I pars (Drioux 1852) Qu.32 a.2

Article II. — faut-il admettre dans la trinité des notions ou des propriétés (5) ?


(5) Cette question est abandonnée aux libres discussions de l'Ecole; cependant les Pères ne l'ont pas négligée. Saint Justin , dans son Exposition de la foi, énumère les signes par lesquels on distingue les personnes divines les unes des autres ; saint Basile (cont. Eunomium, lib. ii et epist. 45); saint Grégoire de Nysse (cont. Eunomium, lib. i) ; saint Cyrille d'Alexandrie ( Thes. lib. i, cap. b] et saint Augustin (De Trin. lib. y, cap. I"*' le font aussi.

Objections: 1.. Il semble qu'on ne doive pas admettre dans la Trinité de notions. Car, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 1), on ne doit pas avoir la témérité d'affirmer de Dieu autre chose que ce que nous en disent les saintes Ecritures. Or, il n'est nullement parlé de notions dans les saintes Ecritures. Donc on ne doit pas se servir de ce terme.

2.. Tout ce qui est en Dieu appartient ou à l'unité d'essence, ou à la trinité des personnes. Or, les notions n'appartiennent ni à l'unité de l'essence, ni à la trinité des personnes. En effet, elles ne peuvent avoir pour prédicat, ni ce qui est de l'essence, car on ne dit pas que la paternité est sage, ni qu'elle crée, ni ce qui est de la personne, puisqu'on ne dit pas non plus que la paternité engendre, ni que la filiation est engendrée. On ne doit donc pas admettre de notions ou de propriétés en Dieu.

3.. Dans les êtres simples il ne faut pas supposer quelque chose d'abstrait qui soit un moyen de les connaître, parce que les êtres simples se connaissent par eux-mêmes. Or, les personnes divines sont infiniment simples. Donc il n'est pas nécessaire d'admettre en elles des notions.


Mais c'est le contraire. Car, d'après saint Jean Damascène (De orthod. fid. lib. m, cap. 5), nous reconnaissons la distinction des hypostases ou des personnes d'après trois propriétés qui sont : la paternité, la filiation et la procession. Donc il faut admettre en Dieu des notions ou des propriétés.

CONCLUSION. — Il est nécessaire d'admettre en Dieu des notions, car la simplicité de Dieu n'est pas un motif pour que nous n'usions pas de fermes abstraits et concrets pour exprimer ses attributs essentieis.

Il faut répondre que le théologien Praepositivus (I) n'envisageant les personnes divines que dans leur simplicité, ne voulait pas reconnaître en Dieu des propriétés et des notions. Et toutes les fois qu'il les rencontrait il prenait l'abstrait pour le concret. Comme nous avons coutume de dire Je supplie votre bonté, au lieu de dire je supplie, vous qui êtes bon, de même, en parlant de la paternité divine, il entendait par là Dieu le Père. Mais comme nous l'avons prouvé (quest. m, art. 3 ad I), nous ne blessons pas la simplicité de Dieu en nous servant à son égard de termes abstraits et concrets, parce que nous nommons les choses telles que nous les comprenons. Or, notre intelligence ne peut s'élever à la simplicité de Dieu considérée en elle-même. II faut qu'elle saisisse les attributs de Dieu et qu'elle les nomme à sa manière, c'est-à-dire d'après la connaissance que lui en donnent les choses sensibles, dont nous exprimons les formes par des termes abstraits, et la substance par des termes concrets. C'est pourquoi, quand nous parlons de Dieu, nous usons de termes abstraits pour rendre sa simplicité, et nous employons des termes concrets pour exprimer tout ce qui se rapporte à sa substance. Nous ne sommes donc pas seulement obligés d'avoir recours à des termes abstraits ou concrets, pour exprimer ce qui est de son essence, comme quand nous disons : déité et Dieu, sagesse et sage, mais nous devons encore employer les mêmes termes à l'égard des personnes ; comme quand nous disons : paternité et père. — Deux raisons principales nous en font une obligation : 1° Les instances des hérétiques. Car, quand nous professons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, sont un seul Dieu en trois personnes, il faut que nous puissions leur répondre, s'ils nous demandent comment ils ne font qu'un, que c'est parce qu'ils sont.un par essence ou par déité, et que nous ayons aussi, pour distinguer entre elles les personnes, des propriétés et des notions abstraites, telles que la paternité et la filiation.

