Discours 1982 - Discours aux agriculteurs à Vila Viçosa, 13 mai

Discours aux agriculteurs à Vila Viçosa, 13 mai


Au cours de l'après-midi du 13 mai, après avoir béni le Centre pastoral Paul VI et rencontré les prêtres, les religieux, les religieuses, les membres des instituts séculiers et les séminaristes, le Pape est rentré à Lisbonne où il s'est adressé, dans la soirée, au corps diplomatique. Le lendemain, il s'est rendu au sanctuaire de Nossa Senhora da Conceiçao, à Vila Viçosa, tout près de la frontière espagnole, pour une rencontre avec les agriculteurs de la région, à qui il a adressé le discours suivant (1) :


(1) Texte portugais dans l'Osservatore Romano du 15 mai. Traduction, titres et sous-titres de la DC.





Bien-aimé frère, Mgr Maurilio de Gouveia, archevêque d'Evora,

Bien-aimés frères dans l'épiscopat, excellentissimes autorités, chers frères et soeurs ici présents, et chers agriculteurs et travailleurs de cette terre portugaise,

1. « Allez, vous aussi, à ma vigne et vous aurez un juste salaire. » (Mt 20,4) Dans ce passage évangélique et dans d'autres, Jésus s'exprime par l'intermédiaire de paraboles dont le contenu est pris dans le monde qui l'entoure. Dans ses paroles, le maître divin se réfère très souvent au travail des champs. Il en est ainsi dans le texte de la célébration de la parole d'aujourd'hui avec la parabole des vignerons. Par l'intermédiaire d'exemples pris dans le monde créé et de faits connus de ses auditeurs, le Christ les introduit dans la réalité surnaturelle et indivisible du royaume de Dieu. En vérité, c'est ainsi qu'il faisait comprendre aux hommes son royaume spirituel.

L'homme qui travaille honnêtement, comme être libre et intelligent, continue l'oeuvre de la création, en réalisant la communion avec Dieu, en devenant participant de la rédemption jusqu'à arriver à la progressive et pleine participation à la vie divine. C'est dans cette perspective que nous méditerons la parabole, chers fils du Portugal, en particulier, des régions de Ribatejo, Alentejo et Algarve, et aussi avec vous, chers nomades et pèlerins venus des autres régions portugaises et de l'Espagne toute proche. Je remercie S. Exc. l'archevêque d'Evora pour ses aimables paroles de salutation et, également, le jeune paysan qui s'est fait l'interprète des sentiments de ses compagnons. Moi aussi, je vous salue et je veux vous dire, à vous tous qui vivez du dur travail de la terre : ma présence ici et aussi celle de Mgr l'archevêque d'Evora et des autres évêques du Portugal et de l'Espagne sont le signe concret que l'Église comprend et reconnaît vos aspirations légitimes de justice, de progrès et de paix dans l'engagement de votre profession. L'Église, le Pape, les évêques du Portugal sont avec vous pour vous aider à vaincre les incompréhensions et les injustices, pour donner la main aux plus pauvres et aux plus défavorisés, dans le domaine de sa mission, pour que tous puissent progresser et participer avec sérénité aux hautes valeurs humaines et chrétiennes d'un travail digne et collectif. Ici, au sanctuaire de Nossa Senhora da Conceiçao de Vila Viçosa, sous le regard de la « Reine » du Portugal, couronnée par Dom Joao IV, nous faisons notre réflexion, en demandant à l'Esprit-Saint, Esprit de vérité et d'amour, qu'il nous illumine et nous assiste.

L'Église et le monde agricole

2. La parabole des vignerons qui vient d'être lue, comprend deux vérités importantes d'ordre surnaturel. La première, c'est que la justice du royaume de Dieu se réalise également à travers le travail de l'homme, à travers « son travail dans la vigne du Seigneur ». Il invite chacun à « construire » le monde dans les différents modes, moments et aspects de la vie humaine et terrestre. La seconde vérité, c'est que le don du royaume de Dieu, offert à l'humanité, dépasse chacun et toute mesure que les hommes ont l'habitude d'utiliser pour évaluer la relation entre le travail et le salaire. Ce don dépasse l'homme. Étant surnaturel, on ne peut pas le mesurer avec des critères purement humains.

Le texte évangélique des vignerons et les autres textes de la célébration d'aujourd'hui nous invitent à une réflexion sur le travail de l'homme, spécialement sur le travail de la terre, dans la perspective de l'ordre et de la justice qui devrait régner dans la société.

