I pars (Drioux 1852) Qu.45 a.5


ARTICLE VI. - CRÉER EST-IL LE PROPRE D'UNE PERSONNE (3)?


(3) Tous les actes ad extra sont communs aux trois personnes. C'est ce que toute la tradition et tous les docteurs catholiques nous enseignent. Mais Raymond Lulle ayant avancé qu'on pouvait démontrer le mystère de la sainte Trinité par la raison, ses partisans, pour justifier sa témérité, soutinrent que dans tout effet créé il y a quelque chose de réel qui n'a été produit que par le Père, quelque chose qui n'a été produit que par le Fils, et quelque chose qui n'a été produit que par l'Esprit-Saint. Il s'est aussi rencontré des sectaires qui divisaient l'homme en trois parties : l'âme, qui était l'effet du Père, te corps qu'ils attribuaient au Fils, et l'esprit qu'avait créé l'Esprit-Saint.

Objections: 1.. Il semble que créer soit le propre d'une personne. Car ce qui est avant est cause de ce qui est après, le parfait est cause de l'imparfait. Or, la procession des personnes divines est antérieure à la procession des créatures, et elle est plus parfaite, parce que la personne divine procède comme étant parfaitement semblable à son principe, tandis que la créature ne lui ressemble qu'imparfaitement. Donc les processions des personnes divines sont cause de la procession des êtres, et par conséquent créer est le propre de la personne.

2.. Les personnes divines ne se distinguent réciproquement que par leurs processions et leurs relations. Donc tout ce qu'on leur attribue en des sens divers se rapporte à leurs processions et à leurs relations. Or, on attribue diversement aux personnes divines la causalité des créatures. Ainsi, dans le Symbole, on attribue au Père d'être le créateur de tous les êtres invisibles et visibles, on dit du Fils que c'est par lui que tout a été fait, et du Saint-Esprit qu'il est le seigneur et le vivificateur.Doncla causalité des créatures se rapporte aux personnes en raison de leurs relations et de leurs processions.

3.. Si l'on dit que la causalité de la créature s'envisage d'après un attribut essentiel que l'on approprie à une personne, cette réponse ne paraît pas suffisante. Car tout effet divin a pour cause chacun des attributs essentiels, à savoir la puissance, la bonté et la sagesse, et l'effet n'appartient pas plus à l'un de ces attributs qu'à l'autre. Il n'y a donc pas lieu d'attribuer un mode déterminé de causalité à une personne plutôt qu'à l'autre, si on ne prend pas les relations et les processions pour le point de départ de la distinction qu'on veut établir.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 2) que la création est un acte commun à la Divinité entière.

CONCLUSION. — La création est un acte commun à la Trinité tout entière, il ne peut convenir aux personnes divines que parce qu'elles renferment les attributs essentiels de la divinité, la science et la volonté.

Il faut répondre que créer c'est, à proprement parler, causer, ou produire l'être des choses. Tout agent produisant son semblable, le principe de l'action peut être considéré d'après l'effet même de son action. Ainsi, ce qui engendre le feu, c'est le feu. Par conséquent, Dieu ne peut créer que suivant son être, qui est son essence, et comme l'essence est commune aux trois personnes, la création n'est pas l'acte propre d'une personne, c'est un acte commun à la Trinité entière. — Cependant les personnes divines ont, en raison de leur procession, une causalité propre à l'égard de la création des êtres. Car, comme nous l'avons prouvé en traitant de la science et de la volonté de Dieu (quest. xiv, art. 8; quest. xix, art. 4), Dieu a produit les êtres qui existent par sou intelligence et sa volonté, comme l'artisan fait une oeuvre d'art. Or, l'artisan travaille d'après le verbe ou la pensée qu'il a conçue dans son esprit, et par l'amour que sa volonté a pour l'objet auquel il s'applique. De même Dieu le Père a fait la créature par son Verbe, qui est le Fils, et par son amour, qui est le Saint-Esprit. D'après cela les processions des personnes divines sont les raisons de la production des créatures, dans le sens qu'elles en renferment les attributs essentiels, qui sont la science et la volonté.


Solutions: 1. Il faut répondre aupremier argument,que les processions des per sonnes divines sontcausedela création, comme nous venons de le dire (in corp.art.).

