I pars (Drioux 1852) Qu.33 a.4

Article IV. — LE  PROPRE DU PÈRE EST-IL D'ÊTRE NON ENGENDRÉ (1)?


(1) Le onzième concile de Tolède donne ainsi ce nom au Père : Patrem quidem non genitum, non creatum, sed ingenitum profitemur. L'Eglise nous fait chanter dans son office de la Trinité : Te Deum Patrem ingenitum.... toto corde et ore confitemur. Le concile deNicée et tous les saints Pères ont employé la mémo expression h l'égard du Père.

Objections: 1.. Il semble que ce ne soit pas le propre du Père d'être non engendré. Car tout ce qui est propre à une chose établit en elle quelque chose de positif. Or, le mot non engendré n'est pas pour le Père un terme positif, c'est un terme négatif. Donc il n'exprime pas une de ses propriétés.

2.. Le mot non engendré s'entend privativement ou négativement. Si on l'entend négativement, on peut dire non engendré tout ce qui n'est pas engendré, et puisque l'Esprit-Saint et l'essence divine ne sont pas engendrés, on pourra dire de l'un et de l'autre qu'ils sont non engendrés. Par conséquent ce mot ne sera plus propre au Père. Si on l'entend privativement, toute privation supposant dans le sujet dont on l'affirme une imperfection, il s'ensuivra que la personne du Père est imparfaite, ce qui est impossible.

3.. Dans la Trinité le mol non engendré n'exprime pas une relation, puisque ce n'est pas un mot relatif. Il exprime donc la substance, et par conséquent celui qui est non engendré et celui qui est engendré diffèrent substantiellement. Cependant le Fils qui est engendré ne diffère pas substantiellement du Père. Donc on ne doit pas dire que le Père est non engendré.

4.. Le mot propre est celui qui ne convient qu'à un seul et même être. Or, puisqu'il y a en Dieu plusieurs personnes qui procèdent d'une autre, rien n'empêche qu'il n'y ait aussi plusieurs personnes qui existent de soi, sans procéder d'une autre. Donc le mot non engendré n'est pas propre au Père.

5.. Comme le Père est le principe du Fils qui est engendré, de même il est le principe du Saint-Esprit qui procède. Si donc, par suite de l'opposition de relation qu'il y a entre lui et son Fils, il résulte que non engendré soit son nom propre, il devrait aussi y avoir à l'égard du Saint-Esprit un autre nom comme celui à'improcessible.


Mais c'est le contraire. Car saint Ililaire dit : Il n'y a qu'un seul qui soit né d'un autre, et il n'y a qu'un seul qui n'en soit pas né; ils ne forment qu'un seul et même Dieu; l'un a pour caractère propre son innascibilité et l'autre son origine (De Trin. lib. iv, cap. 33).

CONCLUSION. — Etre non engendré est propre au Père, comme il lui est propre de n'être pas produit par un autre.

Il faut répondre que comme dans les créatures on trouve un principe premier et un principe second, de même dans la Trinité, où il n'y a ni avant, ni après, il y a un principe qui ne procède pas d'un principe, et c'est le Père, et il y a un principe qui procède d'un principe, et c'est le Fils. Or, dans les créatures le principe premier se manifeste de deux manières. Par la première il nous fait connaître les relations qu'il a avec tout ce qui vient de lui; par la seconde il se présente à nous comme ne dépendant d'aucun principe supérieur. Ainsi dans la Trinité la personne du Père se fait connaî -tre par les notions de paternité et de commune spiration qui indiquent les rapports qu'il a avec les personnes qui procèdent de lui. Mais en tant que principe absolu il se manifeste parce qu'il ne procède d'aucun autre. Ce qui constitue la propriété de Y innascibilité que le mot non engendré exprime.


Solutions: 1. Il faut répondre su premier argument, que, d'après quelques théologiens, l'innascibilité qu'exprime le mot non engendré, considérée comme une propriété du Père, ne s'entend pas seulement négativement, mais elle comprend tout à la fois ces deux choses ; c'est que le Père ne procède pas d'un autre et qu'il est le principe des autres personnes, ce qui supposerait que l'innascibilité comprendrait l'autorité universelle du Père et la plénitude de sa fécondité. Ce qui ne semble pas exact, parce qu'alors l'innascibilité ne serait pas une propriété distincte de la paternité et de la spiration, mais elle les comprendrait comme le mot commun comprend le mot propre. Car la fécondité et l'autorité ne signifient rien autre chose en Dieu que le principe d'origine. — C'est pourquoi il faut dire avec saint Augustin (De Trin. lib. v, cap. 7) que le mot non engendré implique la négation de la génération passive. Ainsi quand on dit qu'il est non engendré, c'est comme si l'on disait qu'il n'est pas Fils. Ce mot tout négatif qu'il est n'en est pas moins une notion propre au Père, parce que les principes premiers et les choses simples nous sont notifiés par des négations. C'est ainsi que nous disons que le point est ce qui n'a pas de partie.

