I pars (Drioux 1852) Qu.42 a.5


ARTICLE VI. — LE FILS EST-IL ÉGAL AU PÈRE EN PUISSANCE (1)?


(1) Cette question est décidée par les précédentes ; car, du mêment où il est établi que le Fils est coéternel, consubstantiel, égal en perfection au Père , il est évident qu'il lui est aussi égal en puissance. Mais saint Thomas insiste sur cette question, parce que Abeilard venait de renouveler l'erreur des origénistes et des autres hérétiques, qui prétendaient que le Père est plus puissant que le. Fils, parce qu'il a le pouvoir d'engendrer, tandis que le Fils ne l'a pas. La question se présentant ainsi sous une face nouvelle, saint Thomas l'approfondit de nouveau.

Objections: 1.. Il semble que le Fils ne soit pas égal au Père en puissance. Car il est dit dans saint Jean : Le Fils ne peut rien faire de lui-même, que ce qu'il voit faire à son Pèse (Joan, v. 19). Or, le Père peut agir de lui-même. Donc le Père est plus grand que le Fils en puissance.

2.. La puissance de celui qui commande et qui enseigne est plus grande que celle de celui qui obéit et qui écoute. Or, le Père commande au Fils, d'après ces paroles de Jésus-Christ : Comme mon Père m'a commandé, ainsi j'agis (Joan, xiv, 31). Le Père enseigne aussi le Fils, d'après ces autres paroles : Le Père aime le ¦ Fils et lui démontre tout ce qu'il fait (Joan, v, 20). Le Fils l'écoute, car il dit: Comme j'entends, je juge (Joan, v, 30). Donc le Père est plus puissant que le Fils.

3.. il appartient à la toute-puissance du Père de pouvoir engendrer un Fils égal à lui. Car saint Augustin dit : S'il n'a pu engendrer son égal, où est sa toute-puissance (Cont. Max. lib. m, cap. 7). Or, le Fils ne peut pas engendrer un Fils, comme nous l'ayons prouvé (quest. xlii, art. 6 ad 2). Le Fils n'a donc pas tout ce qui appartient à la toute-puissance du Père. Par conséquent il n'a pas une puissance pareille à la sienne.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans saint Jean : Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement (Joan, v, 19).

CONCLUSION. — Puisque le Fils est égal au Père pour la perfection de la nature, il lui est nécessairement égal en puissance.

Il faut répondre qu'on doit dire que le Fils est égal au Père en puissance. Car la puissance de l'agent est en raison de la perfection de sa nature. En effet nous voyons dans les créatures que plus la nature d'un être est parfaite et plus il a de puissance d'action. Or, nous avons prouvé (art. 1 et 4 huj. quaest.) que la paternité et la filiation divine exigeaient que le Fils fût égal au Père en grandeur, c'est-à-dire qu'il eût la même perfection de nature. Il faut donc qu'il lui soit égal en puissance.. Nous pourrions faire le même raisonnement touchant l'Esprit-Saint pour prouver qu'il est égal au Père et au Fils.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par ces paroles : Le Fils ne peut rien faire de lui-même, on ne refuse pas au Fils la puissance que le père possède, puisqu'on ajoute immédiatement que tout ce que le Père fait le Fils le fait également. Mais on montre que le Fils tient sa puissance du Père comme c'est de lui qu'il reçoit sa nature. C'est ce qui l'ai t dire à saint Hilaire (De Trin. lib. ix) : L'unité de la nature divine est telle que le Fils fait par lui-même ce qu'il ne fait pas de lui-même.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit que le Père démontre et que le Fils écoute, cela signifie que le Père communique au Fils sa science comme il lui communique son essence. On peut aussi dire que le Père commande au Fils dans le sens qu'il lui a donné de toute éternité la science de ce qui doit être fait et la volonté de le faire en l'engendrant. Ou plutôt ou doit rapporter ces paroles au Christ et les entendre de la nature humaine.

3. Il faut répondre au troisième, que comme la même essence est dans le Père paternité et dans le Fils filiation, ainsi la puissance par laquelle le Père engendre est la même que celle par laquelle le Fils est engendré. D'où il est manifeste que le Fils peut tout ce que peut le Père. Il ne s'ensuit cependant pas qu'il puisse engendrer, parce qu'il y a entre eux une différence relative. Car la génération signifie dans la Trinité une relation. Le Fils a donc même puissance que le Père, mais il ne la possède pas avec la même relation. Ainsi le Père la possède comme celui qui donne, et c'est ce qu'on exprime quand on dit qu'il peut engendrer. Le Fils la possède comme celui qui la reçoit, et c'est ce qu'on exprime en disant qu'il peut être engendré (I).

