I pars (Drioux 1852) Qu.28 a.3

Article III.   — les relations qui sont en dieu sont-elles réellement distinctes entre elles (2)


(2) Cet article est une réfutation directe de l'hérésie de Sabellius, qui fut condamnée par le premier concile de ISicée et par un concile tenu à Rome sous le pape saint Sylvestre.

Objections: 1.. Il semble que les relations qui sont en Dieu ne soient pas réellement distinctes entre elles. Car tous les êtres qui sont identiques à un seul et même être sont aussi identiques entre eux. Or, toute relation qui existe en Dieu est en réalité une seule et même chose que l'essence divine. Donc les relations ne sont pas réellement distinctes entre elles.

2.. Comme la paternité et la filiation se distinguent de l'essence divine en raison du mot qui exprime ces relations, de même la puissance et la bonté. Or, cette distinction de raison n'établit pas une distinction réelle entre la bonté et la puissance de Dieu. Donc il en faut dire autant de la paternité et de la filiation.

3.. Il n'y a de distinction réelle en Dieu que les distinctions d'origine. Or, il semble qu'une relation ne puisse naître d'une autre. Donc les relations ne sont réellement pas distinctes entre elles.


Mais c'est le contraire. Car Boëce dit [De Trin. ) : La substance fait en Dieu l'unité, et la relation fait la multiplicité dans la Trinité. Donc, si les relations n'étaient pas réellement distinctes entre elles, il n'y aurait pas en Dieu une Trinité réelle, il n'y aurait qu'une Trinité de raison; ce qui est l'erreur de Sabellius.

CONCLUSION. — Les relations divines sont réellement distinctes entre elles, non dans un sens absolu, mais dans un sens relatif.

Il faut répondre que si on reconnaît un attribut à un être, on doit lui reconnaître tout ce qui est compris dans la nature même de cet attribut. Ainsi tout être qu'on appelle homme doit être reconnu pour un être raisonnable. Or, la relation implique de sa nature rapport d'une chose à une autre, et ce rapport doit être tel qu'une chose soit relativement opposée à l'autre. Les relations en Dieu étant réelles, il faut que leur opposition soit réelle aussi. Cette opposition implique dans sa nature une distinction. Donc il faut qu'il y ait en Dieu une distinction réelle qui repose, non sur son être absolu qui est son essence dans laquelle réside sa suprême unité et sa souveraine simplicité, mais sur les relations qui sont en lui.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après Aristote (Phys. lib. m, text. 21), ce principe : les êtres qui sont identiques à un seul et même être sont aussi identiques entre eux (1), ne s'applique qu'aux êtres qui sont rationnellement et réellement identiques, comme la tunique et l'habit ; mais il n'est pas applicable aux êtres qui diffèrent rationnellement. Ainsi, comme le dit Aristote lui-même, quoique l'activité et la passivité se rapportent également au mouvement, ce n'est pas à dire qu'elles sont une seule et même chose. Car dans l'activité il y a un rapport qui indique la communication du mouvement, et dans la passivité il y a un autre rapport qui indique que le mouvement est reçu. De même, quoique la paternité et la filiation soient l'une et l'autre une seule et même chose avec l'essence divine, cependant ces deux relations impliquent dans leurs raisons propres des rapports opposés. Donc elles sont distinctes entre elles.

(1) Saint Thomas, comme on le voit, se garde bien de répondre, avec quelques auteurs scolas-tîques, que ce principe n'est pas applicable à la Trinité ; ce que blâme avec raison Leibnitz, en disant que ce qui est contradiction dans les termes l'est partout. Saint Thomas le distingue, et prouve que sa doctrine n'a rien d'opposé à la logique.

2. Il faut répondre au second, que la puissance et la bonté n'impliquent pas un rapport d'opposition. Par conséquent il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique les relations, à proprement parler, ne naissent pas ou ne procèdent pas l'une de l'autre, cependant elles sont opposées entre elles suivant qu'un être procède d'un autre.

ARTICLE IV. — n'y a-t-il en dieu que quatre relations réelles : la paternité, la filiation, la spiration et la procession (2)?


(2) Tous les théologiens sont d'accord sur ce point, qui est d'ailleurs fondamental.