2. Il faut répondre au second, que comme la nature divine, quoiqu'elle soit commune aux trois personnes, leur convient néanmoins dans un certain ordre, de telle sorte que le Fils reçoit la nature divine du Père, et le Saint-Esprit de l'un et de l'autre; de même la puissance de créer, bien qu'elle soit commune aux trois personnes leur convient cependant suivant un certain ordre. Car le Fils la tient du Père et le Saint-Esprit de l'un et de l'autre. De là, on attribue le nom de créateur au Père, comme à celui qui n'a pas reçu d'un autre la puissance de créer. On dit du Fils que c'est par lui que tout a été fait, parce que tout en possédant la même puissance il la tient d'un autre. Car la préposition par (per) a coutume d'indiquer une cause médiate, ou moyenne, ou un principe qui vient' d'un principe. Enfin, on attribue à l'Esprit-Saint, qui tient cette même puissance du Père et du Fils, de gouverner et de vivifier en maître tout ce que le Père a créé par son Fils. On peut encore trouver une raison de ces diverses sortes d'attribution dans l'appropriation des attributs essentiels. Car, comme nous l'avons dit (quest. xxxix, art. 8), on attribue et l'on approprie au Père la puissance qui se manifeste surtout dans la création, et c'est pourquoi on dit qu'il est créateur. On approprie au Fils la sagesse par laquelle tout agent intelligent opère, et c'est pour cela qu'on dit du Fils que par lui tout a été fait. On approprie à l'Esprit-Saint la bonté à laquelle le gouvernement appartient, puisqu'il consiste à mener chaque chose à ses fins, etlavivifi-cation parce que la vie consiste dans un certain mouvement intérieur, et que le premier moteur est la fin et la bonté.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique ce que Dieu produit soit l'effet de chacun de ses attributs, cependant on rapporte chaque effet à l'attribut avec lequel il a le plus de conformité d'après sa propre nature. Ainsi, on attribue l'ordonnance des choses à la sagesse, la justification de l'impie à la miséricorde et à la bonté qui se répand surabondamment. La création, qui est la production de la substance même de l'être, se rapporte à la puissance (1).

(1) Toutes ces dénominations rentrent ainsi dans les noms qu'on donne aux personnes divines par appropriation (V. quest. XXXIX, art. 7 et 8).

ARTICLE VII. — est-il nécessaire de trouver dans les créatures un vestige de la trinité (2)?


(2) Les Pères de l'Eglise n'ont pas dédaigné de recueillir ces images. Saint Ambroise trouve dans son livre De dignitate conditionis humanae, cap. xi, que l'âme humaine nous offre une image de la sainte Trinité , parce qu'il y a en elle l'intelligence , la volonté et la mémoire ; que l'intelligence engendre la volonté, comme le Père le Fils, et que la mémoire procède de ces deux facultés, comme l'Esprit-Saint procède des deux premières personnes. Saint Augustin a fort longuement développé ces similitudes [De Trin. lib.ix, cap. A etseq.jlib. xiv, cap.post.l.Théodoret traite la mémo question, et au même point de vue [Genèse, quest. 20 . Personne n'a mieux résumé ce que disent l'Ecriture et les Pères à ce sujet que Bossuet (Voyez ses Elévations , 2« semaine, élév. HP, IV, vr et VU").

Objections: 1.. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire de trouver dans les créatures un vestige de la Trinité. Car tout être peut être reconnu d'après les vestiges qu'il laisse. Or, on ne peut, d'après les créatures, reconnaître la trinité des personnes divines, comme nous l'avons dit (quest. xxxiii, art. J). Donc les vestiges de la Trinité n'existent pas dans les créatures.

2.. Tout ce qui est dans la créature a été créé. Si donc on trouve un vestige de la Trinité clans la créature, d'après quelques-unes de ses propriétés, et que tout ce qui est créé porte cette même empreinte, il faudra que dans chaque propriété on trouve des propriétés qui offrent les mêmes vestiges, et cela indéfiniment.

3.. L'effet ne représente que sa cause. Or, la causalité des créatures appartient à la nature commune des personnes divines et non aux relations d'après lesquelles on les distingue. Il n'y a donc dans les créatures aucun vestige de la Trinité, elles ne peuvent reproduire que l'unité de l'essence divine.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit(Z>e Trin.Wb. vi, ad fin.) qu'on voit dans les créatures un vestige de la Trinité.

CONCLUSION. — Dans les créatures raisonnables il y a une image de la Trinité, dans celles d'un ordre inférieur il y en a un vestige dans le sens qu'on trouve en elles des choses qui correspondent aux personnes divines.