(1) C'est le cas de distinguer les attributs absolus et les attributs relatifs. La puissance en général est un attribut absolu, essentiel et commun aux trois personnes ; mais la puissance d'engendrer est un attribut relatif ou personnel qui n'appartient qu'au Père.


QUESTION XLIII. : DE LA MISSION DES PERSONNES DIVINES.


Nous avons maintenant à traiter de la mission des personnes divines. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Est-il convenable qu'une personne divine soit envoyée? — 2" La mission est-elle éternelle ou seulement temporelle ? — 3" Dans quel but une personne divine est-elle invisiblement envoyée ? — 4° Chaque personne peut-elle être envoyée? — 5° Le Fils est-il envoyé invisiblement aussi bien que l'Esprit-Saint ? — 6° A qui la personne divine est-elle invisiblement envoyée ? — 7° De la mission visible. — 8" Une personne s'envoie-t-elle elle-même visiblement ou invisiblement?

ARTICLE I. —EST-IL CONVENABLE QU'UNE PERSONNE DIVINE SOIT ENVOYÉE (2)?


(2) On ne peut douter que le Fils et le Saint-Esprit ne soient envoyés j car Jésus-Christ dit de lui-même : Non sum solus, sed ego et qui misit me Pater (Joan. viii). Sicut misit me Pater et ego mitto vos (Id. xx). Et il dit du Saint-Esprit : Cum venerit Paracletus, quem ego mittam vobis à Patre Spiritum veritatis (Joan, xv). Si enim non abiero, Paracletus non veniet ad vos ; si autem abiero, mittam eum ad vos (Id. xvi).

Objections: 1.. Il semble qu'il n'est pas convenable qu'une personne divine soit envoyée. Car celui qui est envoyé est moindre que celui qui envoie. Or, une personne divine n'est pas moindre qu'une autre. Donc une personne n'est pas envoyée par une autre.

2.. Tout ce qui est envoyé est séparé de celui qui envoie. De là saint Jérôme dit : Ce qui est uni et rassemblé dans un seul corps ne peut être envoyé. Or, dans les personnes divines il n'y a rien de séparable, comme le dit saint Hilaire. Donc une personne n'est pas envoyée par une autre.

3.. Quiconque est envoyé s'éloigne d'un lieu et va dans un autre. Or, il ne peut en être ainsi d'une personne divine, puisqu'elle est partout. Donc il n'est pas convenable qu'elle soit envoyée.


Mais c'est le contraire. Car Jésus-Christ dit : Je ne suis pas seul, mais avec moi est mon Père qui m'a envoyé (Joan, vin, 16).

CONCLUSION. — La personne divine peut-être envoyée en tant qu'elle procède d'une autre et qu'elle commence à avoir une nouvelle manière d'être. C'est ainsi que le Fils a été envoyé dans le monde par son Père, afin qu'il y paraisse sous une forme humaine, quoiqu'il y fût déjà par sa forme divine.

Il faut répondre que deux choses sont de l'essence de la mission. L'une est le rapport de l'envoyé à celui qui l'envoie, l'autre le rapport de l'envoyé avec le terme de sa mission. Car par là même que quelqu'un est envoyé, on montre qu'il procède de celui qui l'envoie-, soit qu'il s'agisse d'un ordre, comme celui que donne le maître quand il envoie son serviteur ; soit qu'il s'agisse d'un conseil, comme quand un ministre engage son roi à faire la guerre, soit qu'il y ait une simple procession d'origine, comme quand on dit que la fleur procède de l'arbre. On doit aussi observer le rapport qu'il y a de l'envoyé au terme ou à l'objet de sa mission. Ce rapport consiste en ce qu'il commence à être là où il a été envoyé, soit parce qu'il n'y était pas du tout avant sa mission, soit parce qu'il commence à y être .d'une autre manière qu'auparavant. La mission peut donc convenir à la personne divine, en ce que d'une part elle implique procession d'origine du côté de celui qui envoie, et que de l'autre elle implique dans celui qui est envoyé un nouveau mode d'existence (1). C'est ainsi qu'on dit que le Fils a été envoyé par le Père dans le monde, et qu'il a commencé à y vivre sous une forme humaine, bien qu'il y fût déjà auparavant, comme le dit saint Jean au premier chapitre de son Evangile.

