Discours 1982 - Discours à l’université de Coimbra

Le travail et la dignité de la personne

Discours à Porto, 15 mai 1982


Après la messe à Braga, le Pape s'est rendu à Porto où il est arrivé à 19 h 45. Voici le discours qu'il a prononcé dans cette ville qui est la plus industrialisée du Portugal. Il s'est ensuite rendu à l'aéroport Pedras Rubras d'où le Boeing de la TA P s'est envolé à 21 h 48 pour arriver à Rome le lendemain, dimanche 16 mai, à 1 h 10 du matin (1) :

(1) Texte portugais dans l'Osservatore Romano des 17-18 mai. Traduction, titre et sous-titres de la DC.


Cher frère archevêque-évêque de Porto,
Vénérables frères dans l'épiscopat,
Distinguées autorités,
Chers frères et soeurs, travailleurs du Portugal :

1. J'ai vivement apprécié les aimables et chaleureuses paroles par lesquelles Mgr l'archevêque de Porto a voulu me souhaiter la bienvenue, de même que le salut du travailleur qui a pris la parole, en se faisant respectivement les interprètes des sentiments délicats de la communauté diocésaine et des hommes du travail. Merci !

Paix à cette assemblée ! Paix à cette cité et à tous ceux qui l'habitent ! C'est par ces paroles, et avec une grande joie, que je présente, moi aussi, mes cordiales salutations à tous : à la ville de Porto, cette « antique, très noble, toujours loyale et invaincue cité de Porto », comme on peut le lire sur son blason ; à l'Église locale de Porto, pasteur, évêques auxiliaires, prêtres, religieux, religieuses et tous les laïcs du diocèse, ainsi qu'à tout le peuple généreux de Porto et à la vaillante et laborieuse population de cette région du Nord, ici présente et représentée. Mais mon salut s'adresse tout spécialement aux représentants du monde du travail ; et en particulier à vous, femmes et hommes, travailleurs de l'industrie, du commerce et du secteur des services. Ma joie est grande de vivre aujourd'hui ici ces instants au milieu de vous. Je conserve comme une expérience personnelle très marquante mon passage à travers le monde concret du travail de votre secteur. Et je rends grâce à Dieu.

Hier, à Vila Viçosa, j'ai rencontré les paysans du Portugal ; une rencontre avec les travailleurs de votre secteur ne pouvait faire défaut. Elle voudrait manifester l'amour et l'espoir par lesquels le Pape se sent lié aux travailleurs : amour et espoir qui naissent de la profonde conviction que les valeurs chrétiennes de l'Évangile doivent aussi être présentes de manière vitale et toujours croissante dans le monde du travail.

Vous occupez une place spéciale dans mon coeur. Vos droits légitimes, vos aspirations, vos peines et vos joies, le souci que vous avez de vos familles et l'effort généreux qui vous anime dans la recherche du bien commun, sont continuellement présents dans mon esprit.

Les mains qui transforment le monde

2. Vous êtes des travailleurs ! Ce mot déjà évoque en moi un monde de pensées. Votre propre présence parle déjà de la valeur du travail, et me permet de lire sur vos visages le message que je désire vous adresser en ce moment.

Je vois dans vos traits les traits du Christ, que l'on connaissait comme le charpentier de Nazareth ; je vois dans vos traits, rayonnant en cet instant d'une joie de fête, l'expression de la confiance ; je vois aussi imprimées dans vos traits la souffrance et la croix des journées épuisantes du travail. Plus que moi, c'est vous, chers travailleurs, qui parlez aujourd'hui par votre identité.

J'aimerais, en ce moment, serrer les mains de tous pour trouver, dans ces mains calleuses, comme un témoignage de votre activité professionnelle. Quand vous donnez la main à quelqu'un, en signe d'amitié, vous permettez à votre interlocuteur de percevoir le poids et la valeur de votre travail. Une main noble qui travaille ! Une main qui transforme le monde ! Une main qui construit une réalité nouvelle pour une société plus humaine, une main bienfaitrice qui travaille au profit de l'humanité.

Je suis venu à Porto honorer et célébrer le travail. Je sais bien que le peuple de cette cité et de cette région, et du Portugal tout entier, s'est toujours enorgueilli de son sérieux pour le travail, de son culte du travail. On m'a rapporté que Porto est connu localement comme la « cité du travail ». Aussi, que pourrais-je faire ici sinon vous annoncer la « Bonne Nouvelle », l' « Évangile du travail » ?