2. Il faut répondre au second, que le mot non engendré est quelquefois pris dans un sens purement négatif. Ainsi saint Jérôme dit que le Saint-Esprit est non engendré, c'est-à-dire qu'il n'est pas engendré. On peut aussi entendre ce mot privativement (I) sans exprimer par là une imperfection. Car une privation peut se comprendre de plusieurs manières. 1° Il y a privation quand une chose n'a pas ce que d'autres choses peuvent naturellement avoir, bien que sa nature ne le lui permette pas. Par exemple on dit qu'une pierre est une chose morte, parce qu'elle manque de la vie qui peut exister dans d'autres êtres. 2° Il y a privation quand un être n'a pas ce que possèdent d'autres êtres du même genre que lui, telle est la taupe qu'on dit être aveugle. 3° Il y a encore privation quand un être n'a pas ce que par sa nature il devrait avoir. Cette dernière sorte de privation est une imperfection. Ce n'est pas dans ce dernier sens qu'on dit que le Père est non engendré ; mais c'est dans le second, parce que si dans la nature divine il y a un suppôt qui est engendré, il y en a un aussi qui ne l'est pas. On pourrait partir de là pour dire que le Saint-Esprit est aussi non engendré. C'est pourquoi pour que ce nom soit propre au Père il faut comprendre par là qu'il s'applique à une personne divine qui n'a été d'aucune manière produite par une autre, et étendre la négation à toute espèce de principe, de telle sorte que le mot non engendré n'exclue pas seulement la génération passive, mais encore toute sorte de procession. Dans ce sens on ne peut pas dire du Saint-Esprit qu'il est non engendré, puisqu'il procède du Père et du Fils. On ne peut pas non plus appliquer cette qualification à l'essence divine, puisque dans la personne du Fils et dans celle du Saint-Esprit elle procède d'un autre, c'est-à-dire du Père.

(1) Le mot non engendré s'entend de la nature négativement et de la personne du Père privativement. Ce mot d'ailleurs indique assez par lui-même qu'il n'exprime qu'une négation ou qu'une privation, selon la remarque des saints Pères, dont le P. Pétau rapporte les témoignages (lib. "V, cap. 2, num. b et cap. 3).

3. Il faut répondre au troisième, que d'après saint Jean Damascène le mot non engendré peut avoir le même sens que le mot incréé (1), et alors il se rapporte à la substance, car la substance créée diffère de la substance incréée. Le mot non engendré signifie dans un autre sens ce qui n'est pas engendré. Aiors on l'emploie relativement de la même manière qu'une négation se ramène à un genre d'affirmation ; comme le non-homme au genre de la substance, le non-blanc au genre de la qualité. De là comme la personne engendrée suppose en Dieu relation, la personne non engendrée appartient aussi à la relation. Par conséquent il ne suit pas de là que le Père non engendré soit substantiellement distinct du Fils qui est engendré, mais il en résulte seulement qu'ils sont distincts par la relation, de telle sorte que la relation du Fils ne convienne pas au Père.

(1) Ces deux mots se ressemblent beaucoup en grec; k'/fivrçTOçsignifieincréé/mcTeaius,et v.yé-J-*vroS non engendré, ingenitus. A la rigueur, ces mots n'offrent pas le même sens ; mais les Pères prennent souvent l'un pour l'autre, ce qui a été l'occasion d'une multitude de controverses.

4. Il faut répondre au quatrième, que comme en tout genre il faut établir un premier, de même dans la nature divine il faut reconnaître un principe qui ne procède pas d'un autre, et qu'on appelle pour ce motif non engendré. Supposer deux principes non engendrés, c'est admettre deux Dieux, deux natures divines. C'est ce qui fait dire à saint Hilaire (lib. De syn. post méd.) : Puisqu'il n'y a qu'un Dieu, il ne peut se faire qu'il y ait deux personnes non engendrées. D'ailleurs, si elles étaient toutes deux non engendrées, l'une ne procéderait pas de l'autre et elles ne seraient pas distinguées par l'opposition de leur relation. Il faudrait donc qu'elles fussent distinguées par la diversité de leur nature.