En sorte que l'essence signifie directement en Dieu la nature, la subsistance signifie directement la personne, et la propriété signifie la relation qui nous fait, distinguer une personne d'une autre. 2° Parce que dans la Trinité il y a une personne qui se rapporte aux deux autres. Ainsi, la personne du Père se rapporte à celle du Fils et du Saint-Esprit. Cette relation de la part du Père n'est pas une seule relation, parce qu'il suivrait de là que le Fils et le Saint-Esprit se rapporteraient au Père par une seule et même relation, et comme la relation seule distingue dans la Trinité des personnes il en résulterait que le Fils et le Saint-Esprit ne forment pas deux personnes.— On ne peut pas dire avec Praepositivus, que comme Dieu ne se rapporte que d'une manière aux créatures, quoique les créatures se rapportent de différentes manières à lui, de même le Père ne se rapporte au Fils et au Saint-Esprit que par une seule relation, quoique ces deux personnes aient deux relations avec lui. Caria raison spécifique de toute relation étant d'avoir un terme auquel elle se rapporte, on est obligé de reconnaître que deux relations ne sont spécifiquement diverses qu'autant qu'elles ont chacune un terme opposé auquel elles correspondent. Car la relation du maître et du père doit être autre dans leur espèce, suivant la différence qu'il y a entre la filiation et la domesticité, qui sont les deux termes opposés auxquels chacune de ces relations correspond. A la vérité, toutes les créatures ont avec Dieu la même espèce de relation, puisque toutes se rapportent à lui en tant que créatures. Mais le Fils et le Saint-Esprit n'ont pas à l'égard du Père une relation de même nature. Par conséquent, la similitude n'estpas fondée. — De plus, comme nous l'avons dit (quest. xxviii, art. I ad 3), il n'y a pas relation réelle de Dieu à la créature, il n'y a qu'une relation rationnelle. Or, il n'y a pas de répugnance à multiplier en Dieu les relations de raison. Mais la relation du Père au Fils et au Saint-Esprit est nécessairement une relation réelle. Il faut donc que dans le Père il y ait deux relations correspondantes aux relations par lesquelles le Fils et le Saint-Esprit se rapportent à lui. Or, comme le Père n'est qu'une seule personne, on a dû employer des termes qui expriment abstractivement ces relations, et ces termes sont ce qu'on appelle propriétés ou notions.

(1) Praepositivus est un célèbre théologien tle Paris qui fleurit vers l'an 1225. 11 a composé une Somme de théologie scolastique qui est restée manuscrite dans les bibliothèques.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique l'Ecriture sainte ne fasse pas mention des notions, elle fait mention des personnes dans lesquelles les notions sont comprises, comme l'abstrait dans le concret.

2. Il faut répondre au second, que les notions en Dieu ne sont pas exprimées comme des réalités, mais comme des principes qui nous font connaître les personnes, bien, que les relations qu'elles signifient soient réellement en Dieu, comme nous l'avons dit (quest. xxviii, art. 1). C'est pourquoi on ne peut dire des notions ce qui se rapporte à un acte essentiel ou personne], parce qu'on se trouverait alors en opposition avec le genre de signification qu'on y attache. Ainsi, nous ne pouvons pas dire que la paternité crée ou engendre, qu'elle est sage ou intelligente. Mais nous pouvons attribuer aux notions les prédicats, qui sont de l'essence de Dieu, mais qui se bornent à éloigner de lui ce qui ne convient qu'aux créatures. Ainsi , nous pouvons dire que la paternité divine est éternelle, immense, etc., etc. De même, par suite de l'identité de nature, on peut aussi appliquer aux notions un nom personnel et un nom essentiel ; car nous pouvons très-bien dire que la paternité est Dieu, et que la déité est le Père.

3. Il faut répondre au troisième, que, quoique les personnes divines soient simples, on peut cependant exprimer par des termes abstraits ce qui est propre à chacune des personnes sans blesser la simplicité de leur nature, comme nous l'avons expliqué (in corp. art.).


ARTICLE III. — y a-t-il dans la trinité cinq notions ou propriétés (1)?


(1) Tous les théologiens s'accordent à reconnaître cinq notions : Vinnascibilité et la paternité dans le Père, la filiation dans le Fils, la spiration active dans le Père et le Fils, et la spiration passive dons l'Esprit-Saint. Scot en a ajouté une sixième : Vinspirabilité dans le Fils.

Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas dans la Trinité cinq notions. Car les notions des personnes sont, à proprement parler, les relations qui les distinguent. Or, il n'y a en Dieu que quatre relations, comme nous l'avons dit (quest. xxviii, art. 4). Donc il n'y a également que quatre notions.

2.. Parce qu'il n'y a en Dieu qu'une seule essence, on dit qu'il n'y a qu'un seul Dieu, et parce qu'il y a trois personnes on dit que Dieu est ternaire. Donc si on admet en Dieu cinq notions on dira qu'il est quinaire (2), ce qui répugne.

