I pars (Drioux 1852) Qu.50 a.2

ARTICLE II. —l'ange est-il composé de matière et de forme (1)?


(1) Cet article est le développement du précédent ; car après avoir établi que la substance des ang s est indivisible sous le rapport de la quantité, il restait à examiner si elle est divisible essentiellement ou si elle est composée de matière et de forme.

Objections: 1.. Il semble que l'ange soit composé de matière et de forme. Car tout ce qui est compris sous un genre.quelconque se compose du genre et de la différence qui s'ajoute au genre pour constituer l'espèce. Or, le genre se prend de la matière e tjla différence delaforme, d'après Aristote (Met.Wh. xviii, text. 6). Donc tout ce qui est compris dans un genre se compose de matière et de forme, et comme l'ange est du genre de la substance, il s'ensuit cpi'il est composé de matière et de forme.

2.. Partout où l'on trouve les propriétés de la matière,* la matière existe. Or, les propriétés de la matière consistent à recevoir et à supporter les accidents. C'est ce qui fait dire à Boëce (De Trin.) qu'une forme simple ne peut être un sujet. Comme il y a dans l'ange ces propriétés, il est donc composé de matière et de forme.

3.. La forme est l'acte. Ce qui n'est qu'une forme est donc un acte pur. Or, l'ange n'est pas un acte pur, car il n'y a que Dieu qui en soit un. Donc l'ange n'est pas une simple forme, il est tout à la fois matière et forme.

4.. La forme est, à proprement parler, limitée et circonscrite par la matière. Par conséquent, là où il n'y a pas de matière la forme est infinie. Or, la forme de l'ange n'est pas infinie, puisque toute créature est finie. Donc il y a dans l'ange forme et matière.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que les créatures premières sont incorporelles et immatérielles.

CONCLUSION. — C'est une erreur de croire que les anges soient composés de matière et de forme.

Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont supposé les anges composés de matière et de forme. Avicebron, dans son livre : Des sources de ta vie (2), s'est efforcé de soutenir cette opinion. En effet il suppose que tous les êtres qui sont distincts rationnellement, le sont aussi en réalité. Or, dans la substance incorporelle l'esprit, dit-il, saisit quelque chose qui la distingue de la substance corporelle et quelque chose qui leur est commun à l'une et à l'autre. De là il se pense en droit de conclure que ce qui distingue la substance incorporelle de la substance corporelle c'est sa forme, et que ce qui lui est commun avec elle c'est sa matière. C'est pourquoi il suppose que la matière générale des êtres spirituels et des êtres corporels est la même, et il se représente que la forme de la substance incorporelle que la matière des êtres spirituels reçoit, est analogue à la forme de la quantité que revêt la matière des êtres corporels. Mais au premier aspect on voit qu'il est impossible que la matière des êtres spirituels et des êtres corporels soit la même. Car il n'est pas possible que la même partie de matière puisse recevoir la forme spirituelle et la forme corporelle, parce que dans ce cas la même chose numériquement serait tout à la fois corporelle et spirituelle. 11 faut donc que la partie de matière qui reçoit la forme corporelle soit autre que celle qui reçoit la forme spirituelle. Mais on ne peut diviser la matière en parties qu'autant qu'on la considère comme une quantité ; car du mêment où on écarte l'idée de quantité il ne reste plus qu'une substance indivisible, comme le dit Aristote [Phys. lib. i, text. 15). Dans cette hypothèse la matière des êtres spirituels devrait donc être elle-même soumise à la quantité, ce qui est impossible. Par conséquent on ne peut admettre qu'il n'y ait qu'une seule et même matière pour les êtres corporels et pour les êtres spirituels. — De plus il est absolument impossible qu'une substance intellectuelle soit composée d'une matière quelconque. Car l'opération d'un être est selon le mode de sa substance. Or, comprendre est une opération absolument immatérielle. Ce qui est manifeste d'après son objet auquel tout acte emprunte son espèce et sa raison. Car l'intelligence ne perçoit une chose qu'autant qu'elle est abstraite de la matière, parce que les formes unies à la matière sont des formes individuelles, et que l'intelligence ne les perçoit pas comme telles. Il est donc nécessaire que la substance de l'intellect soit tout à fait immatérielle.—D'ailleurs il n'est pas essentiel queles choses qui sont distinctes rationnellement le soient en réalité, parce que notre entendement ne perçoi t pas les choses selon leur manière d'être, mais selon la sienne. Ainsi les êtres matériels qui sont au-dessous de notre intelligence, existent dans notre esprit d'une manière plus simple qu'ils ne sont en eux-mêmes, tandis que la substance de l'ange étant au-dessus de notre entendement, notre esprit ne peut s'élever à sa hauteur et la percevoir telle qu'elle est en réalité. Il la perçoit seulement à sa manière, et tel qu'il perçoit les choses composées. Au reste nous comprenons Dieu de cette manière, comme nous l'avons dit (quest. ni, art. 3, ad 1).