5. Il faut répondre au cinquième, que la propriété du Père qui ne procède d'aucun autre est mieux exprimée par un mot qui éloigne de lui la naissance du Fils que par un mot qui éloignerait la procession du Saint-Esprit ; soit parce que la procession de l'Esprit n'a pas de nom spécial, comme nous l'avons dit (quest. xxvii, art. 4 ad 3), soit parce que dans l'ordre de la nature la procession du Saint-Esprit présuppose la génération du Fils. C'est pourquoi une fois qu'on a dit du Père qu'if n'était pas engendré, quoiqu'il soit le principe de la génération, il suit de là évidemment qu'il ne procède pas non plus à la façon de l'Esprit-Saint, puisque l'Esprit n'est pas le principe de la génération, mais qu'il procède au contraire de celui qui est engendré.


QUESTION XXXIV. : DE LA PERSONNE DU FILS.


Nous devons ensuite parler de la personne du Fils. Or, on lui donne trois noms : on l'appelle Fils, Verbe et Image. En disant ce qu'est le Père, nous avons par là même fait connaître le Fils. 11 ne nous reste plus qu'à examiner le Verbe et l'Image. — A l'égard du Verbe trois questions se présentent : 1" Le mot Verbe se rapporte-t-il à l'essence ou à la personne ? — 2" Est-il le nom propre du Fils ? — 3" Y a-t-il dans le nom de Verbe quelque chose qui se rapporte aux créatures ?

Article I. — en dieu le verbe est-il un nom personnel (1) ?


(1) Cet article est une réfutation de l'erreur du rabbin Moïse, qui prétendait que le Verbe se disait de l'essence et non de la personne.

Objections: 1.. Il semble qu'en Dieu le Verbe ne soit pas un nom personnel. Car les noms personnels sont propres, comme ceux du Père et du Fils. Or, le mot Verbe ne s'entend que métaphoriquement quand il s'agit de Dieu, comme le dit Origène (in Ev. Joan.). Donc le Verbe n'est pas un nom personnel.

2.. D'après saint Augustin (De Trin. lib. ix, cap. 10), le Verbe c'est la connaissance avec amour, et d'après saint Anselme (Monol. cap. 60) en Dieu le Verbe consiste à voir en pensant Or, en Dieu la connaissance, la pensée et l'intuition se rapportent à l'essence. Donc le Verbe n'est pas un nom personnel.

3.. Il est de l'essence du Verbe qu'il soit parlé. Or, d'après saint Anselme (in Monol. cap. 59), comme le Père est intelligent, le Fils est intelligent, et le Saint-Esprit est intelligent; de même le Père est parlant, le Fils est parlant et le Saint-Esprit est parlant. Egalement chacun d'eux est parlant. Donc le mot Verbe se dit de l'essence de la Trinité et non d'une personne divine.

4.. Aucune des personnes divines n'a été créée. Or, le Verbe de Dieu est quelque chose de créé. Car il est écrit : Feu, grêle, neige, glace, souffle des tempêtes qui produisent son Ferbe (Ps. cxlviii, 8). Donc le Verbe n'est pas le nom d'une des personnes divines.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. vu, cap. 11), que comme le Fils se rapporte au Père, de même le Verbe à celui dont il est le Verbe. Or, le Fils est un nom personnel, puisqu'on l'emploie pour exprimer une relation. Donc aussi le mot Verbe.

CONCLUSION. — Puisque le Verbe signifie ce qui procède d'un autre, il est pris non pour l'essence, mais seulement pour la personne.