Comme vous le savez bien, l'Église a consacré beaucoup d'attention à ces problèmes que l'on appelle la question sociale, surtout au siècle dernier. Bien que son attention primordiale soit allée à l'industrie et au travail industriel, le travail de l'homme qui cultive la terre a aussi constitué une part explicite et importante de l'enseignement de l'Église depuis le moment de l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII. Ainsi, Pie XI dénonçait l'influence négative du capitalisme industriel sur l'agriculture en déplorant la situation de tant de paysans, « réduits à une condition de vie inférieure, privés de l'espérance d'avoir une portion de terre et, en conséquence, sujets pour toujours à la condition de prolétaires s'ils n'utilisaient pas des remèdes opportuns et efficaces » (enc. Quadragesimo anno, III, n. 59).

Mais c'est surtout le Pape Jean XXIII, descendant d'une famille de paysans, qui a consacré une attention spéciale aux problèmes de la vie agricole, en revendiquant pour l'agriculture la place qui lui revient. Dans Mater et Magistra, il recommande non seulement de dépasser les déséquilibres existants entre les différents secteurs de tous les pays, mais il traite aussi du problème dans une perspective mondiale, en mettant en évidence la nécessité de nouveaux équilibres et de la coopération solidaire des pays riches et le plus souvent industrialisés avec les pays pauvres en voie de développement et ayant une économie agricole en retard.

À notre époque où les tensions économiques et sociales sont accentuées, prévaut la vision unilatérale du progrès, tourné le plus souvent vers l'industrialisation. Mais il est consolant de voir également que l'on est en train de mettre en évidence la nécessité de redonner à l'agriculture la place qui lui revient dans le cadre du développement de toutes les nations et du progrès international. Récemment, précisément, vos évêques, à la lumière de l'encyclique Laborem exercens, ont montré la nécessité « d'attaquer fermement les maladies chroniques de l'agriculture au Portugal, dans la ligne de la reconnaissance de la dignité et des droits des hommes, des femmes et des familles des campagnes ». Ils ont bien observé « qu'il ne suffit pas de proclamer des droits » mais qu'il est urgent « de créer des conditions économiques, sociales et culturelles pour qu'il soit possible de satisfaire ces droits et qu'ainsi, les agriculteurs, spécialement les jeunes, se sentent vraiment stimulés pour se fixer à la terre et au travail agricole ». C'est pour tous un défi et auquel « les travailleurs ruraux eux-mêmes ne peuvent manquer de répondre, en s'ouvrant à de nouvelles formes d'association et de coopération entre eux et à d'opportunes initiatives de modernisation des techniques et de la culture ».

La dignité du travail agricole

3. Par notre vision des problèmes du travail des paysans, pour qu'ils soient ce qu'ils doivent être, nous devons fixer la pensée, en continuité avec la condition de la doctrine sociale de l'Église, sur la dignité et la position de l'homme dans le monde. En vérité, c'est l'homme qui fait le travail et c'est à cause de l'homme que tout le travail humain doit être fondé sur la justice, inspiré et valorisé par l'amour réel et effectif du prochain.

À travers le psaume 8 que l'on vient de réciter, nous pouvons comprendre ce qu'est l'homme dans la pensée de Dieu et dans l'ordre de la création. En présence du Seigneur, le psalmiste se fait à lui-même cette question : « Qu'est-ce qu'est l'homme ? » D'une certaine manière, la question s'adresse à Dieu lui-même : « Quand je vois les cieux, oeuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que tu fixas, qu'est-ce donc que l'homme pour que tu penses à lui, l'être humain pour que tu t'en soucies ? » (v Ps 8,4, s.)

Ces paroles parlent de la petitesse de l'homme par rapport aux grandes oeuvres de la création. En même temps, elles proclament son incomparable dignité. En effet, malgré la petitesse de l'homme, Dieu « se rappelle de lui et il en a soin ». La dignité humaine excelle encore plus par les phrases que le psalmiste ajoute : « Tu le fais régner sur les oeuvres de tes mains. Tu as tout mis sous ses pieds. » (v. Ps 8,7.)

Dans l'encyclique Laborem exercens, j'ai voulu exalter la figure prééminente de « l'homme qui travaille ». Cette figure est la « clé essentielle » pour l'interprétation et la solution des problèmes sociaux. Par le mot travail, j'indique toute l'activité humaine depuis la plus modeste et la plus humble jusqu'à la plus élevée. Même au travail de la terre, on doit appliquer les critères des principes généraux exposés dans cette encyclique où je consacre quelques pages « à la dignité du travail agricole » (n. LE 21).

