I pars (Drioux 1852) Qu.46 a.2

ARTICLE II. — est-ce un article de foi que le monde a commencé (3)?


(3) Quoique saint Thomas fasse grand usage de la raison, cependant il en limite la puissance beaucoup plus que la plupart des théologiens et des philosophes actuels; car ils croient, pour la plupart, être en mesure pour démontrer que lemonde a commencé.

Objections: 1.. Il semble que ce ne soi t pas un article de foi que le monde a commencé, mais une conclusion théologique que le raisonnement peut démontrer. Car tout ce qui a été fait a commencé. Or, on peut démontrer rationnellement que Dieu est la cause efficiente du monde, ce que les philosophes les plus graves ont d'ailleurs admis. Donc on peut prouver par voie de démonstration que le monde a commencé.

2.. Si l'on doit dire que le monde a été fait par Dieu, il faut admettre qu'il l'a fait de rien ou de quelque chose. Or, il ne l'a pas fait de quelque chose, parce que dans cette hypothèse la matière du monde aurait précédé le monde, ce qu'Aristote combat quand il suppose que le ciel n'a pas été engendré. Il faut donc reconnaître qu'il a été fait de rien, qu'il a existé après n'avoir pas été, et par conséquent qu'il a commencé.

3.. Tout être qui agit intellectuellement agit d'après un certain principe, comme on le voit évidemment dans toutes les oeuvres d'art. Or, Dieu est un agent intelligent. Donc il opère d'après un certain principe, et par conséquent le monde qui est son effet n'a pas toujours existé.

4.. Il est clair qu'il y a des arts qui ont commencé à certaines époques, et qu'il y a aussi des contrées qui ont commencé à être habitées dans un temps déterminé. Or, il n'en serait pas ainsi, si le monde eût toujours existé. Il est donc évident que le monde n'a pas toujours été.

5.. Il est certain qu'on ne peut rien égaler à Dieu. Or, si le monde avait toujours existé, il serait égal à Dieu en durée. Donc il est certain que le monde n'a pas toujours existé.

6.. Si le monde avait toujours existé, un nombre infini de jours auraient précédé celui-ci. Or, il n'est pas possible qu'un nombre infini de jours s'écoulent; par conséquent on ne serait jamais parvenu au jour actuel, ce qui est évidemment faux.

7.. Si le monde était éternel, la génération le serait aussi, et par conséquent un homme aurait été engendré par un autre indéfiniment. Or, le Père est la cause efficiente du Fils, comme le dit Aristote (Phys. lib. h, text. 29). Donc ii faudrait remonterdes causes efficientes auxcauses efficientes jusqu'à l'infini, ce qui est absurde.

8.. Si le monde et la génération ont toujours existé, un nombre infini d'hommes nous ont précédés. Or, l'àme de l'homme étant immortelle, il y aurait en ce mêment une infinité d'âmes humaines qui existeraient, ce qui est impossible. La science nous force donc à reconnaître que le monde a commencé, et il n'y a pas que la foi qui nous apprenne cette vérité.


Mais c'est le contraire. Les articles de foi ne peuvent être rationnellement démontrés, parce que la foi, d'après saint Paul [Hebr, xi), a pour objet ce qui ne se voit pas. Or, c'est un article de foi que Dieu est le créateur du monde, et par conséquent que le monde a commencé. Car nous disons : Je crois en un seul Dieu créateur, etc. Et saint Grégoire dit que Moïse a parlé en prophète quand il a dit : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, paroles qui indiquent que le monde a commencé. Nous avons donc appris par la révélation seule que le monde a eu un commencement, et c'est pour cela que rationnellement nous ne pouvons le démontrer (1).

(1) Cette conclusion est extrêmement remarquable , car elle prouve que, dans la pensée de saint Thomas, nous ne pouvons démontrer aucune des choses qui ne nous sont connues que par la révélation.

CONCLUSION. — La foi seule nous apprend que le monde a commencé : la science ne peut démontrer cette vérité, mais il nous est avantageux de la croire.

