réprouvés jamais. Cette opinion a contre-elle tous les préceptes des saintes Ecritures qui nous font un devoir de prier et de faire d'autres bonnes oeuvres. — D'autres ont dit que les prières pouvaient changer la prédestination divine. Ce fut, dit-on, le sentiment des Egyptiens, qui prétendaient par des sacrifices et des prières empêcher l'exécution des décrets de Dieu et changer ainsi ce qu'ils appelaient le destin. Mais l'Ecriture est encore en opposition avec ce sentiment. Car il est dit au livre des Rois : Celui qui triomphera en Israël ne pardonnera point et ne se laissera pas fléchir par le repentir (I. Reg. xv,29). SaintPauldit aussi que les donsetla vocation de Dieu sont sans repentir (Rom. xi, 29). — Pour nous, nous distinguons dans la prédestination deux choses, l'acte même de la prédestination et son effet. Quant à l'acte lui-même, les prières des saints ne peuvent être d'aucun secours. Car elles ne peuvent faire que quelqu'un soit prédestiné de Dieu. Quant à l'effet, les prières des saints et toutes les autres bonnes oeuvres peuvent contribuer à le produire. Car la providence, dont la prédestination est une partie, n'empêche pas l'action des causes secondes. Mais elle dispose les effets de telle sorte que l'ordre des causes secondes soit assujetti à son empire. Ainsi donc, comme dans l'ordre naturel la providence comprend dans son domaine les effets naturels et les causes qui doivent les produire, de même l'ordre de la prédestination embrasse tout ce qui contribue au salut de l'homme, ses propres prières, celles des autres, toutes les autres bonnes oeuvres, en un mot, tout ce qui est essentiel à l'homme pour faire son salut. C'est pourquoi les prédestinés doivent s'exercer à1 la prière et aux bonnes oeuvres, parce que ce sont les moyens par lesquels l'effet de la prédestination doit s'accomplir certainement. C'est ce qui fait dire à l'apôtre saint Pierre : Mes frères, efforcez-vous déplus en plus d'affermir votre vocation et votre élection par les bonnes oeuvres (II. Ep. i, 10).


Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement prouve que les prières des saints sont inutiles pour l'acte de la prédestination même.

Il faut répondre au second, qu'on peut aider quelqu'un de deux manières. 1° En lui donnant une force qu'il n'a pas. C'est ainsi qu'on aide ceux qui sont faibles. Dieu ne peut être aidé de cette manière, et c'est pourquoi saint Paul dit : Qui vient en aide à l'esprit du Seigneur? 2° En exécutant ses ordres. C'est ainsi que le ministre aide le maître. C'est de cette manière que nous aidons Dieu en exécutant ses ordres, d'après cette autre parole du même apôtre : Nous sommes les aides de Dieu (I. Cor. ni, 9). Dieu accepte ce secours non par impuissance ou par faiblesse, mais parce qu'il se sert des causes secondes dans l'intérêt de la perfection de l'univers et pour élever ses créatures à la dignité de cause.

Il faut répondre au troisième, que les causes secondes ne peuvent sortir du domaine de la cause première et universelle, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 6), et qu'elles ne font qu'exécuter ses ordres. C'est pourquoi les créatures peuvent aider à l'effet de la prédestination, mais elles ne peuvent pas l'empêcher.


I pars (Drioux 1852) Qu.23 a.5