Avant tout, l'homme

3. Dans ma récente encyclique sur le travail humain, à l'occasion du 90e anniversaire de Rerum novarum, ce grand document du Pape Léon XIII sur la question sociale, j'ai voulu rendre un hommage particulier « à l'homme situé dans le vaste contexte de la réalité qu'est le travail, afin de révéler, à la lumière du mystère de la Rédemption du Christ, sa richesse et, en même temps, la difficulté de l'existence humaine ». L'Église, qui croit en l'homme et pense à l'homme, estime de son devoir « de rappeler toujours la dignité et les droits des travailleurs, de stigmatiser les conditions dans lesquelles ils sont violés, et de contribuer pour sa part à orienter ces changements vers un authentique progrès de l'homme et de la société » (Laborem exercens, LE 1).

Selon le plan de Dieu à l'origine, l'homme est effectivement appelé à devenir maître de la terre, à la « dominer » (Gn 1,28), par la supériorité de son intelligence et l'activité de ses bras ; il est le centre de la création. « Le fondement premier de la valeur du travail — et donc de sa dignité — est l'homme lui-même. » La dignité de la personne qui travaille doit être la base et le critère qu'il faut avoir présents devant les yeux quand il s'agit d'évaluer le travail manuel ou intellectuel, quel qu'il soit. En réalité, le protagoniste et le but du travail, son véritable créateur et artisan, même dans les activités les plus humbles et monotones, c'est toujours l'homme, comme personne. C'est l'homme qui a été créé à l'image de Dieu ».

L'homme et la machine

4. La croissante affirmation de la civilisation matérialiste, qui envahit notre monde, tend à reléguer au second plan la dimension subjective du travail, fondée sur la dignité de l'homme. Dans un tel climat, existe le danger que les travailleurs deviennent des automates sans visage, une masse amorphe dépersonnalisée, à la merci de forces puissantes qui ne recherchent pas toujours les intérêts de celui qui travaille : les intérêts de l'homme, de la famille et de la communauté.

La question n'est pas nouvelle, vous le savez. L'invention de la machine a assurément donné au travail humain une dimension nouvelle. Si l'utilisation de l'instrument a prolongé et renforcé le bras humain, la machine a tendu à le remplacer. En inventant la machine, l'homme a espéré éliminer l'emploi de sa propre force musculaire, le soulager d'un poids.

Tout en améliorant les conditions de vie des ouvriers et une fois passé le premier impact de la nouveauté, la précision mécanique et la rapidité toujours plus grande ont enclenché — on l'a remarqué — un nouveau processus de vie humaine. C'est la machine qui impose son rythme à l'homme ; il n'y a désormais plus de temps pour rien, ni pour personne, avec tout le cortège d'inconvénients que cela comporte.

Il ne devrait pas en être ainsi. Même quand on prétend améliorer les conditions et le niveau de vie de l'homme et le soumettre, lui qui est créé « à l'image de Dieu », à un effort productif, orienté presque uniquement vers le simple bien- être matériel et le gain, en se fermant aux perspectives d'ordre humain et spirituel, on va contre sa dignité.

Si le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail, la solution progressive des problèmes du monde du travail doit être recherchée dans l'effort pour créer une conscience plus juste, plus chrétienne et plus humaine.

La relation entre le capital et le travail

5. C'est seulement sur la base d'une telle conscience que l'on peut affronter comme il convient les problèmes du monde du travail, à commencer par le difficile et délicat problème de la relation entre le capital et le travail, entre la propriété et la main-d'oeuvre, entre le patron et le travailleur.

On ne peut négliger aucune des deux données du problème : sans capital il n'y a pas de travail. C'est pourquoi les détenteurs ou les fournisseurs du capital réalisent une grande oeuvre en faveur du bien commun et méritent l'estime et le respect de tous, quand ils ouvrent de nouveaux fronts de travail et créent des emplois. Par ailleurs, le travail humain ne peut être considéré seulement en fonction du capital. Il transcende absolument celui-ci. L'homme n'est pas fait pour la machine, mais la machine pour l'homme. L'argument selon lequel les machines ne peuvent s'arrêter n'est pas valable, car il tente d'asservir l'homme à son rythme, en le privant du repos mérité et d'un contenu de vie véritablement humain.

