Discours 1982 - Discours aux jeunes - 3 novembre


Rencontre avec le monde du travail à Barcelone - 7 novembre


Le dimanche 7 novembre, malgré la tempête qui s'était abattue sur toute la Catalogne, le Pape n'a pas voulu manquer l'étape du monastère de Montserrat où une foule l'attendait. La messe prévue a dû être remplacée par une liturgie de la Parole. Jean-Paul II est allé ensuite à Barcelone, où il a rencontré le monde du travail dans le quartier de Monjuic. Salué par le cardinal- archevêque Jubany Arnau, puis par un jeune ouvrier du textile, il a prononcé le discours que nous reproduisons ici (1).

(1) Texte espagnol dans l'Osservatore Romano des 8-9 novembre. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.


CHERS TRAVAILLEURS ET EMPLOYEURS,

1. Je me réjouis de vous rencontrer aujourd’hui dans cette belle ville de Barcelone. Je vous salue avec une affection particulière et vous remercie de votre accueil chaleureux, qui me donne l'impression d'être parmi vous, avec tant de plaisir, comme un ami et un frère. Je vous demande avant tout de transmettre mon salut à vos enfants et à vos familles.

Le jeune ouvrier qui s’est adressé au Pape, Victoriano Lopez Blanco, a évoqué la croissance désordonnée des villes, le chômage qui touche, en Espagne, 1 800 000 travailleurs, dont 1 000 000 ont entre seize et vingt- cinq ans. Il a mis en cause la politique d’investissements des sociétés multinationales et l’exportation de capitaux. Il a souhaité que l’Église n’apparaisse pas neutre devant les injustices et fasse une option claire en faveur des plus pauvres. Évoquant le souvenir du cardinal Cardijn, fondateur de la JOC, il a affirmé la conviction que « l’évangélisation du monde ouvrier doit se faire de l’intérieur, et que la lutte pour la libération est le chemin privilégié pour rencontrer Jésus-Christ ».

À vous, chers travailleurs et chères travailleuses, aux présents et aux absents, à ceux qui sont nés sur cette terre ou venus d'autres régions, ainsi qu'aux travailleurs de l'Espagne tout entière, je viens vous annoncer l' « Évangile du travail ».


L'Évangile du travail

2. L'Église considère comme son devoir indispensable, dans le domaine social, d'aider « à affermir la communauté des hommes selon la loi divine » (Gaudium et spes, GS 42), en rappelant la dignité et les droits des travailleurs, en stigmatisant les situations où ces droits sont violés et en favorisant les changements qui conduisent au progrès authentique de l'homme et de la société.

Le travail répond au dessein et à la volonté de Dieu. Les premières pages de la Genèse nous présentent la création comme l'oeuvre de Dieu, le travail de Dieu. C'est pourquoi Dieu appelle l'homme à travailler, pour qu'il lui devienne semblable. Le travail ne représente donc pas un fait accessoire et encore moins une malédiction du ciel. Il est, au contraire, une bénédiction primordiale du Créateur, une activité qui permet à l'individu de se réaliser et d'offrir un service à la société. Une activité qui, de plus, obtiendra une récompense supérieure car « elle n'est pas vaine dans le Seigneur » (1Co 15,58). Mais c'est Jésus qui a fait la proclamation la plus exhaustive de l' « Évangile du travail », le Fils de Dieu fait homme — et homme du travail manuel — soumis au dur effort. Il a consacré une grande partie de sa vie terrestre au travail de l'artisan et a incorporé le travail lui-même à son oeuvre de salut.

3. Pour ma part, au cours de ces quatre années de pontificat, je n'ai cessé de proclamer, dans mes Encycliques et dans ma catéchèse, la place centrale de l'homme, sa primauté sur les choses et l'importance de la dimension subjective du travail, fondées sur la dignité de la personne humaine. En effet, l'homme est, en tant que personne, le centre de la création parce qu'il est le seul qui ait été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Appelé à « dominer la terre » (Gn 1,28) par la perspicacité de son intelligence et l'activité de ses mains, il se transforme en artisan du travail — aussi bien manuel qu'intellectuel — en communiquant à son activité la dignité même qu'il possède.


