I pars (Drioux 1852) Qu.23 a.8


QUESTION XXIV. : DU LIVRE DE VIE.


Nous avons maintenant à parler du livre de vie. A ce sujet trois questions se présentent : 1» Qu'est-ce que le livre de vie? — 2" A quelle vie ce livre se rapporte? — 3° Quelqu'un peut-il être effacé du livre de vie?


ARTICLE I.  — le livre de   vie est-il la  même chose  que la prédestination (1)?


(1) II est fait mention du livre de vie dans l'Apocalypse (ni, 5, xii, 8, et XXI vers. ult.). Saint Augustin en parle dans son livre (De Corrup. et Grat. cap. 9) , et.il l'appelle; Memoriale Patris, in quo filii Dei inconcussa stabilitate conscripti sunt; ce qui revient à la définition qu'en donne saint Thomas.


Objections: 1.. Il semble que le livre de vie ne soit pas la même chose que la prédestination. Car, d'après la glose sur ces paroles : Haec omnia liber vitae (Eccl. xxiv, 32), le livre de vie c'est l'Ancien et le Nouveau Testament. Or, ce n'est pas là la prédestination. Donc le livre de vie n'est pas la même chose que la prédestination.

2.. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xx, cap. 14) que le livre de vie est une certaine force divine qui rappelle à la mémoire de chacun ses bonnes et ses mauvaises actions. Or, cette force divine ne semble pas appartenir à la prédestination, mais plutôt à la puissance. Donc le livre de vie n'est pas la même chose que la prédestination.

3.. La réprobation est le contraire de la prédestination. Donc si le livre de vie était la prédestination, il y aurait aussi un livre de mort.


Mais c'est le contraire. La glose dit à l'occasion de ces paroles du Psal-miste : qu'ils soient effacés du livre des vivants (Psal, lxviii), que ce livre est la connaissance de Dieu par laquelle il a prédestiné à la vie ceux qu'il a connus à l'avance.

CONCLUSION. — On appelle par métaphore livre de vie la connaissance expresse et solidement arrêtée que Dieu possède des prédestinés.

Il faut répondre qu'on dit qu'il y a en Dieu un livre de vie, selon une métaphore empruntée à ce qui se passe dans les choses humaines. Car nous avons l'habitude lorsque nous nommons quelqu'un à un emploi, d'inscrire son nom sur un livre; c'est ce qu'on fait, par exemple, pour les soldats, ou pour les conseillers qui portaient autrefois dans le sénat de Rome le titre de Pères conscripts. Or, d'après tout ce que nous avons dit (quest. préc. art. 4), les prédestinés sont élus de Dieu pour posséder la vie éternelle. C'est donc leur inscription qu'on appelle Livre de vie. Car par métaphore on dit qu'une chose est écrite dans l'esprit quand elle est fortement fixée dans la mémoire. C'est ainsi qu'il est dit (Prov. ni, 3) : N'oubliez pas ma loi et que votre coeur garde vies préceptes, et peu après : Ecrivez-les sur les tables de votre coeur. Car on écrit sur des livres matériels pour soulager la mémoire. On a donc appelé livre de vie, la connaissance d'après laquelle Dieu conserve invariablement le souvenir de ceux qu'il a prédestinés. Et comme ce qu'il y a d'écrit dans un livre est pour nous l'indication des choses que nous devons faire, de même cette connaissance est pour Dieu le signe de ceux qui doivent arriver à la vie éternelle, d'après cette parole de saint Paul : Le solide fondement de Dieu subsiste, ayant pour signe et sceau cette parole : le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (M. Tim.u, 19).


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, qu'on peut entendre le livre de vie de deux manières. l°On appelle livre de vie, le livre où sont inscrits ceux qui sont élus pour la vie éternelle, et c'est dans ce sens que nous l'entendons ici. 2° On appelle encore livre de vie le livre qui renferme ce qui mène à la vie éternelle, soit-qu'il s'agisse des choses que l'on doit faire, et alors c'est l'Ancien et le Nouveau Testament, soit qu'il s'agisse des choses que l'on a faites, et c'est alors cette force divine qui remet à chacun en mémoire ses actions. C'est ainsi qu'on peut appeler livre de guerre, celui qui renferme les noms des soldats, ou celui qui contient les notions de l'art militaire, ou enfin celui qui rapporte les exploits des guerriers.