(2) Avicebron fut un philosophe arabe très-célèbre. 11 est probable qu'Amaury de Chartres et David de Dinan puisèrent leurs erreurs dans son ouvrage, qui fut très-célèbre au xnr siècle. C'est pour ce motif que saint Thomas prend à tâche ici de le réfuter.)


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la différence est ce qui constitue l'espèce. Or, tout être est constitué dans son espèce par ce qui détermine le rang spécial qu'il doit occuper parmi les autres êtres, parce qu'il en est des espèces comme des nombres ; elles varient suivant qu'on y ajoute ou qu'on en retranche une unité, d'après Aristote (Met. lib. viii, text. 10). Pour les êtres matériels, il y a une différence entre ce qui détermine leurrang spécial, c'est-à-dire la forme, et ce qui est déterminé par la forme, c'est-à-dire la matière. C'est pourquoi autre chose est ce qui constitue le genre, et autre chose ce qui constitue la différence. Mais dans les êtres immatériels il n'y a pas de différence entre ce qui détermine et ce qui est déterminé. Chacune de ces choses tient par elle-même un rang déterminé parmi les êtres. C'est pourquoi il n'y a pas de différence entre ce qui constitue le genre et ce qui constitue la différence dans ces êtres. C'est une seule et même chose, qui n'est distincte qu'au point de vue de notre esprit. Ainsi quand nous considérons l'être immatériel d'une façon indéterminée (I), nous saisissons en lui l'idée du genre, et quand nous le considérons d'une matière déterminée (2), nous percevons la différence.

(1) Indéterminée, c'est-à-dire comme essence exclusivement.

(2) Déterminée, c'est-à-dire comme tel ou tel être en particulier. La matière et la forme pour les substances intellectuelles; c'est donc l'individualité et l'essence.

2. Il faut répondre au second argument, que cette raison est celle d'Avicennc dans son livre : Des sotirces de la vie. Elle serait concluante si l'intellect recevait les idées qui sont en lui de la même manière que la matière revêt sa forme. Car la matière reçoit une forme pour être constituée par elle en une espèce quelconque ; pour être de l'air, du feu ou toute autre chose semblable. Mais ce n'est pas ainsi que l'intellect reçoit sa forme : autrement il faudrait admettre avec Empédocle que c'est la terre qui nous fait connaître la terre, le feu le feu (1). Loin de là, la forme intelligible n'existe dans l'intellect qu'autant qu'elle conserve sa nature intellectuelle (2) ; par conséquent ce n'est pas à la matière à la recevoir, mais c'est à la substance immalérielle. Ce n'est donc pas à la matière à recevoir ainsi cette forme ; il n'y a que la substance spirituelle qui puisse la recevoir.

(1) Aristote réfute le sentiment d'Empédocle (De anim. lib. I, cap. 5). ¦

(2) Le texte porte : Forma intelligibilis est in intellectu secundum ipsam rationem for-maer ce qui signifie que la forme, pour être intelligible, doit conserver son caractère général et universel.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique l'ange ne soit pas composé de forme et de matière, il y a cependant en lui acte et puissance. Ce qui peut être rendu manifeste d'après la nature des choses matérielles dans lesquelles on distingue deux sortes de composition. La première comprend la matière et la forme qui constituent une nature quelconque. Une nature ainsi composée n'est pas son être, mais l'être est son acte ; par conséquent cette nature est à son être ce que la puissance est à l'acte. Ainsi donc, en faisant abstraction de la matière, si l'on suppose que la forme subsiste sans être dans la matière, la forme est alors à l'être ce que la puissance est à l'acte. Il faut admettre dans les anges une composition de cette sorte. C'est ce que quelques auteurs expriment en disant que l'ange se compose de ce par quoi il est et de ce qu'il est, ou, comme le dit Boéce, de l'être et de ce qui est (3). Car ce qui est c'est la forme subsistante elle-même, et l'être c'est ce qui fait exister la substance, comme la course est ce qui fait courir tout coureur. En Dieu il n'y a pas de différence entre l'être et ce qu'il est (4), comme nous l'avons prouvé (quest. m, art. 4). Par conséquent il n'y a que lui qui soit un acte pur.