Le concept chrétien du travail

Le concept chrétien du travail, amis et frères travailleurs, y voit un appel à collaborer avec la puissance et l'amour de Dieu, pour maintenir la vie de l'homme et la faire mieux correspondre à son dessein. Ainsi compris, le travail n'est pas un besoin biologique de subsistance, mais un devoir moral ; c'est un acte d'amour et il se transforme en joie : la joie profonde de se donner, par l'intermédiaire du travail, à sa propre famille et aux autres, la joie intime de se livrer à Dieu et de le servir dans les frères, bien qu'un tel don entraîne des sacrifices. C'est pourquoi le travail chrétien a un sens pascal.

La conséquence logique en est que nous avons tous le devoir de bien faire notre travail. Si nous voulons nous réaliser comme il faut, nous ne pouvons ni fuir notre devoir ni nous contenter de travailler médiocrement, sans intérêt, uniquement pour l'accomplir.

4. Votre application tenace au travail et votre sens de la responsabilité vous font comprendre, chers frères et soeurs, que sont bien éloignés du concept chrétien du travail — et même d'une juste vision de l'ordre social — certaines attitudes de désintérêt, de gaspillage de temps et de ressources, choses courantes de nos jours, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Ainsi, le phénomène de l'absentéisme, mal social qui touche non seulement la productivité, mais qui offense les espoirs et les souffrances de ceux qui cherchent et réclament désespérément un emploi.

Au sein de l'effort qui pousse les croyants et les hommes de bonne volonté à réaliser une société véritablement humaine, I'Église veut être présente par fidélité à l'Évangile — « Bonne Nouvelle » de salut pour tous, mais particulièrement pour les pauvres et les opprimés — en rappelant les enseignements qui proviennent de la parole du Seigneur: — Le travail est à coup sûr un bien de l'homme et un bien pour l'homme. À ce sujet, j'ai souligné dans l'encyclique Laborem exercens que « le travail est avant tout pour l'homme et non l'homme pour le travail » (Laborem exercens, LE 6). Le coeur de la doctrine sociale chrétienne sur le travail se trouve ici : on ne parvient pas au juste concept du travail si on ne reste pas en étroite dépendance du juste concept de l'homme.

Le travail et l'application au travail représentent un devoir et un service rendus à la cellule familiale, à sa vie, à son unité, à son développement et à son perfectionnement. C'est pourquoi « la raison d'être de la famille — ai-je dit voici trois ans aux ouvriers polonais — est l'un des facteurs fondamentaux qui déterminent l'économie et la politique du travail » (2).

La nature du travail, correctement comprise, ne respecte pas seulement les exigences du bien commun, mais dirige et transforme toute activité de travail dans une coopération efficace pour le bien de tous, enrichissant ainsi le patrimoine de la famille humaine.

(2) « Travail et prière », allocution aux mineurs de Silésie, 6 juin 1979 ; DC 1979, n. 1767, p. 629.


Le chômage

5. Ce qui vient d'être dit m'amène à traiter brièvement d'un problème qui n'est pas exclusif à l'Espagne, mais qui la touche à un degré élevé : je veux parler du chômage.

Le manque de travail va à l'encontre du « droit au travail », compris — dans le contexte global des autres droits fondamentaux — comme un besoin premier, et non comme un privilège, de satisfaire les nécessités vitales de l'existence humaine par l'activité du travail.

C'est là un problème urgent et qui doit pousser chaque chrétien à assumer ses responsabilités au nom de l'Évangile et de son message de justice, de solidarité et d'amour.

Un chômage prolongé entraîne l'insécurité, l'absence d'initiative, la frustration, l'irresponsabilité, le manque de confiance dans la société et en soi-même ; c'est ainsi que s'atrophient les capacités de développement personnel ; que se perdent l'enthousiasme, l'amour du bien ; que naissent les crises familiales, les situations personnelles désespérées et que l'on tombe alors facilement — surtout les jeunes — dans la drogue, l'alcoolisme et la criminalité.

Il serait faux et trompeur de considérer ce phénomène angoissant, qui est déjà devenu endémique dans le monde, comme le produit de circonstances passagères ou comme un problème purement économique ou socio-politique. En realité, il représente un problème éthique, spirituel, car il est le symptôme de la présence d'un désordre moral dans la société, quand on transgresse la hiérarchie des valeurs.

