I pars (Drioux 1852) Qu.43 a.6


ARTICLE  VII. — ÉTAIT-IL CONVENABLE QUE L'ESPRIT-SAINT   FUT VISIBLEMENT ENVOYÉ (2) ?


(2) La mission visible de l'Esprit-Saint est exprimée dans plusieurs endroits de l'Ecriture. 11 descendit sur Notre-Scigneur, au mêment de son baptême, en forme de co!onibc Matth. III ; il descendit sur les apôtres sous la forme d'une langue de feu (Matth, il. Dans la transfiguration, il a pris la forme d'uue nuée lumineuse (Matth. XVII). Saint Thomas nous explique dans cet article le sens et la raison de toutes ces apparitions.

Objections: 1.. Il semble qu'il ne convienne pas à l'Esprit-Saint d'être visiblement envoyé. Car on dit que le Fils est moins grand que le Père quand on le considère comme ayant été visiblement envoyé dans le monde. Or, on ne lit nulle part que l'Esprit-Saint soit moins grand que le Père. Donc il n'est pas convenable de dire qu'il a été visiblement envoyé.

2.. La mission visible consiste à prendre la forme d'une créature visible, comme le Fils a pris notre chair. Or, l'Esprit-Saint n'a point pris la forme d'une créature visible. Car on ne peut pas dire qu'il soit dans certaines créatures visibles d'une autre manière que dans d'autres, sinon comme signe. C'est ainsi qu'il est dans les sacrements et qu'il a été dans toutes les figures de l'Ancien Testament. Donc il n'est pas envoyé visiblement, ou il faut entendre par sa mission visible sa présence dans les sacrements et les figures.

3.. Toute créature visible est un effet qui démontre la Trinité tout entière. Donc l'Esprit-Saint n'est pas plus envoyé par les créatures visibles qu'une autre personne.

4.. Le Fils a été visiblement envoyé pour revêtir la plus cligne des créatures visibles, c'est-à-dire la nature humaine- Si l'Esprit-Saint est visiblement envoyé, il a donc dû être envoyé pour prendre la forme de quelques créatures raisonnables.

5.. Ce que la Divinité opère visiblement, elle le fait par le ministère des anges, d'après saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 4, 3 et 9). Donc, s'il y a eu des apparitions sous une forme visible, elles ont eu lieu par l'intermédiaire des anges. Par conséquent ce sont les anges qui sont envoyés et non l'Esprit-Saint.

6.. Si l'Esprit-Saint est visiblement envoyé, ce n'est que pour manifester son invisible mission, parce que les choses invisibles sont manifestées parles choses visibles. Donc la mission visible n'a pas dû s'effectuer à l'égard de ceux auxquels la mission invisible n'a pas été faite, et tous ceux auxquels l'Esprit-Saint a été invisiblement envoyé dans l'Ancien et le Nouveau Testament ont dû le recevoir visiblement ; ce qui est évidemment faux. Donc l'Esprit-Saint n'est pas visiblement envoyé.   . -


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans saint Matthieu (m) que l'Esprit-Saint descendit sous la forme d'une colombe sur Notre-Seigneur après qu'il fut baptisé.

CONCLUSION. — Il a été convenable que le Fils et l'Esprit-Saint fussent véritablement envoyés, le Fils comme auteur et l'Esprit-Saint comme marque de la sanctification.

Il faut répondre que Dieu pourvoit à tous les êtres de la manière la plus convenable à leur nature. Or, il est naturel à l'homme d'être conduit par les choses visibles à la connaissance des choses invisibles, comme nous l'avons dit (quest. xn, art. 12). C'est pourquoi il a fallu que les secrets invisibles de Dieu lui fussent manifestés par des choses visibles. Ainsi donc Dieu s'étant montré lui-même, et ayant donné aux hommes une image des processions éternelles des personnes divines par le moyen des créatures visibles, il était convenable qu'il manifestât de la même manière leurs missions invisibles. Toutefois le Fils ne devait pas se manifester comme le Saint-Esprit. Car l'Esprit-Saint procédant comme amour, doit être lui-même le don de la sanctification, tandis que le Fils, qui est le principe de l'Esprit-Saint, doit être l'auteur de cette même sanctification. C'est pourquoi le Fils a été visiblement envoyé comme l'auteur, et l'Esprit-Saint comme la marque ou le signe de la sanctification.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Fils s'est uni à la créature visible clans laquelle il s'est manifesté à nous de manière à ne former avec elle qu'une seule personne, de telle sorte que ce qu'on dit de la créature on. puisse aussi le dire du Fils de Dieu. Et c'est quand on le considère sous le rapport de la nature qu'il a prise qu'on dit du Fils qu'il est moins grand que le Père. Or, l'Esprit-Saint ne s'est pas uni à la créature visible dans laquelle il s'est manifesté, de manière âne former qu'une personne avec elle , de telle façon que le prédicat de la créature lui convienne. C'est pour cette raison qu'on ne peut pas dire qu'à cause de la créature visible il est moindre que le Père.

