I pars (Drioux 1852) Qu.48 a.5


ARTiCLE VI. — LA PEINE TIENT-ELLE PLUS DU MAL QUE LA FAUTE (1)?


(1) Cet article a pour but de montrer que la faute est un bien plus grand mal que la peine, et que par conséquent on doit, pour éviter la faute, se dévouer à toutes les peines les plus grandes. (P«.l.xxxni) : Elegi objectas esse in domo Dei mei magis quam habitare in tabernaculis peccatorum. (Bom. ix) : Optabam egoipseanathema esse à Christo pro fratribus meis qui sunt cognati mei secundum carnem.

Objections: 1.. Il semble que la peine tienne plus du mal que la faute. Car la faute est à la peine ce que le mérite est à la récompense. Or, la récompense tient plus du bien que lé mérite, puisqu'elle en est la fin. Donc la peine tient plus du mal que la faute.

2.. Le plus grand mal est celui qui est opposé au plus grand bien. Or la peine, comme nous l'avons dit dans l'article précédent, est opposée au bien de l'agent, tandis que la faute est opposée au bien de son action. L'agent valant mieux que l'action, il semble que la peine soit pire que la faute.

3.. La privation elle-même de la fin est une peine, c'est ce qu'on appelle la privation de la vue de Dieu. Or, le mal de la faute n'est que la privation de l'ordre qui se rapporte à la fin. Donc la peine est un plus grand mal que la faute.


Mais c'est le contraire. Le sage se résout à un mal moindre pour en éviter un plus grand. Ainsi le médecin coupe un membre pour sauver tout le corps. Or, la sagesse de Dieu se sert de la peine pour faire éviter la faute. Donc la faute est un mal plus grand que la peine.

CONCLUSION. — Puisque la faute est ce qui nous rend méchants et qu'elle provient exclusivement de notre volonté, tandis qu'if n'en est pas de même de ta peine, if est certain que fa faute est un pfus grand mat que la peine.

Il faut répondre que la faute tient plus du mal. que la peine, et non-seulement que la peine sensible qui consiste dans la privation des biens corporels, mais encore que la peine en général qui comprend en outre la privation de la grâce ou de la gloire. On le prouve de deux manières : 1° Parce que c'est le mal de la faute qui rend l'homme mauvais et non le mal de la peine, d'après ces paroles de saint Denis (De div. nom. cap. 4) : Ce n'est pas un mal d'être puni, mais c'en est un démériter de l'être. En effet, le bien consiste dans l'acte et non dans la puissance. Or, le dernier acte est l'action, ou l'usage des choses que l'on a reçues, et la bonté de l'homme se considère absolument d'après la bonté de son action ou d'après le bon usage des choses qu'il possède, comme la volonté est la seule faculté que nous ayons pour disposer de ce qui est à nous ; il s'ensuit que l'homme est bon ou mauvais suivant que sa volonté est bonne ou mauvaise elle-même. Car celui dont la volonté est mauvaise peut faire un mauvais usage de ce qu'il y a de bon en lui. Ainsi un grammairien peut mal parler à dessein. Par conséquent, la faute consistant dans un acte désordonné de la volonté, tandis que la peine ne consiste que dans la privation de l'une des choses dont la volonté se sert, il s'ensuit que la faute tient plus du mal que -la peine. — 2° La seconde raison se déduit de ce que Dieu est l'auteur de la peine, tandis qu'il ne l'est pas de la faute. Le motif en est que la peine est la privation du bien de la créature, soit qu'il s'agisse du bien créé, comme la vue dont la cécité nous prive, soit qu'il s'agisse du bien incréé, comme la vision de Dieu qui peut nous être ravie. Mais la faute est un mal directement opposé au bien incréé. Car il est un obstacle à l'accomplissement de la volonté divine, et il est contraire à l'amour de Dieu par lequel nous aimons le bien céleste en lui-même sans nous attacher exclusivement à ce que la créature en possède. Il est donc par là évident que la faute tient plus du mal que la peine.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique la faute aboutisse à la peine, comme le mérite à la récompense, cependant on ne fait pas la faute en vue du châtiment, comme on acquiert le mérite en vue de la récompense. Mais c'est plutôt le contraire. On se sert de la peine pour faire éviter la faute. C'est pourquoi la faute est un mal plus grand que la peine.