2. Cette explication rend la solution du second argument évidente.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on n'a pas l'habitude d'inscrire ceux qu'on rejette, mais seulement ceux que l'on choisit. C'est pourquoi il n'y a pas pour les réprouvés un livre de mort, comme il y a pour les prédestinés un livre de vie. — Enfin il faut dire que le livre de vie diffère rationnellement de la prédestination (I). Car il implique la connaissance de la prédestination même, comme on le voit d'après le passage cité de la glose.

(1) Il en diffère rationnellement, puisqu'il en est une conséquence. Ce livre de vie n'est, en dernière analyse, qu'une connaissance spéculative, qui revient à la science de vision.


ARTICLE II   —  LE LIVRE DE VIE NE RENFERME-T-IL QUE LA VIE GLORIEUSE : DES PRÉDESTINÉS (2)?


(2) Dans toute l'Ecriture, le livro de vie se rapporte à la gloire, il est dit (He 9) : In capite libri scriptum est de (me, parce que le Christ est le chef de tous les prédestinés et de tous les élus. Daniel parle de la vie de la gloire quand il dit (Dan. n): Salvabitur populus tuus omnis qui inventus fuerit scriptus in libro. Tous les passages de l'Apocalypse que nous avons indiqués se rapportent à la gloire. (Luc. X) : Nomma vestra scripta sunt in caelis, etc.


Objections: 1.. Il semble que le livre de vie n'ait pas seulement rapport à la vie glorieuse des prédestinés. Car le livre de vie est la connaissance de la vie. Or, c'est par sa vie que Dieu connaîttoute autre vie. Donc le livre de vie se rapporte principalement à la vie de Dieu et ne se rapporte pas qu'à celle des prédestinés.

2.. Comme la vie de la gloire vient de Dieu, de même la vie de la nature. Si donc la connaissance de la vie de la gloire s'appelle livre de vie, on devrait aussi donner le même nom à la connaissance de la vie de la nature.

3.. Il y en a qui sont élus pour la grâce et qui ne le sont pas pour la gloire. C'est ce qui est évident d'après ces paroles de saint Jean : Ne vous ai-je pas choisi tous les douze, et un de vous n'est-ilpasun démon (Joan, vi, 71). Or, le livre de vie est le livre sur lequel sont inscrits ceux que Dieu a choisis, d'après ce que nous avons dit (art. préc). Donc il a aussi rapport à la vie de la grâce.


Mais c'est le contraire. Car le livre de vie est la connaissance de la prédestination, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, la prédestination ne se rapporte à la vie de la grâce qu'autant que celle-ci conduit à la gloire. Car les prédestinés ne sont pas ceux qui ont la grâce, mais ceux qui arrivent à la gloire. Donc le livre de vie ne se rapporte qu'à la vie glorieuse.

CONCLUSION. — Le livre de vie ne se rapporte, à proprement parler, qu'à la vie de la gloire, puisqu'il n'y a que ceux qui sont élus de Dieu qui y soient inscrits.

Il faut répondre que le livre de vie, comme nous l'avons dit (art. préc.), n'est que la liste ou la notice des élus. Mais l'élection suppose toujours l'élévation à un état supérieur à la nature, et le terme de l'élection est toujours la fin dernière du sujet élu. Car on n'élit et on n'inscrit pas un soldat pour qu'il soit armé, mais pour qu'il combatte. Telle est en effet la fin directe de l'état militaire. Or, la fin qui est au-dessus de notre nature est la vie de la gloire, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1). Donc le livre de vie se rapporte, à proprement parler, à cette vie.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vie de Dieu même considérée au point de vue de la vie de la gloire lui est naturelle-, par conséquent il n'y a pas élection par rapport à lui, et il n'y a pas de livre de vie. Car nous ne disons pas qu'un homme est élu pour avoir des sens ou toute autre faculté essentielle à sa nature.

2. La solution du second argument est ainsi'évidente. Car à l'égard de la vie naturelle il n'y a pas élection, et il ne peut y avoir par là même un livre de vie.

3. Il faut répondre au troisième, que la vie de la grâce n'est pas la fin des l'homme, mais un moyen d'y parvenir. C'est pourquoi on ne dit pas que l'on est élu pour la vie de la grâce, ou si l'on se sert de cette expression ce n'est qu'autant que la vie de la grâce se rapporte à la vie de la gloire. C'est pour ce motif que ceux qui ont la grâce, mais qui n'arrivent pas à la gloire, ne sont pas élus absolument, mais relativement (secundum quid). De même on ne dit pas absolument qu'ils sontinscrits au livre de vie, mais on ledit relativement dans le sens que, suivant les pensées et les desseins de Dieu, ils se rapportent à la vie de la gloire en raison de ce qu'ils participent à la vie de la grâce.