2. Il faut répondre au second, que la mission visible de l'Esprit-Saint ne se prend pas pour la vision imaginative qui est la vision prophétique. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. n, cap. 6), la vision prophétique n'a point été produite aux yeux du corps par des formes corporelles, mais elle avait lieu dans l'esprit par les images spirituelles des corps. Ainsi tous ceux qui ont vu l'Esprit-Saint ont vu de leurs yeux la colombe et le feu qui le représentaient. Ces formes n'ont pas été non plus pour l'Esprit-Saint ce que la pierre est pour le Fils quand il est dit : Le Christ était la pierre. Cette pierre était préalablement une créature, et c'est par manière d'action qu'elle a reçu le nom de Christ qu'elle signifiait, tandis que la colombe et le feu ont tout à coup reçu l'être uniquement pour signifier l'avènement de l'Esprit-Saint. Ces signes paraissent néanmoins ressembler à la flamme qui apparut à Moïse dans le buisson ardent, à la colonne qui guidait le peuple dans le désert, aux éclairs et aux tonnerres qui se firent sur le Sinaï quand la loi fut donnée. Car ia manifestation sensible de ces prodiges n'eut lieu que pour signifier ou pour prédire quelque chose. Ainsi donc la mission visible de l'Esprit-Saint ne se confond ni avec les visions prophétiques qui frappèrent l'imagination et non les sens, ni avec les signes surnaturels de l'Ancien et du Nouveau Testament qui se composent de choses préexistantes qu'on a employées pour leur donner une signification; si on dit qu'il a été visiblement envoyé, on entend par là qu'il s'est montré dans certaines créatures comme sous clés signes produits spécialement pour sa manifestation.

3. Il faut répondre au troisième, que, quoique la Trinité tout entière ait produit ces créatures visibles, néanmoins elles ont été faites dans le but de manifester spécialement telle ou telle personne. Car, comme on donne au Père, au Fils et à l'Esprit-Saint des noms divins, de même ils ont pu se manifester par des choses diverses quoiqu'il n'y ait entre eux ni séparation, ni diversité.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il a fallu manifester que le Fils était l'auteur de la sanctification, comme nous l'avons dit (in corp. art.). C'est pourquoi il a fallu que la mission visible du Fils se fît au moyen d'une nature raisonnable qui fût elle-même capable d'agir, et qui pût être sanctifiée. Quant à la marque de la sanctification, elle a pu être manifestée par toute autre créature (1). Ilh'a pas été non plus nécessaire que la créature visible, formée à ce dessein, fût unie à l'Esprit-Saint de manière à ne produire avec lui qu'une seule personne, parce qu'il ne l'a pas prise pour faire une chose, mais uniquement pour indiquer qu'elle était faite. C'est pourquoi il n'est resté uni avec elle qu'autant de temps qu'il en a fallu à l'Esprit-Saint pour remplir son office.

(1) Remarquez cette différence entre la manifestation du Fils et celle de l'Esprit-Saint.

5. II faut répondre au cinquième, que ces créatures visibles ont été formées par le ministère des anges, non pour représenter la personne d'un ange, mais la personne de l'Esprit-Saint. L'Esprit-Saint étant dans ces créatures visibles comme l'objet représenté est dans le signe qui le représente, c'est pour ce motif qu'on dit qu'elles servent à la mission visible de l'Esprit-Saint et non à celle de l'ange.