2. Il faut répondre au second, que l'ordre que la faute détruit est par rapport à l'agent un bien plus parfait que celui que la peine enlève. Car le premier de ces biens est dans l'agent une perfection seconde (1), et l'autre est une perfection première (2).

(1) Qui a été surajoutée ala nature par la grâce; c'est la la perfection que le péché nous enlève.

(2) Un e perfection que nous tenons de notre nature; car la peine ne fait que nous affliger dans notre âme ou dans notre corps, ennousprivantde certains avantages que nous tenons de la nature.

3. Il faut répondre au troisième, que la faute n'est pas à la peine ce que la fin est à l'ordre qui y mène. Car la faute et la peine peuvent également, sous certain rapport, troubler la fin et l'ordre qui s'y rapporte. Ainsi par la peine l'homme est éloigné de la fin et de l'ordre qui y conduit, et par la faute il en est pareillement éloigné, parce que cette espèce de mal se rapporte à une action qui nous détourne du but que nous devons atteindre.


QUESTION XLIX. : DE   LA  CAUSE   DU  MAL.


Nous avons conséquemment à nous occuper de la cause du mal. — A cet égard trois questions se présentent: l°Le bien peut-il être la cause du mal? — 2" Le souverain bien qui est Dieu est-il la cause du mal? — 3° Y a-t-il un souverain mal qui soit la cause première de tous les maux ?

ARTICLE I. —le bien peut-il être la cause du mal (3)?


(3) L'origine du mal a été la question qui a le plus embarrassé la philosophie ancienne ; elle n'a été bien résolue qu'à la lumière de la révélation. Le système monstrueux des deux principes a élé imaginé pour rendre compte de cette difficulté.

Objections: 1.. Il semble que le bien ne puisse être la cause du mal. Car il est dit dans saint Matthieu (Matth, vu, 18): Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits.

2.. L'un des contraires ne peut être la cause de l'autre. Or, le mal est contraire au bien. Donc le bien ne peut être la cause du mal.

3.. Un effet défectueux ne peut venir que d'une cause défectueuse elle-même. Le mal étant un effet défectueux, s'il a une cause elle est défectueuse aussi. Or, tout ce qui est défectueux est mal. Donc la cause du mal n'est pas autre chose que le mal lui-même.

4.. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que le mal n'a pas de cause. Donc le bien n'est pas la cause du mal.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Cont. Jul. lib. i, cap 9) que le mal n'a pu venir d'une autre source que du bien.

CONCLUSION.— Le bien est matériellement la cause du mal dans le sens qu'il en est le sujet et qu'il en est la cause accidentelle, mais il n'en est ni la forme, ni la fin, ni la cause efficiente directe.

Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre que tout mal a une cause quelconque. Car le mal est l'absence d'un bien qu'un être doit naturellement avoir. Or, il ne peut se faire qu'un être soit privé de l'une des dispositions nécessaires à sa nature s'il n'a pas été jeté hors de sa voie par une cause quelconque. Ainsi un corps lourd ne peut s'élever en l'air si quelque chose ne l'y pousse, et un agent ne peut manquer de produire son action, s'il ne rencontre aucun obstacle qui l'en détourne. D'un autre côté il n'y a que le bien qui puisse être une cause. Car pour une cause il faut un être, et tout être en tant qu'être est un bien. Si de plus nous considérons la nature particulière de chaque cause, nous verrons que l'agent, la forme et la fin impliquent chacun une certaine perfection qui se rapporte à la nature dubien. Lamatière,entant qu'elle est une puissance à l'égard du bien, a aussi par là même quelque chose de bon. Or, d'après ce qui précède, il est évident que le bien est la cause matérielle du mal, car nous avons prouvé (quest. préc. art. 3) qu'il en est le sujet. Le mal n'a pas de cause formelle, maisil est plutôt une privation de la forme. Il n'a pas non plus de cause finale, puisqu'il est plutôt une dérogation à l'ordre qui doit conduire l'être à sa fin. Car la fin ne comprend pas seulement la nature du bien, mais encore les moyens par lesquels le bien se rapporte à la An. Le mal n'a pas de cause efficiente directe, il n'a d'autre cause qu'une cause accidentelle. — Pour le comprendre, il faut savoir que le mal n'est pas produit clans l'action de la même manière que dans l'effet. En effet, le mal est produit dans l'action par suite du défaut de l'un des principes de l'action, soit qu'il s'agisse de l'agent principal, soit qu'il s'agisse de la cause instrumentale. Ainsi le défaut de mouvement dans un animal peut provenir ou de la débilité de la force motrice quiestcn lui, comme il arrive dans les enfants, ou de l'inaptitude des membres qui sont ses instruments, comme il arrive aux boiteux. Tantôt le mal est produit dans une chose par la vertu de l'agent, mais alors il n'existe pas dans l'effet propre de l'agent ; tantôt il est produit par le défaut de l'agent ou de la matière. Il est produit par la vertu ou la perfection de l'agent, quand la privation d'une forme est la conséquence nécessaire de la réalisation de la forme que l'agent s'est proposée. Ainsi la forme du feu emporte avec elle la privation de la forme de l'air ou dei'eau. Car plus le feu est ardent, plus il imprime énergiquement, fortement sa forme, et plus il altère profondément la forme qui lui est contraire. C'est ainsi que la corruption de l'air et de l'eau provient de la perfection du feu, mais elle n'en provient qu'accidentellement, parce que le feu n'a pas pour objet d'altérer la forme de l'eau, mais bien de produire une forme qui lui est propre, et s'il l'altère, il ne produit cet effet que par accident. Mais si l'effet propre du feu a un défaut, par exemple, qu'il n'échauffe qu'imparfaitement, cecidoitêtre attribué au défaut de l'action qui provient lui-même, comme nous venons de le dire, du défaut de l'un des principes, ou de l'inaptitude de la matière qui ne serait pas propre à recevoir l'action du feu (1). Or, il n'y a que le bien qui soit susceptible de ces défauts, parce qu'il n'y a que lui qui puisse agir par lui-même. Il est donc vrai que le mal n'a point d'autre cause qu'une cause accidentelle, et c'est dans ce sens que le bien est cause du mal.

(1) Ainsi le mal peut venir de trois causes : ¦1° de la vertu de l'agent; alors le mal n'estpas produit dans l'effet propre à l'agent, mais sur un autre sujet; c'est ainsi que le feu détruit la forme du bois pour se substituer à sa place ; 2° du défaut de la vertu de l'agent, dans ce cas le mal est causé dans l'effet propre de l'agent, dans son action, comme dans le boiteux; 5° de l'indisposition de la matière, ce qui revient toujours au défaut de vertu de 1 agent, puisqu'alors il n'est pas assez puissant pour disposer la matière à recevoir la forme qu'il lui veut Imprimer.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Cont. Jul. lib. i, cap. ult.), Notre-Seigneur entend par le mauvais arbre la volonté mauvaise, et par le bon la volonté bonne. Or, la volonté bonne ne peut produire un acte moralement mauvais, puisque c'est sur la droiture de la volonté qu'on juge la moralité de l'acte. Mais le mouvement de la volonté mauvaise a pour cause la créature raisonnable qui est bonne; c'est ainsi que ce qui est bon est cause du mal.

2. Il faut répondre au second, que le bien ne cause pas le mal qui lui est contraire, mais une autre espèce de mal. Ainsi le feu qui est bon rend l'eau mauvaise, et l'homme qui est bon par sa nature produit un acte qui est moralement mauvais. Et il en arrive ainsi par accident, comme nous l'avons dit in corp. art. (quest. xix, art. 9). Or, l'un des contraires produit quelquefois l'autre par accident. Ainsi le froid qui enveloppe un vase à l'extérieur produit le chaud, parce qu'il concentre la chaleur au dedans.

3. Il faut répondre au troisième, que le mal a pour cause quelque chose de défectueux, mais qu'il n'est pas produit de la même manière par les agents volontaires et les agents naturels. Ainsi l'agent naturel produit un effet conforme à sa nature, s'il n'en est empêché par une cause extrinsèque. C'est là ce qui constitue son imperfection ou sa défectuosité. C'est ce qui fait que l'effet n'est jamais mauvais, à moins qu'il n'y ait préalablement quelque chose de vicié dans l'agent ou dans la matière, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Dans les agents volontaires l'imperfection ou le vice de l'action provient de la volonté qui était défectueuse elle-même, parce qu'elle n'était pas soumise à la règle qu'elle devait suivre. Cette défectuosité n'est pas la faute, mais la faute en est la conséquence parce qu'elle est produite chaque fois qu'on agit avec de telles dispositions.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mal n'a pas de cause directe, il n'a qu'une cause accidentelle, comme nous l'avons dit in corp. art. (1).