(3) Ou pins clairement de l'être et de sa forme.

(4) C'est-à-dire entre l'être et sa forme.

4. Il faut répondre au quatrième, que toute créature est finie absolument dans le sens que son être n'est pas absolument subsistant, mais qu'il est limité à une nature quelconque à laquelle il s'est attaché. Mais rien n'em-pôche qu'une créature ne soit infinie sous un rapport. Ainsi les créatures matérielles sont infinies par rapport à la matière, mais elles ne le sont pas par rapport à la forme qui est limitée par la matière où elle est reçue. Les créatures immatérielles sont finies par rapport à leur être, mais elles sont infinies par rapport à leurs formes qui ne sont pas reçues dans un autre sujet. Ainsi la blancheur peut être considérée comme infinie par rapport à sa nature, parce qu'elle n'est restreinte, concentrée dans aucun sujet, mais son être est fini, parce qu'il est affecté à une nature spéciale. C'est pourquoi il estdit dans le livre des Causes fprop. xvi), que l'intelligence est finie par rapport à ce qui est au-dessus d'elle, parce qu'elle reçoit l'existence d'un être qui lui est supérieur, mais qu'elle est infinie par rapport à ce qui est au-dessous, parce qu'elle n'est pas reçue dans une matière quelconque.


Article III. — les anges sont-ils nombreux (5) ?


(5) Cet article est une réfutation d'Algazel, qui disait qu'il n'y avait que dix anges ; de Platon , qui faisait des substances séparées les espèces des choses sensibles ; d'Aristote, qui prétendait qu'il y avait 'autant d'anges qu'il y a d'orbites célestes, et qui en distinguait cinquante-cinq [Met. liv. xii); et du rabbin Moïse, qui avait voulu concilier l'opinion d'Aristote avec ces passages de la Bible : Millia millium ministrabant ei, et decies millies centena millia assistebant ei (Dan. viii, -IO). Audivi vocem angelorum multorum, et erat numerus eorum millia millium (Apoc, v), etc.

Objections: 1.. Il semble que les anges ne soient pas très-nombreux. Car le nombre est une espèce de quantité, et il résulte de la division de ce qui est continu. Or, il ne peut en être ainsi des anges, puisqu'ils sont incorporels, comme nous l'avons prouvé (art. 1). Donc les anges ne peuvent pas exister en grand nombre.

2.. Plus une chose s'approche de l'unité et moins elle est multipliée, comme on le voit par les nombres. Or, la nature de l'ange est de toutes les créatures celle qui s'approche le plus de Dieu. Et puisque Dieu est souverainement un, il semble que la nature angélique ait dû être multipliée le moins possible.

3.. L'effet propre des substances spirituelles semble être le mouvement des corps célestes. Or, les mouvements des corps célestes sont dans la proportion d'un nombre très-restreint que nous pouvons apprécier. Donc les anges ne sont pas en plus grand nombre que les mouvements des corps célestes.

4.. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que les rayons de la bonté divine sont cause que toutes les substances intelligibles et intelligentes subsistent. Or, un rayon ne se multiplie qu'en raison de la diversité des sujets qui le reçoivent. On ne peut pas dire que la matière reçoive un de ces rayons intelligibles, puisque nous avons prouvé (art. 2) que les substances intellectuelles sont immatérielles. Il semble donc que les substances intellectuelles ne puissent être multipliées qu'autant que l'exigent les premiers corps, c'est-à-dire les corps célestes qui sont en quelque sorte le but auquel s'arrêtent les rayons que la bonté divine projette. Ce qui nous conduit à la même conséquence que le raisonnement précédent.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit : Un million le servaient et mille millions se tenaient devant lui (Dan. vu, 10).

CONCLUSION. — Puisque les anges sont beaucoup plus parfaits que les créatures matérielles, leur nombre doit l'emporter de beaucoup sur le nombre de ces dernières.