1l faut répondre que la foi seule établit que le monde n'a pas toujours été, et qu'on ne peut démontrer par le raisonnement cette vérité. C'est déjà ce que nous avons dit du mystère de la Trinité (quest. xxxviii, art. 1). La raison en est qu'on ne peut démontrer la nouveauté du monde par la nature du monde lui-même. Car le principe d'une démonstration est la définition de la chose à démontrer. Or, tout être, en raison de son espèce, s'abstrait du temps et de l'espace. C'est pourquoi on dit que les universaux sont^ar-lout et toujours. On ne peut donc pas démontrer que l'homme, le ciel, ou la pierre n'ont pas toujours et partout existé. On ne peut pas non plusleprou-ver en considéran t l'agent volontaire qui les a produits (2; .Car la raison ne peut connaître la volonté de Dieu qu'à l'égard de ce qu'il est absolument forcé de vouloir. Or, ce que Dieu veut à l'égard des créatures n'a rien de nécessaire, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 3). La volonté divine ne peut donc se manifester à l'homme que par la révélation, et c'est sur la révélation que la foi s'appuie. Par conséquent, que le monde ait commencé, c'est là un objet de foi, mais ce n'est pas une vérité que l'on puisse démontrer, ce n'est pas un point de science. Et cette observation est utile à faire dans la crainte qu'en cherchant à démontrer ce qui est de foi par des raisons qui ne seraient pas nécessairement concluantes, on ne fournisse l'occasion de plaisanter aux incrédules qui pourraient supposer que nous n'avons pas d'autres motifs de croire ce que la foi nous enseigne.

(2) D'après saint Thomas, Dieu aurait donc pu, absolument parlant, créer le monde de toute éternité. C'est le sentiment d'un certain nombre de théologiens , qui croient qu'on ne peut admettre le sentiment contraire sans limiter la toutc-pnW-sanre divine.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme l'observe saint Augustin (Deciv. Dei, lib. xi, cap. 4), il y a eu deux sortes de philosophes qui ont admis l'éternité du monde. Les uns ont supposé que la substance du monde ne venait pas de Dieu; leur erreur est insoutenable, et on la réfute victorieusement (1). Les autres,touten supposantque le monde était éternel, n'en reconnaissaient pas moins que Dieu en est l'auteur. Car ils ne voulaient pas que le monde eût un âge quelconque, mais ils prétendaient que bien que sa créationait eu un commencement il avait néanmoins toujours été fait. Ils expliquaientleurpenséeàl'aidede la comparaison suivante, que saint Augustin rapporte lui-même (De civ. Dei, lib. x, cap. 31) : Si le pied de quelqu'un, disaient-ils, avait été de toute éternité dans la poussière, il y aurait toujours eu sous lui une empreinte dont tout le monde reconnaîtrait évidemment qu'il est la cause (2); de même le monde a toujours été, parce que celui qui l'a fait a toujours été lui-même. Pour comprendre la force de ce raisonnement, il faut observer que la cause efficiente, qui est motrice, précède nécessairement son effet, parce que l'effet n'existe qu'autant que l'action est consommée ; il n'est par conséquent que la fin de l'action, tandis que l'agent en est le principe. Or, si l'action est instantanée, et non successive, il n'est pas nécessaire que l'agent soit réellement antérieur en durée à l'action qu'il produit, comme on le voit évidemment dans la production du phénomène de la lumière. De là ils concluent qu'il ne s'ensuit pas nécessairement de ce que Dieu est la cause active du monde, qu'il soit antérieur au monde en durée, parce que la création par laquelle il a produit le monde n'est pas un changement successif, comme nous l'avons dit (quest. xlv, art. 2).

(1) Ceux-là niaient la création, et on peut leur répondre par tous les arguments que saint Thomas a produits à l'appui de ce dogme.

(2) Quoique l'un fût cause de l'autre, il ne l'aurait cependant pas précédé j ainsi il en serait du monde et de Dieu dans cette hypothèse : le monde eût toujours existé, parce que Dieu, qui l'a fait, a toujours existé lui-même.

2. Il faut répondre au second, que ceux qui supposeraient le monde éternel diraient qu'il a été fait par Dieu de rien, non parce qu'il a été fait après rien, comme nous comprenons le mot création, mais parce qu'il n'a pas été fait de quelque chose (3). C'est pourquoi quelques-uns de ceux qui admettent l'éternité du monde, admettent aussi la création, comme on le voit dans la Métaphysique d'Avicenne (lib. ix, cap. 4).

(3) Saint Thomas s'étudie à faire ressortir la force de ces raisonnements pour montrer sur ce point l'impuissance de la raison.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement est celui d'Anaxa-goras. Mais il n'est rigoureux qu'à l'égard de l'entendement qui en délibérant recherche ce qu'il faut faire, ce qui ressemble au mouvement. Or, il n'y a que l'entendement humain qui se livre à ces investigations; il n'en est pas de même de l'entendement divin, comme nous l'avons dit (quest. xiv, art. 7 et 12).