Objections: 1.. II semble qu'il n'y ait en Dieu d'autres relations réelles que les quatre suivantes : la paternité, la filiation, la spiration et la procession. Car il y a en Dieu les relations du sujet qui comprend à l'objet compris, du sujet qui veut à l'objet voulu ; ces relations paraissent réelles, et cependant elles ne sont pas comprises parmi les précédentes. Il y a donc en Dieu plus de quatre relations.

2.. Les relations réelles sont prises en Dieu de la procession intelligible du Verbe. Or, les relations intelligibles se multiplient à l'infini, comme le dit Avicenne. Donc en Dieu il y a une infinité de relations réelles.

3.. Les idées sont en Dieu de toute éternité, comme nous l'avons dit (quest. xv, art. 1). Elles ne sont distinctes entre elles qu'en raison du rapport qu'elles ont avec les choses qu'elles signifient, comme nous l'avons prouvé (quest. xv, art. 2). Donc il y a en Dieu un nombre immense de relations éternelles.

4.. L'égalité, la ressemblance et l'identité sont des relations, et elles sont en Dieu de toute éternité. Donc il y a en Dieu de toute éternité plus de quatre relations.


Mais c'est le contraire. Il semble même qu'il y en ait moins. Car, dit Aristote (Phys. lib. m, text. 23), c'est le même chemin qui conduit d'Athènes à Thebes et de Thebes à Athènes. Il semble donc pour cette raison que la relation du père au fils qu'on appelle paternité, soit la même que celle du fils au père, qu'on appelle filiation. Dans ce sens il n'y aurait pas quatre relations en Dieu.

CONCLUSION. — 11 n'y a en Dieu que quatre relations réelles : la paternité, la filiation, la spiration et la procession. Ce sont les seules relations qui existent réellement en Dieu et qui y soient intrinsèquement.

II faut répondre que, d'après Aristote (Met. lib. v, text. 20), toute relation se fonde ou sur la quantité, comme le double et la moitié, ou sur l'activité et la passivité, comme ce qui fait et ce qui est fait, le père et le fils, le maître et le serviteur, etc. Puisque la quantité n'est pas en Dieu et que, selon l'expression de saint Augustin (De Trin. lib. i, cap. 1), il est grand sans mesure, il faut que la relation réelle qui est en lui soit fondée sur l'activité intrinsèque de Dieu, mais non sur cette activité par laquelle il produit des êtres en dehors de lui ; parce que les relations de Dieu à la créature ne sont point, comme nous l'avons dit (quest. xiii, art. 7), des relations qui existent réellement en lui. On ne peut donc admettre en Dieu d'autres relations réelles que celles qui sont fondées sur les actions qui déterminent non ses processions extérieures ou ad extra, mais ses processions intérieures ou ad intrà. Or, il n'y a que deux processions de cette sorte, comme nous l'avons dit (quest. xxvii, art. 3). L'une qui est la procession du Verbe émane de l'action de l'intelligence ; l'autre qui est la procession de l'amour émane de l'action de la volonté. Pour chacune de ces processions il faut admettre deux relations opposées, dont l'une appartient à celui qui procède du principe et l'autre au principe lui-même. La procession du Verbe s'appelle génération, d'après l'expression propre qu'on emploie pour les êtres vivants. Or, dans les êtres parfaits la relation du principe générateur reçoit le nom de paternité, tandis que celle du sujet engendré s'appelle filiation. Mais la procession de l'amour n'a pas de nom propre, comme nous l'avons dit (quest. xxvii, art. 4). lien est de même des relations qui en dérivent. Mais on appelle la relation du principe de cette procession spiration et la relation du sujet qui en procède procession, quoique ces noms conviennent aux processions ou aux origines elles-mêmes et non aux relations qu'elles déterminent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand le sujet qui comprend et l'objet compris, le sujet qui veut et l'objet voulu ne sont pas une 'seule et même chose, il peut y avoir une relation réelle, comme celle qui existe en nous entre la science et son objet, entre celui qui veut et la chose qu'il veut. Mais en Dieu le sujet qui comprend et l'objet compris sont absolument une seule et même chose, parce qu'en se comprenant il comprend tout le reste. Pour la même raison il y a identité entre la volonté et son objet. II ne peut doue pas y avoir en Dieu de relations réelles entre ces choses, puisque ce n'est qu'un rapport du même au même. Mais la relation du Verbe est réelle, parce que le Verbe est compris comme procédant par l'action des choses intelligibles, mais non comme une chose comprise. Car quand nous avons l'idée d'une pierre, ce que l'intellect conçoit d'après la chose qu'il a comprise, nous lui donnons le nom de Verbe.