Certes, de profondes transformations récentes révèlent une volonté réelle de créer un climat de bien-être économique et de justice sociale toujours plus parfaite, mais elles n'échappent pas aux inévitables tensions, aux perplexités et aux faiblesses qui accompagnent parfois la recherche de solutions et les réajustements qui suivent les grands changements d'ordre socio-politique.

Dans ces circonstances, tout citoyen doit accepter de collaborer sincèrement, pour construire, par son travail sérieux et fidèle, une communauté nationale toujours meilleure, où soit promue la justice sociale — nouveau nom du bien commun —, ou soit respectée à chaque instant la dignité de la personne. C'est à la lumière de ce bien commun qu'on doit juger de l'opportunité et de la justice de certaines formes revendicatives qui, paraissant défendre les légitimes intérêts des travailleurs, causent parfois de grands dommages à la communauté tout entière.

Le travailleur et les syndicats

6. Il est certain, très chers travailleurs, que vous ne pourrez jamais trouver la meilleure solution à vos problèmes si chacun d'entre vous reste isolé. Pour participer à la solution des problèmes sociaux, vous avez aussi le droit de former des associations ou des unions, dans le but de défendre les intérêts vitaux des hommes employés dans les différentes professions. Ces intérêts sont jusqu'à un certain point commun à tous ; mais chaque travail, chaque profession, possède sa spécificité, qui devrait se refléter dans ces organisations. Je veux parler, vous le comprenez, des syndicats.

La doctrine sociale catholique ne pense pas que les syndicats soient seulement le reflet d'une structure « de classe » de la société, de même qu'elle ne pense pas qu'ils sont le fer de lance d'une lutte de classes qui gouvernerait inévitablement la vie sociale. En revanche, les syndicats sont bien le fer de lance de la lutte en faveur de la justice sociale, des justes droits des hommes du travail selon leurs différentes professions. Cependant cette « lutte », comme je le disais déjà dans l'encyclique Laborem exercens, « doit être comprise comme un engagement normal « en vue » du juste bien : ici, du bien qui correspond aux besoins et aux mérites des travailleurs associés selon leurs professions ; mais elle n'est pas une « lutte contre » les autres » (n. 20).

C'est aussi à vous que revient la recherche de la solution de vos problèmes. Jamais, toutefois, dans la haine ou la violence.

Le christianisme nous enseigne à aimer tous les hommes, même quand ils défendent leurs propres intérêts et qu'on est engagé dans une lutte revendicative. On ne peut penser seulement à soi, ou à sa propre catégorie sociale. Tout doit être subordonné au bien commun. Il n'est ni juste ni chrétien qu'une classe, en raison de meilleures possibilités de pression, offertes soit par la position qu'elle occupe dans le contexte social, soit par la force combative dont elle a réussi à se munir, l'emporte sur les autres, en méprisant les légitimes droits d'autrui. Chaque personne et chaque classe, en exigeant la justice pour soi, doit également viser la promotion de la justice et des droits des autres.

7. Dans cette ligne de pensée, nous remarquons, à l'opposé, la situation de ceux qui ne « comptent pas » et sont donc empêchés d' « avoir une voix » : le chômage. « Il est bien connu que, dans notre pays — écrivait récemment vos évêques dans une Lettre pastorale — se produit une grave crise de l'emploi, qui engendre des situations intolérables, sur le plan personnel, familial et social. » Je fais miennes les paroles qu'ils ajoutent à la suite : « Tout doit être tenté pour résoudre ou alléger, dans le plus bref délai possible, ce problème crucial. C'est un authentique impératif patriotique et social que toutes les forces intéressées s'engagent, en laissant de côté divergences, récriminations et conflits, dans un effort concerté, pour dresser un plan de réduction accélérée du chômage qui engage la communauté nationale dans son ensemble. Dans ce but, nul ne doit se considérer dispensé de faire les sacrifices nécessaires. »

On sent de nos jours une aspiration générale au travail. Travailler, c'est s'intégrer activement au processus de développement humain et, ainsi, se sentir utile aux autres. La personne humaine possède ce désir inné de collaborer aux grandes réalisations de la communauté à laquelle elle est insérée. Chacun semble avoir conscience de sa part de responsabilité.