6. L'Église, à travers son magistère social, rappelle que les solutions permettant de résoudre justement ce grave problème exigent aujourd'hui une révision de l'ordre économique dans son ensemble. Il est nécessaire d'établir une planification globale et non simplement sectorielle de la production économique ; il est nécessaire de parvenir à une organisation correcte et rationnelle du travail, non seulement au niveau national, mais aussi international ; la solidarité de tous les hommes du travail est nécessaire.

L'État ne peut se résigner à devoir supporter un chômage élevé et chronique : la création de nouveaux emplois doit constituer pour lui une priorité tant économique que politique. Mais les employeurs et les travailleurs doivent également contribuer à résoudre le manque d'emplois : les uns, en maintenant le rythme de production dans leurs entreprises et les autres, en s'adonnant à leur travail avec l'efficacité qui convient, en étant prêts à renoncer, par solidarité, au « double » emploi et au recours systématique au travail « supplémentaire », qui réduisent de fait les possibilités d'emploi pour les chômeurs.

Il faut créer, par tous les moyens possibles, une économie qui soit au service de l'homme. Pour surmonter les oppositions entre les intérêts privés et collectifs, pour vaincre les égoïsmes dans la lutte pour la subsistance, un véritable changement d'attitude, de style de vie, de valeurs s'impose à tous ; de même que s'impose une conversion authentique des coeurs, des esprits et des volontés : la conversion à l'homme, à la vérité pour l'homme.

Je me suis arrêté spécialement sur cette question tellement actuelle. Je sais que vous êtes préoccupés par de nombreux autres problèmes concernant les salaires les conditions d'hygiène et de santé dans le travail, la protection contre les accidents du travail, le rôle des syndicats, la participation à la gestion et aux bénéfices de l'entreprise et la protection adéquate des travailleurs venus d'ailleurs.

Il s'agit d'une problématique complexe et vitale pour vous autres, mais je voudrais vous répéter une fois de plus : n'oubliez pas que le travail a pour caractéristique primordiale celle d'unir les hommes : « Et c'est en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une communauté. » (Laborem exercens, LE 20) Mettez l'accent sur cette force et sur les grandes valeurs chrétiennes qui vous animent. Apportez votre sérénité et votre confiance sur le lieu de votre travail. Éclairez vos milieux par la charité et l'espérance : il vous sera ainsi plus facile de trouver des solutions justes.

7. Permettez-moi, chers travailleurs et travailleuses, de m'adresser maintenant à un autre groupe de travailleurs en Espagne : les employeurs, industriels, hauts dirigeants, conseillers qualifiés de la vie socio-économique et promoteurs de complexes industriels.

Je vous salue et je vous rends honneur, vous qui êtes les pourvoyeurs d'emplois, de services et d'enseignement professionnel ; tous ceux qui dans cette chère Espagne donnent travail et subsistance à une grande foule de travailleurs et de travailleuses. Le Pape vous exprime sa gratitude et son estime pour cette haute fonction que vous accomplissez au service de l'homme et de la société. À vous aussi j'annonce l' « Évangile du travail ».

Et en vous invitant à réfléchir sur la conception chrétienne de l'entreprise, je voudrais avant tout vous rappeler que, au-delà de ses aspects techniques et économiques — où vous êtes maîtres —, il y en a un plus profond : celui de sa dimension morale. L'économie et la technique n'ont, en effet, de sens que si elles se réfèrent à l'homme qu'elles doivent servir.

En effet, le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail, par conséquent, l'entreprise est aussi pour l'homme et non l'homme pour l'entreprise.

Dépasser l'antinomie, factice et illogique, entre le capital et le travail, souvent exaspérée artificiellement par une lutte des classes programmée — est, pour une société qui veut être juste, une exigence indispensable, fondée sur la primauté de l'homme sur les choses. Seul l'homme — employeur ou ouvrier — est sujet du travail et est personne ; le capital n'est rien d'autre qu'un « ensemble de choses » (Laborem exercens, LE 12).