Il faut répondre que le nom de Verbe, si on le prend au propre, est un nom personnel et point du tout un nom essentiel.—Pour rendre évidente cette réponse il faut savoir que nous pouvons prendre le mot Verbe de trois manières au propre et d'une quatrième manière au figuré. 1° Le plus souvent nous entendons par Verbe ce que la voix rend au dehors, c'est-à-dire ce qui sort de nous et ce qui comprend par conséquent deux choses, la voix elle-même et la signification de la voix. Car d'après Aristote (Perih. lib. i) laparole exprime un conceptde l'entendement. Et ailleurs il dit encore (Deanim. lib. n, text. 90) : Laparole procède du sens que la pensée ou l'imagination y attache. En effet, la parole qui n'a pas de sens ne peut pas être appelée une parole, un Verbe. On ne donne ce nom à la voix extérieure qu'à condition qu'elle exprime un concept intérieur de l'esprit. Ainsi donc on appelle d'abord Verbe principalement le concept intérieur de l'esprit (2). 2° On donne ce nom à la voix qui exprime ce concept. 3° On appelle encore Verbe l'imagination même de la parole. Saint Jean Damascène explique ces trois acceptions quand il dit (De fid. orth. lib. i, cap. 17) que le Verbe est le mouvement naturel de l'intelligence, que c'est par le Verbe qu'elle se meut, comprend et pense ; qu'il est sa lumière et sa gloire. Il entend par là le mot Verbe dans son premier sens. Il dit ailleurs : que le Verbe n'est pas ce que la voix produit au dehors, mais ce que le coeur prononce au dedans. C'est dans ce cas le troisième sens que nous venons de donner. Enfin il dit encore : que le Verbe est l'ange ou le messager de l'intelligence, et c'est le second sens que nous avons donné à ce même mot. 4° On prend le mot Verbe au figuré quand on l'emploie pour exprimer ce qui est désigné ou fait par lui. Ainsi nous avons coutume de dire, voilà la parole que je vous ai dite, ou le mot que le roi vous a donné, à l'occasion d'un fait qui est l'expression de l'une de nos paroles ou qui est l'exécution d'un ordre qu'on a reçu. Or, en Dieu, le mot Verbe est pris dans son sens propre, quand il signifie le concept de l'entendement divin. C'estce quifaitdire à saint Augustin [De Trin. lib. xv, cap. IO) : Celui qui peut comprendre son Verbe, non-seulement avant que la voix ne le fasse retentir, mais encore avant que la pensée ne l'ait revêtu d'images qui doivent le rendre sensible, celui-là peut avoir une ressemblance quelconque du Verbe dont il est dit : Au commencement était le Verbe. Or, il est dans la nature du concept du coeur de procéder d'un autre, c'est-à-dire delà connaissance de celui qui le conçoit. — De là vient que le Verbe pris dans son acception propre signifie un être qui procède d'un autre (I), et qu'il appartient aux noms personnels, puisque les personnes divines ne se distinguent les unes des autres que selon leur origine, comme nous l'avons dit (quest. xxvii, art. 3, 4 et 5). Il faut donc dire que le mot Verbe pris dans son acception propre se rapporte non à l'essence, mais à la personne.

(2) Erasme, dans sa traduction du Nouveau Testament, a traduit le mot /cr/espar lermo, au lieu d'employer le mot verbum. Mais la variante n'est pas heureuse, parce que le mot sermo se dit de la parole exprimée au dehors, tandis que le mot verbum exprime la production interne de l'entendement.

(1) Quelquefois le moi Verbe se dit du Père. Saint îrénée (lib. h, cap. 48); saint Ambroise (De Filii divinit. cap. 5) et Marius Victorin (lib. in, Cont. Árium) l'ont entendu ainsi. Mais alors ce mot n'exprime pas la personne, mais l'essence.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les ariens, dont l'erreur a eu Origène pour père (2), supposaient que le Fils était d'une autre substance que le Père. Ils se sont efforcés pour ce motif d'établir que le nom de Verbe ne convenait pas au Fils dans son acception propre, afin de ne pas être contraints par la nature même de la procession du Verbe d'avouer que le Fils n'est pas hors de la substance du Père. Car le Verbe intérieur procède de celui qui parle de telle façon qu'il est immanent en lui. Mais si l'on admet le mot Verbe dans un sens métaphorique, on est forcé aussi de l'admettre en Dieu au propre. Car on ne peut donner métaphoriquement le nom de Verbe à une chose qu'en raison de sa manifestation. En effet cette chose est appelée Verbe, parce qu'elle manifeste ou parce qu'elle est manifestée. Si elle est manifestée il faut supposer un Verbe proprement dit qui la manifeste. Si au contraire elle est le Verbe qui manifeste au dehors ce qui se produit extérieurement, les paroles qu'elle exprime signifient nécessairement un concept intérieur de l'esprit que quelqu'un rend par des signes extérieurs. Donc, quand même on prendrait quelquefois le mot Verbe au figuré, il faudrait toujours admettre ce mot dans un sens propre, et en faire un nom personnel.

(2) Saint Epipbane a employé cette expression. On peut voir comment il la justifie dans son livre (De hwres.), à l'article d'Orisène.