Il faut répondre que tout effet représente sa cause de quelque façon, mais de différente manière. Ainsi, il y a des effets qui ne représentent que la causalité de la cause, mais non sa forme. C'est de cette manière que la fumée représente le feu. Nous appelons cette espèce de représentation une représentation de vestige. Le vestige démontre le mouvement d'une chose qui passe, sans dire quelle est cette chose. Quand un effet représente sa cause en donnant la ressemblance de sa forme, comme le feu engendré représente le feu qui l'engendre, comme la statue de Mercure représente Mercure, on appelle cette représentation une représentation d'image. Or, les processions des personnes divines se fondent sur l'acte de l'intelligence et sur celui de la volonté, comme nous l'avons dit (quest. xxvii). Car le Fils procède de l'entendement comme Verbe, et le Saint-Esprit de la volonté comme amour. Par conséquent, dans les créatures raisonnables, où il y a intelligence et volonté, on trouve une image de la Trinilé, car il y a en elles un Verbe qui est conçu et un amour qui procède. — Dans toutes les autres créatures on trouve un vestige de la Trinité, dans le sens qu'on trouve dans chaque créature des choses qui nous obligent à remonter aux personnes divines comme à leur cause. En effet, toute créature subsiste dans son être, elle a une forme qui détermine son espèce, et elle a un rapport d'ordre avec d'autres êtres. En tant que substance créée, elle représente la cause et le principe, et se rapporte par conséquent à la personne du Père qui est un principe qui n'a pas de principe. En tant qu'elle a une forme et une espèce (1) elle représente le Verbe, car la forme de l'ouvrage provient de la conception de l'artisan. En tant qu'elle est ordonnée à l'égard des autres, elle représente l'Esprit-Saint qui est amour, parcequ'il appartient à la volonté de celui qui crée de mettre une chose en rapport avec une autre. C'est pourquoi saint Augustin dit (De Trin. lib. vi) qu'on trouve un vestige de la Trinité dans chaque créature, parce que tout être existe, appartient par sa forme à une espèce, et occupe un certain rang. On rapporte encore à ces trois choses les trois termes employés par la Sagesse (xi), le nombre, le poids, et la mesure. Car la mesure se rapporte à la substance, qui est limitée par ses principes constitutifs, le nombre à l'espèce, et le poids à l'ordre. Et à ces trois choses correspondent les trois mots de saint Augustin : le mode, l'espèce, et l'ordre, qui correspondent eux-mêmes à ce qui existe, ce qui est discerné, et ce qui convient (2). Car une chose existe par sa substance, elle se discerne par sa forme, et convient à une chose par l'ordre. On peut aisément ramener au même point toutes les expressions analogues à celles-ci (3).

(1) Species, qai signifie beauté, apparence, ce qui a la plus grande analogie avec le Verbe, qu'on désigne aussi sous le nom d'image, et que saint Paul appelle la splendeur du Père.

(2) Quod constat, quod discernitur, quod congruit [Quoest.Mb. lxxxiii), quest. 18).

(3) Plusieurs auteurs modernes ont mis à pro lit ces idées, et en toutes choses ils ont recherché l'unité et la trinilé. Mais ils ont été loin d'imiter la réserve de saint Thomas, et ils n'ont pas pris garde qu'en forçant ces images et ces similitudes, on peut se rendre ridiculement puéril.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vestiges que l'on trouve dans les créatures se considèrent d'après les attributs que l'on approprie aux personnes, et que de cette manière les créatures peuvent élever notre esprit à la Trinité, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 1 ad I).

2. Il faut répondre au second, que la créature est une chose subsistante, et que c'est à ce titre qu'on trouve en elle les trois caractères que nous venons d'énumérer. Il n'est pas nécessaire que dans chacune de ses propriétés on en trouve trois autres analogues, mais d'après ces propriétés on reconnaît dans la créature qui est subsistante un vestige de la Trinité.

3. Il faut répondre au troisième, que les processions des personnes sont la cause et la raison de la création dans le sens que nous avons développé dans cet article et dans l'article précédent.


ARTICLE VIII.  — ¥ a-t-il création dans les oeuvres de la nature et de l'art (4)?


(4) Cet article a pour but de distinguer la création des êtres de peur propagation. La création est désignée par ces mots de l'Ecriture : Creavit Deus caelum et terram; et l'oeuvre de la nature ou la propagation des êtres est exprimée par ceux-ci : crescite et multiplicamini ; ce qui conduit saint Thomas à rechercher l'origine des formes, c'est-à-dire à résoudre un des problèmes les plus importants que les philosophes anciens se soient posé.