6. Il faut répondre au sixième, qu'il n'est pas nécessaire que la mission invisible soit toujours manifestée par un signe extérieur. Comme le dit saint Paul : l'Esprit ne se manifeste que dans l'intérêt des autres, c'est-à-dire de l'Eglise (I. Cor. xh , 7). Les signes visibles de cette nature servent à l'affermissement de la foi et à sa propagation. C'est ce qui a été fait principalement par le Christ et par les apôtres, d'après ois autres paroles de saint Paul : La doctrine ayant été premièrement annoncée par le Seigneur lui-même a été ensuite confirmée parmi nous par ceux qui l'ont entendue de sapropre bouche (Hebr, h, 3). C'est pourquoi l'Esprit-Saint a dû être visiblement envoyé au Christ, aux apôtres et aux premiers saints sur lesquels l'Eglise est pour ainsi dire fondée, pour démontrer par cette mission visible la mission invisible du Christ qui ne datait pas de ce mêment, mais qui avait eu lieu dès le commencement de sa conception. Il a été visiblement envoyé au Christ dans son baptême sous la forme d'une colombe, qui est un animal fécond, pour montrer qu'il y avait dans le Christ le pouvoir de donner la grâce par la régénération spirituelle. C'est pourquoi l'Evangile ajoute : La voix du Père a dit (Matth, m, 17) : Celui-là est mon Fils bien-aimê, pour montrer que les autres seraient régénérés à l'image de son Fils unique. Dans la transfiguration il a pris la forme d'une nuée brillante pour montrer la diffusion de sa doctrine. C'est pourquoi il est dit (Matth, xvii, S) : Ecoutez-le. Il aété envoyé aux apôtres sous la forme d'un souffle pour montrer Ja puissance de leur ministère dans la dispensation des sacrements. De là il leur a été dit (Joan, xx, 12) : Ceux auxquels vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Il a pris ensuite la forme de langue de feu pour montrer la charge qu'ils allaient remplir comme docteurs ; aussi est-il dit (Jet. n, 4) qu'ils commencèrent à parler diverses langues. L'Esprit-Saint n'a pas dû être envoyé visiblement aux Pères de l'Ancien Testament, parce que le Fils devait être visiblement envoyé avant l'Esprit-Saint, puisque l'Esprit-Saint manifeste le Fils, comme le Fils le Père. A la vérité les personnes divines ont apparu visiblement aux patriarches de l'ancienne loi, mais on ne peut appeler ces apparitions des missions visibles, parce qu'elles n'ont pas eu lieu, comme le remarque saint Augustin (De Trin. lib. n, cap. 17), pour indiquer que l'une de ces personnes habitait dans quelqu'un par sa grâce, mais pour manifester autre chose.


Article VIII. — UNE  PERSONNE   DIVINE PEUT-ELLE ÊTRE ENVOYÉE PAR  UNE AUTRE QUE PAR CELLE DONT ELLE PROCÈDE ÉTERNELLEMENT (1)?


(1) Cette question n'est qu'un corollaire de celles qui précèdent, et elle se rattache spécialement à celle où saint Thomas donne la définition de la personne.

Objections: 1.. Il semble qu'une personne divine ne soit envoyée que par celle dont elle procède éternellement. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. iv, cap. ult.), le Père n'est envo)ré par personne parce qu'il ne procède de personne. Donc si une personne est envoyée par une autre, c'est qu'elle en procède.

2.. Celui qui envoie a autorité sur celui qui est envoyé. Or, à l'égard d'une personne divine il ne peut y avoir d'autre autorité que celle qui résulte de l'origine. Donc il faut que la personne qui est envoyée procède de celle qui envoie.

3.. Si une personne divine peut être envoyée par celui dont elle ne procède pas, rien n'empêche de dire que l'Esprit-Saint est donné par l'homme quoiqu'il ne procède pas de lui. Ce qui est contraire au sentiment exprimé par saint Augustin (De Trin. lib. xv, cap. 26). Donc une personne divine n'est jamais envoyée que par celle dont elle procède.


Mais c'est le contraire. Car, d'après Isaïe, le Fils est envoyé par l'Esprit-Saint, suivant ces paroles : Le Seigneur Dieu et son esprit m'a maintenant envo?jé(ls. xlviii, 16). Or, le Fils ne procède pas de l'Esprit. Donc une personne divine peut être envoyée par celle dont elle ne procède pas.

CONCLUSION. — Si l'on considère la mission d'une personne divine par rapport au principe de sa procession, la personne n'est envoyée que par celle dont elle procède éternellement ; ainsi le Fils est envoyé parle Père, et l'Esprit-Saint par le Père et le Fils.