Il faut répondre qu'à l'égard du nombre des substances intellectuelles tous les auteurs n'ont pas été du même sentiment. Platon a supposé d'après Aristote (Met. lib. i, text. 6) que les substances séparées étaient les espèces des choses sensibles, comme si, par exemple, nous supposions que la nature humaine est une substance séparée (1). Dans cette hypothèse on devrait reconnaître autant de substances séparées qu'il y a d'espèces de choses sensibles. Mais Aristote combat cette opinion (Met. lib. i, text. 31), parce que, dit-il, la matière est de la nature des espèces sensibles. Les substances séparées ne peuvent donc pas être les types de ces espèces sensibles, mais elles ont une nature plus élevée que la leur. Ce philosophe pense néanmoins (Met. lib. xii, text. 43) que ces natures plus parfaites ont un rapport avec les êtres sensibles et qu'elles sont leur moteur et leur fin. D'après ce principe il s'est efforcé de déterminer leur nombre d'après le nombre des premiers mouvements (2). Ce système étant en désaccord avec ce que nous apprennent les saintes Ecritures, le rabbin Moïse voulut accorder le sentiment du philosophe avec la tradition. Il supposa donc que les anges comme substances immatérielles se multiplient suivant le nombre des mouvements des corps célestes, conformément à ce que dit Aristote (Met. lib. xii, text. 43), puis il ajouta que dans l'Ecriture on donne le nom d'anges aux hommes qui annoncent les ordres de Dieu, ainsi qu'aux vertus des choses naturelles qui manifestent sa toute-puissance. Mais il est tout à fait contraire au langage ordinaire des saintes Ecritures de donner le nom d'ange à des choses irraisonnables. — Il faut donc dire que les anges étant des substances immatérielles dépassent par là même de beaucoup le nombre des créatures matérielles. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De coelest. hier. cap. 14) : « Les armées des esprits célestes sont nombreuses, elles dépassent l'apprédation faible et restreinte de nos calculs matériels. » La raison en est que la perfection de l'univers étant la fin que Dieu s'est particulièrement proposée dans la création, plus les êtres sont parfaits et plus il les a multipliés (1). Car comme on juge de la supériorité des corps par la grandeur, de même on juge de la supériorité des esprits par le nombre. En* effet nous voyons que les corps incorruptibles qui sont les plus parfaits des êtres matériels l'emportent incomparablement en grandeur sur les corps corruptibles, puisque la sphère entière des êtres actifs et passifs (2) est bien peu de chose comparativement aux corps célestes. Il est donc raisonnable que les substances spirituelles surpassent, pour ainsi dire incomparablement, en nombre les substances matérielles.

(1) Le mot de substance séparée est synonyme de substance intellectuelle.

(2) On voit ici que saint Thomas ne craignait pas de contredire Aristote, et qu'il n'admettait pas, comme on Fa supposé, quo ses décisions fussent infaillibles.

(1) Ce principe se trouve plus clairement établi et mieux développé, Snmm. contra Cent. lib. Il, cap. 92.

(2) Cette sphère comprenait ce qu'on appelait alors le monde sublunaire , selon les théories péripatéticiennes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le nombre, quand il s'agit des anges, n'est pas une quantité discrète provenant de la division de ce qui est continu; il ne provient que de la distinction des formes, comme tout nombre transcendental, ainsi que nous l'avons prouvé (quest. si, art. 2).

2. Il faut répondre au second, que de ce que la nature angélique se rapproche de Dieu il s'ensuit qu'elle doit être plus simple en elle-même et formée d'un nombre moindre d'éléments, mais il n'en résulte pas qu'elle doive exister dans un nombre plus restreint de sujets.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement est celui d'Aristote (Met. lib. xii, text. 44). Il serait nécessairement concluant si les substances séparées existaient à cause des substances corporelles. Car il serait inutile d'admettre un plus grand nombre de substances immatérielles qu'on ne compte de mouvements dans les corps. Mais il n'est pas vrai de dire que les substances immatérielles existent pour les substances corporelles, parce que la fin est plus noble que ce qui s'y rapporte. Aussi Aristote dit-il au même endroit que cet argument n'est que probable. Ce qui lui a paru décisif, c'est que nous ne pouvons parvenir à la connaissance des choses intelligibles que par les choses sensibles.

4. Il faut répondre au quatrième, que ce raisonnement s'appuie sur l'opinion de ceux qui admettaient la matière comme cause de la distinction des êtres. Or, nous avons réfuté cette opinion (quest. xlvii, art. 1). On ne doit donc pas multiplier les anges, ni d'après la matière, ni d'après les corps ; on doit seulement rapporter leur nombre à la divine sagesse qui a conçu les divers ordres des substances immatérielles (3).

(3) Il y a dès auteurs qui ont voulu déterminer le nombre des anges, mais, sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, la seule réponse di:-me d'un homme gravt: et sérieux doit se réduire à confesser son ignorance.

Article IV. — les anges diffèrent-ils d'espèce (4)?