ARTICLE III. — quelqu'un peut-il être effacé du livre de vie (1) ?


(1) Los théologiens qui confondent le livre de vie avec la prédestination répondent à cette question négativement, parce qu'elle revient à la certitude et à l'immortalité de fa prescience et de la prédestination. Hais saint Thomas donne au livre de vie plus d'extension. Il y comprend nonseulement les prédestinés mais encore les justes qui ne sont justes que pendant un temps, parce qu'il leur manque le don de persévérance. Dans son sentiment, il rend mieux compte des passages de l'Ecriture qui paraissent opposés à l'opinion contraire.

Objections: 1.. Il semble que l'on ne puisse être effacé du livre de vie. Car saint Augustin dit (De civit. Dei. lib. xx, cap. 13) que le livre de vie c'est la prescience de Dieu qui ne peut être trompée. Or, on ne peut rien soustraire à la prescience de Dieu ni à la prédestination. Donc on ne peut rien effacer du livre de vie.

2.. Tout ce qui est dans un être y est selon le mode d'existence que cet être a lui-même. Or, le livre de vie est quelque chose d'éternel et d'immuable. Donc tout ce qui y est écrit n'y est pas pour un temps, mais pour toujours et d'une manière ineffaçable.

3.. Effacer c'est le contraire d'écrire. Or, on ne peut être inscrit à nouveau (1) dans le livre de vie. Donc on ne peut pas non plus en être effacé.

(1) A nouveau, de novo, porte le leste.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans les Psaumes : Qu'ils soient effacés du livre des vivants (Ps. lxviii, 29).

CONCLUSION. — Le livre de vie renfermant les noms de ceux qui sont en rapport avec la vie éternelle par la prédestination et la grâce présente, il faut affirmer qu'il y en a qui sont effacés de ce livre, non-seulement suivant notre manière de penser, mais en réalité.

Il faut répondre que suivant le sentiment de quelques-uns on ne peut être en réalité effacé du livre de vie (2), mais qu'on peut l'être d'après notre manière de penser. Car l'Ecriture a coutume de dire une chose faite quand elle nous paraît telle. Ainsi elle dit inscrits au livre de vie tous les hommes qu'on regarde comme tels d'après la justice qu'on voit actuellement briller en eux. Mais aussitôt qu'on voit dans ce siècle ou dans l'autre que ces hommes se sont écartés de la droite voie on dit qu'ils sont effacés du livre de vie où ils étaient inscrits. Et c'est ainsi que la glose explique et développe ces paroles du Psahmste : qu'ils soient effacés du livre des vivants. — Mais comme on place parmi les récompenses des justes de n'être pas 'teffacé du livre de vie, d'après ces paroles de l'Apocalypse : Celui qui sera victorieux sera vêtu de blanc et je n'effacerai point son nom du livre de vie (Apoc, m, S), et qu'on ne promet pas aux saints des récompenses imaginaires, mais réelles, on peut dire qu'être effacé du livre de vie ne se rapporte pas seulement à la manière dont nous entendons les choses ici-bas, mais qu'il faut prendre ces paroles dans un sens direct et réel. Car le livre de vie renferme les noms de ceux qui sont en rapport avec la vie éternelle. Or, on peut)r être de deux manières : I" par la prédestination qui ne manque jamais son effet-, 2° par la grâce. Car celui qui a la grâce est par là même digne de la vie éternelle. Mais cette dernière manière n'obtient pas toujours son effet, puisque ceux que lagrâce rend maintenant dignes de la vie éternelle peuvent en être privés par un seul péché mortel. — D'après cette distinction nous pouvons dire que ceux qui sont ordonnés par la prédestination divine pour la vie éternelle, sont inscrits irrévocablement au livre de vie, parce qu'ils y sont portés pour obtenir certainement ce bonheur, et leurs noms ne peuvent jamais en être effacés. Mais ceux qui y sont ordonnés non par la prédestination, mais par la grâce, ne sont pas inscrits irrévocablement au livre de vie ; ils ne le sont que d'une certaine manière parce qu'ils n'y ont pas été portés pour obtenir la vie éternelle elle-même, mais pour en jouir seulement dans sa cause, c'est-à-dire dans la grâce. Ces derniers peuvent être effacés du livre de vie. Ce n'est pas que ce fait atteigne la connaissance de Dieu, de façon que l'on puisse dire que ce que Dieu savait avant il ne le sait plus après. Car cette radiation ne se rapporte qu'à la chose sue, c'est-à-dire que Dieu sait que telle créature était d'abord bien disposée pour la vie éternelle et qu'ensuite elle ne l'a plus été par suite de la perte qu'elle a faite de la grâce.