4. Il faut répondre au quatrième, que ceux qui supposent l'éternité du monde prétendent que la terre a été successivement dans ses diverses régions d'inhabitable rendue habitable, et cela indéfiniment. Ils supposent aussi que les arts, par suite d'une infinité d'accidents et de causes de décadence, ont été maintes fois découverts et se sont ensuite perdus. Aristote dit dans Son livre cies Météores (lib. i, cap. ult.) qu'il est ridicule de s'appuyer sur ces changements particuliers pour en induire la nouveauté du monde entier (1).

(1) C'est, en effet, le plus faible de tous les raisonnements.

5. Il faut répondre au cinquième, que quandmême le monde aurait toujoursété, ilneseraitpas pour cela égala Dieu quant à l'éternité, commele dit Boêce(Z7é cons. lib. v ; pros. 6). Car l'être divin consiste en ce qu'il existe tout entier, en même temps et sans succession, tandis qu'il n'en est pas ainsi du monde.

6. Il faut répondre au sixième, que ce qui s'est passé s'entend toujours d'un terme à un autre. Or, quel que soit le jour passé que l'on détermine, de ce jour à celui d'aujourd'hui il ne peut s'être écoulé qu'un nombre fini de jours. L'objection suppose aû contraire que les moyens qui se trouvent entre deux extrêmes peuvent-être infinis.

7. Il faut répondre au septième, que pour les causes efficientes on ne peut pas absolument remonter de l'une à l'autre jusqu'à l'infini, de telle sorte que celles qui sont nécessaires par elles-mêmes pour la production d'un effet se multiplient indéfiniment. Par exemple il ne peut se faire que la pierre soit mue par le bâton, le bâton par la main, et cela indéfiniment. Mais il n'est pas impossible qu'on remonte par accident de causes en causes jusqu'à l'infini. C'est en effet ce qui arrive quand toutes les causes qui sont multipliées jusqu'à l'infini ne relèvent que d'une seule cause, et que leur multiplication n'a lieu que par accident. Ainsi l'artisan se sert par accident d'une multitude de marteaux, parce qu'ils se brisent l'un après l'autre dans sa main. Et il arrive par conséquent que le marteau qu'il emploie succède à l'action du marteau précédent qu'il a employé. De même îl arrive à l'homme qui engendre d'avoir été engendré par un autre, mais il engendré en tant qu'homme et non parce qu'il est fils d'Un autre. Car tous les hommes qui engendrent occupent un seul et même rang parmi les causes efficientes, celui de générateur particulier. Par conséquent il n'est pas impossible que l'homme soit engendré par l'homme indéfiniment. Il n'y aurait impossibilité que dans le cas où la génération de tel hommeen particulier dépendrait de tel autre homme, puis de tel corps élémentaire, puis du soleil, et cela indéfiniment.

8. Il faut répondre au huitième, que ceux qui admettent l'éternité du monde échappent à ce raisonnement de plusieurs manières. Les uns ne regardent pas comme impossible qu'il y ait un nombre infini d'âmes ; c'est le sentiment d'Algazel qui dit que cet infini est un infini accidentel. Mais nous avons démontré que ce système n'avait rien de solide (quest. vu, art. 4). Il en est qui disent que les âmes meurent avec le corps. D'autres supposent que cle toutes les âmes il n'y en a qu'une seule qui existe (%). D'autres enfin prétendent, comme le dit saint Augustin, que les âmes font une espèce de mouvement circulaire (3), dételle sorte que quand elles sont séparées des corps, elles parcourent des cercles de temps déterminés et retournent ensuite animer d'autres corps. Nous aurons l'occasion de traiter plus loin toutes ces différentes questions. Nous ferons seulement ici remarquer que ce raisonnement est particulier. Par conséquent on pourrait dire que le monde est éternel, ou même qu'une créature comme l'ange l'est aussi, sans dire pour cela que l'homme l'est également (1). Il ne répond donc pas à notre proposition qui est générale, car nous demandons s'il y a une créature quelconque qui puisse avoir existé de toute éternité.

(2) C'est ce que les philosophes anciens appelaient la grande il me du inonde.

(3) il s'agit là de la métempsycose (F. S. Aug. De hoeres. cap. 16).

(1) It est à remarquer, en effet, que saint Thomas ne s'est pas demandé si l'homme était éternel, mais si l'uni vers Pétait. Il faut donc ne pas donner à sa pensée plus d'extension qu'elle n'en a, et ne considérer comme éternel que le monde, quant à la substance, et non chaque espèce en particulier.