2. Il faut répondre au second, que de toutes les choses qui se rapportent à l'entendement divin iln'y a que le Verbe qui soit un nom personnel, parcequ'il n'y a que le Verbe qui désigne un être qui procède d'un autre. Car le Verbe est ce que forme l'entendement divin dans l'acte même de sa conception. Or, l'entendement divin suivant qu'ilesten acte est pris absolument. Il en estdemême du comprendre, qui est à l'intellect en acte ce que l'être est à l'être en acte; car le comprendre ne signifie pas une action qui sort du sujet qui comprend, mais une action qui est immanente en lui. Ainsi donc quand on dit que le Verbe est une connaissance, on n'entend par connaissance ni l'acte de l'entendement qui connaît, ni sa manière d'être, mais ce que l'entendement conçoit en connaissant. C'est pourquoi saint Augustin dit que le Verbe est la sagesse engendrée [De Trin. lib. vu, cap. 11), ce qui revient au même que de dire, c'est la conception même de la sagesse. On peut dire dans le même sens qu'il est la connaissance engendrée. C'est aussi de cette manière qu'il faut comprendre ce mot de saint Anselme, que pour Dieu dire c'est voir en pensant, c'est-à-dire que le Verbe de Dieu est conçu par l'intuition de la pensée divine. Cependant le nom de pensée ne convient pas, à proprement parler, au Verbe de Dieu. Comme le dit fort bien saint Augustin [De Trin. lib. xv, cap. 16), on donne au Fils le nom de Verbe de Dieu, eton ne l'appelle pas pensée dans la crainte qu'on ne suppose que nous admettons en Dieu quelque chose de changeant, qui aujourd'hui prend une forme et devient Verbe pour abandonner ensuite cette forme et devenir quelque chose de vague et de mobile (1). D'ailleurs la pensée proprement dite consiste dans la recherche de la vérité, et cette recherche n'a pas d'objet en Dieu. Car quand l'entendement est parvenu au sommet de la vérité, il ne pense plus, mais il contemple la vérité dans sa perfection. Ainsi saint Anselme [toc. cit.) s'est servi improprement du mot pensée au lieu de celui de contemplation.

(1) Saint Thomas attache au mot pensée, cogitatio, quelque chose de mobile et de changeant. C'est pour ce motif qu'il critique l'expression de saint Anselme, parce qu'il craint qu'elle ne porte à supposer dans le Verbe une versatilité analogue à la notre.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le mot Verbe, pris dans son acception propre, s'entend non de l'essence, mais de la personne, il en est de même du mot dire. Ainsi le mot Verbe n'étant pas commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit, le mot dire ne leur est pas commun non plus, et on ne peut pas dire que le Père est disant, le Fils est disant, le Saint-Esprit est disant. C'est l'observation que fait saint Augustin [De Trin. lib. vit, cap. 1). Le mot disant se rapportant au Verbe coéternel au Père, n'exprime pas, dit-il, le Père seul, mais il comprend avec lui son Verbe, sans lequel on ne pourrait pas dire réellement qu'il est disant. Mais chaque personne peut être dite ou exprimée. Car il n'y a pas que le Verbe qui soit dit ou exprimé, mais on exprime aussi la chose que le Verbe comprend ou qu'il signifie. Ainsi il n'y a dans la Trinité qu'une personne qui puisse être exprimée ou dite à la manière du Verbe ; les autres personnes peuvent être dites ou exprimées de la manière qu'on dit ou qu'on exprime ce que le Verbe com prend. Car le Père, en se comprenant, en comprenant le Fils, le Saint Esprit et toutes les autres choses que sa science embrasse, conçoit le Verbe de telle sorte que la Trinité tout entière et toute la création soit dite ou exprimée par son Verbe. C'est ainsi que l'entendement de l'homme exprime par la parole ou par son verbe ce qu'il conçoit quand il al'intelligence d'une chose quelconque. Saint Anselme prend improprement le mot dire pour le mot comprendre, car ils diffèrent entre eux. Ainsi, comprendre n'exprime que le rapport du sujet qui comprend à l'objet qu'il a compris. Il n'y a là aucune relation d'origine, seulement il y a une modification de l'entendement comme celle que notre esprit subit quand l'objet qu'il conçoit imprime en lui sa forme. En Dieu il n'y a pas seulement rapport du sujet à l'objet, mais il y a identité absolue. Car nous avons vu (quest. xiv, art. 4 et S) que pour Dieu le sujet qui comprend et l'objet compris sont absolument une seule et même chose. Mais le dire se rapporte principalement au Verbe que l'on a conçu, parce que dire n'est autre chose que produire au dehors ce Verbe lui-même. Cependant par l'intermédiaire du Verbe le dire se rapporte aussi à l'objet compris, puisque cet objet est manifesté à celui qui le comprend par la parole qu'on lui adresse. Il n'y a donc dans la Trinité que la personne qui profère le Verbe qui dise, bien que chacune des deux autres comprenne et soit comprise, et par conséquent dite ou exprimée par le Verbe.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mot Verbe est pris dans ce passage au figuré pour exprimer l'effet de la parole. C'est ainsi qu'on dit que les créatures écoutent la parole de Dieu quand elles exécutent ce qui leur est commandé par le Verbe qu'a conçu la divine sagesse, comme on dit qu'un homme exécute la parole du roi quand il fait l'oeuvre que le roi lui a ordonnée (1).