(2) On voit, d'après l'explication que nous avons donnée, que la discussion porte beaucoup plus sur les mots que sur le fond des choses.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la suppression faite au livre de vie ne regarde pas la prescience de Dieu comme s'il y avait en lui quelque changement, elle ne se rapporte qu'aux choses qu'il connaît à l'avance et qui sont muables.

2. Il faut répondre au second, que quoique les choses soient en Dieu d'une manière immuable, elles sont cependant muables en elles-mêmes. C'est pourquoi on peut être effacé du livre de vie.

3. Il faut répondre au troisième, que comme on peut être effacé du livre de vie on peut aussi y être inscrit à nouveau, soit qu'on donne à cette expression le sens vulgaire, soit qu'on l'applique à ceux qui commencent à vivre de la vie delà grâce et à être par là même en rapport avec la vie éternelle. La connaissance de Dieu embrasse toutes ces variations quoiqu'elles n'aient rien de nouveau pour elle.


QUESTION XXV. : DE LA PUISSANCE DE DIEU.


Après avoir parlé de la prescience de Dieu, de sa volonté et des choses qui s'y rapportent, il nous reste à traiter de sa puissance. A .cet égard six questions se présentent : 1° Y a-t-il en Dieu puissance? — 2° Sa puissance est-elle infinie? — 3" Dieu est-il tout-puissant? — 4" Peut-il faire que ce qui a existé n'ait pas existé? — 5" Peut-il faire ce qu'il ne fait pas ou ne pas faire ce qu'il fait?— 6° Pourrait-il faire des choses meilleures que celles qu'il fait?

ARTICLE I. - la puissance est-elle un attribut de dieu (1) ?


(1) David de Dînant avait prétendu que Dieu était la matière première1, c'est-à-dire une puissance passive. Saint Thomas le réfute dans cet article.

Objections: 1.. Il semble que la puissance ne soit pas un attribut de Dieu. Car Dieu qui est l'agent premier est à l'acte ce que la matière première est à la puissance. Or, la matière première considérée en elle-même est absolument sans acte. Donc Dieu est pareillement sans puissance.

2.. D'après Aristote (Met. lib. vi, text. 19), l'acte vaut mieux que la puissance qui le produit. Car la forme vaut mieux que la matière, et l'action est meilleure que la puissance active puisqu'elle est sa fin. Or, il n'y a rien de meilleur que ce qui est en Dieu, puisque tout ce qui est en lui c'est lui-même, comme nous l'avons démontré (quest. ni, art. 3). Donc il n'y a pas de puissance en Dieu.

3.. La puissance est le principe de l'opération. Or, l'opération de Dieu est son essence, puisqu'il n'y a pas on lui d'accidents, et son essence n'a pas de principe. Donc il n'y a en lui aucune puissance.

4.. Nous avons prouvé (quest. xiv, art. 8) que la science de Dieu et sa volonté sont la cause des êtres. Or, la cause et le principe sont une seule et même chose. Donc il ne faut pas reconnaître en Dieu de puissance, il suffit d'admettre sa science et sa volonté.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (Ps. lxxxviii, 9) : Fous Êtes puissant, Seigneur, et votre vérité est autour de vous.

CONCLUSION. — Puisque Dieu est un acte pur et qu'il est infinimentparfait, il faut reconnaître en lui un principe essentiellement actif et par conséquent une puissance qui agit toujours, mais non une puissance passive.

Il faut répondre qu'il y a deux sortes de puissance, l'une passive qui n'est d'aucune manière en Dieu, l'autre active qu'il possède au degré le plus élevé. Car il est évident que la perfection d'un être est toujours proportionnée à son activité, et son imperfection à sa passivité. Or, nous avons prouvé (quest. n, art. 3 ; quest. iv, art. 1 et 2) que Dieu est un acte pur, qu'il est simple et infiniment parfait, et qu'il n'y a pas lieu de supposer en lui la moindre imperfection. Par conséquent, nous devons reconnaître qu'il est un principe essentiellement actif et qu'il n'y a en lui aucune sorte de passivité. Or, la nature du principe actif convient à la puissance active. Car la puissance active est le pouvoir qu'a un être d'agir sur un autre, tandis que la puissance passive est la faculté de recevoir ou de subir l'action des autres êtres, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 17). Donc il faut reconnaître en Dieu la puissance active au degré le plus élevé.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la puissance active ne se divise pas par opposition à l'acte (1), mais elle repose sur lui. Car tout être agit selon qu'il est en acte. Mais la puissance passive se divise par opposition à l'acte; car tout être pâtit selon qu'il est en puissance. Par conséquent cette puissance n'existe pas en Dieu, mais il n'en est pas de même de la puissance active.