ARTICLE III.—LA CRÉATION BU MONDE DATE-T-ELLE DU COMMENCEMENT : DU TEMPS (2)?


(2) Cet article est une explication des deux premiers mots de la Genèse : In principio.

Objections: 1.. Il semble que la création des êtres n'ait pas eu lieu au commencement du temps. Car ce qui n'est pas dans le temps n'existe pas dans un mêment quelconque du temps. Or, la création des êtres n'a pas eu lieu dans le temps. Car par la création la substance des choses finies a reçu l'être, et le temps ne mesure pas la substance des choses, surtout des choses spirituelles. Donc la création ne date pas du commencement du temps.

2.. Aristote prouve (Phys. lib. vi, text. 40) que ce qui se fait se faisait, et par conséquent que tout ce qui est fait a un avant et un après. Or, dans le commencement du temps, puisque c'est un instant indivisible, il n'y a ni avant, ni après. Donc puisque être créé c'est sous un rapport la même chose qu'être fait, il semble que les êtres n'ont pas été créés au commencement du temps.

3.. Le temps lui-même a été créé. Or, il n'est pas possible qu'il ait été créé au commencement du temps, puisque le temps est divisible, tandis que le commencement du temps ne l'est pas. Donc la création n'a pas eu lieu au commencement du temps.


Mais c'est le contraire. Car on lit dans la Genèse : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (Gen. i, I).

CONCLUSION. — Dieu a créé tous les êtres au commencement dutemps, dans le principe, c'est-à-dire dans son Fils ; dans le principe, c'est-à-dire avant toutes choses.

Il faut répondre que ces paroles de la Genèse : Au commencement (in principio ) Dieu créa le ciel et la terre, peuvent s'entendre de trois manières qui ont pour objet de rejeter autant d'erreurs. Car les uns ont supposé que le monde a toujours existé et que le temps n'a point eu de commencement (3). C'est pour réfuter cette erreur qu'il est dit : Au commencement, c'est-à-dire au commencement du temps. — D'autres ontprétendu quelacréa-tion avait deux principes, l'un qui était le principe du bien et l'autre le principe du mal (4). Pour éviter cette erreur il est dit que Dieu créa (in principio) dans le principe, c'est-à-dire dans son Fils. Car comme on approprie au Père le principe efficient en raison de sa puissance, de même le principe exemplaire est approprié au Fils en raison de sa sagesse. Ainsi par là même qu'il est dit : Vous avez tout fait dans votre sagesse, on comprend par là que Dieu a tout fait dans le principe, c'est-à-dire dans son Fils, d'après ces paroles de l'Apôtre : En lui, c'est-à-dire dans son Fils, tout a été fait (Colos. i, 16). — D'autres ont supposé que Dieu avait créé les êtres corporels par le moyen des créatures spirituelles (5). Pour écarter cette dernière erreur on dit que dans ce passage : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, ces mots au commencement signifient avant toutes choses. Car par là même on entend que Dieu a créé en même temps les quatre choses qui servent de base à -l'univers : le ciel empijrée (1), lawia-tière corporelle, qu'on désigne sous le nom de terre, le temps et la nature angélique.

(3) Ceux qui ont supposé celte erreur, ce sont les philosophes anciens, qui n'ont pu s'élever à l'idée d'un Dieu créateur.

(4) Cette erreur a été celle des manichéens et de tous ceux qui ont soutenu le dualisme ou la doctrine des deux principes.

(5) Cette erreur fut celle de Platon et d'Avi-eenne qui admirent un créateur intermédiaire.

(1) Nous ne dirons rien ici du temps ni du ciel mipyrée, parce que saint Thomas a consacré un rtiele spécial à chacune de ces deux questions, et ous renvoyons à ce mêment les explications que ius avons à donner (quest. lxvi, art. 5 et 4).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne dit pas que les choses ont été créées au commencement du temps, comme si le commencement du temps était la mesure de la création (2), mais parce que le ciel et la terre ont été créés simultanément avec le temps.

(2) On dit seulement que le premier instant du nps a coexisté avec la création.