8. Le monde économique — vous le savez bien — souffre depuis quelque temps d'une grave crise. La question sociale d'un problème « de classes » s'est transformée en un problème « mondial ». L'évolution des sources d'énergie et l'incidence de puissants intérêts politiques en ce domaine ont créé de nouveaux problèmes, provoquant la remise en question de certaines structures économiques jusqu'alors considérées comme indispensables et intouchables et rendant leur direction toujours plus difficile.

Face à de telles difficultés, n'hésitez pas ; ne doutez pas de vous-mêmes, ne cédez pas à la tentation d'abandonner l'entreprise, pour vous consacrer à des activités professionnelles égoïstement plus tranquilles et comportant moins d'engagements. Surmontez ces tentations d'évasion et restez courageusement à votre poste ; en vous efforçant de donner un visage toujours plus humain à l'entreprise, en pensant au grand apport que vous offrez au bien commun quand vous ouvrez de nouvelles possibilités de travail.

Au cours de la révolution industrielle, les employeurs eux aussi ont commis autrefois d'assez graves erreurs. Ce n'est pas pour cela qu'il faut cesser de reconnaître et de louer publiquement, chers industriels, votre dynamisme, votre esprit d'initiative, votre volonté de fer, votre capacité de créer et de prendre des risques, qui ont fait de vous une figure clé dans l'histoire économique et aussi pour l'avenir.


9. Par son dynamisme intrinsèque, l'entreprise est appelée à réaliser, sous votre impulsion, une fonction sociale — qui est profondément éthique —, celle de contribuer au perfectionnement de l’homme, de chaque homme, sans aucune discrimination ; en créant les conditions permettant un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services, et qui rende l’ouvrier conscient de travailler réellement « dans un domaine qui lui est propre ».

L’entreprise n’est donc pas seulement un organisme, une structure de production, mais elle doit se transformer en une communauté de vie, en un lieu où l’homme vive avec ses semblables et ait des relations avec euxet où le développement personnel soit non seulement autorisé mais favorisé. L’ennemi principal de la conception chrétienne de l’entreprise, ne serait-ce pas peut-être un certain fonctionnalisme qui fait de l’efficacité le postulat unique et immédiat de la production et du travail ?

Les relations de travail sont, avant tout, des relations entre des êtres humains, et ne peuvent être mesurées par la seule méthode de l’efficacité. Vous-mêmes, chers employeurs ici présents, si vous voulez que votre activité professionnelle soit cohérente avec votre foi, ne vous contentez pas de ce que « les choses marchent », soient efficaces, productives et efficientes ; mais faites plutôt en sorte que les fruits de l’entreprise aboutissent à un profit pour tous par l’intermédiaire de la promotion humaine globale et le perfectionnement personnel de ceux qui travaillent à vos côtés et collaborent avec vous.

Je sais que la réalité socio-économique est, de par sa nature, assez complexe, au point de paraître difficilement gouvernable dans les périodes de crises aiguës, surtout quand celles-ci revêtent des dimensions planétaires. Cependant, c’est précisément dans de telles situations qu’il convient de se laisser guider par un grand sens de lajustice et par une totale confiance en Dieu. Dans des temps difficiles et durs pour tous — comme le sont les périodes de crise économique — on ne peut abandonner a leur sort les ouvriers, surtout ceux qui — comme les pauvres et les immigrés — n'ont que leurs bras pour subsister. Il convient de toujours rappeler un principe important de la doctrine sociale chrétienne : « La hiérarchie des valeurs, le sens profond du travail exigent que le capital soit au service du travail et non le travail au service du capital. » (Laborem exercens, LE 23)


Appel à la solidarité

10. Et maintenant, pour terminer notre rencontre, je désire vous adresser un dernier mot, chers frères ouvriers et chers employeurs d’Espagne : Soyez solidaires !

L’époque où nous vivons exige de manière urgente que dans la société humaine, nationale et internationale, chaque personne ou groupe dépasse ses positions inamovibles et les points de vues unilatéraux qui tendent à rendre plus difficile le dialogue et inefficace l’effort de collaboration.

L’Église n’ignore pas la présence de tensions et même de conflits dans le monde du travail. Mais ce n’est pas par les antagonismes ou la violence que les difficultés peuvent se résoudre ! Pourquoi ne pas rechercher des solutions entre les parties ? Pourquoi rejeter le dialogue patient et sincère ? Pourquoi ne pas recourir à la bonne volonté de l’écoute, au respect mutuel, à l’effort de recherche loyale et persévérante, en acceptant les accords, même partiels, mais toujours porteurs de nouvelles espérances?