(1) Ainsi, la mission implique un double rapport : le premier désigne l'origine de la personne ; le dernier désigne l'effet particulier pour lequel la personne est envoyée. La mission présuppose la procession ; mais la procession n'est pas toutefois une partie constitutive de la mission.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la mission suppose infériorité dans celui qui est envoyé, quand celui-ci procède d'un principe qui exerce sur lui l'autorité du commandement ou du conseil, parce que celui qui commande est plus grand et celui qui conseille plus sage. Or, dans la Trinité il n'y a pas d'autre procession qu'une procession d'origine qui ne détruit point l'égalité, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que celui qui est envoyé pour commencer à exister dans un lieu où il n'était d'aucune manière auparavant, est mû localement par sa mission. Il est nécessaire par là même qu'il se sépare de celui qui l'envoie. Mais il n'en est pas ainsi de la mission d'une personne divine, parce que la personne divine envoyée ne commence pas plus à être où elle n'était pas auparavant qu'elle ne cesse d'être où elle était. Par conséquent une telle mission existe sans séparation ; elle ne suppose qu'une distinction d'origine.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection s'appuie sur la mission qui suppose un mouvement local, ce qui n'a pas lieu en Dieu.


ARTICLE II. — LA MISSION EST-ELLE ÉTERNELLE OU SEULEMENT TEMPORELLE (2) ?


(2) La solution de cette question dépend de la précédente ; car, d'après les deux rapports qu'implique la mission, elle est éternelle si on la considère par rapport à l'origine, et elle est temporelle si on la considère par rapport à son effet. Mais comme l'origine ou la procession n'est pas une partie constitutive delà mission, on dit d'une manière absolue que la mission est temporelle. C'est ce qu'indiquent d'ailleurs les textes de l'Ecriture que nous avons cités (pag. 584 not.2).

Objections: 1.. Il semble que la mission puisse être éternelle. Car saint Grégoire dit : Le Fils est envoyé comme il est engendré (Hom. xxvii» Evang.). Or, la génération du Fils est éternelle. Donc la mission aussi.

2.. L'être auquel une chose ne convient que temporellement est un être changeant. Or, la personne divine ne change pas. Donc sa mission n'est pas temporelle, mais éternelle.

3.. La mission suppose procession. Or, la procession des personnes divines est éternelle. Donc la mission aussi.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit : Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a .envoyé son Fils (Gai. iv, 4).

CONCLUSION. — La mission par opposition à la génération et à la spiration est temporelle.

Il faut répondre qu'il y a une différence à observer entre les mots qui expriment l'origine des personnes divines. Ainsi les mots procession et sortie [exitus) ne signifient absolument qu'un rapport à un principe. II en est d'autres qui expriment ce rapport et qui déterminent en outre le terme de la procession. Parmi ces derniers il yen a qui désignent un terme éternel, comme les mots génération et spiration. Car la génération est la procession d'une personne de la Trinité dans la nature divine, et la spiration dans le sens passif est la procession de l'amour substantiel. Il en est d'autres qui ne désignent qu'un terme temporel, comme les mots mission et donation. Car on n'envoie quelque chose à quelqu'un que pour qu'elle soit en lui, et on ne la lui donne que pour qu'il la possède. Or, qu'une créature possède une personne divine, ou que ia personne divine prenne en elle un nouveau mode d'existence, il est évident que ces deux événements ne peuvent être que temporels, par conséquent les mots mission et donation ne se prennent que temporellement. Il n'y a que la génération et la spiration qui soient éternelles. On peut entendre dans les deux sens les mots de procession et de sortie. Car le Fils procède du Père éternellement en tant que Dieu, et il procède temporellement soit qu'il s'agisse de sa mission visible, comme homme-Dieu, soit qu'il s'agisse de la mission invisible qu'il remplit par son avènement dans chaque fidèle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Grégoire parle de la génération temporelle du Fils, non comme engendré par le Père, mais comme né d'une mère. Ou bien encore on peut dire que ce qui fait que le Fils peut être envoyé c'est qu'il a été engendré de toute éternité (1).

(1) On trouve aussi dans saint Cyrille fin Joan, lib. il, cap. 5)la même manière de parler que dans saint Grégoire; mais ces deux Pères font exception, car tous les autres soutiennent que la mission est temporelle ( Vid, Pclav. lib. viii, cap. 1, num. 4).

2. Il faut répondre au second, que si une personne divine prend dans un être un nouveau mode d'existence ou que si elle est temporellement possédée par une créature, ce n'est pas qu'il y ait changement dans la Divinité, mais clans la créature. C'est ainsi que Dieu reçoit temporellement le nom de Seigneur en raison du changement de la créature.