Objections: 1.. Il semble qu'il y ait création dans les oeuvres de la nature et de l'art. Car dans toutes les oeuvres de la nature et de l'art, il y a la production d'une forme. Or, elle n'est pas produite de quelque chose, puisqu'elle n'est pas matérielle. Donc elle est produite de rien, et par conséquent il y a création dans toutes les oeuvres de la nature et de l'art.

2.. L'effet n'est pas antérieur à la cause. Or, dans les choses naturelles tout agent n'agit que par sa forme accidentelle qui est active ou passive. Donc la forme substantielle n'est pas produite par la nature. Il faut par conséquent qu'elle soit créée.

3.. La nature produit son semblable. Or, on trouve dans la nature des êtres qui ne sont pas engendrés parleur semblable ; tels sont, par exemple, les animaux engendrés par la putréfaction. Donc leur forme n'est pas produite par la nature, mais elle est créée. On peut faire le même raisonnement sur d'autres êtres.

4.. Ce qui n'est pas créé n'est pas une créature. Si dans les choses qui sont produites par la nature on n'admet pas qu'il y ait création, il s'ensuivra que les êtres produits par la nature ne sont pas des créatures ; ce qui est hérétique.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin [Sup. Gen. ad litt. lib. v, cap. 14 et 15) distingue la propagation des êtres qui est l'oeuvre de la nature de leur création.

CONCLUSION. — Il n'y a pas de création dans les oeuvres de la nature et de l'art, mais ces oeuvres présupposent toujours quelque chose qui leur est préexistant,

Il faut répondre que s'il y a doute sur cette question c'est à cause des formes, dont certains philosophes n'ont pas attribué le principe à l'action de la nature, mais qu'ils ont supposées antérieurement existantes dans la matière où elles demeuraient, disaient-ils, à l'état latent. Cette erreur est provenue de ce qu'ils ignoraient la nature de la matière, parce qu'ils ne savaient pas distinguer entre la puissance et l'acte (1). En effet, comme les formes existent en puissance dans la matière, ils ont supposé qu'elles y étaient absolument préexistantes. D'autres ont voulu que les formes fussent données ou produites à la manière de la création par un agent séparé (2). Cette nouvelle erreur a eu sa cause dans l'ignorance de la forme. Car ils n'ont pas remarqué que la forme naturelle d'un corps n'est pas subsistante, mais qu'elle n'existe que par le corps lui-même. Et comme être fait, être créé, ne convient à proprement parler qu'à ce qui est subsistant, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.), les formes ne sont ni faites, ni créées, mais elles sont concréées. D'un autre côté ce qui est fait à proprement parler par un agent naturel, est composé, puisqu'il est fait de matière. Par conséquent il n'y a pas création dans les oeuvres de la nature, mais ces oeuvres présupposent toujours au contraire quelque chose qui leur est préexistant.

(1) C'est Aristote qui, le premier, a parfaitement mis en lumière cette distinction fondamentale qui joue un si grand rôle dans l'école.

(2) Cette opinion fut celle de Platon et d'Avi-cenne, que saint'thomas réfute aussi bien que leurs devanciers pour montrer ensuite la vérité entre les excès dans lesquels ils sont tombés.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les formes commencent à être en acte quand l'être composé est formé, mais qu'elles ne sont point produites par elles-mêmes, elles ne le sont que par accident.

2. Il faut répondre au second, que dans la nature les qualités actives agissent en vertu des formes substantielles. C'est pourquoi l'agent naturel produit non-seulement un être qui lui ressemble pour la qualité, mais encore pour l'espèce.

3. Il faut répondre au troisième, que pour la génération des animaux imparfaits il n'est pas nécessaire d'une autre action que celle de l'agent universel qui est la vertu céleste (1) à laquelle ces animaux sont assimilés non dans l'espèce, mais d'après une certaine analogie. Il ne faut pas dire non plus que leurs formes sont créées par un agent séparé. Mais pour la génération des animaux parfaits l'agent universel ne suffit pas; il faut un agent propre qui soit de même nature que l'être engendré.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'opération de la nature présuppose toujours l'existence de principes créés; c'est pourquoi on appelle créature ce que la nature produit.