Le travail a en lui une force qui peut donner vie a une communauté : la solidarité. La solidarité du travail qui se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société. La solidarité avec le travail, c’est-à-dire avec chaque homme qui travaille — en dépassant tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux — prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail. Finalement, la solidarité dans le travail ; une solidarité sans frontières, parce qu’elle est fondée sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose.

Une telle solidarité, ouverte, dynamique, universelle par nature, ne sera jamais négative : une « solidarité contre », mais positive et constructive : « une solidarité pour », pour le travail, pour la justice, pour la paix, pour le bien-être et pour la vérité dans la vie sociale.

11 . Frères et soeurs bien-aimés !

Que votre sensibilité de croyants, votre foi de chrétiens, vous aident à vivre la Bonne Nouvelle, l’ « Évangile du travail ». Soyez conscients de votre dignité de travailleurs manuels ou intellectuels. Collaborez dans un esprit de solidarité aux problèmes sociaux qui vous harcèlent. Soyez le levain et la présence chrétienne partout en Espagne.

L’Église a confiance en vous, vous suit, vous soutient, vous aime : soyez toujours dignes de vos traditions religieuses et familiales.

Permettez-moi de vous rappeler tout particulièrement que vous ne devez pas, à cause du travail, négliger vos familles et vos enfants. Et employez le repos des fêtes à la rencontre renouvelée avec Dieu et aux sains divertissements.

Je confie à la Mère de Montserrat vos personnes, vos enfants et vos familles.

En catalan :

Travailleurs et employeurs estimés : que Dieu vous aide à vous intéresser au bien de tout homme, votre frère.




L’appel de Saint-Jacquesde-Compostelle


Mardi 9 novembre, le Pape est arrivé à 10 h 25 à l'aéroport de Labacolla, près de Santiago de Compostelle. Il a célébré à l'aéroport la « messe du pèlerin », à laquelle participaient environ 500 000 personnes. Il s'est ensuite rendu à la cathédrale de Compostelle, où il s'est recueilli devant le reliquaire de l'apôtre saint Jacques. Dans l'après-midi, il a rencontré les gens de mer sur la place de l'Obraidoro, devant la cathédrale. Puis, dans la cathédrale, où avaient pris place le roi et la reine d'Espagne, les présidents des Conférences épiscopales d'Europe, les recteurs de plusieurs Universités de divers pays européens, des membres du Conseil de l'Europe, Jean-Paul II a prononcé l'« Acte européen », dont nous publions ci- dessous le texte (1). Ensuite, le Pape a rejoint en hélicoptère l'aéroport, où il a pris congé des souverains et des autorités civiles et religieuses, avant de monter dans l'avion qui l'a ramené à Rome vers 23 h 30.

(1) Texte original espagnol dans l'Osservatore Romano du 11 novembre. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.


Europe, retrouve-toi toi-même


MAJESTÉS, MESDAMES ET MESSIEURS, MES FRÈRES,

1. Alors que je termine mon pèlerinage en terre espagnole, je m’arrête dans cette splendide cathédrale, si étroitement liée à l’apôtre Jacques et à la foi de l’Espagne. Permettez-moi, avant tout, de vivement remercier sa Majesté le roi pour les paroles significatives qu’il m’a adressées au début de cette cérémonie.

Ce lieu, si cher aux Galiciens et à tous les Espagnols, a été dans le passé un centre d’attraction et de convergence pour l’Europe et toute la chrétienté. C’est pourquoi j’ai voulu rencontrer ici les éminents représentants des organismes européens, des évêques et des organisations du continent. À tous j’adresse mon déférent et cordial salut, et avec vous je voudrais réfléchir ce soir sur l’Europe.


L'Europe est née en pèlerinage

Mon regard s’étend, en cet instant, sur tout le continent européen, sur l’immense réseau de voies de communications unissant les villes et les nations qui le composent, et je revois ces chemins qui, depuis le Moyen Age, ont conduit et conduisent vers Saint-Jacques-de-Compostelle — comme le montre l’Année sainte, qui se célèbre cette année — d’innombrables pèlerins, attirés par la dévotion à l’apôtre.