2. Il faut répondre au second, que cette proposition d'Aristote s'applique à ce qui se fait par le mouvement et à ce qui en est le terme. Car dans toute espèce de mouvement il faut admettre un avant et un après. En effet, dans tout mouvement il faut un avant et un après, c'est-à-dire que dans tout ce qui est en train d'être mû ou d'être fait, il y a quelque chose qui précède et quelque chose qui suit -, parce que ce qui est au commencement du mouvement ou ce qui est au terme, n'est pas en train d'être mû. Mais la création n'est ni un mouvement, ni le terme d'un mouvement, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2 et 3). C'est pourquoi Dieu crée ce qui n'était pas créé auparavant.

3. Il faut répondre au troisième, qu'un être ne peut être fait que suivant ce qu'il est. Or, le temps n'est rien autre chose quele mêment présent. Il ne peut donc être produit que dans un instant présent quelconque, non parce qu'il exisle dans ce premier instant, mais parce que c'est par là qu'il commence.


QUESTION XLVII. : DE LA DISTINCTION DES ÊTRES EN GÉNÉRAL.


Après avoir traité de la production des êtres il faut examiner leur distinction. Cette question se divise en trois parties.—Nous avons à traiter : 1" de la distinction des êtres en général; 2° de la distinction du bien et du mal; 3° de la distinction des créatures spirituelles et des créatures corporelles.

Touchant la première de ces questions il y a trois choses a examiner : 1° La multiplicité des êtres et leur distinction; —2" Leur inégalité; —3° L'unité du monde.

ARTICLE I. — LA MULTIPLICITÉ DES ÊTRES ET LEUR DISTINCTION VIENT-ELLE DE DIEU (3)?


(3) Saint Thomas a eu spécialement en vue dans article l'erreur d'Averroës, qui prétendait que u n'était pas l'auteur immédiat de tous les s. Aristote était bien tombé dans cette erreur ; car son Dieu ne prend pas soin en détail de chaque être, et il ne s'occupe du monde que par l'intermédiaire des puissances qui sont au-dessous de lui. Des cartésiens ont été sur ce point d'un autre avis que saint Thomas; car ils supposent que Dieu a créé la matière informe, qu'il a imprimé à chacune de ses parties un mouvement, et que, par suite de ce mouvement, le monde s'est organisé tel qu'il est, sans que Dieu s'en soit mêlé davantage. Cette hypothèse a été combattue par la plupart des théologiens.

Objections: 1.. Il semble que la multiplicité des êtres et leur distinction ne vienne pas de Dieu. Car l'unité est naturellement apte à produire l'unité. Or, Dieu est l'être souverainement un, comme nous l'avons prouvé (quest. xi, art. 4). Donc il ne peut produire autre chose qu'un effet qui soit un comme lui.

2.. Ce quieslfait d'après un modèle est semblable au modèle lui-même. Or, Dieu est la cause exemplaire de l'effet qu'il produit, comme nous l'avons dit (quest. xliv, art. 3). Donc, puisque Dieu est un, son effet ne peut être qu'unique, et il n'est par conséquent pas distinct.

3.. Ce qui existe pour une fin est proportionné à cette fin elle-même. Or, la fin de la créature est unique, c'est la bonté de Dieu, comme nous l'avons prouvé (quest. xliv, art. 4). Donc l'effet de Dieu ne peut être qu'unique.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. i) : Que Dieu distingua la lumière des ténèbres, et qu'il sépara les eaux des eaux. Donc la distinction et la multiplicité des êtres viennent de Dieu.

CONCLUSION. — Dieu ayant produit ses créatures pour leur communiquer sa hqntè et la représenter par elles, leur multiplicité et leur diversité n'a eu pour cause ni la matière seule, ni la matière unie à un agent, ni les causes secondes, mais l'intention de l'agent premier, c'est-à-dire de Dieu lui-même.