(2) Quinaire, en latin quinus.

3.. Si pour trois personnes qui existent en Dieu on admet cinq notions, il faut que dans l'une des personnes il y ait deux ou plusieurs notions. C'est ainsi que dans la personne du Père il y a l'innascibilité, la paternité et la spiration qui lui est commune avec le Fils. Ces trois notions diffèrent entre elles réellement ou rationnellement. Si elles différent réellement, il s'ensuit que la personne du Père se compose de plusieurs choses. Si elles ne diffèrent que rationnellement, il s'ensuit que l'une d'elles peut servir de prédicat à l'autre. Ainsi, comme nous disons que la bonté de Dieu est sa sagesse, parce que ces deux attributs ne diffèrent pas en réalité, de même on devrait dire que la spiration qui est commune au Père et au Fils est la paternité, ce que personne n'admet. Donc il n'y a pas cinq notions.

4.. Il semble même qu'il y ait plus de cinq notions. Car, comme le Père ne procède pas d'un autre et que ce caractère constitue une notion qu'on appelle l'innascibilité, de même une des propriétés de l'Esprit-Saint c'est qu'aucune autre personne ne procède de lui. Donc ce caractère doit former une sixième notion.

5.. Comme la spiration par laquelle l'Esprit-Saint procède est commune au Père et au Fils, de même il est commun au Fils et à l'Esprit-Saint de procéder du Père. Donc comme on admet une notion qui est commune au Père et au Fils, de même on doit admettre une notion commune au Fils et au Saint-Esprit.


Mais c'est le contraire, CONCLUSION. — Il n'y a en Dieu que cinq notions : l'innascibilité, la paternité, la filiation, la spiration qui est commune au Père et au Fils, et la procession.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'on appelle notion la raison propre qui nous fait connaître chacune des personnes divines (3). Or, les personnes divines se distinguent par leur origine, et l'origine implique la procession active et la procession passive. On peut donc connaître une personne de ces deux manières. D'abord le Père n'est pas connu comme procédant d'un autre, mais bien comme ne procédant d'aucun. Sous ce premier rapport sa notion propre est Yinnascibilité. En le considérant comme le principe duquel les autres procèdent, il est connu de deux manières. Premièrement il est connu comme produisant le Fils, et cette notion est celle de la paternité; secondement il est connu comme produisant le Saint-Esprit, et cette notion est celle de la spiration commune. Le Fils peut être connu comme naissant d'un autre, et cette notion est celle de la filiation. Il peut aussi être connu comme concourant avec le Père à la production de l'Esprit-Saint, et cette notion se confond alors avec celle du Père, c'est-à-dire que la spirationlear est commune. L'Esprit-Saint peut être connu comme procédant d'un autre ou plutôt de deux autres, et sa notion propre est celle de la procession; mais comme aucune personne divine ne procède de lui, il n'y a pas pour lui de notion selon le mode de procession active. Il y a donc en Dieu cinq notions : l'innascibilité, la paternité, la filiation, la spiration commune et la procession. —Mais il n'y a que quatre relations. Car l'innascibilité n'est pas une relation, puisqu'elle ne se rapporte à rien. 11 n'y a dans ces notions que quatre propriétés, parce que la spiration convient à deux personnes; trois sont des notions personnelles, c'est-rà-dire constituant des personnes : ce sont la paternité, la filiation et la procession. Car la spiration commune et l'innascibilité sont, comme nous le prouverons (quest. xl, art. I ad 1), des notions de personnes et non des notions personnelles.

(3) Les théologiens exigent cinq conditions pour la notion : la première, c'est qu'elle soit une, car si cite était complexe ou composée, elle serait, nulle ou multiple ; la seconde, c'est qu'elle soit propre a nne ou deux personnes, parce que ce qui est commun à toutes les trois ne peut les distinguer l'une de l'autre; la troisième, c'est qu'elle se rapporte aux origines, puisqu'il n'y a que les origines qui servent à distinguer les personnes ; la quatrième, c'est qu'elle soit une dignité, parce, qu'elle doit ê re de même genre que la personne ; la cinquième, c'est qu'elle doit être quelque chose de fixe et de permanent, parce que la personne subsiste en soi et par soi. L'inspirabilité, quoi qu'en ait dit Scot, n'est pas une notion, parce qu'elle ne réunit pas la quatrième de ces conditions.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'indépendamment des quatre relations il est nécessaire d'admettre une cinquième notion, comme nous venons de le prouver (in corp. art.).