(1) Pour plus de développements, voir les opuscules X et xi de saint Thomas (De differentia Verbi divini et humani et De natura Verbi intellectus).


ARTICLE II. — LE MOT VERBE   EST-IL LE NOM PROPRE DU FILS (2)?


(2) Parmi les hérétiques qui ont attaqué la divinité du Verbe, nous citerons Cérinthe, les ébio-nilcs, les gnostiques, Théodote de Byzance, Paul de Samosate, Arius et tous ses sectateurs, Marcel d Ancyre, son disciple Photin, évoque de Smyrne ; et dans les temps modernes, Michel Servet et les sociniens.

Objections: 1.. Il semble que le Verbe ne soit pas le nom propre du Fils. Car le Fils est en Dieu une personne subsistante. Or, le Verbe ne signifie pas une chose subsistante, comme on le voit par ce qui se passe en nous. Donc le Verbe ne peut pas être le nom propre de la personne du Fils.

2.. Le Verbe procède de celui qui parle, parce qu'il en est en quelque sorte la production (prolatio). Donc si le Fils est, à proprement parler, le Verbe, il ne procède du Père que par manière de production, ce qui est l'hérésie de Valentin (3), comme le dit saint Augustin (De Haeres. num. II).

(3) Valentin avait admis le système des Ions, dont on attribue l'invention à Simon le Magicien. Il enseignait que le Père avait engendré le Verbe, mais que celui-ci était tellement éloigné du Père qu'il t'ignorait (Iren. cap. -I ; Tert. cap. "t, et Tbéo-doret, liv. i, cap. 7).

3.. Tout nom qui est propre à une personne signifie une de ses propriétés. Si le Verbe est le nom propre du Fils, il doit donc signifier une de ses propriétés. Et alors il y aura en Dieu plus de propriétés que nous n'en avons énumérées.

4.. Celui qui comprend conçoit un Verbe en comprenant. Or, le Fils comprend. Donc il y a le Verbe du Fils, et par conséquent le Verbe n'est pas un nom qui lui est propre.

5.. Il est dit du Fils : Qu'il porte tout par le Verbe de sapuissance (Hebr, i, 3). De là saint Basile conclut (Cont. Eunom. lib. v, cap. 11) quel'Esprit-Saint est le Verbe du Fils. Il n'y a donc pas que le Fils qui soit appelé Verbe.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. vi, cap. 11): Il n'y a que le Fils qui soit appelé Verbe.

CONCLUSION. — Puisqu'on entend par Verbe celui qui procède par voie d'intelligence, ce nom est propre à la personne du Fils.

Il faut répondre que le Verbe, pris dans son sens propre, est un nom de personne, et qu'il est le nom propre de la personne du Fils ; car il signifie une émanation de l'entendement divin. Or, la personne divine qui procède de l'entendement est appelée le Fils, et cette procession prend le nom de génération, comme nous l'avons dit (quest. xxvii,' art. 2). Il n'y a donc dans la sainte Trinité que le Fils qui puisse recevoir, à proprement parler, le nom de Verbe (4).

(4) Quand on prend le Verbe pour la raison et l'intelligence, on dit alors du Fils qu7il est Verbum de Verbo, comme on dit qu'il est Deus de Deo.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en nous l'être et le comprendre ne sont pas une seule et même chose. De là il arrive que ce qui a en nous l'être intelligible n'appartient pas à notre nature. Mais l'être de Dieu est son intelligence même. Par conséquent le Verbe de Dieu n'est en lui ni un accident, ni un effet, mais il appartient à sa nature, et il faut pour cela qu'il soit une chose qui subsiste. Car tout ce qui est dans la nature de Dieu subsiste. C'est ce qui fait dire à saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. i, cap. 18) que le Verbe de Dieu est hypostatique et substantiel, mais que les autres verbes, comme'les nôtres, sont des vertus ou des modifications de l'âme.