Il faut répondre qu'on adonné à cette question différentes solutions. Selon les uns ia personne n'est envoyée que par celle dont elle procède éternellement (2). Dans ce sentiment on dit que s'il est écrit que le Fils de Dieu a été envoyé par l'Esprit-Saint, il faut entendre ces paroles de la nature humaine, parce que le Christ comme homme a été envoyé par l'Esprit-Saint pour prêcher l'Evangile. D'un autre côté saint Augustin dit (De Trin. lib. n, cap. 5) que le Fils est envoyé et par soi et par l'Esprit-Saint, et que réciproquement le Saint-Esprit a été envoyé par soi et par le Fils, voulant signifier par là qu'il n'y a que les personnes procédantes qui puissent être envoyées, mais que chaque personne peut envoyer. — Il y a du vrai dans ces deux sentiments. Car quand on dit qu'une personne est envoyée on désigne par là que cette personne procède d'une autre, et que sa mission a pour but un effet visible ou invisible. Ainsi donc, si on désigne celui qui envoie comme le principe de la personne envoyée, chaque personne n'envoie pas, il n'y a que celle qui est le principe d'une autre. Dans ce sens le Fils n'est envoyé que par le Père et le Saint-Esprit n'est envoyé que par le Père et le Fils. Mais si on regarde la personne qui envoie comme le principe de l'effet qui est le but de la mission (1), la Trinité entière envoie alors la personne envoyée. Mais l'homme ne donne pas pour cela l'Esprit-Saint, parce qu'il ne peut produire l'effet de la grâce. — Par là la solution des objections est évidente (2).

(2) Ce sentiment est celui de tous les Pères en général, et ils se fondent dans leur raisonnement sur ce que la mission suppose la procession. Ils entendent du Christ comme homme les passages où il est dit dans l'Ecriture que le Christ a été envoyé par l'Esprit-Saint [Voyez à ce sujet le P. Petau, qui a recueilli leurs témoignages).

(1) Saint Augustin désigne ainsi sous le nom de mission l'effet que la mission embrasse, et c'est dans ce sens qu'il dit que le Fils est envoyé par lui-même [De Trin. lib. n, cap. o). Quant aux Pères qui disent que le Verbe a été envoyé par l'Esprit-Saint, on doit reconnaître que leur manière de parler n'est pas très-exacte. Tel est le langage de saint Ambroise ( De (id. lib. H, cap. 4. De Spir. sanct. lib. m, cap. I).

(2) Ici se termine le traité delà sainte Trinité. On peut lire sur ce traité : le livre de Terlullien contre Praxéas ; celui de ISovaticn sur la Trinité ; les livres d'Eusèbe contre Marcel d'Ancyre ; les traités dogmatiques de saint Athanase ; les douze livres de la Trinité de saint Hilaire; les écrils de Victori n et de Phébadius ;le traité de Didyme sur la divinité du Saint-Esprit; les ouvrages de saint Basile et de saint Grégoire de Nysse contre Euno mina; plusieurs discours de saint Grégoire de Na-zianze ; les livres de saint Augustin sur la Tr nité et son traité contre Maximin Arien ; ceux de saint Fulgence, de Vigile de Tapse et de saint Maxime sur la Trinité, Sur la question de la procession de l'Esprit-Saint on peut lire l'histoire de cette controverse par Pierre Pithou, les Actes du concile de Florence et les traités d'Allatius.


QUESTION XLIV. : DE LA MANIÈRE DONT LES CRÉATURES PROCÈDENT DE DIEU ET DE LA CAUSE PREMIÈRE DE TOUS LES ÊTRES.


Après avoir parlé des personnes divines il nous reste à examiner la procession des créatures. Cette question peut être considérée sous trois aspects. Nous devons traiter 1" de la production des créatures, 2" de leur distinction, 3° de leur conservation et de leur gouvernement. Touchant la première de ces considérations nous avons trois choses à rechercher : 1" quelle est la cause première des êtres;; 2° de quelle manière les créatures procèdent de cette cause; 3" quel est le principe de leur durée. — A l'égard,de la première de ces questions, il y a quatre choses à demander : 1° Dieu est-il la cause efficiente de tous les êtres ? — 2° La matière première a-t-elle été créée par Dieu, ou est-elle un principe qui a contribué comme lui à l'ordre actuel du monde?— 3° Dieu est-il la cause exemplaire de tous les êtres, ou y a-t-il en dehors de lui d'autres types ? — 4» Dieu est-il la cause finale de toutes choses?

ARTICLE I. — est-il nécessaire que tout être ait été créé par dieu (3)?


(3) La question de la création, qui n'a été comprise par aucun philosophe ancien, a donné lieu aux hérésies des gnostiques, des manichéens, de Cérinthe , de Saturnin , des albigeois, etc. Toutes ces erreurs trouvent ici leur réfutation.