2. Il faut répondre au second, qu'en nous les relations intelligibles se multiplient à l'infini, parce que c'est par un premier acte que l'homme comprend une pierre, c'est par un second acte qu'il comprend qu'il a cette intelligence, et ainsi de suite, de telle sorte que les actes de l'intelligence et par conséquent les relations intellectuelles se multiplient indéfiniment. Or, il n'en est pas ainsi en Dieu, parce qu'il comprend tout d'un seul et même acte.

3. 11 faut répondre au troisième, que Dieu comprend tous les rapports d'idées. Leur pluralité ne prouve pas qu'il y ait en lui plusieurs relations, mais seulement que Dieu connaît une multitude de rapports (I).

(1) Comme il les connaît par un seul acte, c'est pour ce motif qu'il n'y a pas pluralité.

4. 11 faut répondre au quatrième, que la ressemblance et l'égalité ne sont pas en Dieu des relations réelles, mais des relations de raison, comme nous le verrons (quest. xxii, art. 3 ad -4).

5. 11 faut répondre au cinquième, que d'un terme à un autre le chemin est le même, peu importe lequel on choisisse pour point de départ, mais que cependant les rapports sont divers. On ne peut donc pas dire que la relation du père au fils soit la même que celle du fils au père. On ne pourrait le conclure que d'une chose absolue qui tiendrait le milieu entre deux extrêmes (2J.

(2) Par exemple, si le milieu était absolu comme la ligne qui est entre deux points, il serait toujours le même: mais la relation du Père au Fils est spécifiée par le Fils, et celle du Fils au Père par le Père 5 la filiation et la paternité sont donc différentes.


QUESTION XXIX. : DES PERSONNES DIVINES.


Après avoir préalablement exposé ce qu'il était nécessaire de connaître sur les processions et les relations, il faut maintenant en venir aux personnes divines. — Des considérations générales nous passerons ensuite aux considérations particulières. Ainsi nous traiterons d'abord des personnes divines en général et nous considérerons ensuite chacune d'elles en particulier. — Touchant les personnes divines en général nous aurons quatre questions principales à traiter. Nous nous occuperons 1" delà signification du mot personne; 2° du nombre des personnes ; 3" de ce qui est la conséquence du nombre et de ce qui lui est opposé, comme la diversité, fa ressemblance, etc. ; 4" de ce qui a rapport à la connaissance des personnes. — A l'égard de la signification du mot personne, quatre questions se présentent : 1° Quelle est la définition du mot personne? — 9." Le mot personne, siguifie-t-il la même chose que les mots essence, substance, et hypostase ? — 3" Peut-on employer le mot personne en parlant de la sainte Trinité ? — 4° Que signifie ce mot quand on l'applique à la sainte Trinité?


ARTICLE I. - de là définition de la personne (3).

(3) Il est essentiel de bien saisir cette définition, puisque c'est là la base de toute la discussion.

Objections: 1.. Il semble qu'on ne puisse admettre cette définition que donne Boëce dans son livre (des Deux Natures) : La personne est la substance individuelle d'une nature raisonnable. Car aucun être singulier (singulare) ne se définit. Or, la personne est un être singulier. Donc on a tort de la définir.

2.. Le mot substance, employé dans la définition de la personne, s'entend de la substance première, ou des substances secondes. S'il s'entend de la substance première, il était inutile d'ajouter le mot individuelle, parce que la substance première ne peut pas être autrement. S'il s'entend de la substance seconde, l'épithète est fausse et contradictoire. Car on appelle substances secondes les genres ou les espèces, et non les individus. Donc cette définition est mal faite.