3. Il faut répondre au troisième, que la mission n'implique pas seulement procession d'un principe, mais qu'elle détermine le terme temporel de la procession. Par consequentia mission est seulement temporelle, ou bien elle implique uneprocession éternelle et y ajoute un effet temporel. Car le rapport de la personne divine à son principe ne peut être qu'un rapport éternel. C'est pourquoi on distingue deux sortes de procession, l'une éternelle et l'autre temporelle, non parce qu'elle a avec son. principe un double rapport, mais parce qu'elle implique deux sortes de termes, l'un éternel et l'autre temporel.


ARTICLE III. — LA MISSION INVISIBLE DE LA PERSONNE DIVINE A-T-ELLE SEULEMENT POUR BUT LE DON DE LA GRACE SANCTIFIANTE (2) ?


(2) Le onzième concile de Tolède a ainsi déterminé le but de la mission : Nec enim Spiritui sanctus de Patre procedit in Filio, vel de Filio procedit ad sanctificandam creaturam, sed simul ab utrisque processisse monstratur, quia charitas sive sanctitas amborum esse agnoscitur. Hic ergo Spiritus sanctus missus ab utrisque creditur.

Objections: 1.. Il semble que la mission invisible d'une personne divine n'ait pas seulement pour but le don de la grâce sanctifiante. Car envoyer une personne divine c'est la donner. Donc si une personne divine n'est envoyée que pour opérer le don de cette grâce, il n'est pas nécessaire que la personne divine se donne elle-même, il suffit de ses dons. Ce qui est l'erreur de ceux qui disent que le Saint-Esprit ne se donne pas, mais qu'on ne reçoit que ses dons.

2.. Cette préposition secundum (1) indique le rapport d'une cause quelconque. Or, la personne divine est cause que nous possédons le don de la grâce sanctifiante et non réciproquement d'après ces paroles de saint Paul : La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom. v, S). Donc il n'est pas convenable de dire que le don de la grâce sanctifiante est cause que la personne divine nous est envoyée.

(1) La proposition est ainsi conçue en latin : Utrum missio invisibilis divinae persona) sit solum secundum donum grátiae gratum facientis.

3.. D'après saint Augustin (De Trin. lib. iv, cap. 20), nous disons que le Fils est envoyé quand notre esprit le perçoit temporellement. Or, nous connaissons le Fils non-seulement par la grâce sanctifiante, mais encore paria grâCe gratuitement donnée comme par la foi et par la science. Donc la personne divine n'est pas seulement envoyée pour communiquer la grâce sanctifiante.

4.. Raban dit que l'Esprit-Saint a été donné aux apôtres pour qu'ils produisent des miracles. Or, le don des miracles n'est pas le don de la grâce sanctifiante, mais celui de la grâce gratuitement donnée (2). Donc la personne divine n'est pas donnée uniquement dans le but de communiquer la grâce sanctifiante.

(2) Les théologiens distinguent la grâce sanctifiante, qu'ils appellent gratum faciens, etla grâce gratuitement donnée, gratis data. La première est celle qui nous justifie et nous sanctifie nous-mêmes; la seconde est celle qui nous met à même de sanctifier les autres et de les amener à Dieu. Saint Paul énumère les grâces qui.furent données dans ce dessein aux apôtres ( I. Cor. Xl). (VU. S. Thomas, 1 a 2e part, quaest. exi, art. \ et 4).


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. iii, cap. 4) que l'Esprit-Saint procède temporellement pour sanctifier la créature. Or, la mission est une procession temporelle. Par conséquent, puisque la sanctification de la créature n'a lieu que par la grâce sanctifiante, il s'ensuit que la mission de la personne divine ne se fait que par cette même grâce.

CONCLUSION. — La mission invisible d'une personne divine n'a pour but que la grâce sanctifiante qui est tout à la fois donnée et envoyée.

Il faut répondre qu'une personne divine ne peut être envoyée que pour avoir dans un être un nouveau mode d'existence, ou qu'elle n'est donnée que pour être reçue par quelqu'un. Or, elle ne peut être en quelqu'un ou reçue par quelqu'un qu'en raison de la grâce sanctifiante. Car il y a un mode général suivant lequel Dieu estdans tous les êtres par son essence, sa puissance et sa présence, comme la cause est dans tous les effets qui participent à sa bonté. Indépendamment de ce mode général, il y a un mode spécial qui convient à la nature raisonnable. Ainsi, on dit que Dieu est dans l'être raisonnable comme l'objet connu dans celui qui le connaît, comme l'objet aimé clans celui qui l'aime. Et, comme la créature raisonnable s'élève par la connaissance et l'amour à Dieu lui-même, on ne dit pas seulement que Dieu est en elle suivant ce mode spécial, mais on dit qu'il y habite comme dans son temple (3). Il n'y a donc pas d'autre effet que la grâce sanctifiante qui puisse faire que la personne divine existe d'une nouvelle manière dans l'être raisonnable. Par conséquent, la personne divine n'est envoyée et ne procède temporellement qu'en raison de cette grâce. — De même, nous n'avons la possession que des choses dont nous pouvons librement user ou jouir. Or, il n'y a que la grâce sanctifiante qui nous mette à même de jouir de la personne divine. Toutefois en recevant le don de la grâce sanctifiante nous recevons l'Esprit-Saint et il habite en nous. Par conséquent l'Esprit-Saint nous est lui-même donné et envoyé.