(1) La question de l'origine et de la nature du mal est bien traitée dans les ouvrages qu'on attribue à saint Denis (Voyez Des noms divins, cli. .'<).

Article II. — le souverain bien qui est dieu est-il la cause du mal (2) ?


(2) Parmi les hérétiques, les uns ontditqn'aucun mal ne venait de Dieu, qu'il n'était l'auteur ni du mal de la peine, ni du mal de la faute. D'autres ont dit que Dieu ne permettait pas seulement le péché, mais qu'il le faisait. Saint Thomas nous apprend ù éviter ces deux excès.

Objections: 1.. Il semble que le souverain bien qui est Dieu soit la cause du mal. Car il est dit dans lsaïe : Je suis le Seigneur, et il n'y a pas d'autre Dieu qui forme la lumière, crée les ténèbres, fasse la paix et pi*oduise le mal (Is. xlv, 6). Et dans Amos : Y aura-t-il dans la cité un mal que le Seigneur n'ait pas fait (Am. m, 6).

2.. L'effet de la cause seconde se résout dans la cause première. Or, le bien est la cause du mal, comme nous l'avons dit (art. préc). D'un autre côté, Dieu étant la cause de tout bien, comme nous l'avons prouvé (quest. vi, art. 1 et 4), il s'ensuit que tout mal vient de Dieu.

3.. Comme le dit Aristote (Phys. lib. n, text. 30), la même chose est cause du salut ou du péril du navire. Or, Dieu est cause du salut de tous les êtres. Donc il est cause lui-même de tout mal et de toute perdition.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 21) que Dieu n'est pas l'auteur du mal, parce qu'il n'est pas cause que l'être tend au non-être.

CONCLUSION. — Puisque le souverain bien est ce qu'il y a de plus parfait, il ne peut être cause du mal qu'accidentellement.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), le mal qui consiste dans le défaut de l'action a toujours pour cause le défaut de l'agent. Or, en Dieu il n'y a pas de défaut. Il est la perfection souveraine, comme nous l'avons dit (quest. iv). Par conséquent le mal qui consiste dans le défaut de l'action ou qui provient de l'imperfection de l'agent n'a pas Dieu pour cause. Mais le mal qui consiste dans la corruption de quelques êtres peut avoir Dieu pour cause. Cela est évident pour les agents naturels aussi bien que pour les agents volontaires. Car nous avons dit (art. préc.) qu'un agent est par sa vertu propre cause de la corruption et de l'imperfection qui est une conséquence de la forme que naturellement il produit. Or, il est évident que la forme que Dieu se propose principalement dans ses créatures est le bien de l'ordre de l'univers. L'ordre de l'univers exige, comme nous l'avons vu (quest. xlviii, art. 2, et quest. xxii, art. 2 ad 2), qu'ily aitdes êtres qui puissent manquer de quelque chose et qui en manquent en effet. C'est pourquoi Dieu en produisant le bien qu'exige l'ordre général, produit conséquemment et comme par accident la corruption des êtres, d'après ces paroles (I. Reg. ii, 6) : Le Seigneur fait vivre et mourir. Quant à ce qu'il est écrit dans la Sagesse (Sap. i, 13) : que Dieu n'a pas fait la mort, on doit entendre qu'il ne l'a pas voulue directement. Mais comme l'ordre qui règne dans l'univers exige que la justice soit satisfaite, et que la justice demande que les pécheurs reçoivent le châtiment qu'ils méritent, il s'ensuit que Dieu est l'auteur du mal qui consiste dans la peine, mais non du mal qui consiste dans la faute, comme nous venons de l'observer (1).

(1) Cet article, tout court qu'il est, résume parfaitement la solution que la foi nous donne de cette question.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans ces passages de l'Ecriture il s'agit de la peine et non de la faute.

2. Il faut répondre au second, que l'effet de la cause seconde, qui est défectueuse, se rapporte à la cause première qui ne l'est pas pour ce qu'il renferme d'être et de perfection et non pour ce qu'il contient de défectuosité. Ainsi tout ce qu'il y a de mouvement dans quelqu'un qui boite a pour cause la puissance motrice qui est en lui, mais ce qu'il y a de vicieux dans sa marche ne provient pas de cette puissance, il a pour cause l'infirmité de ses jambes. De même tout ce qu'il y a d'être et d'action dans un acte mauvais se rapporte à Dieu comme à sa cause (2), mais ce qu'il y a de défectueux n'a pas Dieu pour cause, il est le résultat de l'imperfection de la cause seconde.