Il faut répondre que les philosophes ont assigné diverses causes à la distinction des êtres. Les uns l'ont attribuée à la matière toute seule, ou à la matière unie à l'agent. Démocrite et tous les anciens philosophes matérialistes (1) n'admettaient pas d'autre cause que la matière elle-même. D'après eux, tft;tfietí<f<!!Í3d& des êtres était fortuite, elle provenait du mouvement de la matière. Anaxagore attribuait la distinction et la multiplicité des êtres à la matière et à l'agent simultanément (2). Il admettaitl'entendement qui distingue les êtres en abstrayant de la matière ce qui s'y trouve mélangé. — Mais ce système est insoutenable pour deux raisons : 1° parce que nous avons prouvé que la matière elle-même a été créée par Dieu (quest. xliv, art. 2), et qu'il faut par conséquent que la distinction, s'il y en a une du coté de la matière, remonte à une cause plus élevée. 2° Parce que la matière est pour la forme et non réciproquement. Or, la distinction des êtres se faisant par les formes qui leur sont propres, il n'y a pas de distinction possible d'après la matière. Mais la matière a été plutôt Créée sans aucune iorme pour qu'elle fût susceptible de revêtir les formes les plus diverses. — Il y en a qui ont attribué la distinction des êtres aux agents secondaires. Tel est le sentiment d'Âvicenne, qui dit que Dieu en se comprenant a produit l'intelligence première qui, par là même qu'elle n'est pas son être, comprend nécessairement la puissance eM'être (3), comme nous le prouverons (quest. l, art. 2). Ainsi l'intelligence première, selon qu'elle comprend la cause première, a produit l'intelligence seconde, et selon qu'elle se comprend comme étant en puissance elle a produit le corps du ciel qui est le moteur (4), et selon qu'elle se comprend comme étant en acte elle a produit l'âme du ciel. Mais ce système ne peut également se soutenir pour deux motifs : 1° Parce que nous avons démontré (quest. xlv, art. 5) qu'il n'y a que Dieu qui puisse créer, et que par conséquent tout ce qui ne peut être fait que par la création ne peut avoir que Dieu pour auteur. Tels sont tous les êtres qui ne sont soumis ni a la génération, ni à la corruption. 2° Parce que dans cette hypothèse l'universalité des êtres ne proviendrait pas de l'intention première de l'agent, mais du concours d'une multitude de causes actives. Et comme un pareil effet nous semble fortuit, il s'ensuivrait que la perfection de l'univers qui consiste dans la diversité des êtres serait le fruit du hasard, ce qui répugne. Par conséquent il faut dire quela distinction des êtres et leur multiplicité proviennent de l'intention de l'agent premier qui est Dieu. Car il a donné l'être aux créatures à cause de sa bonté qu'il veut leur communiquer et qu'elles doivent représenter. Et comme elle ne peut être représentée complètement par une seule créature, il en a produit une multitude sous des formes diverses, afin que l'une supplée à ce qui manque à l'autre pour la représenter. Ainsi la bonté, qui est en Dieu simple et une, est multiple et divisée dans les créatures. Par conséquent l'univers entier participe à la bonté divine et la représente plus parfaitement qu'une autre créature quelconque. — La distinction des créatures ayant pour cause la sagesse divine, Moïse dit qu'elles ont été rendues distinctes parle Verbe de Dieu qui est la conception de sa sagesse. C'est ce qu'exprime ce passage de la Genèse : Dieu dit que la lumière soit faite.... et il sépara la lumière des ténèbres (Gen. i, 3) (1).

(1) Avant Démocrite nous citerons ^Vécote ionienne , dont Thaïes tut le chef. Ces philosophes n'admirent pas d'autres principes des choses que les éléments maleficis; Thaïes admettait l'eau, Heraclite le feu, etc. Les atoniistes, dont Démo-criteet Lçueïppe furent les chefs, étaientnn progrès sur l'école ionienne. Ils joignirent aux substances matérielles le mouvement, et entreprirent de tout expliquer par des lois générales ; mais ces lois avaient besoin elles-mêmes de se rattacher à un principe.

(2) Anaxagore se fit le premier une idée nette delà cause motrice, et proclama qu'il y avait dans la nature une intelligence (vo'05) ; mais il n'assigna à l'intelligence qu'un rôle secondaire, et c'est à ce point de vue que saint Thomas le réfute.

(3) Il n'y a que Dieu qui soit un acte pur et qui n'ait rien de potentiel, parce qu'il n'y a que lui qui soit son être (suum esse).

(4) Cette théorie se rattache aux idées péripatéticiennes sur le ciel.