Objections: 1.. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire que tout être ait été créé par Dieu. Car rien n'empêche qu'une chose existe sans ce qui n'est pas de son essence. Ainsi l'homme peut exister sans la blancheur. Or, le rapport de l'effet à la cause ne semble pas être de l'essence des êtres, parce qu'on peut comprendre des êtres sans ce rapport. Ils peuvent donc exister sans lui, et par conséquent rien n'empêche qu'il y ait des êtres qui n'ont pas été créés par Dieu.

2.. Un être n'a besoin d'une cause efficiente que pour exister. Par conséquent ce qui ne peut pas ne pas être n'a pas besoin de cause efficiente. Or, il n'y a pas d'être nécessaire qui puisse ne pas être, parce que par là même qu'il est nécessaire qu'il existe, il ne peut pas ne pas être. Donc, puisqu'il y a dans le monde beaucoup d'êtres nécessaires, il semble que tous les êtres n'ont pas été créés par Dieu.

3.. Tout ce qui est produit par une cause peut être démontré par cette cause même. Or, dans les mathématiques on ne démontre rien par la cause efficiente (i), comme le dit Aristote (Met. lib. m, text. 4). Donc tous les êtres ne procèdent pas de Dieu comme de la cause qui les produit.

(1) Causam agentem, que j'ai traduit par eause efficiente, d'après le contexte, quoique en se reportant au texte d'Aristote on trouve qu'il a voulu dire : qu'on ne démontre rien, dans les sciences mathématiques, au moyen de la catïse du mouvement.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul a dit (Rom. xi, 36) : Tout est de lui, par lui et en lui.

CONCLUSION. — Puisque Dieu est l'être subsistant et que cet être est unique, il faut nécessairement que tout être quel qu'if soit procède de lui.

Il faut répondre qu'il est nécessaire que tout être quel qu'il soit procède de Dieu. Car si un être participe de quelque manière à une vertu quelconque, il faut qu'il ait reçu cette vertu de celui qui la possède essentiellement. Ainsi le fer n'est échauffé que par le feu. Or, nous avons prouvé (quest. m, art. 4), en traitant de la simplicité de Dieu, qu'il est l'être subsistant par lui-même. Et plus loin nous avons vu (quest. xi, art. 3 et 4) que l'être qui subsiste par lui-même ne peut se concevoir qu'autant qu'il est un, comme la blancheur, si elle subsistait par elle-même, serait nécessairement une, quoique les applications de cette couleur se multiplient en raison des objets qui la reçoivent. Il faut doue que tous les êtres qui ne sont pas Dieu ne subsistent pas par eux-mêmes et qu'ils reçoivent ce qu'ils possèdent d'être par participation. Et il est nécessaire que tous ces êtres qui sont plus ou moins parfaits en raison de la mesure de cette participation aient pour cause un être premier qui soit souverainement parfait. C'est ce qui a fait dire à Platon qu'il est nécessaire de placer l'unité avant toute multiplicité (2), et à Aristote (Met. lib. n, text. 4) que ce qui est l'être absolu et la vérité souveraine est la cause de tout être et de toute vérité ; comme ce qui est chaud par excellence est la cause de toute chaleur.

(2) Voyez le Parminide de Platon.


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que quoique le rapport de l'effet à la cause n'entre pas dans la définition de l'être qui a été produit par un autre, cependant ce rapport est une conséquence nécessaire des choses qui sont de cette nature. Car par là même qu'un être n'existe que par participation il s'ensuit qu'il a été produit par un autre. Un être de cette nature ne peut donc exister qu'il n'ait été produit, comme l'homme ne peut exister sans avoir la faculté de rire. Mais parce qu'il n'est pas absolument de l'essence de l'être d'être produit par Un autre, il y a un être qui est cause sans être effet.

2. Il faut répondre au second, que quelques philosophes frappés de ce raisonnement ont supposé à la vérité que ce qui est nécessaire n'a pas de cause, comme il est dit dans Aristote (Phys. lib. vin, text. 46). Mais la fausseté de ce principe se remarque évidemment dans les sciences de démonstration où des principes nécessaires sont causes de conclusions qui sont nécessaires aussi. C'est pourquoi Aristote dit (Met. lib. v, text. 6) qu'il y a des choses nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. On n'a donc pas seulement besoin de recourir à la cause efficiente parce qu'un effet peut ne pas être, mais parce qu'il ne serait pas si la cause n'existait pas elle-même. Car cette proposition conditionnelle est vraie, soit que l'antécédent et le conséquent soient possibles, soit qu'ils soient impossibles.