(3) Ainsi, comme on le voit, saint Thomas admet la présence substantielle de l'Esprit-Saint dansles fidèles, et i! ne croit pas seulement qu'il y soit par ses dons. Ce sentiment est d'ailleurs celui de tous les Pères et de tous les théologiens les plus illustres. dont on peut voir les témoignages dans le P. Pctau (Pet. liv. VIII, ch. 4,5, 6 et 7).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature raisonnable au point que non-seulement elle use librement du don créé, mais qu'elle jouit encore de la personne divine elle-même. C'est pourquoi la mission invisible a lieu en raison du don de la grâce sanctifiante, et néanmoins la personne divine se donne elle-même.

2. Il faut répondre au second, que la grâce sanctifiante dispose l'âme à posséder la personne divine, et c'est ce qu'on entend quand on dit que l'Esprit-Saint est donné suivant le don de la grâce. Cependant le don de la grâce lui-même n'en vient pas moins de l'Esprit-Saint, et c'est ce qu'on exprime quand on dit que la charité de Dieu est répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint.

3. Il faut répondre au troisième, que si nous pouvons connaître le Fils par d'autres effets, il n'y en a pas d'autres qui puissent le faire habiter en nous et nous en assurer la possession.

4. Il faut répondre au quatrième, que faire des miracles est une manifestation de la grâce sanctifiante, comme le don de prophétie et toute autre grâce gratuitement donnée. Par conséquent, l'Apôtre (I. Cor. xn) appelle grâce gratuitement donnée la manifestation de l'Esprit-Saint. Ainsi, on dit que le Saint-Esprit a été donné aux apôtres pour qu'ils fissent des miracles, parce qu'ils ont reçu la grâce sanctifiante avec le signe qui la manifeste. Mais si quelqu'un recevait le signe de la grâce sanctifiante sans cette grâce elle-même, on ne dirait pas simplement qu'il a reçu l'Esprit-Saint; il faudrait ajouter quelque chose qui précisât la pensée. C'est ainsi qu'on dit d'une personne qu'elle a reçu l'esprit prophétique ou l'esprit miraculeux, pour indiquer qu'elle a reçu de l'Esprit-Saint la vertu de prophétiser ou de faire des miracles.


ARTICLE IV. — EST-IL CONVENABLE QUE LE PÈBE SOIT ENVOYÉ (1)?


(1) On ne lit dans aucun endroit de l'Ecriture que le Père est envoyé ; ce qui, du reste, n'a rien d'étonnant, puisqu'il ne procède pas et que la mission présuppose la procession.

Objections: 1.. Il semble qu'il soit convenable que le Père soit envoyé. Car être envoyée, pour une personne divine, c'est la même chose qu'été donnée. Or, le Père se donne lui-même, puisqu'on ne peut le posséder qu'autant qu'il se donne. Donc on peut dire qu'il s'envoie lui-même.

2.. La personne divine est envoyée suivant que la grâce habite en nous. Or, par la grâce la Trinité tout entière habite en nous, d'après ces paroles de saint Jean : Nous irons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Joan, xiv, 23). Donc chacune des personnes divines est envoyée.

3.. Ce qui convient à une personne convient à toutes les autres, à l'exception des notions et des personnes. Or, la mission ne signifie ni une personne, ni une notion, puisqu'il n'y a que cinq notions, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 3). Donc toutes les personnes peuvent être envoyées.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. n, cap. 3) qu'il n'y a que le Père dont les Ecritures ne disent point qu'il a été envoyé.

CONCLUSION. —Le Père ne procédant pas d'un autre, on ne dit point qu'il est envoyé, il n'y a que le Fils et le Saint-Esprit qui soient envoyés parce qu'il n'y a qu'eux qui procèdent.

Il faut répondre que la mission implique nécessairement procession, et nous avons dit (art. i et 2) que la mission dans la Trinité se rapportait à l'origine. Par conséquent, le Père ne procédant pas d'un autre, il ne peut être d'aucune manière envoyé ; il n'y a que le Fils et le Saint-Esprit qui puissent être envoyés, parce qu'il n'y a qu'eux qui procèdent.



Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si le mot donner ne signifie que la libre communication de quelqu'un, on peut dire que le Père se donne lui-même, puisqu'il se communique avec libéralité à toutes les créatures pour qu'elles jouissent de lui. Mais s'il implique l'autorité de celui qui donne à l'égard de celui qui est donné, il n'y a que la personne qui procède d'une autre qui puisse être ainsi donnée et envoyée.

2. Il faut répondre au second, que, quoique l'effet de la grâce soit produit parle Père, qui habite en nous par la grâce comme le Fils et le Saint-Esprit, néanmoins, parla même qu'il ne procède pas d'un autre, on ne dit pas qu'il est envoyé (I). C'est la pensée de saint Augustin. Quoique le Père soit connu de tout le monde dans le temps, on ne dit pas qu'il est envoyé parce qu'il n'y a personne de qui il tienne l'être ou de qui il procède.

(1) Mais on dit qu'il vient, car toutes les fois qu'une âme reçoit la grâce sanctifiante la Trinité entière descend en elle : Si quis diligit me, diligetur à Patre meo , et ad eum veniemus et mansionem apud eum faciemus (Joan, xiv, 25;. Qui manet in charitate, in Deo manet et Deus in eo (I. Ep. c. iy, v. Ifi). Le mot venir ne suppose pas procession comme le mot envoyer ; car une personne peut venir d'elle-même, à seipsa, mais on ne pourrait pas dire qu'elle est envoyée par elle-même.

3. Il faut répondre au troisième, que la mission, on tant qu'elle implique procession de la part de celui qui envoie, renferme dans sa signification une notion, non pas une notion spéciale, mais une notion générale, celle de procéder, qui est commune à deux autres notions.


ARTICLE V.  — EST-IL CONVENABLE QUE LE FILS SOIT INVISIBLEMENT : ENVOYÉ (2)?


(2) Nous ne pouvons douter de la mission invisible du Fils, puisque l'Ecriture nous dit expressément dans tous les textes que nous avons cités à l'occasion des articles précédents, qu'il est envoyé pour la sanctification des fidèles, et qu'il produit en eux la grâce qui les rend agréables à Dieu.

Objections: 1.. Il semble qu'il ne convienne pas au Fils d'être invisiblement envoyé. Car la mission invisible d'une personne divine a pour fin les dons de la grâce. Or, tous les dons de la grâce appartiennent à l'Esprit-Saint, d'après ce mot de l'Apôtre : C'est un seul et même esprit qui opère tout en nous (I. Cor. xn, H). Donc il n'y a que l'Esprit-Saint qui soit envoyé invisiblement.

2.. La mission de la personne divine a pour fin la grâce sanctifiante. Or, les dons qui appartiennent à la perfection de l'intelligence ne sont pas des dons qui viennent de la grâce sanctifiante, puisqu'on peut les avoir sans la charité, d'après ces paroles de saint Paul : Quand j'aurais l'esprit de prophétie, que je connaîtrais tous les mystères et toute science, quand j'aurais assez de foi pour transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité je ne suis rien (I. Cor. xiii, 2). Le Fils procédant de l'intellect comme le Verbe, il semble qu'il ne puisse pas être visiblement envoyé.

3.. La mission de la personne divine est une espèce de procession, comme nous l'avons dit (art. 4 et art. 1). Or, la procession du Fils est autre que celle du Saint-Esprit. Donc si l'un et l'autre sont envoyés, leur mission doit être différente. D'ailleurs, l'une des deux serait superflue, puisque l'une d'elles suffit à la sanctification des créatures.


Mais c'est le contraire. Car il est dit de la sagesse : Envoyez-la de vos cieux qui sont saints, et du siège de votre grandeur (Sap. ix, 10).

CONCLUSION. — Puisque le Fils et le Saint-Esprit peuvent habiter par la grâce dans l'esprit d'un être raisonnable et qu'ils procèdent d'un autre, ils peuvent donc être l'un et l'autre invisiblement envoyés, mais le Père ne peut pas l'être quoiqu'il habite en nous par la grâce avec la Trinité tout entière.

Il faut répondre que par la grâce sanctifiante la Trinité entière habite dans notre esprit, suivant ces paroles de saint Jean : Nous irons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Joan, xiv, 23). Pour qu'une personne divine soit envoyée invisiblement à quelqu'un, il faut que cette personne ait une nouvelle manière d'habiter en nous, et qu'elle procède d'une autre. Or, le Fils et le Saint-Esprit réunissant l'un et l'autre cette double condition, il est donc convenable qu'ils soient tous les deux invisiblement envoyés. Mais quoique le Père habite en nous par la grâce, comme il ne procède pas d'un autre il ne peut être envoyé (I).