(1) Potentia activa non dividitur contra actum. Dans l'être, Aristote distingue l'acte et la puissance ; ces deux choses sont corrélatives : l'acte est l'être existant, la puissance est la possibilité de recevoir, l'être, et par conséquent la passivité. Ainsi, l'acte a pour terme corrélatif la puissance passive et non la puissance active, et c'est la distinction que saint Thomas fait ici valoir. -

2. Il faut répondre au second, que quand l'acte est autre que la puissance, il faut qu'il soit plus noble qu'elle. Or, l'action de Dieu n'est pas autre chose que sa puissance, puisqu'elles sont l'une et l'autre son essence, et qu'en Dieu l'être ne diffère pas de l'essence. Donc il n'est pas nécessaire d'admettre en lui quelque chose de plus noble que sa puissance.

(2) Ainsi, en Dieu la puissance n'est en réalité que le principe des effets qu'efle produit, tandis que dans les créatures elle est tout à la fois le principe de l'effet et de l'action.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les choses créées la puissance n'est pas seulement le principe de F action, mais elle est encore le principe de l'effet. Ainsi en Dieu la puissance existe comme principe de l'effet, mais non comme principe de l'action qui est l'essence divine, à moins que par hasard, d'après notre manière de comprendre, par là même que l'essence divine renferme tout ce qu'il y a de perfection dans les créatures on ne puisse lui attribuer l'action et la puissance, comme on lui attribue la nature et le suppôt qui la possède. Par conséquent la puissance existe en Dieu comme le principe de l'effet (2).

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on ne regarde pas la puissance de Dieu comme quelque chose qui diffère en réalité de sa science et de, sa volonté. Elle n'en est distincte que selon notre manière de concevoir, en ce sens que la puissance désigne la raison d'un principe qui exécute ce que la volonté commande et ce que la science indique, comme le but vers lequel on doit tendre. Ces trois choses conviennent par là même également à Dieu.

On peut encore répondre que la science ou la volonté, en tant que principe effectif, est une sorte de puissance. Mais en Dieu la science et la volonté précèdent la puissance, comme la cause précède l'opération et l'effet.


ARTICLE II — la puissance de dieu est-elle infinie (3)?


(3) Wiclef ayant admis que Dieu agissait par la nécessité dosa nature, fut obligé de regarder la création comme la mesure de sa puissance. Et, comme la création n'est pas infinie, il s'ensuivait que fa puissance de Dieu ne l'est pas non plus. Cet article est une réfutation de cette erreur.

Objections: 1.. Il semble que la puissance de Dieu ne soit pas infinie. Car tout ce qui est infini est imparfait, d'après Aristote (Phys. lib. m, text. 63). Or, la puissance de Dieu n'est pas imparfaite. Donc elle n'est pas infinie.

2.. Toute puissance se manifeste par un effet, autrement elle serait vaine. Donc si la puissance de Dieu était infinie elle pourrait produire un effet infini, ce qui est impossible.

3.. Aristote prouve (Phys. lib. vin, text. 79) que si la puissance d'un corps était infinie, le mouvement qui en résulterait serait instantané. Or, Dieu ne meut pas les êtres instantanément, mais il agit sur la créature spirituelle dans le temps, et sur la créature corporelle dans le temps et dans l'espace, d'après saint Augustin (Sup. Gen. lib. vin, cap. 20, 22). Donc sa puissance n'est pas infinie.


Mais c'est le contraire. Car, dit saint Hilaire (De Trin. lib. viii) , Dieu est une puissance vivante d'une vertu immense. Or, tout ce qui est immense est infini. Donc la puissance de Dieu est infinie.

CONCLUSION. — L'être de Dieu étant infini, sa puissance active l'est aussi.