3. Il faut répondre au troisième, que le naufrage d'un navire est attribué au pilote comme à la cause qui n'a pas fait ce qui était nécessaire pour le salut du bâtiment. Mais Dieu ne manque pas de faire ce qui est nécessaire au salut de ses créatures. Par conséquent il n'y a pas de parité.

(2) Bossuet développe parfaitement cette pensée dans son magnifique Traité du libre arbitre.

Article III. — Y A-T-1L UN MAL SUPRÊME UNIQUE QUI SOIT LA CAUSE DE TOUT MAL (3)?


(3) Cet article est une réfutation directe de la doctrine des deux principes soutenue par les manichéens, les gnostiques, etc. Saint Augustin a beaucoup écrit contre cette erreur, que le premier concile de Tolède a condamnée en ces termes : Si quis dixerit, vel crediderit, alterum Deum esse priscae legis, alterum Evangeliorum, aut ab altero Deo mundum factum et non ab eo de quo scriptum est : In principio creavit Deus, etc., anathema sit.

Objections: 1.. Il semble qu'il y ait un mal suprême qui soit cause de tout mal. Car les causes des effets contraires sont contraires elles-mêmes. Or, dans les choses il y a contrariété, d'après ces paroles de l'Ecclésiastique (Eccl. xxxiii, 15) : Le bien est contraire au mal, la vie est contraire à la mort, le pécheur est par conséquent contraire à l'homme juste. Donc le principe du bien et le principe du mal sont des principes contraires.

2.. Ce que l'un des contraires est, naturellement l'autre l'est aussi, comme le dit Aristote (De coel. et mund. lib. n, text. 19). Or, le souverain bien est dans la nature des choses la cause de tout le bien, qui existe, comme nous l'avons prouvé (quest. vi, art. 2 et 4). Donc le souverain mal qui lui est opposé est aussi la cause de tout mal.

3.. Comme on trouve dans les êtres le bien et le mieux, de même il y a le mal et le pire. Or, le bien et le mieux sont ainsi appelés comparativement au souverain bien. Donc le mal et le pire sont également nommés ainsi relativement au mal suprême.

4.. Tout ce qui existe par participation se rapporte à ce qui existe par essence. Or, les choses qui sont mauvaises parmi nous ne sont pas mauvaises par essence, mais par participation. Donc on doit admettre un mal suprême qui est la cause de tout mal.

5.. Tout ce qui existe par accident se ramène à ce qui existe par lui-même. Or, le bien est cause du mal par accident. Donc il faut admettre un souverain mal qui soit cause des maux par lui-même. On ne peut pas dire que le mal n'a pas de cause directe, qu'il n'a qu'une cause accidentelle, parce qu'il s'ensuivrait que le mal n'existe pas dans la plus grande partie des êtres, mais seulement dans quelques-uns.

6.. Un effet mauvais se rapporte à une cause mauvaise, parce qu'un effet défectueux ne peut provenir que d'une cause défectueuse, comme nous l'avons dit (quest. xlviii, art. 1 et 2). Or, on ne peut aller de cause en cause indéfiniment. Donc on est obligé d'admettre un mal suprême qui soit la cause de tous les maux.


Mais c'est le contraire. Car le souverain bien est la cause de tout être, comme nous l'avons prouvé (quest. yi, art. 4). Donc il ne peut pas y avoir un principe qui lui soit opposé et qui soit cause de tous les maux.

CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a pas d'être qui soit mauvais par essence, il n'y a pas de mal suprême qui soit la cause de tous les maux, comme il y a un bien suprême qui est la cause de tous les biens.