2. II faut répondre au second, qu'en Dieu l'essence est désignée comme une réalité et les personnes également, tandis que les notions ne sont que des moyens de faire connaître les personnes. C'est pourquoi, bien qu'on dise que Dieu est un par l'unité d'essence, ternaire (trinus) par la trinité de ses personnes, on ne peut pas dire qu'il est quinaire (quinus) à cause des cinq notions que nous avons reconnues.

3. Il faut répondre au troisième, que l'opposition des relations établissant seule en Dieu une pluralité réelle, les propriétés-multiples d'une même personne, quand elles ne sont pas opposées parleurs relations réciproques, ne diffèrent pas en réalité. L'une ne peut pas être non plus le prédicat de l'autre, puisqu'elles expriment divers aspects sous lesquels les personnes peuvent être considérées. C'est ainsi que nous ne disons pas que l'attribut de la puissance est l'attribut de la science, quoique nous disions que la science est la puissance.

4. Il faut répondre au quatrième, que le titre de personne implique une dignité, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 3). De ce que le Saint-Esprit ne produit aucune personne, on ne peut tirer de là une notion. Car ceci n'importe pas à «a dignité, comme il importe à l'autorité du Père de ne procéder d'aucun autre.

5. Il faut répondre au cinquième, que le Fils et le Saint-Esprit n'ont pas la même manière spéciale de procéder du Pére, comme le Père et le Fils ont la même manière spéciale de produire le Saint-Esprit. Or, une notion doit être quelque chose de spécial; c'est pourquoi il n'y a pas de similitude.


ARTICLE IV. — est-il permis de différer de sentiment a l'égard des notions (1)?


(1) A l'occasion de cette question, saint Thomas indique en quelles circonstances on blesse la foi. On peut la blesser directement et indirectement. Quand on la blesse directement, surtout avec obstination, il y a hérésie, Quand on la blesse indirectement, lorsque l'Eglise nes'est pas encorepro-nonece, il n'y a pas d'hérésie, surtout si l'on n'est pas obstinément attaché à son sentiment. Mais du mêment où l'Eglise s'est prononcée, l'erreixr devient une hérésie.

Objections: 1.. Il semble qu'à l'égard des notions il ne soit pas permis d'avoir des sentiments divers. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. i, cap. 3) que l'erreur n'est nulle part plus dangereuse que quand il s'agit du mystère de la sainte Trinité, auquel se rapportent certainement les notions. Or, on ne peut avoir sur ces notions des sentiments contraires sans errer. Donc il n'est pas permis d'avoir sur cette matière des opinions différentes.

2.. Les notions font connaître les personnes, comme nous l'avons dit dans l'article précédent. Or, il n'est pas permis d'avoir sur les personnes des opinions contraires. Donc il ne l'est pas davantage à l'égard des notions.


Mais c'est le contraire. Car les notions ne sont pas des articles de foi. On peut donc penser à ce sujet d'une manière ou d'une autre.

CONCLUSION. — Les notions ne touchant qu'indirectement à la foi, on peut avoir à ce sujet des opinions différentes pourvu qu'on ne dise rien qui soit dans ses principes ou ses conséquences opposé à la foi.

Il faut répondre qu'une chose peut toucher à la foi de deux manières. 1° Directement, comme les dogmes qui nous ont été primitivement révélés, tels que ceux-ci : Dieu est trin et un, le Fils de Dieu s'est incarné, etc. Penser contrairement à ces dogmes, ce serait se rendre coupable d'hérésie, surtout si on s'obstinait dans son erreur. 2° Indirectement; tels sont les principes dont on peut tirer une conséquence contraire à la foi. Par exemple, si l'on disait que Samuel n'était pas fils d'Helcana, il suivrait de là que l'Ecriture est fausse. Cependant sur les choses qui ne se rapportent qu'indirectement à la foi on peut, sans péril d'hérésie, concevoir des opinions fausses, lorsqu'on ne voit pas clairement qu'il suit de là quelque chose de contraire à la foi, surtout si on ne s'attache pas avec obstination à son sentiment. Mais quand il est clair et que l'Eglise a décidé d'ailleurs (1 j qu'un principe mène à des conséquences contraires à la foi, on ne pourrait pas errer sur ce point sans être hérétique. C'est ce qui fait qu'il y a des opinions qui sont aujourd'hui hérétiques et qui n'étaient pas telles autrefois lorsqu'on ne voyait pas clairement les conséquences qui en sortent. — Il faut donc dire qu'à l'égard des notions on peut être divisé de sentiments sans qu'on soit exposé à être hérétiques, pourvu qu'on n'ait pas l'intention de soutenir quelque chose de contraire à la foi. Mais si quelqu'un avançait une erreur sur cette question et qu'il remarquât que son sentiment est contraire à la foi, il serait hérétique (2). Par là la réponse aux objections est évidente.