Il faut répondre que la puissance active existe en Dieu selon qu'il est en acte. Or, son être est infini, puisque, comme nous l'avons dit en traitant de l'infinité de son essence (quest. vu, art. 1), il ne peut être limité par rien. Il est donc nécessaire d'admettre que sa puissance active l'est aussi. D'ailleurs, tout agent a d'autant plus de puissance dans son action, que la forme par laquelle il agit^est plus parfaite. C'est ainsi qu'un corps est d'autant plus propre à échauffer qu'il est lui-même plus chaud, de telle sorte qu'il aurait une puissance infinie de chauffer si sa chaleur était infinie. Or, puisque l'essence de Dieu par laquelle il agit est infinie, comme nous l'avons prouvé (quest. vu, art. I), il s'ensuit que sa puissance l'est aussi.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle de l'infini qui se rapporte aux êtres matériels qui ne sont pas limités, terminés par une forme. Cette sorte d'infini est l'infini potentiel qui convient à la quantité. Mais ce n'est pas dans ce sens qu'il faut entendre l'infinité de l'essence de Dieu (quest. vu, art. I), ni l'infinité de sa puissance (I). Donc il ne suit pas de là que sa puissance soit imparfaite.

(1) L'infini se prend ici d'une manière absolue.

2. Il faut répondre au second, que la puissance d'un agent qui est de même nature que l'être qu'il produit se manifeste tout entière dans son effet. Ainsi, dans l'homme, la puissance d'engendrer se borne à produire son semblable, mais elle ne va pas au delà. Mais la puissance d'un agent qui n'est pas de même nature que l'être qu'il produit ne se manifeste pas tout entière dans la production de son effet. Ainsi la puissance du soleil ne se manifeste pas tout entière dans la production d'un animal engendré par la putréfaction. Or, il est évident que Dieu n'est pas un agent de même nature que ses créatures. Car il n'y a rien qui soit de même espèce, ni de même genre que lui, comme nous l'avons vu (quest. m, art. 5 ; quest. iv, art. 3). Par conséquent l'effet qu'il produit est toujours inférieur à sa puissance. Il n'est donc pas nécessaire que la puissance de Dieu se manifeste tout entière dans ses effets, et qu'elle produise des effets infinis. Au reste, quand la puissance de Dieu ne produirait aucun effet, elle ne serait pas vaine pour cela, parce qu'il n'y a de vain que les êtres qui n'atteignent pas la fin pour laquelle ils ont été créés. Or, la puissance de Dieu ne se rapporte pas à l'effet qu'elle produit comme à sa fin, elle est plutôt elle-même la fin de ses effets.

3. Il faut répondre au troisième, qu'Aristote (Phys. lib. viii, text. 79) prouve à la vérité que si un corps avait une puissance infinie, il communiquerait le mouvement instantanément. Mais il montre aussi que la puissance du moteur céleste est infinie, parce qu'il peut communiquer le mouvement pendant un temps infini. Il faut donc reconnaître que dans sa pensée la puissance infinie d'un corps, si elle existait, communiquerait un mouvement éternel, mais qu'il n'en est pas de même de la puissance d'un moteur incorporel. Le motif de cette différence c'est qu'un corps qui en meut un autre est un agent univoque, c'est-à-dire de même nature que l'être sur lequel il agit. Dans ce cas toute la puissance de l'agent devrait se manifester dans le mouvement qu'il imprime. Car plus la puissance du moteur est grande, plus rapide est le mouvement qu'il communique. Il est donc nécessaire d'admettre que si la puissance du moteur est infinie, la rapidité du mouvement échappera à tous les calculs et ne pourra plus être soumise aux conditions du temps. Mais un moteur spirituel n'est pas un agent de même nature que l'effet qu'il produit. Par conséquent il n'est pas nécessaire que toute sa vertu se déploie dans le mouvement qu'il imprime de telle sorte que le mouvement soit absolument instantané ; surtout quand on considère qu'il ne communique le mouvement qu'en raison des dispositions de sa volonté (I).

(1) C'est en effet la liberté de Dieu qui nous permet d'échapper au raisonnement d'Aristote. Car si Dieu agissait d'après la nécessité de sa nature, il agirait selon toute l'étendue de son être et de sa puissance, et il n'y aurait rien à répondre à cet argument.


ARTICLE III. — dieu est-il tout-puissant (2)?


(2) Cet article est une réfutation des bézanites, qui disaient qne ÎDieu n'est pas tout-puissant, et du rabbin Moïse, qui prétendait qu'il y a des choses que [Dieu ne peut faire, par exemple un accident sans sujet.