(4) Sur celte question les sentiments sunt très-partagés. Parmi les Pères, il y en a peu qui soient de l'opinion de saint Thomas. Saint Maxime, dans son commentaire sur saint Denis [De ceci. hier. cap.Si, dit que toute l'Eglise pense que les anges sont d'une seule et même nature. Cependant saint Méthode, saint Grégoire de Ka-zianze, saint Cyrille de Ierusalem, ne paraissent pas de cet avis. Saint Anselme parait admettre l'unité d'espèce, mais Pierre Lombard est d'un sentiment opposé. La plupart des scholastiques ont suivi saint Thomas.

Objections: 1.. Il semble que les anges ne diffèrent pas d'espèce. Car la différence étant plus noble que le genre, tous les êtres qui se ressemblent par rapport à ce qu'il y a de plus noble en eux se ressemblent aussi dans leur différence constitutive, et sont par conséquent de la même espèce. Or, tous les anges se ressemblent dans ce qu'il y a de plus noble en eux, c'est-à-dire quant à l'intellectualité. Donc tous les anges sont d'une seule et même espèce.

2.. Le plus et le moins ne changent pas l'espèce. Or, les anges ne paraissent différer entre eux que du plus au moins, en ce sens, par exemple, que l'un est plus simple que l'autre et d'une intelligence plus pénétrante. Donc les anges ne diffèrent pas d'espèce.

3.. L'âme et l'ange se divisent par opposition. Or, toutes les âmes sont d'une seule et même espèce. Donc les anges aussi.

4.. Plus un être est parfait dans sa nature et plus il doit être multiplié. Or, il n'en serait pas ainsi s'il n'y avait qu'un seul individu d'une même espèce. Donc beaucoup d'anges sont de la même espèce.


Mais c'est le contraire. Car dans les êtres qui sont de la même espèce on ne peut établir ni avant, ni après, dit Aristote (Met. lib. m, text. 2). Or, dans les anges du même ordre il y en a qui sont les premiers, d'autres au milieu, et d'autres à la fin, d'après saint Denis (Hier. ang. cap. 10). Donc les anges ne sont pas de la même espèce.

CONCLUSION. — Puisque les substances immatérielles ne sont pas composées de matière et de forme, elles ne sont pas de la même espèce.

Il faut répondre que quelques philosophes ont dit que toutes les substances spirituelles, même les âmes, sont de la même espèce. D'autres ont prétendu que tous les anges sont de la même espèce, mais que les âmes sont d'une espèce différente. Enfin, il y en a qui ont avancé que tous les anges ne formaient qu'une seule hiérarchie et qu'un seul ordre. Mais toutes ces opinions sont insoutenables. Car les êtres qui sont de la même espèce, et qui diffèrent numériquement, ont la même forme et ne se distinguent que matériellement. Si donc, comme nous l'avons prouvé (art. 2), les anges ne sont pas composés de matière et de forme, il s'ensuit qu'il est impossible que deux anges soient de la même espèce (1). C'est ainsi qu'on ne peut pas dire qu'il y a plusieurs blancheurs, ou plusieurs humanités, puisque la blancheur n'est multiple qu'autant qu'elle existe dans plusieurs substances. — D'ailleurs, lors même que les anges seraient composés de matière, il ne pourrait pas se faire qu'il y en eût plusieurs de la même espèce. Car il faudrait dans ce cas que la matière fût le principe de leur distinction réciproque. Elle ne le serait point comme quantité divisible, puisque les anges sont incorporels, elle ne pourrait l'être qu'en établissant une diversité de puissance, et cette diversité n'eût pas alors produit seulement une différence d'espèce, mais bien une différence de genre.

(1) Parmi les articles condamnés par Etienne de Paris on remarque celui-ci : Quod Deus non potest individua multiplicare sub un4 specie sine materia.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la différence est plus noble que le genre, comme ce qui est déterminé l'emporte sur ce qui est indéterminé, ce qui est propre sur ce qui est général, mais non comme un être l'emporte sur un autre être d'une nature différente de la sienne. Autrement il faudrait que tous les animaux déraisonnables fussent de la même espèce, ou qu'il y eût en eux une autre forme plus parfaite que l'âme sensitive. Ils diffèrent donc d'espèce suivant les divers degrés de leur nature sensitive, et de même tous les anges diffèrent d'espèce suivant les divers degrés de leur nature intellectuelle.