Il faut répondre que d'après ce qui précède (quest. xliv, art. 1) il est évident qu'il n'y a pas un premier principe qui soit cause de tous les maux, comme il y a un premier principe cause de tous les biens : 1" Parce que le premier principe qui est la source des biens est bon par essence, comme nous l'avons prouvé (quest. vi, art. 3 et 4), tandis que rien ne peut être mauvais par essence. Car nous avons démontré (quest. vi, art. 4, et quest. v, art. 3 et 4) que tout être en tant qu'être est bon, et que le mal n'existe pas autre-mentque dans le bien comme dans son sujet. 2" Parce que le principe premier qui a produit tous les biens est le bien suprême et parfait, possédant en lui préalablement toute espèce de bonté, comme nous l'avons vu (quest. vi, art. 2). Or, le mal suprême ne peut exister. Car, comme nous l'avons démontré (quest. xlviii, art. 4), quoique le mal diminue toujours le bien, il ne peut jamais le détruire totalement. Et par conséquent, comme il y a toujours du bien en toutes choses, il n'y a rien qui puisse être intégralement et parfaitement mauvais. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. S) que s'il y avait une chose qui fût intégralement mauvaise, elle se détruirait elle-même. Car si tout le bien était détruit dans un être, ce qui serait nécessaire pour qu'il fût intégralement mauvais, le mal serait par là même anéanti, puisqu'il a le bien pour sujet. 3" Parce que la nature du mal répugne à la nature du premier principe pour deux motifs : c'est que le mal est produit par le bien, comme nous venons de le dire (art. 1 et 2), et que d'ailleurs le mal ne peut être qu'une cause accidentelle. Par conséquent il ne peut être cause première, puisque la cause accidentelle est postérieure à la cause directe, comme le prouve évidemment Aristote (Phys. Mb. ri, text. 66). — Ceux qui ont supposé qu'il y avait deux premiers principes, l'un bon et l'autre mauvais, sont tombés dans cette erreur pour le même motif que les philosophes anciens qui se sont laissés aller à d'autres hypothèses non moins étranges. Ainsi ils n'ont pas considéré la cause universelle de l'être en général, ils n'ont vu que les causes particulières qui ont produit des effets particuliers. C'est pourquoi quand ils ont observé qu'une chose était nuisible à une autre par sa nature, ils ont pensé que la nature de cette chose était mauvaise. Comme si, par exemple, on disait que la nature du feu est mauvaise parce qu'il a brûlé la maison d'un pauvre. Mais on ne doit pas juger de la bonté d'une chose d'après le rapport qu'elle a avec un être en particulier, on doit la considérer en elle-même et suivant le rapport qu'elle a avec l'ensemble des êtres ; car tout être occupe dans l'univers Je rang que sa nature lui assigne, comme nous l'avons prouvé (quest. xi, art. 3, et quest. iv, art. 2). De même, à lax'ue de deux effets particuliers contraires, ils ont reconnu deux causes particulières contraires aussi, mais ils n'ont pas su ramener ces deux causes particulières à une cause universelle commune. C'est ce qui a fait croire que les premiers principes eux-mêmes étaient contraires l'un à l'autre. Mais par là même que tous les contraires s'accordent dans un seul et même principe commun, il est nécessaire de reconnaître au-dessus de toutes les causes particulières, contraires les unes aux autres, une cause unique et générale. Ainsi au-dessus des qualités contraires des éléments il y a la force du corps céleste. De même au-dessus de tous les êtres, quelle que soit leur manière d'être, il y a un principe unique qui les a tous produits (1), comme nous l'avons prouvé (quest. u, art. 3).

(1) Fénelon démontre parfaitement quo les défauts ou le mal apparent que nous remarquons dans l'univers ne doivent pas nous empêcher de tout rapporter à une cause unique. Voyez son magnifique Traité de l'existence de Dieu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les contraires se réunissent sous un seul genre et qu'ils sont tous compris dans l'idée générale de l'être. C'est pourquoi, quoiqu'ils aient des causes particulières opposées, cependant il faut toujours qu'on remonte à une cause première unique et générale.

2. Il faut répondre au second, que la privation et l'habitude sont naturellement produites dans le même être. Or, le sujet de la privation est l'être en puissance, comme nous l'avons dit (quest. xlviii, art. 3). Donc le mal étant la privation du bien, d'après ce que nous avons dit (quest. xlvii, art. 1, 2 et 3), il est opposé au bien dans lequel il y a quelque chose de potentiel, mais non au bien suprême qui est un acte pur.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on considère chaque chose d'après sa nature propre. Or, comme la forme est une perfeclion, de même la privation est un éloignement. Par conséquent, si on arrive à toute espèce de forme, de perfection et de bien en s'approchant de l'être parfait, on tombe dans la privation, dans le mal en s'en éloignant. On ne dit donc pas qu'une chose est mauvaise ou pire suivant qu'elle approche davantage du souverain mal, comme on dit qu'elle est bonne ou meilleure suivant qu'elle approche du souverain bien.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il n'y a pas d'être qu'on dise mauvais par participation, mais par privation de participation. Par conséquent, il n'est pas nécessaire qu'on rapporte le mal à quelque chose qui soit mauvais par essence.