Depuis les XIe et XIIe siècles, sous l’impulsion des moines de Cluny, les fidèles de tous les coins de l’Europe accourent toujours plus nombreux vers le tombeau de Jacques, prolongeant jusqu’à l’endroit que l’on considérait alors comme la « Finis terrae », le célèbre « chemin de saint Jacques », que les Espagnols avaient déjà parcouru en pèlerins, et trouvant l’aide et la protection dans des figures exemplaires de charité comme saint Dominique de la Calzada et saint Jean Ortega, ou dans des lieux comme le sanctuaire de la Vierge du Chemin.

Arrivaient ici de France, d’Italie, d’Europe centrale, des pays nordiques et des nations slaves, des chrétiens de toute condition sociale, des rois aux plus humbles habitants des hameaux ; des chrétiens de tout niveau spirituel, depuis des saints comme François d’Assise et Brigitte de Suède (pour ne pas citer tant d'autres Espagnols), jusqu'aux pécheurs publics en quête de pénitence.

L'Europe tout entière s'est trouvée elle-même autour du « mémorial » de Saint-Jacques, aux siècles mêmes où elle s'édifiait en continent homogène et spirituellement unique. C'est pourquoi Goethe lui-même suggérera que la conscience de l'Europe est née en pèlerinage.


La part de l'évangélisation dans la formation de l'Europe

2. Le pèlerinage de Saint-Jacques fut l'un des points forts qui favorisèrent la compréhension mutuelle de peuples européens si différents, comme les Latins, les Germains, les Celtes, les Anglo-Saxons et les Slaves. Le pèlerinage rapprochait, mettait en contact et unissait entre eux ces nations qui, siècles après siècles, convaincus par la prédication des témoins du Christ, embrassaient l'Évangile et, dans le même temps, on peut l'affirmer, naissaient comme peuples et comme nations.

L'histoire de la formation des nations européennes va de pair avec celle de leur évangélisation, à tel point que les frontières européennes coïncident avec celles de la pénétration de l'Évangile. Après vingt siècles d'histoire, malgré les conflits sanglants qui ont opposé les peuples européens, et malgré les crises spirituelles qui ont marqué la vie du continent — jusqu'à poser à la conscience de notre temps de graves interrogations sur son sort à venir — on doit affirmer que l'identité européenne est incompréhensible sans le christianisme et que c'est précisément en lui que se trouvent ses racines communes qui ont permis la maturation de la civilisation d'un continent, de sa culture, de son dynamisme, de son esprit d'entreprise, de sa capacité d'expansion constructive, y compris dans les autres continents ; en un mot, tout ce qui constitue sa gloire.

Et de nos jours encore, l'âme de l'Europe reste unie car, en plus de son origine commune, elle possède des valeurs chrétiennes et humaines identiques, comme la dignité de la personne humaine, le sens profond de la justice et de la liberté, l'application au travail, l'esprit d'initiative, l'amour de la famille, le respect de la vie, la tolérance et le désir de coopération et de paix, toutes valeurs qui la caractérisent.


Un continent en crise

3. Je porte mon regard sur l'Europe comme sur le continent qui a le plus contribué au développement du monde, aussi bien dans le domaine des idées que dans celui du travail, des sciences et des arts. Et tandis que je bénis le Seigneur de l'avoir éclairée de sa lumière évangelique depuis les débuts de la prédication apostolique, je ne peux passer sous silence l'état de crise dans lequel elle se trouve, au seuil du troisième millénaire de l'ère chrétienne.