2. Il faut répondre au second, que le plus et le moins, quand ils ont pour cause la même forme agissant avec plus ou moins d'intensité, ne changent pas l'espèce. Mais quand ils sont produits par des formes de degrés divers, alors ils la changent, comme si nous disions, par exemple, que le feu est plus parfait que l'air. C'est de cette manière qu'ils produisent dans les anges des degrés divers.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien de l'espèce l'emporte sur le bien de l'individu..Par conséquent il est beaucoup mieux de multiplier dans les anges les espèces, que de multiplier les individus dans une même espèce.

4. Il faut répondre au quatrième, que la multiplication numérique pouvant s'étendre à l'infini, ce n'est pas ceile-là que l'agent se propose, mais la multiplication de l'espèce, comme nous l'avons prouvé (quest. xlvii, art. 2). Par conséquent la perfection de la nature angélique exige la multiplication des espèces, mais non celle des individus dans une même espèce.


Article V. — les anges sont-ils incorruptibles (1)?


(1) Les Pères se sont exprimés à cet égard de différentes manières, parce qu'ils ont donné divers sens aux mots mortel et immortel. Les uns appellent mortel tout ce qui change, c'est-à-dire tous les êtres qui sont affectés, tantôt d'une manière, et tantôt d'une autre, même quand ils ne périraient pas. C'est le sens de saint Jean Damascène. D'autres appellent mortel tout ce que la puissance de Dieu peut faire rentrer dans le néant. C'est ainsi qu'il faut entendre saint f renée, saint Justin, saint Cyrille d'Alexandrie et une foule d'autres Pères, quand ils parlent des anges. Enfin ils appellent mortels les êtres qui portent en eux-mêmes un principe de dissolution, comme les corps. Saint Thomas admet que les anges sont mortels dans les deux premiers sens, mais il prouve qu'ils sont immortels dans le troisième.

Objections: 1.. Il semble que les anges ne soient pas incorruptibles. Car saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. n, cap. 3) que l'ange est une substance intellectuelle qui reçoit l'immortalité de la grâce et non de la nature.

2.. Platon dit dans le Timée : O dieux des dieux, dont je suis tout à la fois l'artisan et le père. Vous qui êtes mes oeuvres, vous êtes dissolubles par nature, mais ma volonté vous rend indissolubles. Or, par ces dieux on ne peut pas entendre autre chose que les anges. Donc les anges sont corruptibles de leur nature.

3.. D'après saint Grégoire (Mor. lib. xvi, cap. 16), tous les êtres rentreraient dans le néant, si la main du Tout-Puissant ne les conservait. Or, ce qui peut retomber dans le néant est corruptible.Donc, puisque les anges ont été créés par Dieu, il semble que de leur nature ils soient corruptibles.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que les substances intellectuelles ont une vie indéfectible, qu'elles sont complétement exemptes de la corruption, de la mort, de la matière et de la génération.

CONCLUSION. — Les anges, comme toute substance intellectuelle, étant simples, ils sont par là même incorruptibles de leur nature.

Il faut répondre qu'on doit dire nécessairement que les anges sont incorruptibles de leur nature. La raison en est qu'un être ne se corrompt qu'autant que sa forme est séparée de sa matière. Par conséquent, l'ange étant une forme subsistante, comme nous l'avons prouvé (art. 1 et 2), il est impossible que sa substance soit corruptible. Car ce qui convient à un être par lui-même ne peut jamais en être séparé; mais ce qui lui convient par un autre peut en être séparé du mêment où l'on écarte le principe intermédiaire qui était cause de leur union. Ainsi, on ne peut séparer du cercle la rondeur parce qu'elle lui convient par lui-même, mais un cercle d'airain peut cesser d'être rond parce que la figure du cercle n'est pas essentiellement inhérente à l'airain. Or, l'être convient par lui-même à la forme; car tout être est en acte, suivant qu'il possède une forme, tandis que la matière n'est en acte que par la forme. C'est pourquoi l'être composé de matière et de forme cesse d'être en acte par là même que la forme est séparée de la matière. Mais si la forme subsiste dans son être, comme elle existe dans les anges, d'après ce que nous avons dit (art. 1 et 2), elle ne peut perdre l'être. Par conséquent, l'immatérialité des anges est la raison pour laquelle ils sont incorruptibles de leur nature (1). — On peut encore puiser une preuve de cette incorruptibilité dans la nature même de leur opération intellectuelle. Car tout être opère suivant ce qu'il est en acte, et l'action d'une chose indique sa manière d'être. Or, on juge de l'espèce et de la nature de l'opération d'après son objet. Et comme l'objet de l'intelligence est éternel puisqu'il est au-dessus du temps il s'ensuit que toute substance intellectuelle est incorruptible de sa nature.