(1) Saint Thomas ne reconnaissait pas, comme on le voit, d'antre juge des controverses que l'Eglise, contrairement aux sentiments de Calvin, de Luther, de Jean Uns , et de tous les reformés, qui en appelaient exclusivement à la Bible.

(2) Ainsi, d'après saint Thomas, pour être hérétique, il faut se mettre sciemment en opposition avec l'Eglise romaine; celui qui erre sans savoir que son opinion blesse la foi n'est pas hérétique. C'est ce qui faisait dire à saint Augustin : Errare potero et haereticus non ero.


QUESTION XXXIII. : DE LA PERSONNE DU PÈRE.


Nous devons maintenant nous occuper de chaque personne en particulier et d'abord de la personne du Père. — A cet égard quatre questions se présentent : 1" Le Père est-il véritablement principe? — 2" La personne du Père est-elle convenablement appelée du nom de Père? — 3° Le titre de Père convient-il à Dieu personnellement antérieurement au titre de Père qui lui convient essentiellement? — 4" Le propre du Père est-il d'être non engendré?

ARTICLE I. — LE PÈRE EST-IL VÉRITABLEMENT PRINCIPE (3)?


(3) Dans tous les symboles, l'Eglise reconnaît que le Père est le principe du Fils. Credimus.... Patrem habere Filium qui Pater non sit, sed de Patris natura, Spiritum quoque paracletum, qui sit à Patre Filioque procedens (conc. Tolet. can. 21). Les juifs, les agaréniens et Cer-don ont avancé que Dieu ne pouvait avoir de Fils.

Objections: 1.. Il semble que le Père ne puisse être appelé le principe du Fils ou du Saint-Esprit. Carie principe et la cause sont, d'après Aristote, une seule et même chose (Met. lib. iv, text. 3). Or, nous ne disons pas que le Père est la cause du Fils. Donc on ne doit pas dire qu'il en est le principe.

2.. Au principe correspond un sujet (1). Si le Père est principe du Fils, il suit donc de là que le Fils est son sujet et par conséquent sa créature. Ce qui semble erroné.

(1) Littéralement, on emploie le mot principe à l'égard de ce qui est principio,, c'est-à-dire de ce qui en est l'effet, comme la cause se dit relativement à ce qui est causé : Causa dicitur respectu causati. Cette phrase est analogue à celle de saint Thomas.

3.. Le mot principe vient du mot priorité. Or, en Dieu il n'y a ni avant, ni après, comme le dit fort bien saint Athanase (In Symb. fid.). Donc on ne doit pas se servir quand il s'agit de la Trinité du mot principe.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. iv, cap. 20) : Le Père est le principe de toute la déité.

CONCLUSION. — Puisque c'est du Père que procèdent le Fils et le Saint-Esprit, il est convenable de dire qu'il est principe.

Il faut répondre que le mot principe ne signifie rien autre chose que celui duquel un autre être procède. Car nous appelons principe tout être duquel un autre être procède de quelque manière que ce soit. Et puisque le Père est une personne de laquelle d'autres personnesprocèdent, il s'ensuit qu'il estprincipe.

(2) On peut remarquer ici à quel degré de précision est arrivée la langue de l'Ecole, par suite de toutes les discussions auxquelles toutes ces questions ont donné lieu. Le mot cause a cependant été employé par Marins Victorinus ( Adv. Ar. lib. Vin), par saint Hilaire [De Trin. lib. XIctxiI). par saint Augustin (Quaest., lib.LXXXIIIq. 46), par saint Anselme et par Richard de Saint-Victor (Dp Trin. lib. V, cap. 7). Mais l'observation de saint Thomas a ensuite prévalu.

Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que les Grecs se servent indifféremment, en parlant de la Trinité, du mot cause ou du mot principe, mais que les docteurs latins n'emploient que cette dernière expression (2). La raison en est que le mot principe est plus général que le mot cause, comme le mot cause est plus général que le mot élément, et que plus un nom est général, mieux il convient à la Divinité, comme nous l'avons dit (quest. xiii, art. 11). Car plus un nom est spécial et plus il détermine une manière d'être propre à la créature. Ainsi le mot cause semble supposer la diversité de substance et une dépendance dans l'effet que n'implique pas le mot de principe. Car dans tous les genres de cause il y a toujours de la cause à l'effet une distance sous le rapport de la perfection ou de la puissance. Mais nous nous servons du mot principe quand il n'y a absolument aucune différence entre le principe et le terme qu'il produit, et qu'ils n'ont d'autre distinction que celle qui résulte de leur ordre d'origine et de relation. C'est ainsi que nous disons que le point est le principe de la ligne, ou que la première partie de la ligne en est le principe.