3. Il faut répondre au troisième, que les mathématiques sont considérées comme des abstractions de la raison, quoiqu'elles ne soient pas abstraites quant à leur être (1). Car toute chose doit avoir une cause efficiente en raison de ce qu'elle existe. Ainsi quoique les mathématiques aient une cause efficiente, cependant la science ne les considère pas suivant le rapport qu'elles ont avec cette cause ; c'est pourquoi clans ces sciences on ne démontre rien par la cause efficiente.

(1) C'est-à-dire que selon qu'elles existent dans la nature des choses elles ont une cause.

ARTICLE II. — la matière première a-t-elle été créée par dieu (2)?


(2) On entend par matière première les éléments primordiaux qui entrent dans la composition de chaque être. Elle est susceptible de rece-¦voir tous les genres de substance comme la cire peut recevoir toutes les ligures. Parmi les philosophes et les hérétiques , les uns ont dit que la matière était mauvaise et qu'elle venait du mauvais principe; les autres ont prétendu qu'elle était Dieu; ceux-ci ont dit qu'elle était éternelle , ceux-là l'ont mise en lutte avec Dieu.

Objections: 1.. Il semble que la matière première n'ait pas été créée par Dieu. Car tout ce qui est créé se compose d'un sujet et de quelque autre chose, d'après Aristote (Phys. lib. i, text. 62). Or, la matière première n'a pas de sujet. Donc elle ne peut avoir été créée par Dieu.

2.. L'activité et la passivité sont corrélativement opposées l'une à l'autre. Or, comme Dieu est le premier principe actif, de même la matière est le premier principe passif. Donc Dieu et la matière première sont deux principes corrélativement opposés l'un à l'autre, et par conséquent l'un ne procède pas de l'autre.

3.. Tout agent produit son semblable. Et comme un agent n'agit qu'autant qu'il est en acte, il s'ensuit que tout ce qu'il fait est de quelque manière en acte. Or, la matière première n'existe qu'en puissance tant qu'elle est à son état primitif. Donc il est contraire à sa nature qu'elle ait été faite ou créée.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Conf. lib. xii, cap. 7) : Vous avez fait deux choses, Seigneur : l'une est près de vous, c'est l'ange ; l'autre est près du néant, c'est la matière première.

CONCLUSION. ¦— Il est nécessaire que la matière première ait été créée par la cause universelle de tous les êtres, qui est Dieu.

Il faut répondre que les philosophes anciens n'ont pénétré dans la connaissance de la vérité que peu à peu et pour ainsi dire à tâtons. Dans le commencement, lorsqu'ils étaient absolument grossiers, ils pensaient qu'il n'y avait pas d'autres êtres que les corps sensibles (3). Ceux d'entre eux qui admettaient dans les corps le mouvement ne le considéraient que d'après quelques accidents. Ils l'expliquaient, par exemple, par la rareté et la densité de la matière, par l'agrégation et la désagrégation des parties (4). Et comme ils supposaient que la substance des corps était elle-même incréée, ils recherchaient les causes de ces changements accidentels et leur assignaient, par exemple, l'amitié, l'antipathie, l'intelligence ou toute autre cause morale (5). Plus tard ils arrivèrent à distinguer rationnellement la forme substantielle de la matière qu'ils supposaient incréée ; ils reconnurent alors que la transformation a lieu clans les corps suivant leurs formes essentielles. Ils assignèrent donc à ces transformations des causes plus générales qu'elles : ce fut d'après Aristote le cercle oblique (1) (De Gen. lib. n, text. 56), et d'après Platon, les idées. Mais il faut observer que la matière est restreinte par la forme à produire une espèce déterminée, comme la substance d'une espèce quelconque est restreinte par l'accident qui lui survient à une certaine manière d'être ; c'est ainsi que l'homme est restreint par la qualité de blanc. Aristote et Platon n'ont donc considéré l'un et l'autre l'être qu'à un point de vue particulier, en tant qu'il est tel ou tel être, et c'est pour ce motif qu'ils n'ont assigné aux choses que des causes efficientes particulières (2;. Quelques-uns enfin s'élevèrent jusqu'à la considération de l'être en tant qu'être, et ils recherchèrent dès lors non-seulement la cause de telle ou telle chose, mais la cause absolue des êtres. Or, la cause absolue des choses en tant qu'êtres doit être la cause non-seulement des modifications qu'elles reçoivent de leurs formes accidentelles, ainsi que de leurs formes substantielles, mais encore de tout ce qui constitue leur être de quelque manière. C'est pourquoi on est obligé d'admettre que la matière première a été créée par la cause universelle des êtres.