5. Il faut répondre au cinquième, que le mal ne peut avoir d'autre cause qu'une cause accidentelle, comme nous l'avons prouvé (art. 1). Il est par conséquent impossible de le rapporter à une cause directe quelconque. Quant à ce qu'on dit que le mal devrait être dans le plus grand nombre des créatures, cette conséquence est absolument fausse. Car les êtres qui sont engendrés et corruptibles sont les seuls que le mal puisse naturellement atteindre, et ils ne forment que la plus faible partie de l'univers. Et d'ailleurs dans chaque espèce les défauts naturels n'atteignent que le plus petit nombre des individus. Il n'y a que parmi les hommes où le mal souille le plus grand nombre des sujets, parce que pour l'homme le bien ne consiste pas dans la satisfaction des sens, mais dans la droiture de la raison, et que le plus grand nombre suit les sens au lieu d'obéir à la raison (1 ).

(1) C'est pour ce motif que les hommes jugent d'une manière si inexacte du bien et du mal, à leur point de vue. C'est aussi la cause pour laquelle ils ont à souffrir, parce qu'en multipliant leurs fautes ils multiplient aussi leurs peines.

6. Il faut répondre au sixième, que pour expliquer l'origine du mal il n'est pas nécessaire de remonter indéfiniment de causes en causes. Il suffit de rapporter tous les maux à une cause bonne qui produit le mal par accident.


QUESTION L. : DE LA SUBSTANCE DES ANGES.


Nous avons ensuite à traiter de la distinction de la créature corporelle et de la créature spirituelle. Et d'abord de la créature purement spirituelle à laquelle l'Ecriture donne le nom d'ange; puis de la èréature purement corporelle, et enfin de la créature qui est composée d'un corps et d'une âme, c'est-à-dire de l'homme. — A l'égard des anges, nous nous occuperons : 1" de ce qui regarde leur substance ; 2° de ce qui a rapport à leur intellect ; 3° de ce qui concerne leur volonté ; 4° de ce qui appartient à leur création. — Nous considérerons leur substance en elle-même et dans ses rapports avec les choses corporelles.' — Touchant leur substance considérée absolument en elle-même, cinq questions se présentent : 1" Y a-t-il une créature qui soit absolument spirituelle et tout à fait incorporelle? —2° Supposé que l'auge soit tel, on demande s'il est composé de matière et de forme ?— 3" On traite de la multitude des anges ; — 4" De leur différence respective ; — 5" De leur immortalité ou de leur incorruptibilité.

Article I. — l'ange est-il absolument incorporel (2) ?


(2) Le concile de Latran s'exprime ainsi à ce sujet : Ab initio temporis utramque de nihilo condidit naturam, corporalem et spiritualem, angelicam scilicet et mundanam, deinde humanam quasi communem, spirituel ex corpore constitutam. Avant ce décret, on a pu dire, comme quelques Pères l'ont fait, que les anges avaient des corps, mais les théologiens regardent cette opinion presque comme une hérésie [hoe-resi proximam). Elle n'est pas absolument hérétique, parce que le concile de Latran n'a pas voulu définir directement ce point de doctrine, il a seulement voulu établir contre les manichéens que Dieu était l'auteur des corps et des esprits.

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne soit pas absolument incorporel. Car ce qui est incorporel par rapport à nous sans l'être par rapport à Dieu n'est pas incorporel absolument. Or, saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. n, cap. 3) que l'ange est incorporel et immatériel par rapport à nous, mais que par rapport à Dieu il est corporel et matériel. Donc il n'est pas absolument incorporel.

2.. Il n'y a que le corps qui soit mû, comme le prouve Aristote (Phys. lib. vi, text. 32). Or, saint Jean Damascène dit que l'ange est une substance intellectuelle toujours en mouvement. Donc l'ange est une substance corporelle.