4. Très chers agriculteurs, hommes et femmes, jeunes et anciens : le Seigneur de la vigne s'adresse à vous aussi dans l'Évangile par l'invitation : « Toi aussi, va à ma vigne et je te donnerai le salaire juste. » Même si elle est concise, cette phrase nous conduit à l'étude des différents problèmes dont la solution ne peut être obtenue que par l'application de principes éthiques fondamentaux, de portée universelle, sur lesquels se base le progrès réel de la société. En les appliquant, il faut donner une importance aux situations particulières, aux différents modes et degrés de développement de toute zone humaine. En un mot, il est nécessaire de regarder les exigences de la justice et d'attribuer la primauté morale à ce qui découle de la vérité totale sur l'homme.

Malgré l'énorme progrès scientifique et technique, le monde contemporain vit dans la terreur d'une grande catastrophe qui pourra renverser ces grands succès si la guerre l'emporte sur la paix. C'est pourquoi la course aux armements devra être réduite pour garantir à tous les pays un minimum de conditions nécessaires au développement global, spécialement pour ce qui est du secteur agricole et alimentaire. L'état de pauvreté absolue de certains groupes humains de beaucoup de pays qui ont une économie arriérée, offense la dignité de millions de personnes contraintes de vivre dans des conditions d'une misère dégradante. C'est pourquoi il est urgent de donner aux paysans la possibilité de réaliser concrètement les droits fondamentaux de l'homme.

5. Dans la première lecture biblique, tirée du livre d'Amos, on parle de construction sur les ruines c'est-à-dire de « reconstruction ». S'il est difficile de construire, cela coûte encore plus, après certaines phases de déclin, de rencontrer de nouvelles formes d'équilibre et de renouveau pour dépasser des conceptions ou des processus anciens et de produire plus et mieux.

À l'intérieur d'une stratégie nationale de développement, adaptée aux conditions concrètes de capacité et de culture propres, le développement harmonieux et progressif de l'agriculture a besoin d'être situé dans un programme global des différents secteurs de l'économie nationale qui prenne en considération les objectifs humains fondamentaux, c'est- à-dire non seulement l'augmentation effective de la production mais aussi une distribution équitable du produit du travail. Par cette insertion dans un programme global, on doit veiller à garantir l'existence d'infrastructures adéquates, de conditions opportunes de crédit, de moyens modernes et suffisants de transport et de travail, avec un commerce approprié interne et externe des produits agricoles, à l'intérieur d'un esprit créatif et d'une saine compétition.

6. « Je vous donnerai ce qui est juste » dit le patron de la parabole évangélique. Ce sont des paroles d'une importance capitale car elles se réfèrent à la grave problématique du salaire juste et des droits humains et de la dignité du paysan. (Encyclique Laborem exercens, LE 16-23) À ce sujet, il faut reconnaître la place privilégiée de celui qui travaille la terre, qu'il s'agisse d'agriculteurs propriétaires ou de simples travailleurs non propriétaires. Les grandes exploitations doivent utiliser la terre et lui faire produire toujours plus avec l'opportune participation du travailleur et subordonner le rendement et l'utilisation propres au droit du juste salaire de tous ceux qui contribuent à la production, sans perdre de vue la fonction sociale de la propriété. C'est pourquoi il faut apprécier les initiatives et les actions conjointes des grandes associations de paysans et de travailleurs, sans négliger la valeur économique des exploitations agricoles de groupes plus réduits, de familles et même de particuliers, avec des possibilités d'exploitation avantageuse de la propriété. Il serait bon que les paysans puissent travailler leur propre terre en créant des entreprises agricoles vraiment fonctionnelles.

L'insertion dans la nation

7. Très chers paysans et travailleurs ruraux. Avec un esprit de collaboration, vous devez être les artisans du progrès de l'agriculture, comme élément important du développement économique et social de votre patrie. Cherchez donc à développer l'esprit d'initiative en promouvant l'insertion de jeunes qualifiés dans les exploitations agricoles. Permettez- moi de rappeler ceci : les principes exprimés dans Laborem exercens sur l'homme qui travaille, en particulier sur les paysans, s'appliquent aussi à la femme qui travaille la terre.

Mais, comme vous le savez bien, le progrès agricole désiré ne peut s'exercer sans instruction et formation professionnelles suffisantes qui accompagnent la modernisation des méthodes et des moyens de l'activité agricole. C'est pourquoi nous ne pouvons omettre de recommander l'effort de tous ceux qui, au Portugal, travaillent dans ce sens. Vos évêques rappellent toutefois, dans le document cité, que « la réforme agraire ne peut être une question dont on se servirait pour obtenir des avantages en faveur de partis car elle touche la vie des hommes de l'agriculture dans une dimension et une profondeur telles qu'il est criminel d'en faire un instrument de partis. La réforme agraire doit être la réforme de l'agriculture au Portugal dans le sens d'une personnalisation du travail agricole. Il est important de faire remarquer, à ce sujet, l'obligation pour tous d'agir avec des méthodes qui respectent la liberté, l'autonomie et la participation responsables des paysans et de tous les citoyens dans la promotion de la justice sociale. »