3.. On ne doit pas mettre dans une définition de chose un mot d'intention (1). En effet, il ne serait pas bien de dire que l'homme est une espèce d'animal. Car le mot homme est un mot de chose, et le mot espèce est un mot d'intention. Donc, puisque le mot personne est un mot de chose (car il signifie une substance d'une nature raisonnable), on ne peut lui donner l'épithète d'individuelle, qui est un mot d'intention, et qui entre clans sa définition.

(1) Nomen intentionis est ici par opposition au nomenreale; le premier n'exprime que les choses de raison et le second les choses réelles.

4.. La nature, d'après Aristote (Phys. lib. n, text. 3), est le principe du mouvement et du repos dans le sujet où elle existe par elle-même et non par accident. Or, la personne existe dans les êtres qui ne se meuvent pas. comme Dieu et les anges. Donc, pour définir la personne, il eût été mieux d'employer le mot essence que le mot nature.

5.. On pourrait dire de l'âme humaine, considérée à part, qu'elle est la substance individuelle d'une nature raisonnable. Elle n'est cependant pas une personne. Donc la définition que Boëce donne de la personne n'est pas convenable.


Mais c'est le contraire. Cette définition est de Boëce qui fait ici autorité.

CONCLUSION.— La personne est la subsïauce individuelle d'une nature raisonnable.

Il faut répondre que, quoique l'universel et le particulier soient dans tous les genres, cependant l'individuel se trouve d'une manière spéciale clans le genre de la substance. Car la substance s'individualise par elle-même, tandis que les accidents s'individualisent par leur sujet, qui est la substance elle-même. Ainsi, on ne parle de la blancheur qu'autant qu'elle existe dans tel sujet. C'est pourquoi il est convenable qu'on donne aux individualités substantielles un nom spécial, de préférence aux autres, et qu'on les nomme hypostases ou premières substances (2). — De plus, le particulier et l'individuel existe d'une manière plus spéciale et plus parfaite dans les substances raisonnables qui sont maîtresses de leurs actes. Car ces substances, ne sont pas seulement mues comme les autres êtres, mais elles agissent par elles-mêmes. Or, il n'y a que les individus qui agissent. C'est pourquoi les individus raisonnables ont reçu entre toutes les'autres substances un nom spécial qui les distingue, et ce nom c'est le mot personne. C'est pour cela que dans la définition de la personne nous avons dit que c'était une substance individuelle pour exprimer ce qu'elle a de singulier dans le genre de la substance, et nous avons ajouté qu'elle était d'une nature raisonnable pour signifier une individualité du genre des substances raisonnables.

(2) Aristote appelle substance première les individus comme Pierre, Paul, etc. ; et donne le nom de substance seconde, aux genres et aux espèces, comme l'homme, l'animal.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, quoiqu'on ne puisse définir tel ou tel être singulier, cependant on peut définir en général ce qui constitue la singularité de chaque être. C'est ainsi qu'Aristote définit la substance première (voy. les Cat. au ch. De la substance), et Boëce la personne.

2. Il faut répondre au second, que, d'après quelques philosophes, le mot substance, qui entre dans la définition de la personne, est pris pour la substance première, qui est l'hypostase. Néanmoins, il n'est pas inutile d'ajouter l'épithète d'individuelle, parce que par lé mot d'hypostase, ou de substance première, on exclut l'univerel et le partitif."Car nous ne disons pas que l'homme en général soit une hypostase, ni que la main, qui est une des parties de l'homme, en soit une aussi. Puis, par le mot individuel on refuse le titre de personne à tout être qui peut être assumé par un autre. ,Ainsi, la nature humaine clans le Christ n'est pas une personne, parce qu'elle est assumée par un être plus digne, qui est le Verbe de Dieu. Mais il vaut mieux dire que la substance est prise dans la définition de'la personne d'une manière générale, qu'on peut entendre par ce mot la substance première et la substance seconde, mais que par l'addition de l'épithète (Xindividuelle on est obligé de l'entendre de la substance première (1).

(1) Le mot substance ou subsistance indique un être qui subsiste par lui-même ; et montre qu'on ne peut donner le nom de personne à des accidents, et le mot individuelle indique que la substance est singulière, complète et incommunicable à un autre suppôt.