(1) C'est un raisonnement semblable que l'on fait en faveur de l'immortalité de l'âme, quand on dit qu'elle ne peut périr parla dissolution de ses parties. Toutefois la démonstration n'est pas complète, parce qu'il reste à savoir si elle ne serait point mortelle dans le second sens, c'est-à-dire si Dieu n'use pas de la puissance .qu'il a de l'anéantir.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Jean Damascène parle de l'immortalité parfaite qui ne suppose aucune espèce de changement, parce que, comme le dit saint Augustin (Cont. Maxim, lib. m, cap. 12), tout changement est une mort. Or, les anges ne possèdent que par grâce cette immortalité parfaite, comme nous le démontrerons (quest. lxii, art. 2 et 8).

2. Il faut répondre au second, que par les dieux Platon (2) entend les corps célestes qu'il pensait composés d'éléments. C'est pourquoi il disait que de leur nature ils étaient dissolubles, mais que par sa volonté Dieu leur conservait l'être.

(2) On peut voir avec quelle profondeur saint Thomas juge la doctrine de Platon et d'Aristote sur les intelligences pures dans son traité particulier qu'il a composé sur les anges (Opuscul. VIII, cap. 5 et --Í).

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. xliv, art. 1 ad 2), le nécessaire est ce qui a une cause nécessaire elle-même. Il ne répugne donc pas au nécessaire, ni à l'incorruptible, que leur être dépende d'un autre, comme de sa cause. Quand on dit que tous les êtres retomberaient dans le néant si Dieu ne les conservait, et qu'il en est ainsi des anges, on ne veut pas donner à entendre par là qu'il y a dans les anges un principe quelconque de corruption. Cela signifie seulement que l'existence des anges dépend de Dieu comme de sa cause. Car on ne dit pas qu'une chose . est corruptible parce que Dieu peut la faire rentrer dans le néant, en cessant de la conserver ; mais on le dit parce qu'elle a en elle-même quelque principe de corruption, soit parce qu'elle se compose d'éléments qui se combattent, soit par suite de ce qu'il y a en elle de potentiel.


QUESTION LI. : DES ANGES PAR RAPPORT AUX CORPS.


Nous avons ensuite à nous occuper des anges dans leurs rapports avec les choses corporelles. Cette question se subdivise en trois. On peut considérer les anges : 1° dans leurs rapports avec les corps ; 2" dans leurs rapports avec les lieux corporels ; 3" dans leurs rapports avec le mouvement local. — A l'égard de la première question trois choses sont à examiner : 1° Les anges ont-ils des corps qui leur soient naturellement unis? — 2" Prennent-ils des corps? —¦ 3° Dans les corps qu'ils prennent exercent-ils les fonctions vitales propres à ces corps ?

ARTICLE I. — les anges ont-ils des corps qui leur soient naturellement unis (3)?


(3) Le texte du concile de Latran semble formel sur ce point : Utramque de nihilo condidit na turrim, spiritualem et corporalem, angelicam videlicet et,mundanam, ac deinde humanam, quasi communem ex corpore et spiritu constitutam.

Objections: 1.. Il semble que les anges aient des corps qui leur soient naturellement unis. Car Origène dit (Periarch. lib. i, cap. 6) : Il n'y a que Dieu, c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dont le propre de la nature soit d'exister sans substance matérielle et sans être uni à aucun élément corporel. Saint Bernard dit (Sup. Cantic. homil. vi) : N'accordons qu'à Dieu l'immortalité aussi bien que l'immatérialité. Car il n'y a que sa nature qui n'ait besoin ni pour elle-même, ni pour un autre du secours d'un instrumentcorporel, tandis qu'il est clair que tout esprit créé a besoin d'un aide matériel. Saint Augustin dit encore (Sup. Gen. ad litt. lib. m, cap. 10) : On appelle démons les animaux aériens, parce qu'ils ont la nature des corps aériens. Or, la nature du démon et de l'ange est la même. Donc les anges ont des corps qui leur sont naturellement unis.

2.. Saint Grégoire (Hom. x in Evang.) appelle l'ange un animal raisonnable. Or, tout animal est composé de corps et d'âme. Donc les anges ont des corps qui leur sont naturellement unis.