La dimension surnaturelle du travail

8. Revenons, très chers paysans, encore une fois à la parabole évangélique. Elle nous enseigne que l'homme ne vit pas seulement dans le monde, dans la société, dans un État ou une nation mais qu'il est aussi appelé, en même temps, au royaume de Dieu, dont parle l'image de la vigne. Le travail humain de la terre (et par la terre) et la construction du royaume de Dieu se rencontrent et s'unissent l'un l'autre. Le royaume de Dieu ne peut être évalué par les dimensions de l'ordre social et terrestre. Son édification arrive non seulement par le mérite mais aussi par la grâce, qui rend possible tous les mérites et n'importe quel mérite. Comme fruit de la grâce et du mérite, le règne de Dieu n'est pas une récompense correspondant au mérite, comme serait le salaire par rapport au travail accompli, mais il est, avant tout, un don surnaturel : un don qui est au-delà de tout mérite.

Tous, nous sommes des citoyens de la patrie céleste. Notre travail a une importance extraordinaire pour obtenir le bien commun. Mais nous sommes aussi des citoyens du

royaume de Dieu, qui n'est pas de ce monde, et qui nous arrive comme un don divin et comme une vocation chrétienne.

Le Seigneur nous invite à répondre à cette vocation et à nous unir à lui à travers la prière qui dignifie notre travail de chrétiens. « Prie et travaille » est un principe ancien donné par saint Benoît à ses moines. Unir le travail à la prière et faire du travail une prière vous donnera le courage, la constance et la sérénité pour vaincre les difficultés et les incompréhensions. Cela rendra plus joyeux votre travail avec les meilleures incidences sur votre être chrétien et la construction d'une société meilleure et plus heureuse.

Il me plaît d'évoquer de nouveau ici la figure traditionnelle et chrétienne du paysan de ces terres portugaises qui, d'après ce qu'on m'a rapporté, au son de l'Ave Maria ou des invocations à la « Trinité » et, même à la maison, au son du « glas » aux clochers des églises, suspend, pour un moment, son activité, pour élever sa pensée vers le Très-Haut, en priant Dieu, donateur de tous biens.

9. « Ô Seigneur notre Dieu, qu'il est grand ton nom par tout l'univers ! » Ici, dans ce sanctuaire de la Vierge Immaculée, aujourd'hui, l'évêque de Rome et le successeur de saint Pierre lève vers toi les mains, la pensée et le coeur avec tous les fils de la nation portugaise en union surtout avec ceux qui cultivent la terre du travail de leurs mains et de la sueur de leur front. À l'unisson avec eux, Père de bonté et Seigneur de tout l'univers, j'implore ta bénédiction sur leur dur travail. Bénis, Seigneur, leurs champs et leurs travaux ! Que ta copieuse bénédiction descende sur leurs familles et sur toutes leurs communautés. Bénis, Seigneur, leur patrie, le Portugal !

Créateur de l'univers, le pain et le vin que nous offrons tous les jours dans le sacrifice eucharistique pour qu'il soit transformé dans le corps et le sang de ton Fils Jésus-Christ, est le fruit du travail de ce peuple. C'est un travail qui sert pour l'Eucharistie !

Que ces terres, tous les champs du Portugal, depuis Minho a Tras-os-Montes jusqu'à l'Algarve, aient toujours des récoltes abondantes. Que la grâce de ton règne inonde le coeur de tous ses habitants !

Dans ton règne de justice, de paix et d'amour accorde à tous, Seigneur, la récompense éternelle. Tu es cette récompense en même temps que le lien sacré qui les unit dans l'amour et dans la paix qui n'auront jamais de fin.



Le rôle de la culture dans le monde d’aujourd’hui

Discours à l’université de Coimbra


Le 15 mai, le Pape a dû se rendre en train à Coimbra, en raison des mauvaises conditions atmosphériques qui empêchaient le décollage de l'hélicoptère. C'est donc avec beaucoup de retard qu'il est arrivé à l'université de Coimbra, qui a été fondée en 1290 et la seule université du pays jusqu'à 1911. Voici le discours qu'il y a prononcé ([16]) :

[16] Texte portugais dans l'Osservatore Romano du 16 mai. Traduction, titre et sous-titres de la DC. Les références à la DC sont de notre rédaction.