3. Il faut répondre au troisième, que les différences substantielles ne nous étant pas connues, et n'ayant pas de noms dans notre langue, nous sommes obligés de les remplacer par des différences accidentelles. Comme si l'on disait par exemple : Le feu est un corps simple, chaud et sec. Car les accidents propres sont les effets des formes substantielles et les manifestent. De même on peut employer les noms des intentions pour définir les choses, en leur donnant le sens de quelques noms de choses qui ne sont pas usités. C'est ainsi qu'on fait entrer le mot individuel dans la définition de la personne, pour désigner une manière de subsister qui convient aux substances particulières.

4. Il faut répondre au quatrième, que, d'après Aristote (Met. lib. v, text. 5), le mot de nature a été d'abord employé pour exprimer la génération des êtres vivants, e'est-àvdire la naissance. Comme cette génération provient d'un principe intrinsèque, on a étendu la signification de ce mot au principe intrinsèque de tout mouvement. C'est ainsi qu'Aristote définit la nature (Phys. lib. n, text. 3). Ce principe étant formel ou matériel, on a appliqué le mot nature en général à la matière aussi bien qu'à la forme. Et parce que l'essence de chaque chose est complétée par la forme, on a appelé nature l'essence de chaque chose en général, c'est-à-dire ce qu'exprime sa définition. C'est dans ce sens qu'il faut prendre le mot nature dans la définition que nous avons donnée de la personne. C'est ce qui fait dire à Boëce que la nature est ce qui détermine la différence spécifique d'un être. Car la différence spécifique se prend de la forme propre de la chose, et complète sa définition. C'est pourquoi il est mieux, dans la définition de la personne qui est quelque chose de particulier, d'individuel dans un genre déterminé, d'employer le mot nature que celui d'essence, qui désigne l'être dans ce qu'il a de plus général.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'âme n'est qu'une partie de l'espèce humaine. C'est pourquoi, comme elle n'en est pas moins, toute séparée qu'on la suppose, appelée à vivre en union avec un autre être, on ne peut pas dire que c'est une substance individuelle, c'est-à-dire une hypostase ou une substance première, pas plus qu'on ne peut le dire de la main ou de toute autre partie de l'homme. C'est pour ce motif que ni la définition de la personne, ni son nom ne lui conviennent.


ARTICLE II. — LA PERSONNE EST-ELLE LA MÊME chose QUE l'hYPOSTASE,- LA SUBSISTANCE et L'ESSENCE (2)?


(2) La définition de tous ces termes est essentielle pour éviter les équivoques dans lesquelles on peut tomber.


Objections: 1.. Il semble que la personne soit la même chose que l'hypostase, la subsistance et l'essence. Car Boëce dit, dans son livre des Deux Natures, que les Grecs ont donné le nom d'hypostase à la substance individuelle de la nature raisonnable. Or, cette substance est précisément ce que nous entendons par le mot personne. Donc la personne est absolument la même chose que l'hypostase.

2.. Comme nous disons qu'il y a en Dieu trois personnes, de même nous disons qu'il y a trois subsistances. Il n'en serait pas ainsi si la personne n'était pas la même chose que la subsistance. Donc la personne signifie la même chose que la subsistance.

3.. Boece dit encore [in comment. Praedic.) que l'essence signifie ce qui est composé de matière et de forme. Or, ce qui est composé de cette manière, c'est la substance individuelle, c'est-à-dire ce que l'on appelle hypostase, et personne. Donc tous les noms préalablement cités paraissent avoir le même sens.

4.. Il en est cependant autrement, car Boëce dit (in Lib. de duab. nat.) : Les genres et les espèces ne sont que des subsistances, mais les individus sont des substances. Car le mot subsistance vient du verbe subsistere, et le mot substance, ou hypostase, vient du verbe substare. Puisque les genres et les espèces ne peuvent être des substances ou des hypostases, il s'ensuit que l'hypostase ou la personne ne signifient pas la même chose que la subsistance.

5.. Boëce dit encore (in comment. Praedic.) que l'hypostase est la matière, la subsistance la forme. Or, la forme et la matière ne sont pas la même chose que la personne. Donc la personne diffère de l'hypostase et de la subsistance.


Mais c'est le contraire. — A l'égard des substances raisonnables, le mot personne a le même sens que ceux de subsistance, de substance, d'essence et d'hypostase, à l'égard des substances en général.