En effet, chaque homme qui vient dans ce monde doit apporter sa réelle contribution au progrès humain, autrement dit, rendre ce monde plus conforme aux véritables aspirations humaines.

Pour cette raison, la considération des valeurs subjectives et sociales du travail exige que, dans toute la communauté politique, soient reconnus non seulement l'importance du travail, mais le droit même au travail que tout soit tenté pour éliminer le chômage et le sous-emploi.

La famille

8. Il y a aussi le problème du juste salaire, qui est d'une certaine façon lié à ce problème du chômage. Sans jamais oublier que la propriété privée est toujours grevée d'une hypothèque sociale et doit donc servir au bien commun, il conviendrait ici de rappeler les critères du juste salaire. Celui-ci reste, en tous les cas, la vérification concrète de tout système socio- économique. Mais je suis certain que l'on ne manquera pas de lui consacrer toujours l'attention qu'il requiert.

De même, on s'efforcera de regarder en face, je n'en doute pas, un autre phénomène qui a revêtu d'énormes proportions dans différents pays, et qui est vivement ressenti au Portugal : l'émigration, avec toutes ses conséquences, et, lié à elle, le phénomène de l'urbanisme.

Mais il est temps d'achever, chers frères et soeurs, notre entretien. Et je ne voudrais pas le faire sans une référence particulière à vos familles. En vous voyant, hommes de travail, je pense aussi à ceux qui vous sont chers : vos épouses, vos mères, vos enfants, vos malades. Je pense à tous ceux qui font partie de vos foyers.

Vous qui peinez dans le travail pour maintenir votre maison et soutenir vos enfants, continuez à être fidèles aux saines valeurs traditionnelles de la famille portugaise ! Continuez à aimer vos familles. Car, vous aussi, vous avez besoin de votre famille !

N'acceptez pas que le travail détruise la vie familiale. N'acceptez pas qu'un certain mode de vie sépare les parents des enfants. Ne permettez pas que votre maison soit seulement un local pour les repas et le repos ! Soyez les éducateurs de vos enfants !

Dans le foyer, la mère occupe une place de choix. C'est d'elle que dépend, en grande partie, le bien-être de la famille. Qu'elle ne se voie pas forcée, par le manque de moyens, par les salaires insuffisants, de sacrifier le temps qu'elle consacrerait normalement à la maison et à l'éducation des enfants. Qu'elle ne soit jamais victime de situations inhumaines. Et si elle doit assumer un travail en dehors de la maison, que cette occupation ne sacrifie pas des biens plus profonds ni ne l'écarte du foyer, du mari, des enfants !

Un dernier appel à vous, travailleurs ! Ouvrez vos familles au Christ travailleur ! La présence du Seigneur éclairera vos maisons, vous fera mieux comprendre votre dignité de travailleurs et votre mission dans la famille.

Le sens du travail dans la Bible

9. Chers travailleurs :

En concluant, je vous rappelle, une fois encore, la grande noblesse de votre travail : je souhaite que celui-ci ne vous dégrade jamais ; que vous ne cédiez jamais à des démagogies faciles, que vous ne vous laissiez pas leurrer par des idéologies sans ouverture vers le spirituel. Vous rêveriez d'un monde peu humain si vous vous engagiez seulement à avoir toujours plus. Comme hommes, comme personnes et comme travailleurs, que l'idéal d'être toujours plus vous anime toujours davantage.

Je rappelle ici, comme en d'autres occasions, la béatitude évangélique : bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux : ceux qui ont des biens doivent ouvrir leur coeur aux pauvres, dans un changement intérieur, sans lequel on n'obtiendra pas un ordre juste et stable ; et ceux qui n'ont pas de biens doivent apprendre aussi à vivre la pauvreté de l'esprit, pour que la pauvreté matérielle ne les prive pas de leur dignité humaine, qui est toujours plus importante que tous les biens.

Dans sa forme la plus exaltante et la plus belle, l'« Évangile du travail » a été écrit et proclamé par le Christ. Alors qu'il était Dieu, il s'est fait semblable à nous en tout, excepté le péché, et a consacré la plus grande partie de sa vie sur terre au travail manuel, en incorporant ainsi le travail et le repos à l'oeuvre de la Rédemption qu'il était venu réaliser.