(1) Cette vertu est celle que l'on supposait, d'après Aristote, aux corps célestes. Ce serait ici le lieu déparier de la production spontanée des êtres qui est encore un problème et un mystère pour la science actuelle.


QUESTION XLVI. : DU PRINCIPE DE LA DURÉE DES CRÉATURES.


Nous avons ensuite à examiner le principe de ta durée des créatures. — A cet égard trois questions se présentent : 1° Les créatures ont-elles toujours existé ? — 2° Est-il de foi qu'elles ont eu un commencement? — 3" Comment faut-il entendre ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ?

ARTICLE I. — l'universalité des créatures a-t-elle toujours existé (2)?


(2) Cet article est une réfutation d'Avcrroës et d'Aristote qui prétendaient que le monde est éternel. Saint Thomas entre à ce sujet dans une longue discussion, parce que l'erreur contre laquelle il s'élève avait cours de son temps, et qu'il importait qu'il répondit à tous les arguments qu'on essayait alors de faire valoir en sa faveur.

Objections: 1.. Il semble que l'universalité des créatures que nous appelons maintenant le monde n'ait pas commencé, mais qu'elle soit éternelle. Car tout ce qui a commencé d'être, avant d'avoir été, a été possible, autrement on n'aurait pas pu le faire. Si le monde a commencé d'être, avant ce commencement il était possible qu'il existât. Or, l'être possible c'est la matière à laquelle la forme peut donner l'être et la privation le non-être. Par conséquent si le monde a commencé d'être, avant lui la matière a existé, et comme la matière ne peut être sans une forme, et que la matière du monde avec une forme c'est le monde lui-même, il s'ensuivrait que le monde a été avant de commencer d'être, ce qui répugne.

2.. Il ne peut se faire que ce qui a la vertu d'être toujours existe dans un temps et n'existe pas dans un autre, car c'est sur la vertu d'une chose que se mesure sa durée. Or, ce qui est incorruptible a la vertu d'exister toujours, puisque sa vertu n'a pas une durée déterminée. Donc il ne doit pas se faire que ce qui est incorruptible existe dans un temps et n'existe pas dans un autre, tandis que tout ce quia commencé d'être a ce caractère. Par conséquent aucun être incorruptible n'a commencé d'être. Or, il y a dans le monde beaucoup d'êtres incorruptibles, tels que les corps célestes et toutes les substances intellectuelles. Donc le monde n'a pas eu un commencement.

3.. Ce qui n'est pas engendré n'a pas eu de commencement. Or, Aristote dit (Phys. lib. i, text. 82) que la matière n'a pas été engendrée, ni le ciel non plus (De coel. et mund. lib. i, text. 20). Donc tous les êtres n'ont pas eu un commencement.

4.. Le vide existe où il n'y a pas de corps, mais où il est possible qu'il y en ait. Or, si le monde a eu un commencement, là où le corps du monde existe maintenant il n'y avait pas de corps auparavant ; mais il pouvait y en avoir, autrement il n'y en aurait pas aujourd'hui. Donc avant le monde le vide a existé, ce qui est impossible.

5.. Tout ce qui commence à être mis de nouveau en mouvement, n'est mû que parce que le moteur et le mobile sont maintenant autrement qu'ils n'étaient auparavant.Or,ce qui est maintenant autrement qu'il n'était auparavant est mû. Donc avant tout mouvement qui commence nouvellement, il y a eu un mouvement quelconque, par conséquent le mouvement a toujours existé et il y a toujours eu un mobile, parce qu'il n'y a pas de mouvement sans mobile.

6.. Toutmoteur est naturel ou volontaire. Or, aucun de ces deux moteurs ne commence à mouvoir un autre être qu'en vertu d'un mouvement préexistant. Car la nature opère toujours de la même manière. Par conséquent s'il ne se fait pas un changement soit dans la nature du moteur, soit dans le mobile,un moteur naturel necommence pasàimprimer un mouvement qu'il n'imprimait pas auparavant. A la vérité le moteur volontaire peut retarder l'exécution de ce qu'il se propose sans que la volonté change elle-même. Mais il y a toujours en ce cas un changement au moins du côté du temps. Ainsi celui qui veut faire une maison demain et non aujourd'hui, attend l'arrivée d'un lendemain qui n'est plus aujourd'hui, ou du moins il attend que la journée présente soit passée et que le jour suivant arrive, ce qui ne peut se faire sans changement, parce que le temps est la mesure du mouvement. Il faut donc que toujours avant le commencement d'un nouveau mouvement il y ait eu un autre mouvement, ce qui nous ramène à la conséquence de l'argument précédent.