CONCLUSION: Il faut répondre que, d'après Aristote (Met. lib. v, text. 15), le mot substance peut s'entendre de deux manières : 1° On appelle substance l'essence ou la quiddité de la chose qu'implique sa définition ; ainsi, nous disons que la définition exprime la substance de la chose. Les Grecs appellent cette substance cúoí«v, mot que nous traduisonspar celui d'essence. 2° On appelle substance le sujet ou le suppôt qui subsiste dans le genre de la substance. Dans l'acception générale la plus étendue, le mot suppôt est celui que l'on emploie, mais on peut encore se servir des mots choses de nature, hypostases, subsistance, suivant les divers aspects sous lesquels on considère la substance. Ainsi, on l'appelle subsistance quand elle existe par soi-même sans le secours d'aucun autre être. Car nous disons des êtres qui existent en eux-mêmes, et non dans un autre sujet, qu'ils subsistent. Nous appelons chose de nature ou essence ce qui est commun à tous les êtres d'un même genre. L'homme est par exemple une chose de la nature humaine, c'est-à-dire qu'il y a en lui ce qui constitue l'humanité. Enfin, nous donnons le nom d'hyjwstase ou de substance à tout sujet qui soutient ses propres accidents. Ce que ces trois mots expriment quand on les applique en général à toute espèce de substance, le mot personne l'exprime quand on l'applique en particulier aux substances raisonnables.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en grec le mot hypostase (1) signifie, dans son sens propre et, direct, tout individu substantiel, c'esl-à-dire toute substance qui subsiste par elle-même. Mais on est maintenant dans l'usage d'entendre par ce mot un individu de nature raisonnable.

(1) Le mot grec d'hypostase a été le sujet des discussions les plus vives, précisément à cause du double sens qu'il présente. Après le concile de Nicée, les catholiques se divisèrent entre oux pour savoir si l'on devait admettre en Dieu une ou trois hypostascs. La difficulté provenait de ce que les uns entendaient par hypostase l'essence et les autres la personne. Ce ne fut qu'après de longs débats qu'on finit par s'entendre. Le P. Pétau a parfaitement résumé toutes ces discussions (fid. Pet. fil). IV, cap. I et A).

2. Il faut répondre au second, que, comme nous disons qu'en Dieu il y a trois personnes ou trois substances, les Grecs disent qu'il y a trois hypostases. Le mot de substance répond, à la vérité, par son étymologie, au mot hypostase. Mais comme parmi nous tantôt ce mot signifie essence, et tantôt hypostase, pour éviter toute équivoque et toute essence, on a mieux aimé traduire le mot hypostase par celui de subsistance que par celui de substance.

3. Il faut répondre au troisième, que l'essence, à proprement parler, est ce que la définition renferme. Or, la définition comprend les principes constitutifs de l'espèce, et non ceux de l'individu. Par conséquent, clans les choses qui se composent de forme et de matière, l'essence comprend non-seulement l'un de ces éléments, mais en général l'être qui en est composé, c'est-à-dire les principes constitutifs de son espèce. Mais l'être qui est composé de telle matière et de telle forme déterminée est une hypostase et une personne. Car l'âme, la chair et les os appartiennent en général à la nature humaine. Mais telle âme en particulier, telle chair, tels os appartiennent à tel ou tel homme individuellement. C'est ce qui fait que l'hypostase et la personne ajoutent à la nature de l'essence les principes qui l'individualisent, et qu'elles ne sont pas une seule et même chose avec l'essence dans les êtres où il y a matière et forme, comme nous l'avons dit en traitant de la simplicité de Dieu (quest. m, art. 3).

4. Il faut répondre au quatrième, que Boëce dit que les genres et les espèces subsistent, dans le sens qu'il y a des individus qui subsistent dans tous les genres et dans toutes les espèces compris dans la catégorie de la substance. Ce qui ne signifie pas que les espèces et les genres subsistent eux-mêmes ; car il n'y a que Platon qui ait supposé que les espèces existaient à part sans les individus (I). Mais on dit que ces mêmes individus sont des substances (substare), par rapport aux accidents qui sont en dehors de la nature du genre et de l'espèce.