3.. La vie est plus parfaite dans les anges que dans les âmes. Car non-seulement l'âme vit, mais encore elle vivifie le corps. Donc les anges vivifient des corps qui leur sont naturellement unis.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que les anges sont incorporels aussi bien qu'immatériels.

CONCLUSION. — Puisque les substances intellectuelles et les anges ne reçoivent pas leur science des objets sensibles, ils n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis.

Il faut répondre que les anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis. Car ce qui arrive accidentellement à une nature n'existe pas en elle universellement. Ainsi comme il n'est pas dans la nature de l'animal d'avoir des ailes, tous les animaux n'en ont pas. Or, comprendre n'étant pas l'acte d'un corps ni l'effet d'une vertu corporelle quelconque, comme nous le prouverons (quest. lxxv, art. 2), il n'est pas dans l'essence de la substance intellectuelle d'avoir un corps qui lui soit uni. Cependant il peut se faire qu'une substance intellectuelle ait besoin d'être unie à un corps. Telle est l'âme humaine, parce qu'elle est imparfaite et qu'elle existe en puissance dans le genre des substances intellectuelles, sans avoir en elle-même la plénitude de la science, et qu'elle ne l'acquiert qu'au moyen des sens qui la mettent en rapport avec les choses sensibles, comme nous le prouverons (quest. lxxxiv, art. 6, et quest. lxxxix, art. 1). Or, dans tous les genres où l'on trouve quelque chose d'imparfait, il faut qu'il y ait préalablement quelque chose de parfait. Il y a donc dans la nature intellectuelle des substances intelligentes parfaites, qui n'ont pas besoin d'acquérir la science au moyen des choses sensibles. Par conséquent toutes les substances intellectuelles ne sont pas unies aux corps, mais il y en a qui en sont séparées, et ce sont celles-là qui portent le nom d'anges.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. l, art. 1), il y a eu des philosophes qui ont pensé que tous les êtres étaient corporels. C'est de ce système que paraît découler le sentiment de ceux qui ont cru qu'il n'y avait pas de substances incorporelles qui ne fussent unies à des corps. Il y en a même qui ont supposé que Dieu était l'âme du monde, comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, lib. vu, cap. 6). Mais comme cette doctrine est contraire à la foi catholique qui met Dieu au-dessus de tout, d'après ces paroles du Psalmiste : Votre magnificence s'élève au-dessus des cieux (Psal, viii, 2), Origênen'apas voulu dire de Dieu la même chose. Mais il a appliqué ce sentiment aux autres substances, et s'est ainsi laissé égarer sur ce point comme sur beaucoup d'autres par l'opinion des anciens philosophes. — Le passage de saint Bernard peut s'entendre de ce que les esprits créés ont besoin non d'un instrument corporel qui leur soit naturellement uni, mais d'un corps qu'ils prennent pour remplir un office quelconque, comme nous le dirons nous-méme dans l'article suivant. — Saint Augustin n'exprime pas en cet endroit sa propre opinion, il rapporte celle des platoniciens qui supposaient qu'il y a des animaux aériens qu'on appelait démons (1).

(1) Il nous semble qu'il serait difficile de justifier, à cet égard, tous les Pères : car, avant la décision du concile de Latraii, un certain nombre ont formellement assigné des corps aux anges ; ils ont même précisé leur pensée au point d'établir une différence entre le corps des bons anges et celui des dénions.

2. Il faut répondre au second, que saint Grégoire appelle l'ange un animal raisonnable par métaphore, parce qu'il y a en lui une raison qui a de l'analogie avec la nôtre (2).

(2) Le mol animal Çwov vient de Çw/j qui signifie vie; et le mot raisonnable, en grec ioytxài/, vient de Xdya qui signifie intelligence. L'expression de saint Grégoire veut donc dire t une substance qui participe à ta vie et à l'intelligence (Vid. Petav. De angeli», lib. i, cap. m, n» 9).

3. Il faut répondre au troisième, que vivifier est une perfection pour l'être qui est la cause efficiente, absolue de cet effet. Dans ce sens cette perfection se rapporte à Dieu, d'après ces paroles de l'Ecriture : C'est le Seigneur qui fait mourir et qui vivifie (I. Reg. n, 6). Mais si on l'entend formellement, vivifier est le fait d'une substance qui a besoin d'être unie à une autre parce qu'elle n'a pas en elle-même tout ce qui constitue l'intégrité de son espèce. C'est ainsi qu'une substance intellectuelle qui n'est pas unie à un corps est plus parfaite que celle qui lui est unie.


I pars (Drioux 1852) Qu.50 a.2