Je m'adresse à des représentants d'organisations créées pour la coopération européenne, et à des frères dans l'épis- copat des différentes Églises locales d'Europe. La crise atteint la vie civile comme la vie religieuse. Dans le domaine civil, l'Europe est divisée. Des fractures artificielles privent ses peuples du droit de se rencontrer tous dans un climat d'amitié ; et du droit à unir librement leurs efforts et leur créativité au service d'une vie sociale pacifique, ou d'une contribution solidaire pour résoudre les problèmes qui touchent les autres continents. La vie civile se trouve marquée par les conséquences d'idéologies sécularisées, qui vont de la négation de Dieu ou de la limitation de la liberté religieuse à l'importance prépondérante attribuée au succès économique par rapport aux valeurs humaines du travail et de la production ; du matérialisme et de l'hédonisme, qui sapent les valeurs de la famille nombreuse et unie, celles de la vie dès la conception et de la protection morale de la jeunesse, jusqu'à un « nihilisme » qui désarme la volonté d'affronter les problèmes cruciaux comme le sont ceux des nouveaux pauvres, des émigrés, des minorités ethniques et religieuses, du bon usage des moyens d'information, tout en armant les mains du terrorisme.

En outre, l'Europe est divisée sur le plan religieux : non pas tant ni principalement à cause des divisions qui se sont produites au cours des siècles, que parce que les baptisés et les croyants ont abandonné les raisons profondes de leur foi et la vigueur doctrinale et morale de cette vision chrétienne de la vie qui garantit l'équilibre des personnes et des communautés.


Appel au renouveau de l'Europe

4. C'est pourquoi, moi, Jean-Paul, fils de la nation polonaise qui s'est toujours considérée comme européenne par ses origines, ses traditions, sa culture et ses relations vitales ; slave parmi les Latins et latine parmi les Slaves ; moi, successeur de Pierre sur le siège de Rome, siège que le Christ a voulu placer en Europe qu'il aime à cause des efforts qu'elle a faits pour diffuser le christianisme à travers le monde. Moi, évêque de Rome et pasteur de l'Église universelle, depuis Saint-Jacques-de-Compostelle, je lance vers toi, vieille Europe, un cri plein d'amour : Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines. Revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et bienfaisante ta présence sur les autres continents. Reconstruis ton unité spirituelle dans un climat de plein respect des autres religions et des libertés authentiques. Rends à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ne t'enorgueillis pas de tes conquêtes au point d'en oublier leurs éventuelles conséquences négatives. Ne te laisse pas abattre par la perte quantitative de ta grandeur dans le monde, ou par les crises sociales et culturelles qui te touchent aujourd'hui. Tu peux être encore un phare de civilisation et un élan de progrès pour le monde. Les autres continents te regardent et attendent aussi de toi la réponse que saint Jacques a donnée au Christ : « Je le peux. »

5. Si l'Europe est une, et elle peut l'être dans le respect dû à toutes ses différences, y compris celles des divers systèmes politiques ; si l'Europe se remet à penser dans la vie sociale, avec la vigueur contenue dans certaines affirmations de principes comme celles de la Déclaration universelle des droits de l'homme, de la Déclaration européenne des droits de l'homme, de l'Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, si l'Europe recommence à agir, dans la vie plus spécifiquement religieuse, avec la connaissance et le respect dus à Dieu, fondement de tout droit et de toute justice ; si l'Europe ouvre de nouveau les portes au Christ et n'a pas peur d'ouvrir à sa puissance de salut les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les vastes domaines de la culture, de la civilisation et du développement (cf. discours de Jean-Paul II, 22 octobre 1978) (2), son avenir ne sera pas dominé par l'incertitude et la crainte, mais s'ouvrira au contraire à une nouvelle période de vie aussi bien intérieure qu'extérieure, bénéfique et décisive pour le monde constamment menacé par les nuages de la guerre et par la possibilité d'un holocauste nucléaire.


Un patrimoine stimulant

6. En ce moment me viennent a l'esprit les noms de grandes personnalités : hommes et femmes qui ont apporté splendeur et gloire à ce continent par leur talent, leur capacité et leurs vertus. La liste en est si longue parmi les penseurs, les scientifiques, les artistes, les explorateurs, les inventeurs, les chefs d'État, les apôtres et les saints, que je ne puis l'abréger. Tous représentent un patrimoine stimulant d'exemple et de confiance. L'Europe a encore en réserve des énergies humaines incomparables, capables de la soutenir dans ce travail historique de renaissance continentale et de service de l'humanité.

Il m'est maintenant agréable de rappeler avec simplicité la force d'esprit de Thérèse de Jésus, dont j'ai voulu tout particulièrement honorer la mémoire au cours de ce voyage, et la générosité de Maximilien Kolbe, martyr de la charité dans le camp de concentration d'Auschwitz, que j'ai récemment proclamé saint.