(1) Nous avons déjà dit que c'était le vice de sa théorie.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'individu, qui se compose d'une matière et d'une forme, soutient par sa matière les accidents. C'est pourquoi Boëce dit (De Trinit. lib. n) qu'une forme simple ne peut être un sujet. Mais ce qui subsiste par lui-même doit à sa forme qui ne s'ajoute pas à une chose subsistante, mais qui donne à la matière son être actuel, de subsister ainsi comme individu. C'est pourquoi il attribue l'hypostase à la matière et la subsistance (áaiaavi) àla forme, parce que la matière est le principe de la substance, et la forme celui de la subsistance.


ARTICLE III. — le nom ce personne convient-il  a dieu  (2) ?


(2) Cet article est une réfutation des déistes, qui ne veulent pas admettre de personnes en Dieu. 11 combat aussi ceux qui, comme Laurent Valla, ont eu la témérité d'avancer que le mot personne n'exprimait qu'une qualité. Lessociniens, qui disaient qu'il n'y avait pas en Dieu plusieurs personnes, et les sahellienssont tombés dans la même erreur.

Objections: 1.. Il semble qu'en parlant de Dieu ou ne doive pas employer le mot de personne. Car, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 1), personne ne doit jamais avoir la présomption de rien dire, même de rien penser touchant la suressentielle et mystérieuse nature de Dieu, que ce que le Saint-Esprit nous a dit clans les saintes Ecritures. Or, le mot personne n'est employé ni dans l'Ancien ni dans le Nouveau Testament, à l'égard de Dieu. Donc il y a de la témérité à se servir de cette expression.

2.. Boëce dit (Lib. de duab. nat.) : Le motpei-sonne semble emprunté primitivement aux personnages qui paraissaient sur la scène, pour y jouer une tragédie ou une comédie. Car le mot latin persona vient du verbe personare qui signifie retentir à travers, parce que le bruit s'échappe avec plus de violence quand l'air a été comprimé d'une manière quelconque. Les Grecs ont donné le nom de ^poo-orax (1) aux masques que les acteurs mettaient devant eux pour voiler leur visage. Or, une pareille expression ne peut convenir à Dieu que métaphoriquement. Donc on ne s'en sert pas à son égard dans un autre sens.

(1) Le mot grec et le mot latin ont la plus grande affinité 5 cependant les théologiens traduisent plus volontiers le mot persona par le mot íÍTr«rra^ts, parce qu'ils exprimcntl'un et l'autre une substance complète qui subsiste par elle-même.

3.. Toute personne est une hypostase. Or, le mot d'hypostase" ne semble pas convenir à Dieu, puisque, d'après Boëce, il signifie ce qui supporte les accidents, et qu'en Dieu il n'y a pas d'accidents. Saint Jérôme dit d'ailleurs que sous ce beau nom d'hypostase il y a du poison (Epist, cal Damas.). Donc on ne doit pas plus employer le mot personne.

4.. Quand la définition d'une chose ne convient pas à un être, la chose définie ne lui convient pas non plus. Or, la définition de la personne, que nous avons donnée (art. 1), ne paraît pas convenir à Dieu. D'abord la raison suppose une connaissance discursive qui n'est pas en Dieu, comme nous l'avons prouvé (quest. xiv, art. 12), et pour ce motif on ne peut pas dire que Dieu a une nature raisonnable. On ne peut pas dire davantage qu'il est une substance individuelle, puisque la matière est le principe de l'individualité et qu'il est absolument immatériel. Enfin, le mot substance ne lui convient pas puisqu'il n'y a pas en lui d'accidents. Donc on ne peut pas se servir en parlant de Dieu du mot^>moft»e.


Mais c'est le contraire. Car nous lisons dans le Symbole de saint Athanase : Autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit.

CONCLUSION. — Comme on applique à Dieu tous les noms qui expriment une perfection, on peut lui attribuer le nom de personne, mais dans un sens plus élevé que quand on l'attribue aux créatures.