MONSIEUR LE RECTEUR MAGNIFIQUE,
MESSIEURS LES PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS DE L'UNIVERSITÉ,
MESDAMES, MESSIEURS,

1. C'est pour moi un moment de grande joie que de me trouver dans cette université, l'une des plus anciennes d'Europe et intimement liée à l'action de l'Église. Dès son origine placée sous la protection de Dieu et de la Vierge, elle a également assumé, au cours de son histoire, l'engagement formel de défendre la doctrine de l'Immaculée- Conception de Marie. Et c'est pourquoi je sens ici vibrer une longue tradition de dévotion mariale, élevée au plus haut niveau de culture nationale.

Je salue plus particulièrement M. le Recteur magnifique qui m'a accueilli ; je salue le corps enseignant — professeurs titulaires, professeurs extraordinaires et assistants —, ainsi que les chers étudiants et tous ceux qui forment dans cette fameuse université la communauté de travail intellectuel. Je salue, avec un intense sentiment, tous les hommes de culture de cette noble nation ici présents — ou représentés.

C'est en reconnaissant la valeur de votre travail en faveur de l'homme que je viens vous rencontrer dans une respectueuse estime, me souvenant des longues années pendant lesquelles, moi aussi, j'ai travaillé en milieu universitaire, et des moments heureux que cette vie m'a accordés. Nous sommes tous convaincus que c'est en premier lieu par l'intelligence, et seulement ensuite par les mains, qu'il faut façonner une nouvelle civilisation conforme aux aspirations et aux besoins de notre époque. C'est à vous, hommes de culture, que revient la tâche primordiale de la projeter vers un avenir fondé sur les valeurs inestimables de votre traditionnelle culture et sur les immenses richesses de l'âme portugaise. Je me trouve ici comme un ami qui ouvre son coeur dans des confidences, dans une attitude d'encouragement et de communion devant d'identiques problèmes.


L'intérêt de la culture pour l'Église

2. Vous savez à quel point l'Église aime la culture et tout ce qui concerne sa promotion. Elle s'intéresse au plus haut point à la culture, car elle sait bien ce qu'elle signifie pour l'homme. La personne humaine, en effet, ne pourra se développer complètement, aussi bien au niveau individuel qu'au niveau social, que par le moyen de la culture.

Cela paraît évident si nous remarquons que la culture, dans sa réalité la plus profonde, n'est autre que la manière particulière dont un peuple cultive ses propres relations avec la nature, entre ses membres et avec Dieu, de façon à atteindre un niveau de vie véritablement humain ; c'est le « style de vie commune » qui caractérise un peuple déterminé (cf. Gaudium et spes, GS 53).

La culture portugaise occupe, parmi les diverses cultures, une place d'honneur. Une culture vieille de plusieurs siècles, riche, dotée de caractéristiques bien précises qui la distingue clairement de celle des autres peuples. Elle exprime la façon propre aux Portugais d' « être dans le monde », leur propre conception de la vie et leur sens religieux de l'existence. C'est une culture forgée au fil de huit siècles de vie nationale et enrichie par les multiples contacts prolongés que le Portugal a établis au cours de son histoire avec les peuples les plus divers des différents continents.

Il m'est agréable en ce moment de rappeler l'admirable oeuvre civilisatrice que les Portugais, en même temps que l'oeuvre de l'évangélisation, ont réalisée à travers les siècles dans toutes les parties du monde où ils ont mis le pied. Dans ce climat de contact avec des mondes nouveaux, et sur le plan de la culture, comment ne pas rappeler Luis de Camoens et ses « Luisades », considérées à juste titre comme l'une des oeuvres principales de la littérature mondiale ? Je voudrais également rappeler la précieuse contribution que votre pays, par ses découvertes, a apporté au développement de la science. Parmi les multiples noms que nous pourrions citer, je me limite à évoquer Pedro Nunes, l'inventeur du « nonius », et le médecin et naturaliste Garcia de Horta. Et même dans le domaine des arts, cette rencontre des civilisations s'est matérialisée dans votre si caractéristique style manuélin.


La culture et l'homme

3. La culture est à l'homme, à partir de l'homme et pour l'homme.

La culture est à l'homme. Dans le passé, lorsqu'on cherchait à définir l'homme, on faisait presque toujours référence à la raison ou à la liberté ou au langage. Les récents progrès de l'anthropologie culturelle et philosophique montrent que l'on peut obtenir une définition non moins précise de la réalité humaine en se référant à la culture. Celle-ci caractérise l'homme et le distingue des autres êtres, non moins clairement que la raison, la liberté et le langage. Ces êtres, en effet, n'ont pas de culture, ne sont pas des artisans de culture, tout au plus, sont-ils des récepteurs passifs d'initiatives culturelles mises en oeuvre par l'homme. Pour croître et survivre, ils sont dotés par la nature de certains instincts et supports déterminés, aussi bien en vue de la subsistance que de la défense ; au contraire, l'homme, au lieu de tout cela, possède la raison et les mains, qui sont les organes des organes, dans la mesure où, grâce à eux, il peut se munir d'instruments pour atteindre ses fins (1).