(1) Il vient de lui-même, comme je l'ai dit (pag préc, n°1).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique tous les dons soient comme tels attribués à l'Esprit-Saint, parce qu'il a lui-même la nature du don premier, selon qu'il est amour, comme nous l'avons dit (quest. xxxviii, art. I), il y a néanmoins des dons qu'en raison de leur nature on attribue par appropriation au Fils, et ce sont les dons qui se rapportent à l'intellect. La mission du Fils se rapporte donc aussi à ces dons. De là, saint Augustin dit (De Trin. lib. iv, cap. 20) que le Fils est invisiblement envoyé à quelqu'un, lorsqu'il en est connu et goûté.

2. Il faut répondre au second, que la grâce rend l'âme conforme à Dieu. Ainsi, par là même qu'une personne divine est envoyée à quelqu'un par la grâce,il faut que celui qui l'a reçue soit rendu semblable à elle par l'opération de la grâce elle-même. Et comme le Saint-Esprit est amour, l'âme est assimilée à l'Esprit-Saint par le don de la charité. C'est ce qui fait que la mission de l'Esprit-Saint est considérée au point de vue de la charité. Or, le Fils est le Verbe, non pas un verbe quelconque, mais le Verbe qui produit l'amour. C'est la pensée de saint Augustin quand il dit (De Trin. lib. ix, cap. 10): Le Verbe que nous nous efforçons de faire comprendre est une connaissance unie à l'amour. Le Fils n'est donc pas envoyé dans le but de perfectionner l'intelligence de toutes les manières, mais dans le dessein de la préparer à produire des sentiments d'amour. Comme le dit saint Jean : Quiconque a écouté mon Père, et a appris, est venu à moi (Joan, vi, 45). Et dans les Psaumes : Le feu me consumera dans ma méditation (Ps. xxxviii, 4). C'est aussi le sens de ces paroles de saint Augustin, que le Fils est envoyé quand il est connu par quelqu'un, et qu'il en est goûté (percipitur). Car le mot percipere exprime une connaissance expérimentale, et c'est ce qu'on appelle à proprement parler sagesse, c'est-à-dire science, pleine de saveur (2), d'après l'Ecclésiastique lui-même, qui dit que : La sagesse est ce que l'étymologie de son nom indique (Eccl. vi, 23).

(2) D'après saint Thomas, le mot sagesse [sapientia) viendrait du mot sapida scientia, et signifierait science pleine de saveur. Mais les interprètes ne sont pas d'accord sur l'explication de cette étymologie [Voyez la Bible de Verne).

3. Il faut répondre au troisième, que la mission implique l'origine de la personne envoyée et son habitation en nous par la grâce, comme nous venons de le dire (in corp. art.-.et art., I). Si on parie de la mission quant à l'origine, la mission du Fils est distinguée de celle de l'Esprit-Saint, comme la génération est distinguée delà procession. Mais si on la considère par rapport à l'effet de la grâce, les deux missions sont communes pour la production de la grâce elle-même, mais elles se distinguent dans leurs effets ; ,1'une a pour objet d'éclairer l'intelligence, et l'autre d'enflammer la volonté (3). Il est par là même évident qu'une mission ne peut exister sans l'autre, puisque toutes les deux supposent la grâce sanctifiante, et qu'une personne ne se sépare pas de l'autre dans la production de cette grâce.

(3) Cette distinction n'a lieu toutefois qu'à notre point de vue, puisque ces divers attributs ne sont affectés au Fils et au Saint-Esprit que par appropriation.

ARTICLE VI. — la mission invisible s'adresse-t-elle a tous ceux qui sont participants de la grace (1)?


(1) L'Apôtre dit (Rom. V) : Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui datus est nobis. Le concile de Tolède ayant décidé que la mission de l'Esprit-Saint avait pour luit la sanctification des fidèles, sa dLé-cision revient à l'appui du sentiment de saint Th»o-mas ( V. pag. 583, note 2). Nous citerons aussi le cc»n-cile d'Orange, tenu sous saint Léon tYid. can. 7 J.

Objections: 1.. Il semble que la mission invisible ne s'effectue pas pour tous ceux qui sont participants de la grâce. Car les Pères de l'Ancien Testament furent participants de la grâce, et il ne semble pas qu'une mission invisible leur ait été faite, puisque saint Jean dit : L'Esprit n'avait pas encore été donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié (Joan, vu, 39). Donc la mission invisible ne s'est pas effectuée pour tous ceux qui ont participé à la grâce.