(1) Qu'on lise le récit de la création , et l'on verra que l'écrivain sacré a voulu nous pénétrer de la doctrine que saint Thomas soutient ici. D'ailleurs les Pères sont unanimes à ce sujet (Vid. S. August. De Gen. ad litt. lib. iii. Tertul. De re-surrect. carnis. S. Grég. de Nazianze, oroi. 58. S. Basile'et S. Ambroise, Hexameron).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'agent naturel agit par la forme qui détermine son existence. Cette forme étant une, l'effet qu'il produit est un aussi. Mais un agent volontaire tel qu'est Dieu, comme nous l'avons prouvé (quest. xix, art. 4), agit par la forme qu'il a dans son entendement. Puisqu'il ne répugne pas à l'unité et à la simplicité de Dieu qu'il comprenne beaucoup de choses, comme nous l'avons démontré (quest. xv, art. 2), il s'ensuit qu'il ne répugne pas davantage, bien qu'il soit un, à ce qu'il puisse en produire une multitude.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement aurait de la force à l'égard d'un objet qui représenterait parfaitement son modèle et qui, pour ce motif, ne pourrait être multiplié que matériellement. C'est ce qui fait que l'image incréée, qui est parfaite, est une. Mais il n'y a pas de créature qui représente parfaitement l'exemplaire premier qui est l'essence divine ; c'est pourquoi il peut être représenté par une multitude de choses. Cependant si l'on donne aux idées le nom de types ou d'exemplaires, leur pluralité correspond dans l'entendement divin à la pluralité des êtres.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les choses spéculatives le moyen de démonstration qui démontre parfaitement une conclusion est unique. Mais les moyens probables sont nombreux. De même dans les choses pratiques, quand ce qui est fait pour une fin est adéquat à cette fin, il est nécessaire qu'il soit un absolument. Mais les créatures ne se rapportent pas ainsi à leur fin qui est Dieu, et c'est pour ce motif qu'il a fallu les multiplier.


ARTICLE II. — l'inégalité des êtres vient-elle de dieu (2)?


(2) L'Ecriture est formelle sur ce point. Quare dies diem superat et iterum lux lucem et annus annum? A Domini scientia separati sunt (Eccles. xxxiii ). Dixit Dominus ad Moysen : Quis fecit os hominis ? Aut quis fabricatus est mutum et surdum, videntem et caecum? Nonne ego? (Exod.ii. Yid. 3oh, xxxviii et xxxix).

Objections: 1.. Il semble que l'inégalité des êtres ne vienne pas de Dieu. Car il est d'un être très-bon de faire les meilleures choses. Or, entre les meilleures choses l'une n'est pas plus que l'autre. Donc Dieu qui est l'être infiniment bon a du faire tous les êtres égaux.

2.. L'égalité est l'effet de l'unité, d'après Aristote (Met. lib. v, text. 20). Or, Dieu est un. Donc il a fait tous les êtres égaux.

3.. Il est de la justice de faire des dons inégaux aux êtres qui ne sont pas égaux. Or, Dieu est juste dans toutes ses oeuvres. Donc, puisque l'action par laquelle il communique l'être aux créatures ne présuppose pas d'inégalité entre elles, il semble qu'il les ait faites toutes égales.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans l'Ecclésiaste : Pourquoi le jour surpasse-t-illejour, la lumière la lumière, l'année l'année, le soleil le soleil f C'est le Seigneur qui les a ainsi distingués.

CONCLUSION. — Comme la divine sagesse a produit la multiplicité et la diversité des créatures, de même elle est la cause de leur inégalité, et on ne doit attribuer cette inégalité ni aux mérites, ni aux démérites des créatures.