2. Il faut répondre au second, que les Grecs disent du Fils et du Saint-Esprit qu'ils sont sujets du principe dont ils procèdent. Mais les Latins n'emploient pas cette expression. Car, bien qu'ils attribuent au Père une sorte d'autorité en tant que principe, ils ne se servent pour le Fils ou le Saint-Esprit d'aucun mot qui sente une sorte de sujétion ou d'infériorité, afin d'éviter toute espèce d'erreur. Comme le dit saint Hilaire (De Trin. lib. ix) : Le Père est plus grand par l'autorité, puisque c'est lui qui donne l'être, mais le Fils n'est pas moindre, parce que l'être qu'il reçoit est le même que celui du Père. Il faut répondre au troisième que quoique le mot principe, pris dans sa racine, semble venir du mot priorité, il ne signifie cependant la priorité, mais l'origine. Car le sens convenu d'un mot n'est pas le même que celui qu'il offre, d'après son étymologie, comme nous l'avons dit (quest. xiii, art. 8).

Article II —le nom de père est-il le nom propre d'une personne divine (1)?


(1) Ce nom est fréquemment employé dans les Ecritures : Ipse invocabit me : Pater meus es tu (Ps. lxxxviii) ; flecto íjenua ad Patrem Domini nostri Jesu Christi, etc. Il se rapporto au Vils de Dieu et aux créatures , puisque íNotre-Seigneur ditlui-iuéme : Ascendo ad Patremmeum et Patrem vestrum (Joan. xx). Saint Thomas détermine dans cet article la première de ces deux acceptions.

Objections: 1.. Il semble que le nom de Père ne soit pas proprement le nom d'une personne divine. Car le mot Père exprime une relation, tandis que la personne est une substance individuelle. Donc le mot Père n'est pas un nom propre à une personne divine.

2.. Le mot générateur est plus général que le mot père. Car tout père est générateur et non réciproquement. Or, le mot le plus général est celui qui convient le mieux, quand on parle de Dieu, comme nous l'avons dit (quest. xiii, art. 11). Donc le mot générateur est un nom plus propre à une personne divine que le mot Père.

3.. Un nom métaphorique ne peut être le nom propre d'un être. Or, nous disons métaphoriquement que le Verbe a été engendré, et par conséquent nous appelons Père par métaphore le principe duquel le Verbe procède. On ne peut donc pas, à proprement parler, donner le nom de Père au principe du Verbe.

4.. Tout cequ'on affirme de Dieu lui convient plutôt qu'àla créature. Or, la génération semble convenir aux créatures plutôt qu'à Dieu. Car la génération semble être plus réelle quand l'être qui procède est distinct de son principe non-seulement par la relation, mais encore par l'essence. Donc le mot Père qui vient de la génération ne paraît pas être un nom propre à une personne divine.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit : Il m'invoquera en ces termes : Fous êtes mon Père (Ps. lxxxviii, 27).

CONCLUSION. — Puisque le Père se distingue des autres personnes par la paternité, le nom de Père lui convient.

Il faut répondre que le mot propre d'une personne doit signifier ce qui la distingue de toutes les autres. Car comme il est dans la nature de l'homme d'être composé d'une âme et d'un corps, il est nécessaire pour connaître tel ou tel homme en particulier de désigner spécialement son corps et son âme, comme le dit Aristote (Met. lib. vu, text. 34 et 35). Car c'est là ce qui distingue un homme de ses semblables. Or, la paternité est ce qui distingue la personne du Père des autres personnes. Donc le nom propre de la personne du Père est le nom de Père qui exprime la paternité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'une relation n'est pas en nous une personne subsistante. C'est pourquoi le mot de Père ne signifie pas pour nous la personne, mais la relation de la personne. Mais il n'en est pas de même en Dieu, comme quelques-uns l'ont cru faussement. Car la relation que le mot de Père exprime est une personne subsistante. C'est ce qui nous a fait dire (quest. xxix, art. 4) que le mot de personne exprime en Dieu une relation subsistante dans la nature divine.

2. Il faut répondre au second, que d'après Aristote (De anim. lib. n, text. 49), la dénomination d'une chose doit se prendre surtout de sa perfection et de sa fin. Or, le mot génération n'exprime que la faculté de produire un autre être, tandis que le mot paternité signifie la consommation ou le complément de la génération. C'est pourquoi on donne à la personne divine le nom de Père plutôt que celui de générateur.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la nature humaine le Verbe n'est pas quelque chose de subsistant. Par conséquent on ne peut pas dire, à proprement parler, qu'il a été engendré et lui donner le nom de Fils. Mais le Verbe divin est quelque chose de subsistant dans la nature divine, et par conséquent le Père est à proprement parler son principe. Ce n'est donc pas métaphoriquement qu'on l'appelle Fils.