Mais les saints Benoît de Nurcie et Cyrille et Méthode, patrons de l'Europe, méritent une mention particulière. Dès les premiers jours de mon pontificat je n'ai cessé de souligner ma sollicitude pour la vie de l'Europe et d'indiquer quels sont les enseignements qui proviennent de l'esprit et de l'action du « patriarche de l'Occident » et des deux « frères grecs », apôtres des peuples slaves.

Benoît a su allier la romanité à l'Évangile, le sens de l'universalité et du droit à la valeur de Dieu et de la personne humaine. Par sa phrase bien connue, « Ora et labora » — prie et travaille —, il nous a laissé une règle encore valable aujourd'hui pour l'équilibre de la personne et de la société, menacées par la prédominance de l'avoir sur l'être.

Les saints Cyrille et Méthode surent devancer certaines conquêtes, qui ont été assumées pleinement par l'Église dans le Concile Vatican II, sur l'inculturation du message évangélique dans les diverses civilisations, en prenant la langue, les coutumes et l'esprit de la race dans toute la plénitude de leur valeur. Et ils le réalisèrent au IXe siècle avec l'approbation et le soutien du Siège apostolique, permettant ainsi la présence du christianisme parmi les peuples slaves, présence qu'encore aujourd'hui on ne peut supprimer malgré les vicissitudes actuelles contingentes. J'ai consacré aux trois patrons de l'Europe des pèlerinages, des discours, des documents pontificaux et un culte public, en implorant sur le continent leur protection et en montrant en même temps leurs pensées et leur exemple aux nouvelles genérations.


La place de l'Église

L'Église est en outre, consciente de la place qui lui revient dans la rénovation spirituelle et humaine de l'Europe. Sans revendiquer certaines positions qu'elle a occupées jadis et que l'époque actuelle considère comme totalement dépassées, l'Église elle-même, en tant que Saint-Siège et communauté catholique, offre son service pour contribuer à la réalisation de ces objectifs destinés à procurer aux nations un authentique bien-être matériel, culturel et spirituel. C'est pourquoi elle est aussi présente au niveau diplomatique, par l'intermédiaire de ses observateurs dans les divers organismes communautaires non politiques ; pour la même raison, elle entretient des relations diplomatiques les plus larges possibles avec les États ; pour la même raison elle a participé, en tant que membre, à la Conférence d'Helsinki et la rédaction de son important Acte final, ainsi qu'aux réunions de Belgrade et de Madrid, cette dernière ayant repris ses travaux aujourd'hui et pour laquelle je formule les meilleurs voeux en des moments qui ne sont pas faciles pour l'Europe.

Mais c'est la vie ecclésiale qui est principalement en cause, afin de continuer à donner un témoignage de service et d'amour, pour contribuer à dépasser les crises actuelles du continent, comme j'ai eu l'occasion de le répéter récemment au Symposium du Conseil des conférences épiscopales européennes (cf. Discours de Jean-Paul II, 5 octobre 1982).

7. L'aide de Dieu est avec nous. La prière de tous les croyants nous accompagne. La bonne volonté de nombreuses personnes inconnues, artisans de paix et de progrès, est présente au milieu de nous, garantissant que ce message adressé aux peuples de l'Europe va tomber dans une terre fertile.

Jésus-Christ, Maître de l'histoire, maintient l'avenir ouvert aux décisions généreuses et libres de tous ceux qui, accueillant la grâce des bonnes inspirations, s'engagent dans une action décidée pour la justice et la charité, dans le cadre du plein respect de la vérité et de la liberté.

Je recommande ces pensées à la Très Sainte Vierge pour qu'elle les bénisse et les fasse fructifier ; et, en rappelant le culte rendu à la Mère de Dieu dans les nombreux sanctuaires d'Europe, de Fatima à Ostra Brama, de Lorette à Czestochowa, je lui demande de recevoir les prières de tant de coeurs pour que le bien continue à être une joyeuse réalité en Europe et que le Christ garde toujours notre continent uni à Dieu.

(2)Cf. DC 1978, n° 1751, p. 914-917.




Discours 1982 - Discours aux jeunes - 3 novembre