2. Il faut répondre au second, que Valentin n'a pas été condamné, comme le supposaient faussement les ariens, pour avoir dit que le Fils était né par manière de production, mais pour avoir supposé différentes espèces de production, comme on peut le voir dans l'endroit même de saint Augustin cité dans l'objection.

3. Il faut répondre au troisième, que le mot Verbe exprime la même propriété que le mot Fils, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. vu, cap. 11). Car la naissance du Fils qui est sa propriété personnelle est exprimée par plusieurs noms divers qu'on attribue au Fils pour exprimer ses diverses perfections. Ainsi on l'appelle Fils pour exprimer qu'il est conaturel au Père, on l'appelle splendeur parce qu'il lui est coéternel, on dit qu'il est son image parce qu'il lui est absolument semblable, enfin on lui donne le nom de Verbe pour désigner sa génération spirituelle. On n'a pas pu trouver un nom qui rendît toutes ces perfections.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on dit que le Fils est intelligent de la même manière qu'on dit qu'il est Dieu, puisque l'intelligence appartient à l'essence divine, comme nous l'avons dit (quest. xiv, art. 2 et 4). Or, le Fils est Dieu engendré et non Dieu engendrant ; par conséquent il est intelligent, non comme produisant le Verbe, mais comme étant le Verbe qui procède du Père, parce qu'en Dieu le Verbe qui procède ne diffère pas réellement de l'entendement divin ; il n'y a que la relation qui le distingue de son principe.

5. Il faut répondre au cinquième, que dans ce passage où il est dit du Fils : qu'il porte tout par le Verbe de sa puissance, le mot Verbe est pris au figuré pour l'effet du Verbe lui-même. De là nous lisons dans la glose que le mot Verbe est pris pour un ordre, ce qui signifie que par l'effet de la puissance du Verbe les créatures conservent leur être, comme elles le reçoivent par l'effet de cette même puissance. Quant à l'interprétation que saint Basile a donnée du mot Verbe en l'appliquant au Saint-Esprit, elle est impropre. Il a pris le mot Verbe au figuré, et dans ce sens on peut appeler Verbe d'un être tout ce qui le manifeste. C'est dans ce sens qu'il a dit que le Saint-Esprit est le Verbe du Fils, parce qu'il le manifeste (1).

(1 ) Il n'y a pas que saint Basile qui ait fait usago de cette expression. On la trouve encore dans Maritis Victorinus (lib. HI, Cont. Arium), dansDace (Contra Varimodum) et dans plusieurs autres auteurs.


ARTICLE III. — le nom de verbe implique-t-il quelque rapport a la créature (2) ?


(2) Les ariens faisaient du Verbe la cause instrumentale par laquelle Dieu a fait le monde, et ils prétendaient que le Verbe n'aurait pas existé si Dieu n'avait pas voulu nous créer. Saint Thomas réfute cette hérésie eu établissant les véritables rapporta qu'il y a entre le Verbe et les créatures.

Objections: 1.. Il semble que le mot Verbe n'implique pas de rapport aux créatures. Car tout nom qui désigne dans la création un effet se rapporte à l'essence divine. Or, le mot Verbe est un nom personnel et non un nom essentiel, comme nous l'avons prouvé (art. 1). Donc il n'a pas de rapport à la créature.

2.. Les noms qui ont rapport aux créatures ne conviennent à Dieu que temporairement ; tels sont les noms de seigneur et de créateur. Or, le mot Verbe convient à Dieu éternellement. Donc il n'a point rapport aux créatures.

3.. Le Verbe se rapporte à l'être dont il procède. S'il se rapporte à la créature il s'ensuit donc qu'il en procède.

4.. Les idées sont multiples en raison de la diversité des rapports de l'esprit aux créatures. Donc si le Verbe se rapporte aux créatures, il suit de là qu'en Dieu il n'y a pas qu'un seul Verbe, mais plusieurs.

5.. S'il y a rapport du Verbe à la créature, cela ne peut être qu'autant que les créatures sont connues de Dieu. Or, Dieu connaît non-seulement les êtres, mais encore les non-êtres. Donc il y a aussi rapport du Verbe aux non-êtres, ce qui paraît faux.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxhi, quaest. 63) que le mot de Verbe exprime non-seulement un rapport au Père, mais encore à tout ce que le Verbe a produit par l'énergie de sa puissance.

CONCLUSION. — Puisque Dieu dans la production de son Verbe se comprend et avec lui toutes les créatures, il faut que l'on reconnaisse un rapport du Verbe aux créatures.