7.. Ce qui est toujours au commencement et toujours à la fin ne peut ni cesser, ni commencer. Car ce qui commence n'est pas à sa fin, et ce qui cesse n'est pas à son commencement. Or, le temps est toujours à son commencement et à sa fin, puisque le temps c'est le mêment actuel, le présent qui est la fin du passé et le commencement de l'avenir. Donc le temps ne peut ni commencer, ni finir, et il en est de même du mouvement dont le temps est la mesure.

8.. Dieu est antérieur au monde, ou en nature seulement, ou en durée. S'il ne lui est antérieur qu'en nature, il s'ensuit que, puisque Dieu est éternel, le monde l'est aussi. S'il lui est antérieur en durée, comme l'avant et Y après constituent le temps, il s'ensuivra que le temps a existé avant le monde, ce qui est impossible.

9.. Quand on pose une cause capable d'un effet, l'effet doit s'ensuivre. Car la cause qui n'est pas suivie de son effet est une cause imparfaite qui a besoin du secours d'un autre être pour que son effet se produise. Or, Dieu est à lui seul une cause suffisante de la production du monde-, il en est la cause finale en raison de sa bonté, la cause exemplaire en raison de sa sagesse, la cause efficiente en raison de sa puissance, comme nous l'avons prouvé (quest. xliv, art. 2, 3 et Í). Donc puisqu'il est éternel le monde l'est aussi.

0.. Si l'action d'un être est éternelle, son effet l'est aussi. Or, l'action de Dieu est sa substance qui est éternelle. Donc le monde l'est aussi.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans saint Jean : Glorifiez-moi, mon Père, de la gloire que j'ai eue en vous avant que le monde fût fait (Joan. xvii, 5). Et dans les Proverbes : Le Seigneur m'a possédé au commencement de ses voies, avant que rien ne fût fait dès le commencement (Prov. vin, 22).

CONCLUSION. — Il n'est pas nécessaire que le monde ait toujours existé puisqu'il procède delà volontéde Dieu ; et quoique son éternité eûtété possible, si Dieu l'eut voulu, personne n'a jamais pu la démontrer par des raisons solides.

Il faut répondre qu'il n'y a que Dieu qui soit éternel, et il n'est pas impossible d'établir cette thèse. Car nous avons prouvé (quest. xix, art. 4) que la volonté de Dieu est la cause des êtres. Un être n'est donc nécessaire qu'autant qu'il est nécessaire que Dieu le veuille, puisque la nécessité de l'effet dépend de la nécessité de la cause, d'après Aristote (Met. lib. v, text. 6). Or, nous avons montré (quest. xix, art. 3) qu'absolument parlant, il n'est pas nécessaire que Dieu veuille autre chose que lui-même. Il n'est donc pas nécessaire qu'il veuille que le monde ait toujours existé. Et comme le monde n'existe qu'autant que Dieu le veut, puisque son existence dépend de la volonté divine, comme de sa cause, il n'est par conséquent pas nécessaire que le monde ait toujours été. D'où je conclus qu'on ne peut démontrer l'éternité du monde. Les raisons alléguées par Aristote en faveur de cette thèse ne sont pas de véritables démonstrations, ce sont seulement des réponses aux raisonnements des philosophes anciens, qui supposaient que le monde avait commencé, mais qui défendaient mal leur opinion. Il y a trois raisons qui prouvent qu'Aristote n'attachait lui-même à ses raisonnements qu'une valeur relative. La première c'est que dans sa Physique (Phys. lib. viii) et dans son livre sur le ciel (De coel. lib. i, text. 101) il se borne à reproduire les sentiments d'Anaxagore,d'Empédocle etde Platon pour les contredire.La seconde, c'est que partout où il traite ce sujet, il cite seulement le témoignage des anciens, ce qui n'est pas une démonstration, mais simplement une autorité probable et persuasive. La troisième, c'estqu'il dit expressément (Top. lib. i, cap. 9) qu'il y a des problèmes dialectiques dont nous ne pouvons donner rationnellement la solution, et que celui-ci est de ce nombre : Le monde est-il éternel (1)?