4. Il faut répondre au quatrième, que les mots de génération et de paternité, comme les autres noms, conviennent, à proprement parler, plus directement à Dieu qu'aux créatures quant à la chose qu'ils expriment, mais non quant à la manière dont ils l'expriment. De là saint Paul disait : Je fléchis les genoux devant le Père de mon Seigneur Jésus-Christ, duquel toute paternité tire son nom au ciel et sur la terre (Ephes. m, 14). En effet, il est évident que lagénération se caractérise d'après le terme qui est la forme de l'être engendré. Et plus celui-ci. se rapproche de la forme de l'être générateur, plus la génération est vraie et parfaite. Ainsi quand les deux termes sont de même nature la génération est plus parfaite que quand ils sont d'un genre différent, puisqu'il est dans la nature de celui qui engendre de produire un être formellement semblable à lui. Donc, par là même que dans la génération divine la forme de celui qui engendre et de celui qui est engendré est numériquement la même, tandis que dans les créatures elle n'est la même que quant à l'espèce, il est clair que la génération et par conséquent la paternité sont en Dieu plus parfaitement que dans les créatures. Par conséquent ce qui lait la vérité de la génération et de la paternité divine, c'est qu'il n'y a pas d'autre distinction entre celui qui engendre et celui qui est engendré que celle qu'établit l'opposition de leur relation.

Article III. — le nom de père se dit-il de la personne plutôt que de l'essence (1)?


(1) En montrant que la paternité se iit (te la personne avant de se dire de l'essence, saint Thomas renverse par là même l'hérésie d'Arias en prouvant que la génération du Verbe est éternelle.

Objections: 1.. Il semble que le nom de Père ne se soit pas dit de la personne avant de s'être dit de l'essence. Car le nom commun est rationnellement antérieur au nom propre. Or, le nom de Père appliqué à la personne est le nom propre de la personne du Père. Mais appliqué à l'essence, c'est un nom commun à toute la Trini té, puisque c'est à la Trinité que nous nous adressons en disant : Notre Père. Donc, le mot Père, pris pour l'essence, est antérieur au mot père pris pour la personne.

2.. Pour les choses qui ne diffèrent pas quant à leur raison d'existence, il n'y a ni avant ni après dans leur prédicat. Or, la paternité et la filiation semblent avoir la même raison d'existence, soit qu'il s'agisse de la personne divine qui est le Père du Fils, soit qu'il s'agisse de la Trinité que nous appelons notre Père et qui a produit toutes les créatures. Car d'après saint Basile [De fid. hom. xv), la créature et le Fils ont un caractère commun, celui de recevoir. Donc le mot Père pris pour l'essence n'est pas antérieur au mot père pris pour la personne (2).

(2) D'après ce raisonnement, l'un ne serait pas antérieur à l'autre.

3.. Entre les choses qui diffèrent rationnellement il ne peut y avoir de comparaison. Or, le Fils est comparé à la créature sous le rapport de la filiation ou de la génération, puisqu'il est dit qu'il est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature (Coloss. i, 15). Donc on ne peut pas dire que le nom de Père pris pour la personne soit antérieur au nom de Père pris pour l'essence.


Mais c'est le contraire. Car ce qui est éternel est antérieur à ce qui est temporel. Or, Dieu est éternellement le Père du Fils, et il n'est quetemporel-lement le Père de la créature. Donc la paternité est en Dieu par rapport à son Fils avant d'y être par rapport aux créatures.

CONCLUSION. — Comme dans Dieu le Père la perfection de la paternité ne se trouve que par rapport au Fils, et que la paternité qui est en Dieu et la créature n'est qu'une image de la première, le mot Père est pris pour la personne avant d'être employé pour l'essence.