(3) Les premiers philosophes indiquèrent en effet comme principes des choses les éléments matériels. Ainsi Thaïes dit que c'est l'eau, Anaximène l'air, Heraclite le feu, qui est le premier principe des choses.

(4) Saint Thomas fait sans doute allusion au système d'Einpédocle dont parlent Diog. Laert. (lib. viii, seq. 70), et Plutarq. [De placit. phil. lib. i, cap. 3).

(5) D'après Empédocle, ce sont en effet l'amour et la discorde qui ont débrouillé le chaos que formaient primitivement les parcelles primitives des quatre éléments qu'il divinise.

(1) Aristote explique le monde par la corruption et la génération qu'il suppose perpétuelles, et pour expliquer comment les choses vont de l'une à l'autre de ces deux alternatives, il a recours à Un double mouvement, et c'est ce double mouvement qu'il appelle le cercle oblique (Voyez ce traité, liv. n, chap. 10, Ed. de Duval).

(2) Ils ne connurent ni l'un ni l'autre le dogme de la création, et c'est pour ce motif qu'à l'exemple de Platon les philosophes grecs ne donnèrent pas à Dieu le titre de créateur, mais seulement celui d'ordonnateur (opifex). La plupart crurent qu'il était seulement l'auteur de la forme et non de la matière.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle en cet endroit de faire une chose particulière; ce qui consiste à substituer une forme à une autre, qu'elle soit accidentelle ou substantielle. Mais ici nous parlons des choses suivant qu'elles émanent du principe universel des êtres. La matière est comprise dans cette émanation primitive, tandis qu'elle ne l'est pas dans le genre de formation ou de production dont parle Aristote.

2. Il faut répondre au second, que la passivité est l'effet de l'activité. D'où il est naturel que le principe premier passif soit l'effet du principe premier actif. Car tout ce qui est imparfait a pour cause ce qui est parfait, et c'est pour cela, comme le dit Aristote (Mel. lib. xii, text. 40), qu'il faut que le principe premier ait une perfection infinie.

3. Il faut répondre au troisième, que cette raison ne prouve pas que la matière n'a pas été créée, mais qu'elle n'a pas été créée sans une forme. Car quoique tout ce qui a été créé soit en acte, ce n'est cependant pas un acte pur. Il faut donc que même ce que l'être a en puissance ait été créé, puisque tout ce qui constitue son être l'a été.


ARTICLE III. — la cause exemplaire est-elle hors de dieu (3)?


(3) Cet article est une réfutation de Platon, qui faisait des idées les types des choses, et qui les supposait indépendantes de Dieu. L'Ecriture est opposée à ce sentiment (Vid Is. xl; I. Cor. il ; Rom. xi) : Quis cognovit sensum Domini aut quis consiliarius ejus fuit?... Quoniam ex ipso et per ipsum et in ipso sunt omnia.

Objections: 1.. Il semble que la cause exemplaire soit hors de Dieu. Car l'effet de la cause exemplaire ressemble à l'exemplaire lui-même. Or, les créatures sont loin de ressembler à Dieu. Donc Dieu n'est pas leur cause exemplaire.

(1) Ce raisonnement est celui de Platon, c'est la base de toute sa théorie.

2.. Tout ce qui existe par participation se ramène à une chose qui existe par elle-même : ainsi ce qui est enflammé se ramène au feu, comme nous l'avons dit (art. 1). Or, tous les êtres qui tombent sons les sens n'existent que parce qu'ils participent à une espèce quelconque. Car dans les choses sensibles on ne trouve pas seulement ce qui appartient à la nature de l'espèce, mais il y a des principes d'individualité qui s'adjoignent aux principes de l'espèce elíe-meme. On est donc contraint d'admettre des espèces qui existent par elles-mêmes, comme l'homme absolu (per se), le cheval absolute?-se), etc. (1). On appelle ces espèces des exemplaires. Par conséquent, il y a en dehors de Dieu des causes exemplaires.

3.. Les sciences et les définitions ont pour objet les espèces, non selon qu'elles existent en particulier, parce que la science et la définition ne peuvent avoir pour objet des choses particulières (2). Donc il y a des êtres qui ne sont pas des êtres ou des espèces particulières, et ce sont ces êtres qu'on appelle des exemplaires. Donc il y a en dehors de Dieu, etc.

(2) Platon recommandait à ses disciples de ne pas s'inquiéter des termes particuliers, individuels, qui sont au-dessous de l'espèce, parce que ces termes sont infinis et qu'ils ne peuvent être l'objet de la science (Phéd. p. 97 et 110; Répnb. liv. VI, p. 02, trad. de M. Cousin). Aristote dit la même chose du particulier, mais à un autre point de vue (Dern. analyt. liv. I, ch. 25).