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne soit pas tout-puissant. Car tous les êtres peuvent être mus et subir l'action d'un autre être. Or, Dieu ne peut pas être mû, puisqu'il est immobile, comme nous l'avons prouvé (quest. ix, art. I), et il ne peut être passif. Donc il n'est pas tout-puissant.

2.. Pécher c'est faire quelque chose. Or, Dieu ne peut pas pécher, ni se nier lui-même (II. Tim. nj. Donc Dieu n'est pas tout-puissant.

3.. On dit de Dieu qu'il manifeste sa toute-puissance surtout en pardonnant et en exerçant sa miséricorde. Le dernier degré de sa puissance c'est donc de pardonner et d'être miséricordieux. Cependant il y a quelque chose de plus grand que ces actes, par exemple, de créer un autre monde ou faire quelque chose de semblable. Donc Dieu n'est pas tout-puissant.

4.. A propos de ces paroles de saint Paul (I. Cor. i) : Dieu a montré que la sagesse de ce monde était folie, la glose dit que Dieu a fait voir que la sagesse de ce monde était folie en prouvant que ce qu'elle jugeait impossible est réellement possible. D'où l'on voit qu'il ne faut pas juger delà possibilité ou de l'impossibilité d'une chose d'après les causes secondes, comme le fait la sagesse du siècle, mais qu'il faut en juger d'après la puissance de Dieu. Donc, si Dieu est tout-puissant, tout est possible et rien n'est impossible. Si rien n'est impossible il n'y a plus rien de nécessaire. Car ce qui est nécessaire c'est ce qui ne peut pas ne pas être. Il n'y aura[donc plus rien de nécessaire si Dieu est tout-puissant, ce qui répugne. Donc il ne l'est pas.


Mais c'est le contraire. Car, dit saint Luc, aucune parole n'est impossible à Dieu (Luc. i, 37).

CONCLUSION. — Dieu pouvant faire tout ce qui peut exister, on dit avec raison qu'il est tout-puissant quoiqu'il ne puisse pas faire ce qui implique contradiction.

Il faut répondre qu'en général tout le monde avoue que Dieu est tout-puissant, mais qu'il semble difficile d'assigner en quoi consiste sa toute-puissance. Car on peut être incertain sur l'étendue du sens qu'il faut donner à cette proposition : Dieu peut tout. Mais si on voit bien la chose à fond, puisque le mot puissance se rapporte au mot possible, quand on dit que Dieu peut tout on doit naturellement entendre qu'il peut tout ce qui est possible, et que pour ce motif on dit qu'il est tout-puissant. Or, d'après Aristote (Met. lib. v, text. 17), le possible s'entend de deux manières. 1° On le considère relativement à une puissance quelconque. C'est ainsi que par rapport à l'homme on regarde comme possible tout ce qui n'est pas au-dessus de ses forces. On ne peut pas dire que Dieu est tout-puissant parce qu'il peut faire tout ce qui est possible à ses créatures. Car sa puissance s'étend bien au delà. — D'un autre côté, si on dit que Dieu est tout-puissant parce qu'il peut tout ce qui est possible à sa puissance, on fait un cercle Vicieux, puisque cela revient à dire qu'il est tout-puissant parce qu'il peut tout ce qu'il peut. Il faut donc admettre qu'il est tout-puissant, parce qu'il peut tout ce qui est possible absolument, ce qui est une autre manière d'entendre le possible. 2° Le possible ou l'impossible absolu se juge d'après le rapport qu'ont entre eux les termes d'une proposition. Ainsi le possible existe absolument quand le prédicat no répugnepas au sujet, commequandon dit : Socrate est assis. L'impossible existe absolument quand le prédicat répugne au sujet, comme sil'on disait qu'un homme est un âne.—Il faut remarquer que tout agent produisant son semblable, le possible qui correspond àla puissance active de chaque être, comme son objet propre, est en raison de l'activité essentielle de cette puissance. C'est ainsi que la puissance d'échauffer se rapporte, comme à son objet propre, à tout être qui est susceptible d'être échauffé. Or, l'être de Dieu qui est le fondement de la divine puissance est un être infini qui n'est limité à aucune espèce d'être, mais qui possède en lui-même préalablement les perfections de tout ce qui existe. Donc tout ce qui existe ou tout ce qui peut exister est absolument possible, et c'est à l'égard de ces possibles que Dieu est tout-puissant. — Et comme il n'y a que le non-être qui puisse être opposé à la nature de l'être, il n'y a donc que ce qui implique en soi tout à la fois l'être et le non-être qui répugne à la nature du possible absolu. Si la toute-puissance de Dieu ne s'étend pas à ce qui répugne ainsi, ce n'est pas défaut de force, mais c'est parce que ces choses ne peuvent être faites et qu'elles sont, par conséquent, impossibles. Mais ce qui n'implique pas contradiction est compris dans le domaine des possibles, et c'est à l'égard de ces choses qu'on dit que Dieu est tout-puissant. Ce qui implique contradiction, au contraire, n'est pas soumis à la toute-puissance de Dieu, parce que ces choses sortent de la nature des possibles. Il serait, par conséquent, plus convenable de dire qu'elles ne peuvent être faites, que de dire que Dieu ne peut les faire. Ce qui n'est point d'ailleurs contraire à ces mots de l'ange : Aucune parole n'est impossible à Dieu. Car ce qui est contradictoire ne peut être exprimé par la parole (1), parce qu'aucune intelligence ne peut le comprendre.