(1) Saint Thomas pourrait bien avoir été ici un peu indulgent pour Aristote : il n'aura pas voulu l'avoir contre lui, et, tout en réfutant ses arguments, il a été bien aise de faire voir qu'Aristote n'y avait pas lui-même beaucoup de confiance. Toutefois le passage des Topiques n'est pas aussi exprès qu'on pourrait le croire. Voici les expressions d'Aristoto : On peut mettre en question des choses dont nous n'avons pas l'explication, parce qu'elles sont graves et que nous croyons difficile d'en savoir le pourquoi. Par exemple, c'est une question ardue de savoir si le monde est éternel ou ne l'est pas (trad. de Barthélémy Saint-Hilaire, Logique, t. IV, p.52S


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, avant d'exister, le monde a été possible, non pas qu'il ait pu être produit par la puissance passive qui est la matière, mais par la puissance active de Dieu. Ou bien encore il était possible d'une possibilité absolue (2), qui ne se rapporte pas à une puissance quelconque, mais qui consiste uniquement dans le rapport de termes qui ne répugnent pas l'un à l'autre. C'est cette sorte de possible qu'on oppose à l'impossible, comme on le voit dans Aristote (Met. lib. v, text. 17).

(2) C'est ce qu'on appelle dans le langage de l'école la possibilité intrinsèque, par opposition à la possibilité extrinsèque.

2. Il faut répondre au second, que les êtres qui ont la vertu d'exister toujours, du mêment où ils possèdent cette vertu il ne peut pas se faire qu'ils existent dans un temps et n'existent pas dans un autre. Mais avant d'avoir cette vertu ils n'existaient pas. Par conséquent ce raisonnement que fait Aristote (De coel. lib. i, text. 120) ne prouve pas absolument que les êtres incorruptibles n'ont pas commencé. Il prouve seulement qu'ils n'ont pas commencé à la manière dont les êtres engendrés et corruptibles commencent naturellement.

3. Il faut répondre au troisième, que d'après Aristote (Phys. Mb. i, text. 82), la matière n'est pas engendrée parce qu'elle n'a pas de sujet duquel elle procède. Et il prouve (De coel. lib. i, text. 20) que le ciel n'a pas été engendré non plus, parce qu'il n'a pas de contraire qui soit son générateur. D'où il est évident que ces deux raisonnements ne prouvent qu'une chose, c'est que la matière et le ciel n'ont point été engendrés, comme quelques-uns le soutenaient principalement à l'égard du ciel (1). Pour nous, nous disons qu'ils ont été créés (quest. xliv, art. 1 et 2).

(1) Cette opinion était celle de Platon. Il prétendait que le ciel avait eu un commencement, mais qu'il ne devait point avoir de fin, et Aristote le réfute.

4. Il faut répondre au quatrième, que le vide n'existe pas là où il n'y a rien. Il faut de plus pour le constituer un espace qui soit capable de recevoir des corps et qui n'en renferme pas, comme le dit Aristote lui-même (Phys. lib. iv, text. 60). Pour nous, nous disons qu'avant le monde il n'y avait ni lieu, ni espace (2).

(2) Saint Thomas ne voyait sans doute dans l'espace qu'un être relatif. C'est la d octrinc de plusieurs philosophes modernes.

5. Il faut répondre au cinquième, que le premier moteur a toujours existé et de la même manière, mais qu'il n'en est pas de même du premier mobile -, car il a commencé d'être, puisque auparavant il n'existait pas. Or, cet effet n'a pas été le résultat d'un changement, mais il a été produit par la création qui n'est pas, comme nous l'avons dit (quest. xlv, art. 2 ad 2), un changement. D'où il est évident que le raisonnement d'Aristote n'a de force qu'à l'égard de ceux qui supposaient les mobiles éternels, tout en admettant que le mouvement ne l'était pas. Telles furent les opinions d'Anaxagore etd'Em-pédocle. Pour nous, nous supposons au contraire que depuis que les mobiles ont commencé à exister, le mouvement n'a jamais cessé.