Il faut répondre qu'Origône(1), voulant rejeter l'hypothèse de ceux qui admettaient une distinction dans les êtres d'après l'opposition qu'ils supposaient entre le principe du bien et le principe du mal, a établi que dès le commencement Dieu a créé tous les êtres égaux. Il prétendait qu'il a créé d'abord des créatures raisonnables seulement, mais toutes égales. Parmi ces créatures l'inégalité s'est introduite primitivement par l'effet du libre arbitre. Les unes se sont plus ou moins approchées de Dieu, les autres s'en sont plus ou moins éloignées. Celles qui se sont tournées vers Dieu en faisant bon usage de leur liberté ont été élevées aux divers rangs des anges suivant la diversité de leurs mérites. Celles qui s'en sont éloignées ont été enchaînées dans divers corps d'après la diversité de leur faute. Telle est la cause qu'il attribue à la création et à la diversité des corps. Or, dans ce système l'universalité des créatures corporelles n'aurait pas été créée pour que Dieu communiquât aux créatures sa bonté, mais pour qu'il les punît de leur faute. Ce qui est contraire à ces paroles de la Genèse : Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et tout était très-bien (Gen. i, 31). Comme le dit d'ailleurs saint Augustin (Deciv. Dei, lib. ii, cap. 23) : Qu'y a-t-il de plus insensé que de dire que par ce soleil qui est unique en ce monde Dieu n'a pas eu l'intention d'ajouter à la beauté des êtres matériels, et de leur donner ce qui est nécessaire à leur conservation et à leur développement, mais qu'il l'a créé plutôt pour punir une âme d'un péché qu'elle avait fait, de telle sorte que s'il y avait cent âmes qui eussent péché de la même manière, ce monde aurait cent soleils? — Il faut donc dire que comme la sagesse de Dieu est la cause de la distinction des êtres, elle est de même la cause de leur inégalité. En effet, il y a dans les êtres deux sortes de distinction, l'une formelle qui existe dans les choses qui sont spécifiquement différentes, l'autre matérielle qui existe dans celles qui ne diffèrent que numériquement. Or, la matière existant à cause de la forme, la distinction matérielle existe à cause de la distinction formelle. De là nous voyons que dans les choses qui sont incorruptibles il n'y a qu'un individu de la même espèce, parce qu'il n'en faut pas davantage pour que l'espèce se conserve. Dans celles qui sont engendrées et qui se corrompent il y a beaucoup d'individus de la même espèce pour que l'espèce ne s'éteigne pas. Il est donc évident par là que la distinction formelle est plus principale que la distinction matérielle. Or, la distinction formelle exige toujours l'inégalité. Car, comme le dit Aristote (Met. lib. viii, text. 10), les formes des choses ressemblent aux nombres dont l'espèce varie d'après l'addition ou la soustraction de l'unité. Ainsi, dans les choses naturelles, les espèces paraissent avoir été ordonnées par degré. Par exemple, les choses mixtes sont plus parfaites que les éléments qui les composent, les plantes l'emportent sur les minéraux, les animaux sur les plantes, les hommes sur les autres animaux, et dans chacun de ces ordres de créatures on trouve une espèce qui vaut mieux que d'autres. C'est pourquoi la divine sagesse ayant été cause de la distinction des êtres, afin que l'univers fût parfait, pour la même raison elle a voulu qu'il y eût de l'inégalité entre lescréatures. Car l'univers ne serait pas parfait s'il n'y avait dans les êtres qu'un seul degré de bonté (2).

(1) Orig. Periarch. lib. I, cap. 7.

(2) Même quand cette bonté serait absolue, parce que, du mêment où il n'y aurait plus de degré entre les êtres , il n'y aurait plus de hiérarchie ; par conséquent il n'y aurait plus d'ordre ni d'harmonie.


Solutions: 1. I1 faut répondre au premier argument, qu'il est d'un agent excellent de produire un effet qui soit aussi excellent dans sa totalité, mais il n'est pas nécessaire que chacune des parties du tout soit excellente aussi, il suffit qu'elle soit excellente relativement au tout. Ainsi la bonté de l'animal serait détruite si chacune de ses parties avait la dignité de l'oeil. Dieu a fait le monde excellent, pris dans sa totalité, mais il n'a pas donné à chaque créature toutes les qualités possibles, il a l'ait les unes meilleures que les autres. C'est pourquoi il est dit de chacune d'elles ce qu'il est dit de la lumière : Dieu a vu que la lumière était bonne. Mais il est dit de l'ensemble des créatures : Dieu a vu que tout ce qu'il a fait était très-bon.

2. II faut répondre au second, que ce qui procède d'abord de l'unité c'est l'égalité, et que la multiplicité en vient ensuite. C'est pourquoi le Père auquel, d'après saint Augustin, l'unité se rapporte, engendre le fils auquel l'égalité convient par appropriation. La créature qui est naturellement inégale en procède après. Toutefois les créatures participent à une sorte d'égalité qui est une égalité proportionnelle.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement qui a frappé Origène n'est applicable que quand il s'agit d'accorder des récompenses. Dans ce cas il faut des récompenses inégales pour des mérites inégaux. Mais quand il s'agit de la création de l'univers l'inégalité des parties ne peut se prendre d'une inégalité antérieure quelconque, soit de mérites, soit dedispositionsde la part de la matière. Elle ne peut avoir d'autre cause que la perfection de l'ensemble, comme on le voit dans ies oeuvres d'art. Car, si le toit diffère des fondations dans une maison ce n'est pas parce qu'il est fait d'une autre matière 5 mais pour que la maison soit parfaite dans toutes ses parties l'architecte recherche la diversité dans la matière et il la produirait s'il le pouvait (1).

(1) Au xvme siècle, les incrédules se sont beaucoup élevés contrôle mal qui existe dans la nature ; ils paraissaient blessés surtout des inégalités qu'on y rencontre. Je ne crois pas qu'on leur ait opposé une argumentation plus serrée et plus précise que celle de saint Thomas.



I pars (Drioux 1852) Qu.46 a.2