La culture vient de l'homme. Celui-ci reçoit gratuitement de la nature un ensemble de capacités, de talents, comme les appelle l'Évangile, et, par son intelligence, sa volonté et son travail, il lui revient de les développer et de les faire fructifier. La culture de ses propres talents, aussi bien en ce qui concerne l'individu que le groupe social, dans le but de se perfectionner soi-même et de dominer la nature, construit la culture. Ainsi, en cultivant la terre, l'homme réalise le plan créateur de Dieu ; en cultivant les sciences et les arts, il travaille à élever la famille humaine et à la faire parvenir à la contemplation de Dieu.

La culture est pour l'homme. Celui-ci n'est pas seulement l'artisan de la culture, il est aussi son principal destinataire. Dans les deux acceptions fondamentales de formation de l'individu et de formes spirituelles de la société, la culture a pour objectif la réalisation de la personne dans toutes ses dimensions, dans toutes ses capacités. Le but premier de la culture est de développer l'homme en tant qu'homme, l'homme en tant que personne, autrement dit chaque homme en tant qu'il est un exemplaire unique et singulier de la famille humaine.

Ainsi comprise, la culture englobe la totalité de la vie d'un peuple, l'ensemhle des valeurs qui l'animent et qui, partagées par tous les citoyens, le réunissent sur le fondement d'une même « conscience personnelle et collective » (Evangelii nuntiandi, EN 18) ; la culture embrasse aussi les formes à travers lesquelles les valeurs s'expriment et se concrétisent, c'est-à-dire les coutumes, la langue, l'art, la littérature, les institutions et les structures de la vie sociale.

(1) Cf. S. Thomas, Somme théologique, I 76,4 I 76,5.


La primauté aux valeurs spirituelles

4. Ainsi, l'homme comme être culturel — vous le savez bien, mesdames et messieurs — n'est pas préfabriqué. Il doit se construire de ses propres mains. Mais selon quel projet ? Quel modèle, si tant est qu'il en existe un, doit-il avoir devant les yeux ? Tout au long de l'histoire, des propositions d'un tel modèle n'ont pas manqué. C'est ici, comme on le sait, qu'apparaît l'importance de l'anthropologie philosophique.

Pour être valable, un projet culturel ne pourra manquer d'attribuer la primauté à la dimension spirituelle, à cette dimension qui concerne la croissance dans l'être davantage que la croissance dans l'avoir. Je me permets, à ce sujet, de rappeler ici ce que je disais aux représentants de l'UNESCO : « La culture est ce par quoi l'homme, en tant qu'homme, devient davantage homme, « est » davantage, accède davantage à l'« être ». C'est là aussi que se fonde la distinction capitale entre ce que l'homme est et ce qu'il a, entre l'être et l'avoir. Tout l'« avoir » est non seulement secondaire, mais entièrement relatif. Le but de la véritable culture est donc de faire de l'homme une personne, un esprit pleinement développé, capable d'accéder à la parfaite réalisation de ses capacités (2). »

Historiquement, chaque sociéte, chaque peuple s'est efforcé d'élaborer un projet humain, un idéal d'humanité à partir duquel se formeraient les citoyens, en attribuant de manière générale la primauté aux valeurs de l'esprit.

L'Église, on le sait, détient elle aussi un projet d'humanité rénové et proposé par le Concile Vatican II. En plein accord avec les résultats des recherches de l'anthropologie philosophique et culturelle, le Concile a affirmé que la culture est un élément constitutif essentiel de la personne, et doit donc être promue par tous les moyens.

La culture doit tendre au perfectionnement de l'homme, lequel « en s'appliquant aux diverses disciplines, philosophie, histoire, mathématiques, sciences naturelles, et en cultivant les arts, peut grandement contribuer à ouvrir la famille humaine aux plus nobles valeurs du vrai, du bien et du beau, et à une vue des choses ayant valeur universelles » (Gaudium et spes, GS 57).

(2) Jean-Paul II, Discours à l'Unesco, (DC, 1980, n° 1788, p. 604.)