(1) Ce qui est contradictoire n'existe pas ; c'est nn pur néant ; le néant ne peut être l'objet d'aucune puissance.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la toute-puissance de Dieu s'entend de sa puissance active et non de sa puissance passive (art. 1 huj. quaest.). Il ne répugne donc pas qu'il ne puisse être mû, ni souffrir.

2. Il faut répondre au second, que pécher c'est s'éloigner de la perfection de l'action, et la possibilité de pécher n'est que la possibilité de faillir en agissant, ce qui répugne à la toute-puissance. C'est pour cela que Dieu qui est tout-puissant ne peut pécher. A la vérité Aristote dit [Top. lib. iv, cap. 3) que Dieu peut faire des choses mauvaises. Mais il fait de cela une proposition conditionnelle dont l'antécédent est impossible. C'est comme si l'on disait que Dieu, s'il le voulait, pourrait faire le mal. On peut admettre comme vraie une proposition conditionnelle dont l'antécédent et le conséquent sont l'un et l'autre impossibles. Ainsi on pourrait dire : Si l'homme est un âne, il a quatre pieds. On peut encore entendre par là que Dieu peut faire des choses qui nous semblent mauvaises, mais qui deviendraient bonnes du mêment où il les ferait. Ou encore, Aristote a parlé dans cet endroit d'après le sentiment général des gentils qui faisaient des hommes des dieux, comme Jupiter, Mercure, etc. (1).

(1) Et qui leur prêtaient par là même les défauts des hommes.

3. Il faut répondre au troisième, que la toute-puissance de Dieu se manifeste surtout en pardonnant et en exerçant sa miséricorde, parce que Dieu montre par là sa souveraine puissance en remettant librement les péchés. Car celui qui est soumis à la loi n'a pas le droit d'en exempter les autres. On peut dire en second lieu que, par sa miséricorde et son pardon, Dieu met les hommes en participation du bien infini qui est l'effet le plus élevé de sa puissance. Ou encore que, comme nous l'avons dit (quest. xxi, art. 3), l'effet de la miséricorde de Dieu est le fondement de toutes ses oeuvres. Car il n'est rien dù à un être qu'en raison de ce qu'il a reçu de Dieu d'abord gratuitement, et la toute-puissance divine se révèle surtout dans cet acte de miséricorde, puisqu'il est la source de tous les biens qu'il accorde à ses créatures.

4. Il faut répondre au quatrième, que le possible absolu ne se considère ni par rapport aux causes supérieures, ni par rapport aux causes inférieures, mais en lui-même. Ce qui est possible par rapporta une puissance quelconque est ainsi appelé relativement à la cause prochaine qui doit le réaliser. Ainsi, ce que Dieu seul peut faire immédiatement, comme créer, remettre les péchés, etc., on dit que ces choses sont possibles à la cause supérieure dont elles dépendent. Ce que les causes inférieures peuvent faire on le dit possible par rapport à elles. Car l'effet emprunte son caractère de contingence ou de nécessité à la cause prochaine qui le produit, comme nous l'avons dit (quest. xiv, art. 13). Ce qui a fait appeler folie la sagesse du monde, c'est qu'elle considérait comme impossible à Dieu ce qui est impossible à la nature. D'après ce que nous venons de dire, il est évident que la toute-puissance de Dieu n'empêche pas qu'il y ait des choses nécessaires, et qu'il y en ait d'impossibles (2).

(2) La toute-puissance de Dieu ne peut rien, par conséquent, sur ressenco des choses, et saint Thomas se trouve ici en opposition avec le sentiment de quelques cartésiens.



I pars (Drioux 1852) Qu.23 a.8