6. Il faut répondre au sixième, que le premier agent est un agent volontaire. Et quoiqu'il ait eu éternellement la volonté de produire un effet, cependant il ne l'a pas produit éternellement. Il n'est pas nécessaire pour cela de présupposer un changement clans sa volonté même relativement au temps. Car il ne faut pas raisonner de l'agent universel qui produit tout comme d'un agent particulier dont l'action présuppose d'autres êtres. Ainsi un agent particulier produit la forme et présuppose la matière. Il faut par là même qu'il y ait entre la forme de l'objet produit et sa matière une certaine proportion. C'est pourquoi on le considère logiquement comme donnant une forme à telle matière, mais non à telle autre, par suite de la différence qu'il y a entre les diverses sortes de matière. Mais ce n'est pas à ce point de vue qu'il faut juger l'action de Dieu qui produit tout à la fois la forme et la matière. Car au lieu de mettre comme l'agent particulier la forme en rapport avec la matière, il crée au contraire une matière proportionnée à la forme et à la Un qu'il se propose. — Un agent particulier présuppose également le temps aussi bien que la matière. C'est pourquoi logiquement il agit toujours dans l'instant A'après, non dans l'instant d'avant en raison de la manière dont nous concevons la succession du temps.'Mais quand il s'agit de l'agent universel qui produit les êtres et le temps, nous ne pouvons le considérer comme agissant maintenant et avant, suivant la succession du temps, comme si son action supposait préalablement l'existence du temps lui-même, mais nous devons observer qu'il a donné à son effet autant de temps qu'il a voulu et ce qu'il en fallait pour démontrer sa puissance. Car le monde nous fait mieux connaître la puissance divine du créateur, du mêment où il n'a pas toujours été que s'il était éternel. Car ce qui n'a pas toujours été a évidemment une cause, tandis que cela n'est pas aussi évident à l'égard de ce qui a toujours existé.

7. Il faut répondre au septième, que, comme le dit Aristote (Phys. fib. iv, text. 99), Y avant etl'après sont dans le temps ce qu'ils sont dans le mouvement. Par conséquent on doit entendre le commencement et la fin pour le temps, comme pour le mouvement. Or, en supposant l'éternité du mouvement , il est nécessaire que tout mêment dans le mouvement soit pris poulie commencement et la fin du mouvemenL. Ce qui n'a pas lieu dans l'hypothèse oùle mouvement aurait commencé (1). On peut faire le même raisonnement à l'égard de l'instantprésent (nunc temporis). Il est donc évident que le raisonnement qui s'appuie sur ce que le mêment présent est toujours le commencement et la fin du temps, présuppose l'éternité du temps et du mouvement. Et Aristote l'emploie (Phys. lib. viii, text. 10) contre ceux qui supposaient l'éternité du temps, mais qui niaient l'éternité du mouvement.

(1) Dans coite hypothèse, qui est conforme à la doctrine catholique, le temps a commencé, et pour lors il s'est trouvé un instant qui a été le principe du mouvement sans en être failli.

8. Il faut répondre au huitième, que Dieu est antérieur au monde en durée. Mais ce mot antérieur n'indique pas une priorité de temps, il désigne une priorité d'éternité, c'est-à-dire il désigne une éternité de temps imaginaire (2), qui n'existe pas en réalité. Ainsi quand on dit qu'au-dessus du ciel il n'y a rien, le mot au-dessus exprime un lieu purement imaginaire, tel qu'il est possible à l'esprit de le concevoir en ajoutant aux dimensions du corps céleste d'autres dimensions.

(2) Un temps indéfini tel que nous pouvons l'imaginer. Car dans l'impossibilité où nous sommes de concevoir l'éternité, nous nous en faisons une idée analogue à celle que nous concevons de l'infini.

9. Il faut répondre au neuvième, que comme l'effet suit la cause qui le produit naturellement en raison de sa forme, de même il suit la volonté de l'agent libre qui le produit d'après une forme qu'il a lui-même préconçue et déterminée, comme nous l'avons dit (quest. xiv, art. 8; quest. xli, art. 2). Ainsi, quoique Dieu ait eu de toute éternité ce qu'il fallait pour produire le monde, cependant il n'est pas nécessaire de supposer qu'il l'a produit autrement que d'une manière conforme au dessein que sa volonté avait préalablement arrêté. Il lui a donné l'être après l'avoir laissé dans le néant, afin de faire connaître avec plus d'éclat qu'il était son auteur.

10. Il faut répondre au dixième, qu'en posant l'action l'effet suit, conformément à la nature de la forme qui est le principe de l'action. Or, dans les agents volontaires, ce qui a été conçu et déterminé à l'avance est pris pour la forme qui est le principe de l'action. Par conséquent, de ce que l'action de Dieu est éternelle il ne s'ensuit pas que l'effet qui en résulte le soit aussi. Mais il est tel que Dieu l'a voulu, c'est-à-dire qu'après n'avoir pas été il a commencé d'être.



I pars (Drioux 1852) Qu.45 a.5