La culture et la foi

5. En proposant son idéal d'humanité, l'Église ne prétend pas nier l'autonomie de la culture. Au contraire, elle a pour elle le plus grand respect, comme elle a le plus grand respect pour l'homme ; dans l'intérêt de l'un et de l'autre, elle défend ouvertement la libre initiative et le développement autonome. En effet, étant donné que la culture découle immédiatement de la nature rationnelle et sociale de l'homme, elle a un constant besoin de jouir d'une juste liberté et d'une légitime autonomie, d'agir selon ses propres principes pour se développer. C'est donc avec raison — étant toujours saufs, bien entendu, les droits de la personne et de la communauté particulière et universelle — que la culture a besoin d'un espace d'inviolabilité, qu'elle exige d'être respectée et de pouvoir préserver son indépendance par rapport aux forces économiques et politiques (cf. Gaudium et spes, GS 59).

L'histoire nous enseigne toutefois que l'homme, de même que la culture qu'il construit, peut abuser de l'autonomie à laquelle il a droit. La culture, de même que son artisan, peut tomber dans la tentation de revendiquer pour elle-même une indépendance absolue devant Dieu. Elle peut même se révolter contre lui. Pour nous qui avons le bonheur de croire en Dieu, cela ne se fait pas sans dommage.

L'Église est consciente de cette réalité. Cela fait partie — vous le savez bien, mesdames et messieurs — d'une lutte permanente entre le bien et le mal. Et l'Église est appelée, par nature, à désigner le bien, à lutter contre le mal et à le supprimer. Elle a reçu du Christ la mission de sauver l'homme du mal, l'homme concret, l'homme historique, l'homme avec tout son être : extérieur et intérieur, personnel et social, spirituel, moral et culturel. Et, parmi les voies qui permettent à l'Église de réaliser cette mission, figure la promotion de la culture, entendue soit comme formation de la personne, soit comme tissu spirituel, informant la société.

Dans la vision de l'Église, la culture n'est donc pas quelque chose d'étranger à la foi, mais peut recevoir de celle-ci des influx profonds et bienfaisants.

Toutefois, il est nécessaire de ne pas envisager la relation de la culture avec la foi sous un angle purement passif. La culture n'est pas seulement sujet de rédemption et d'éleva- tion ; elle peut aussi jouer un rôle de médiation et de collaboration. En effet, Dieu, en se révélant au peuple élu, s'est servi d'une culture particulière ; Jésus-Christ, le fils de Dieu, a fait de même : son incarnation humaine a été aussi une incarnation culturelle. « De la même façon, l'Église qui a connu au cours des temps des conditions d'existence variées, a utilisé les ressources des diverses cultures pour répandre et exposer par sa prédication le message du Christ à toutes les nations, pour mieux le découvrir et mieux l'approfondir, pour l'exprimer plus parfaitement dans la célébration liturgique. » (Gaudium et spes, GS 58).

Et aujourd'hui, sans abdiquer sa propre tradition, mais consciente de sa mission universelle, l'Église s'efforce d'entrer en dialogue avec les diverses formes de culture. Elle se préoccupe de découvrir ce qui unit au sein du magnifique patrimoine de l'esprit humain et, bien que l'harmonie entre la culture et la foi ne se réalise pas toujours sans difficulté, l'Église ne manque pas de rechercher le rapprochement avec toutes les cultures, toutes les conceptions idéologiques et tous les hommes de bonne volonté.


La rançon du progrès

6. Mesdames et messieurs, vous ne l'ignorez pas, les conditions de vie de l'homme d'aujourd'hui ont subi, un peu partout et à divers degrés, de profondes transformations sur le plan social et culturel, à tel point qu'il paraît justifié de parler d'« une ère nouvelle de l'histoire humaine » (cf. Gaudium et spes, GS 54). Le développement et le progrès de la civilisation, marqués par la prédominance de la technique ouvrent à la diffusion de la culture de nouveaux chemins, préparés par l'immense avancée des sciences naturelles, humaines et sociales, et par le perfectionnement et la coordination extraordinaires des moyens de communication.

De tout cela, nous nous réjouissons tous, à juste titre, et sommes profondément reconnaissants au monde de la science et à ses protagonistes.

Mais ce progrès, si merveilleux, dans lequel il est difficile de ne pas apercevoir les signes de l'authentique grandeur de l'homme, ne manque pas de susciter certaines préoccupations. Et, bien souvent, surgit dans les esprits la question : ce progrès, dont l'homme est l'auteur et l'acteur, rend-il « plus humaine » la vie humaine sur la terre, sous tous ses aspects ? L'homme, en tant qu'homme, favorisé par tout ce progrès, devient-il meilleur ? Autrement dit : se présente-t- il et se comporte-t-il comme plus mûr spirituellement, plus conscient de sa dignité, plus responsable, plus ouvert aux autres — en particulier aux plus pauvres et aux plus défavorisés — et, enfin, plus disponible pour apporter son aide à tous ? (Cf. Redemptor hominis, RH 15).