Il faut répondre qu'il y a rapport du Verbe aux créatures, parce qu'en se connaissant Dieu connaît toutes les créatures. Or, le Verbe conçu dans l'esprit est la représentation de tout ce que l'intelligence perçoit actuellement. Ainsi, en nous il y a autant de verbes ou de mots qu'il y a de choses que nous comprenons. Mais comme Dieu se comprend et comprend toutes les autres choses par un seul et même acte, son Verbe unique est l'expression non-seulement du Père, mais encore de toutes les créatures (I). Toutefois la science de Dieu se bornant à connaître quand il s'agit de Dieu lui-même, et étant tout à la fois spéculative et effective quand il s'agit des créatures, ainsi le Verbe n'est, par rapport au Père, que son expression, mais à l'égard des créatures il est tout à la fois leur image et leur créateur. C'est ce qui explique ces paroles duPsalmiste : Il dit, et tout fut fait (Psal, xxxii, 9). Car c'est par le Verbe que Dieu fait tout.

(1) Tous les théologiens admettent que le Verbe procede de la connaissance de l'essence divine et des attributs absolus ; mais sur le reste ils sont divisés. Scot veut qu'il ne procède que de cette double connaissance ; Vasquez prétend qu'il procède en outre de la connaissance de lui-même, mais non de la connaissance de l'Esprit-Saint et du reste. Cajétan et les thomistes soutiennent, pour la plupart, qu'il procède de la connaissance de l'essence divine, des attributs absolus, des personnes et des choses possibles, mais non de la connaissance des futurs contingents. Witasse entreprend de prouver qu'il procède aussi de cette dernière connaissance. Maisîiilluard IDiss. V, art. 3) fait voir que Witasse et les thomistes diffèrent plutôt sur les mots que sur les choses; car les thomistes admettent que le Verbe procède de la connaissance des futurs par concomitance et accidentellement (Vid. Gonet. Disput. 11, art. 1 et 5.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans le nom de la personne on comprend indirectement la nature. Car on définit la personne la substance individuelle d'une nature raisonnable. Par conséquent, dans le nom d'une personne divine, pour ce qui regarde la relation personnelle, il ne peut y avoir de rapport avec les créatures, mais il peut y en avoir dans ce qui appartient à la nature. Car rien n'empêche, puisque l'essence est comprise dans la signification de la personne, qu'elle se rapporte dans ce sens à la créature. Ainsi, comme il est propre au fils d'être fils, de même il lui est propre d'être Dieu engendré ou créateur engendré, et de cette manière le mot de Verbe implique un rapport avec la créature.

2. Il faut répondre au second, que les rapports étant les conséquences des actions, parmi les noms qui expriment le rapport de Dieu à la créature il y en a qui expriment une action qui se manifeste par un effet extérieur et qui passe, comme créer, gouverner. Ceux-là ne conviennent à Dieu que temporairement. Mais il y a clos relations qui ne sont pas la conséquence d'un acte qui'se produit extérieurement, mais d'un acte qui est immanent dans celui qui le produit, comme vouloir, savoir, etc. Ces noms ne conviennent pas à Dieu temporairement.( C'est une relation de ce genre que le "Verbe exprime à l'égard de la créature. Il n'est donc pas exact de dire que tous les noms qui expriment une relation de Dieu à la créature sont des noms qui ne conviennent à Dieu que temporairement. Les noms temporaires n'appartiennent qu'aux relations qui ont pour principe les actions de Dieu qui se produisent par des effets extérieurs et qui sont transitoires.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu ne connaît pas les créatures par la science qu'il leur emprunte, mais par son essence. Il n'est donc pas nécessaire que le Verbe procède des créatures, bien qu'il soit leur expression.

4. Il faut répondre au quatrième, que le nom d'idée a été principalement choisi pour exprimer le rapport de Dieu avec les créatures ; c'est pour cela qu'on l'emploie au pluriel et que ce nom n'est pas un nom personnel. Mais le nom de Verbe a été principalement choisi pour exprimer le rapport qu'il y a entre lui et l'entendement divin qui le produit, et conséquemment le rapport qu'il y a entre lui et les créatures, parce que Dieu en se comprenant comprend toutes les créatures. C'est ce qui fait que dans la Trinité il n'y a qu'un Verbe unique et que ce mot désigne une personne.

5. Il faut répondre au cinquième, que ce que la science de Dieu est aux non-êtres le Verbe de Dieu l'est aussi, parce que le Verbe de Dieu ne peut être inférieur à sa science, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xv, cap. 14). Or, le Verbe est l'image et le créateur des êtres, et il est l'expression et la manifestation des non-êtres.


I pars (Drioux 1852) Qu.33 a.4