Il faut répondre qu'un nom appartient plutôt à l'être qui en embrasse parfaitement toute la compréhension qu'à celui qui n'en embrasserait qu'une partie. Car il ne convient à ce dernier que par suite de la ressemblance qu'il a avec le premier, d'après ce principe que l'imparfait relève du parfait. Ainsi le mot lion se rapporte d'abord à l'animal qui a réellement la nature du lion, et il est pris alors dans son sens propre. On l'applique ensuite à l'homme qui a quelque chose du caractère de cet animal, par exemple, l'audace, la force, etc. Dans ce dernier cas c'est une métaphore. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit (quest. xxvii, art. 2, et quest. xxviii, art. 4) que la paternité parfaite et la filiation parfaite se trouvent en Dieu le Père et en Dieu le Fils, parce que le Père et le Fils ont une seule et même nature, une seule et même gloire. Dans la créature la filiation existe par rapport àDieu, mais elle n'est pas parfaite, puisque le créateur et la créature n'ont pas une seule et même nature. Le nom de Père n'est donc donné à Dieu que par analogie, et cette analogie est d'autant plus grande que la créature se rapproche davantage dans la manière dont elle procède de Dieu de la véritable filiation. Ainsi quand on dit que Dieu est le Père des créatures purement matérielles, c'est qu'elles portent sur elles quelque vestige de ses perfections. C'est pourquoi Job s'écrie : Quel est le Père de la pluie? Qui a engendré les gouttes de la rosée (Job, xxxviii, 28). On dit qu'il est le Père de la créature raisonnable (I) parce que nous sommes faits à son image : N'est-il pas le Père qui t'a possédé, qui t'a fait, qui t'a créé (Deut, xxxii, 6)? Dans l'ordre de la grâce il est aussi Père de tous ceux qu'il a fait ses enfants adoptifs et qu'il a préparés par l'effet de ses dons à l'héritage de la gloire éternelle, suivant ce mot de saint Paul : L'Esprit a attesté à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu. Or, si nous sommes ses enfants, notis sommes aussi ses héritiers (Rom. viii, 16). Il est aussi Père des élus qui sont déjà en possession de l'héritage glorieux que nous espérons, suivant ce mot de l'Apôtre : Nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des enfants de Dieu (Rom. v, 2). Il est donc évident que la paternité est plutôt en Dieu suivant le rapport de la personne du Père à celle du Fils que selon le rapport de Dieu à la créature (2).

(1) Dans ce cas , le nom de Père n'est plus un nom notionnel qui se rapportcù la personne, mais c'est un nom essentiel qui se rapporte à l'essence.

(2) Toutefois, si on recherchait l'origine logique du mot Père, on verrait que nous le donnons aux hommes avant de le donner à Dieu, et que ce mot a été emprunté d'abord aux créatures pour être ensuite appliqué à Dieu,selon la remarque de saint Basile (Cont.Eunom. lib.v).Mais ceci tientà lanature de notre esprit, qui va de t'impartait au parfait.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les noms communs, absolument parlant, sont pour notre esprit antérieurs aux noms propres, parce qu'ils sont compris dans l'intelligence de ceux-ci et non réciproquement. Ainsi quand nous avons l'idée de la personne du Père, nous avons l'idée de Dieu, tandis que l'idée de Dieu ne nous donne pas l'idée d'une des personnes divines. Mais les noms communs qui se rapportent à la créature Sont postérieurs aux noms propres qui se rapportent aux personnes divines, parce que la personne divine qui procède d'une autre est elle-même le principe de la création. Car comme le verbe conçu dans l'esprit de l'artisan et qui en procède est antérieur à l'objet d'art qu'il exécute d'après la ressemblance de l'image de ce verbe, ainsi le Fils procède du Père antérieurement à la créature dont la procession ne reçoit le titre de filiation que par analogie, suivant la ressemblance qu'elle a avec le Fils ou le Père, comme on le voit par ces paroles de saint Paul : Ceux qu'il a prédestinés à devenir semblables à l'image de son Fils (Rom. vin, 29).

2. Il faut répondre au second, qu'on dit à la vérité que recevoir est une chose commune à la créature et au fils, mais non dans le même sens. Car on n'entend exprimer par là qu'une ressemblance éloignée, et c'est dans ce sens qu'on dit du Fils de Dieu qu'il est le premier-né de toutes les créatures. C'est pourquoi saint Paul ajoute aux paroles que nous venons de citer : Ut sit ipse primogenitus in multis fratribus. Mais le Fils de Dieu a naturellement quelque chose de particulier qui ne se trouve pas dans les autres êtres, c'est que ce qu'il reçoit il le possède par nature, comme le dit saint Basile lui-même (loc. cit. in argum.). C'est pour cela qu'on dit qu'il est Fils unique, selon cette expression de saint Jean : Le Fils unique qui est dans le sein du Père nous l'a raconté lui-même (Joan, i, 18).

3. Par là la solution du troisième argument est évidente.

inclut dans les notes mais ne se rapporte à aucune autre note > (et il réfute le panthéisme en établissant que les créatures ont été produites dans le temps.) ?



I pars (Drioux 1852) Qu.32 a.2