4.. Saint Denis paraît être du même sentiment quand il dit (De div. nom. cap. 5) que celui qui a l'être par lui-même a la priorité sur celui qui a la vie par lui-même et sur celui qui a la sagesse par lui-même.

(3) Saint Augustin avait pris dans la doctrine de Platon ce qu'il y a de bon ; saint Thomas s'approprie la philosophie d'Aristote, tout en l'épurant, et comme il suit en même temps saint Augustin, Platon et Aristote trouvent aiusien lui un génie conciliateur.


Mais c'est le contraire. Car l'exemplaire est la même chose que l'idée. Or, d'après saint Augustin [Quaest. lib. lxxxhi, quaest. 46), les idées sont les formes principales que l'intelligence divine renferme (3). Donc les exemplaires des choses ne sont pas hors de Dieu.

CONCLUSION. — Puisque c'est à la sagesse divine qu'il appartient de déterminer la forme naturelle des êtres, on doit dire que Dieu est le premier exemplaire de toutes choses.

Il faut répondre que Dieu est la première cause exemplaire de toutes choses. Pour le comprendre clairement, il faut remarquer que pour produire une chose on a besoin nécessairement d'un exemplaire afin de donner à l'effet une forme déterminée. Car un artisan ne peut donner à la matière une forme déterminée que parce qu'il a en vue un type ou un modèle qu'il reproduit, soit que ce modèle, existe extérieurement sous ses yeux, soit qu'il l'ait intérieurement conçu dans son esprit. Or, il est évident que ce qui est produit naturellement reçoit une forme déterminée. Il faut donc que la détermination de ces formes remonte à la sagesse divine comme à leur premier principe, puisque c'est elle qui a imaginé l'ordre de l'univers qui consiste dans la distinction des êtres. C'est pourquoi on est obligé de reconnaître que les raisons de toutes choses sont en elle, et que ces raisons sont, comme nous l'avons dit (quest. xv, art. 1), les idées ou les formes exemplaires qui existent dans l'esprit de la Divinité. Et quoique ces formes soient multiples suivant les rapports qu'elles ont avec les choses qu'elles représentent, néanmoins elles ne sont pas en réalité autre chose que l'essence divine, parce que sa ressemblance peut être diversement reproduite par les êtres en raison delà manière dont ils participent à sa nature. Ainsi donc Dieu est le premier exemplaire de toutes choses. On peut aussi dire que dans les créatures il y en a qui servent de types ou de modèles aux autres, parce qu'il y en a qui sont faites à l'image des autres, soit parce qu'elles sont de la même espèce, soit parce qu'elles les imitent sous certain rapport.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si les créatures ne peuvent être semblables à Dieu en nature comme des êtres de même espèce, tels que le Fils et le Père, cependant elles peuvent lui ressembler en représentant l'idée qu'il a dans son entendement. C'est ainsi qu'une maison matérielle ressemble à la maison qu'un architecte a conçue dans son esprit.

2. Il faut répondre au second, qu'il est dans la nature de l'homme d'exister matériellement. Par conséquent on ne peut trouver d'homme qui soit sans matière. Ainsi donc quoique tel homme en particulier existe par la participation de l'espèce, cependant on ne peut le ramener à quelque chose qui existe par lui-même dans la même espèce, mais on le rapporte à une espèce supérieure, comme sont les substances séparées. On peut faire le même raisonnement à l'égard de toutes les choses sensibles.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique toute science et toute défini-lion ne porte que sur les êtres, cependant il n'est pas nécessaire que les choses existent en réalité telles qu'elles sont dans notre esprit lorsqu'il les comprend. Car parla vertu de notre intelligence nous abstrayons les espèces universelles des êtres particuliers; il n'est cependant pas nécessaire pour cela que l'universel subsiste en dehors du particulier comme le type ou l'exemplaire des choses particulières.

4. Il faut répondre au quatrième, que saint Denis appelle quelquefois Dieu celui qui a la vie par lui-même, la sagesse par lui-même. Quelquefois il donne ces noms aux choses qui ont reçu de Dieu ces vertus, mais il ne regarde pas la vie absolue, la sagesse absolue, comme des choses subsistantes, tel que d'anciens philosophes l'ont supposé (I).

(1) Il évite ainsi ce qu'il y a d'extrême dans le sentiment des platoniciens.


I pars (Drioux 1852) Qu.43 a.6