2.. Le progrès dans la vertu ne s'opère que par la grâce. Or, la mission invisible ne semble pas être la cause de ce progrès. Car le progrès dans la vertu semble être continu, puisque toujours la charité augmente ou diminue, et si la mission invisible en était cause elle devrait être continue elle-même. Donc cette mission ne se fait pas pour tous ceux qui participent à la grâce.

3.. Le Christ et les bienheureux ont la plénitude de la grâce. Or, il n'y a pas de mission à leur égard. Car la mission s'adresse à ceux qui sont éloignés, et le Christ en tant qu'homme ainsi que les bienheureux sont parfaitement unis à Dieu. Donc la mission invisible n'a pas lieu pour tous ceux qui participent à la grâce.

4.. Les sacrements de la loi nouvelle contiennent la grâce. Cependant il n'y a point à leur égard de mission invisible. Donc il n'y a pas de mission invisible à l'égard de toutes les choses qui possèdent la grâce.


Mais c'est le contraire. Car d'après saint Augustin (De Trin. lib. iii, cap. 4, et lib. xv, cap. 27), la mission invisible a pour fin la sanctification de la créature. Or, toute créature qui a la grâce est sanctifiée. Donc il y a mission invisible pour tous ceux qui sont en cet état.

CONCLUSION. — Il y a mission de la personne divine à tous ceux qui ont la grâce sanctifiante.

Il faut répondre, comme nous l'avons dit (art. 3, 4 et S), que la mission implique par sa nature que celui qui est envo)'é commence d'être là où il n'était pas s'il s'agit d'une créature, ou qu'il prenne une nouvelle manière d'existence là où il était déjà, s'il s'agit de la mission d'une personne divine. Ainsi à l'égard de celui qui est le but ou le terme de la mission il faut considérer deux choses : premièrement la présence de la grâce qui habite en lui, secondement la régénération qu'elle y opère. Pour tous ceux où l'on remarque ces deux choses il y a une mission invisible.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la mission invisible a eu lieu envers les Pères de l'Ancien Testament. De là saint Augustin dit (De Trin, lib. iv, cap. 20) que, suivant que le Fils est envoyé invisiblement, il est dans les hommes ou avec les hommes. Or, il a été de cette manière dans les Pères et les prophètes de l'ancienne loi. Et quand on dit que le Saint-Esprit n'éta-il pas encore donné, on entend par là qu'il n'était pas donné visiblement, comme au jour de la Pentecôte.

2. Il faut répondre au second, que la mission invisible se fait en raison du progrès dans la vertu ou de l'augmentation de la grâce. De là saint Augustin dit [De Trin. lib. iv, cap. 20) que le Fils est envoyé à chacun, puisque chacun le connaît et le perçoit, autant qu'on peut le connaître et le percevoir en raison de la capacité de celui qui progresse en Dieu ou de la perfection de son âme. Cependant la mission invisible se rapporte particulièrement à cette augmentation de grâce quand une personne passe en progressant à un nouvel acte ou à un nouvel état de grâce,' comme il arrive par exemple quand quelqu'un fait des progrès dans la grâce des miracles ou de la prophétie, ou bien encore quand la ferveur de sa charité le porte à s'exposer au martyre, à renoncer à ce qu'il possède ou à entreprendre quelque autre oeuvre difficile.

3. Il faut répondre au troisième, qu'à l'égard des bienheureux la mission invisible s'effectue dès le principe même de leur béatitude. Dans la suite la mission invisible se fait encore pour eux, non dans le but de leur communiquer la grâce, mais pour leur révéler quelques nouveaux mystères que jusqu'alors ils ignoraient. Et il en sera ainsi jusqu'au jour du jugement. Le progrès s'entend ici de la diffusion de la grâce qui s'étend chaque jour à un plus grand nombre d'objets. Pour le Christ la mission invisible s'est faite dès le commencement de sa conception. Elle n'a pas eu lieu ensuite, parce que dès ce mêment il a eu la plénitude parfaite de la sagesse et de la grâce.

4. Il faut répondre au quatrième, que la grâce est dans les sacrements de la loi nouvelle d'une manière instrumentale, comme la forme d'un objet d'art est dans les instruments dont l'artiste se sert pour le produire (1). [Or, la mission n'a lieu que par rapport au sujet qui en est le terme. Donc une personne divine n'est pas envoyée pour les sacrements, mais pour ceux qui reçoivent par eux la grâce.

(1) Cette comparaison exprime le sentiment de saint Thomas sur la manière dont les sacrements produisent la grâce. Il prétend qu'ils la produisent physice, contrairement aux théologiens français, qui, pour ia plupart, soutiennent qu'ils la produisent moraliter.


I pars (Drioux 1852) Qu.42 a.5