Il faut répondre que le mot personne exprime ce qu'il y a de plus parfait dans toute la nature, c'est-à-dire l'être qui subsiste avec une nature raisonnable. Or, comme toute perfection possible convient à Dieu puisqu'il est dans son essence de réunir tout ce qui est parfait, il est convenable d'employer ce mot en parlant de lui, non pas cependant dans le même sens que quand nous parlons des créatures, mais dans un sens plus élevé. Au reste, il en est de même de tous les noms que nous empruntons aux créatures pour les donner à Dieu, comme nous l'avons montré en parlant des noms divins.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'à la vérité on ne trouve ni dans l'Ancien, ni dans le Nouveau Testament le mot de personne employé pour Dieu, mais que dans une multitude d'endroi-ts de l'Ecriture sainte on dit de lui l'équivalent; par exemple on dit qu'il est souverainement l'être par lui-même, qu'il est l'être intelligent par excellence. Or, si on ne devait absolument user à l'égard de Dieu que des expressions qui se trouvent dans l'Ecriture sainte, il s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas possibilité de parler de lui dans une autre langue que celle dans laquelle ont été primitivement écrits l'Ancien et le Nouveau Testament. Mais la nécessité de combattre les hérétiques nous a obligés à créer des mots nouveaux pour exprimer sur Dieu la foi que l'on a eue dans tous les temps. Cette nouveauté n'estpas du genre de celles que l'on doit éviter, puisqu'elle n'a rien de profane, et qu'elle n'estpas en désaccord avec le sens des saintes Ecritures; car l'Apôtre n'engage à éviter que les nouveautés profanes qui corrompent la foi (I. Tim. cap. ult.).

(1) Saint Thomas combat ainsi le sentiment d'Erasme,qui disait, d'après Mclchior Garnis (De loc, theólog. lib. III, cap. \ ) : qu'on ne devait rien définir au delà de ce qui est renfermé dans les Ecritures : que tout le reste était des problèmes qu'il fallait renvoyer au jour où nous verrions Dieu face à face.

2. II faut répondre au second, que si le mot de personne ne convient pas à Dieu, quand on considère ce mot dans son étymologie, il n'en est plus de même quand on lé considère suivant le sens qu'on y attache. Car, comme dans les tragédies et les comédies on représentait des individus fameux, le motpersonne a été employé pour désigner ceux qui ont une dignité quelconque. De là, dans l'Eglise on a coutume de donner le nomde personne à tous les dignitaires. C'est pour ce motif qu'il y en a qui définissent la personne en disant que c'est une hypostase qui se distingue par la propriété inhérente à sa dignité. Et parce qu'il est de la dignité d'un être d'avoir une nature raisonnable, on donne le nom de personne à tout individu de cette nature. Or, la dignité de la nature divine surpasse infiniment toutes les autres. Donc le nom de personne convient à Dieu éminemment.

3. Il faut répondre au troisième, que le mot d'hypostase ne convient pas à Dieu quand on le considère dans son étymologie, puisque Dieu n'est pas un sujet qui supporte des accidents, mais il lui convient si on s'arrôte au sens qu'on veut lui faire exprimer, eu désignant par là une chose subsistante. Saint Jérôme dit que le poison se cache sous ce nom, parce qu'avant que la signification de ce nom ne fût parfaitement connue chez les Latins, les hérétiques trompaient les simples par ce moyen, en leur faisant reconnaître plusieurs essences comme on reconnaît plusieurs hypostases, et ils les induisaient en erreur d'autant plus facilement, que le mot de substance auquel correspond le mot grec Mazamt est en général pris parmi nous pour le synonyme de celui d'essence.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on peut dire que Dieu a une nature raisonnable, ce qui ne signifie pas que la raison est en lui discursive, mais qu'il a en général une nature intelligente. Dieu peut être aussi appelé un individu, sans que la. matière soit le principe de son individualité, mais seulement parce que sa substance est incommunicable. Enfin on peut dire qu'il est une substance parce qu'il existe par lui-même. Il y en a cependant qui disent que la définition donnée par Boëce n'est pas la définition de la personne telle qu'elle est en Dieu. C'est pourquoi Richard de Saint-Victor a dit, dans le but de corriger cette définition, que la personne, quand il s'agit de Dieu, est l'existence incommunicable de la nature divine (De Trinit. lib. iv, cap. 18 et 23).



I pars (Drioux 1852) Qu.28 a.3