3.. Saint Ambroise dit (De Spiritu sancto, lib. i, cap. 7) : Toute créature est circonscrite dans les limites certaines de sa nature. Comme il n'y a que les corps qui puissent être circonscrits, il s'ensuit que toute créature est corporelle. Or, les anges sont les créatures de Dieu, d'après ces paroles du Psalmiste : Louez le Seigneur, vous tous qui êtes ses anges (Ps. cxlviii, 2). Et plus loin : a dit et ils ont été faits, il a ordonné et ils ont été créés. Donc les anges sont corporels.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit : Le Seigneur a fait de ses anges des esprits (Ps. cm, 4).

CONCLUSION. — Puisqu'il est nécessaire que l'univers ressemble à Dieu, par là même que Dieu existe par son intelligence et sa volonté il a fallu que parmi les créatures il y en eut qui fussent purement intellectueîles et incorporelles.

Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre des créatures incorporelles. Car le but principal de Dieu dans la création, c'est le bien qui consiste dans la ressemblance que le monde a avec lui. Or, il n'y a ressemblance parfaite entre la cause et l'effet que quand l'effet imite la cause suivant le moyeu par lequel la cause le produit; c'est ainsi que le chaud produit le chaud. Dieu produisant la créature par son intelligence et sa volonté, comme nous l'avons dit (quest. xiv, art. 8, et quest. xix, art. 4), il est nécessaire, pour que l'univers soit parfait, qu'il y ait des créatures intellectuelles. Mais parce que l'intelligence ne peut être l'acte d'un corps, ni d'une vertu corporelle quelconque, puisque tout corps est déterminé quant au temps et quant à l'espace ; on est donc forcé d'admettre pour que l'univers soit parfait des créatures incorporelles. Les anciens philosophes (I), n'ayant pas une idée exacte de l'intelligence et confondant par suite les sens et l'entendement, n'ont pas soupçonné qu'il y eût dans le monde autre chose que ce que les sens et l'imagination y découvrent: Et comme l'imagination ne peut percevoir que ce qui est corporel, ils n'ont pas pensé qu'il y eût d'autres êtres que des corps, comme le dit Aristote (Phys. lib. iv, text. 52). C'est de là qu'est venu e l'erreur des saducéens qui disaient qu'il n'y a pas d'esprit(2). Mais par là même que l'entendement est au-dessus des sens, cette seule considération prouve qu'il y a des êtres incorporels que l'entendement seul peut saisir.

(1) Ces philosophes sont Thaïes, Anaximène, Heraclite, qui pensaient tout expliquer par l'un des éléments, l'eau, l'air ou le feu.

(2) Us croyaient que Dieu lui-même est corporel.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les substances incorporelles tiennent lejnilieu entre Dieu et les créatures corporelles. Or, quand on compare le milieu à un extrême il semble l'autre extrême ; ainsi quand on compare ce qui est tiède à ce qui est chaud il semble froid. C'est pour ce motif qu'on dit que les anges comparés à Dieu sont matériels et corporels, mais cela ne signifie pas qu'il y ait en eux quelque chose de la nature des corps (3).

(3) Il y a un certain nombre de Pères qui, comme saint Jean Damascène et saint Ambroise, ont dit que les anges étaient corporeis, et que Dieu seul était incorporel, parce qu'ils voulaient faire ressortir la distance qu'il y a entre le créateur et la créature (Voy. le Traité des anges, du P. Petau, liv. 1Ch 2 et 3, où tous ces passages sont rapportés et discutés).

2. Il faut répondre au second, que le mouvement se prend ici dans le même sens que quand on l'applique à l'intelligence et à la volonté. On dit donc que l'ange est une substance toujours en mouvement, parce que son intelligence est toujours en acte ; elle n'est pas comme la nôtre qui est tantôt en acte et tantôt en puissance. Cette difficulté roule conséquemment sur une équivoque.

3. Il faut répondre au troisième, qu'être circonscrit dans un lieu, c'est le propre des corps ; mais être circonscrit ou limité par son essence, c'est un caractère commun à toutes les créatures corporelles et spirituelles. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De Spir. sanct. lib. i, cap. 1) que s'il y a des êtres qui no sont pas renfermés dans un lieu ou dans un point de l'espace, ils ne laissent pas d'être circonscrits ou limités dans leur substance même.

ARTICLE II. —l'ange est-il composé de matière et de forme (1)?


I pars (Drioux 1852) Qu.48 a.5