Il ne semble pas douteux que la culture moderne, âme de la société occidentale pendant des siècles et, par son entremise, dans une large mesure, également des autres sociétés, traverse une crise : désormais, cette culture ne se présente pas comme le principe d'animation et d'unification d'une société qui, à son tour, apparaît désagrégée et assume difficilement sa mission de faire croître intérieurement l'homme dans la ligne de son être véritable. Cette perte de vigueur et d'influence dans la culture semble avoir son fondement dans une crise de la vérité. Le sens de la vérité a subi partout un grave contrecoup. Si nous regardons bien, il s'agit, dans le fond, d'une crise de la métaphysique. D'où la dévalorisation de la parole dont le mépris trouve son origine dans une certaine perplexité et un certain manque de confiance entre les personnes.

L'homme se demande, angoissé : « En définitive, qui suis- je ? » La vision objective de la vérité se voit souvent remplacée par une position subjective plus ou moins spontanée. La morale objective cède la place à une éthique individuelle où chacun semble se proposer soi-même comme norme d'action, et vouloir qu'on exige uniquement de lui d'être fidèle à cette norme. Et la crise s'approfondit lorsque l'efficacité prend la place de la valeur. Alors surgissent les manipulations de tous ordres, et l'homme se sent toujours plus en insécurité, avec l'impression de vivre dans une société qui paraît manquer de certitudes et d'idéaux, et incertaine quant aux valeurs.


Pour un monde toujours plus digne de l'homme

7. Dans l'exercice de la mission qui, par un mystérieux dessein de la Providence, m'est confiée, dans les voyages apostoliques que je fais à travers le monde, ce qui m'anime toujours, c'est le désir de porter un message et de collaborer, pour une part humble mais à laquelle je ne saurais me soustraire, et qui est à ma portée, pour qu'un authentique sens de l'homme s'impose aux esprits et aux coeurs comme point de rencontre de toutes les bonnes volontés, en vue de bâtir un monde toujours plus digne de l'homme.

Dans cette convergence des bonnes volontés, les centres et les hommes de culture occupent une place privilégiée. Il s'agit, en effet, de conscientiser les personnes et d'animer spirituellement les sociétés ; et sur ce plan, non seulement les institutions comme l'Église, que je représente ici, mais aussi les centres et les structures destinées à la création et à la promotion de la culture pourront jouer un rôle prépondérant. C'est ici qu'entrent en jeu les Universités. Vous savez à quel point j'estime et respecte la responsabilité que je reconnais aux Universités dans le monde contemporain.

Elles sont pour moi l'un de ces lieux, peut-être le lieu principal de travail, où la vocation de l'homme à la connaissance, de même que le lien constitutif de l'homme avec la vérité comme finalité de la connaissance, se transforment en réalité quotidienne, deviennent en quelque sorte le pain quotidien de ceux qui les fréquentent et de bien d'autres, assoiffés de connaître la réalité du monde qui les entoure et des mystères de leur humanité (3).

Mesdames et Messieurs,

Intellectuels et hommes de la culture portugaise,

La situation peut paraître désespérée, et laisser présager une nouvelle « apocalypse ». Mais, en réalité, il n'en est rien. Pour l'humanité de l'an 2000 il existe assurément une issue et bien des motifs d'espérance. Il suffit que tous les hommes de bonne volonté, surtout ceux qui professent la foi dans le Christ, s'engagent dans une profonde rénovation de la culture, à la lumière d'une saine anthropologie et des principes de l'Évangile.

Je crois que, dans votre noble travail, vous êtes déjà animés — et ce sont aussi les voeux ardents que je vous exprime ici — du désir de cultiver une vision de l'homme et un sentiment authentique de la personne humaine. Vous avez dans votre tradition tant d'indices, tant d'éléments d'universalité, d'ouverture aux autres peuples, d'estime et de sensibilité aux nobles sentiments. Il semble même que, au fil des siècles, vous ayez donné la primauté au coeur plutôt qu'aux constructions intellectuelles. On peut dire que la civilisation répandue par le Portugal à travers le monde a eu la personne en particulière estime. Et c'est pourquoi je me permets de répéter ici un appel que je crois être connu de tous :

« Ouvrez au pouvoir salvifique du Christ, les vastes domaines de la culture, de la civilisation, du progrès. N'ayez pas peur. Permettez au Christ de parler à l'homme » (4), ici aussi au Portugal. À votre pays, par votre intermédiaire, j'adresse mes meilleurs voeux.

(3) Jean-Paul II, Discours à l'Unesco, n° 19 (DC, 1980, n° 1788, p. 607-608.)
(4) Discours après son élection (cf. DC, 1978, n° 1751 p. 902).






Discours 1982 - Discours aux agriculteurs à Vila Viçosa, 13 mai