Mais, dans la pensée de Dieu, le travail « depuis le commencement » entrait dans la merveilleuse perspective du « faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance » (Gn 1,26), comme nous le lisons au début de la Genèse. Ne trouvons-nous pas ici la première expression de l' « Évangile du travail » ? La raison d'être de la dignité du travail réside dans cette divine « ressemblance ». Pour cette raison, l'homme, en travaillant, imite Dieu, son Créateur, car il porte en lui-même — et seulement lui — la ressemblance avec Dieu. Pour travailler, il est nécessaire d'être homme, d'être personne ; pour être travailleur, il est nécessaire d'être « image » de Dieu.

Il s'ensuit que la dignité du travail repose non seulement sur l'aspect naturel, mais aussi sur la dimension spirituelle. Elle est assurément une prérogative de l'homme-personne, elle est un facteur de réalisation humaine, un service à la communauté des hommes.

Mon pèlerinage au Portugal a été tout marqué par la présence de Marie : Fatima, Vila Viçosa, Sameiro !

En concluant ce voyage apostolique dans la ville de Porto, c'est encore à l'ombre de Marie que je le fais. Porto n'est-il pas la « civitas Mariae Virginis », la cité de la Vierge, qui arbore sur son blason l'image de Notre-Dame ?

À Notre-Dame, je confie tous ceux qui vivent et travaillent ici à la construction d'un monde plus humain et plus chrétien, je confie les travailleurs du Portugal, en lui demandant de les conduire tous à Jésus-Christ, Rédempteur de l'homme.


Le conseil pontifical pour la culture

Lettre au cardinal CASAROLI (1), 20 mai 1982

(1) Texte italien dans l'Osservatore Romano des 21-22 mai. Traduction du Conseil pontifical pour la culture. Titre, sous-titres et notes de la DC.


MONSIEUR LE CARDINAL,

Dès le début de mon pontificat, j'ai considéré que le dialogue de l'Église avec les cultures de notre temps était un domaine vital dont l'enjeu est le destin du monde en cette fin du XXe siècle. Car il existe une dimension fondamentale, capable de consolider ou de bouleverser dans leurs fondements les systèmes qui structurent l'ensemble de l'humanité, et de libérer l'existence humaine, individuelle et collective, des menaces qui pèsent sur elle. Cette dimension fondamentale, c'est l'homme dans son intégralité. Or l'homme vit d'une vie pleinement humaine grâce à la culture. « Oui, l'avenir de l'homme dépend de la culture », comme je l'ai déclaré dans mon discours du 2 juin 1980 à l'Unesco, en m'adressant à des interlocuteurs si divers par leur provenance et leurs convictions. Et j'ajoutais : « Nous nous rencontrons sur le terrain de la culture, réalité fondamentale qui nous unit. Nous nous rencontrons par le fait même autour de l'homme et en un certain sens, en lui, en l'homme (2) ».

(2) DC, 1980, n° 1788, p. 604.
(3) DC, 1979, n° 1775, p. 1005.


Les travaux accomplis

Pour ces motifs, dès le 5 novembre 1979, j'avais voulu consulter sur le problème fondamental des responsabilités du Saint-Siège devant la culture tous les membres du Sacré Collège des cardinaux réunis à Rome (3), puis, le 17 décembre 1980, l'ensemble des chefs de dicastères, afin de discuter avec eux les avis recueillis dans la consultation dont j'avais chargé entre-temps le cardinal Gabriel-Marie Garrone.

Enfin, sur ma demande, ce dernier a animé les réflexions d'un conseil constitué le 25 novembre 1981, dans le but d'étudier concrètement, dans un délai de quelques mois, comment mieux assurer les rapports de l'Église et du Saint- Siège avec la culture, en toutes ses expressions variées.

Je tiens à exprimer au cher et vénéré cardinal ma vive gratitude pour le labeur exemplaire qu'il a accompli à cet effet avec le concours généreux d'organismes dont les relations avec le monde de la culture sont étroites : la Sacrée Congrégation pour l'Éducation catholique, le secrétariat pour les non-croyants, l'Académie pontificale des sciences et le Centre de recherche de la Fédération internationale des universités catholiques.


À la suite du Concile

Le moment est maintenant venu de tirer profit de ces travaux. Aussi me semble-t-il opportun de fonder un organisme spécial permanent dans le but de promouvoir les grands objectifs que le Concile oecuménique Vatican II s'est fixé quant aux rapports entre l'Église et la culture. Le Concile a en effet souligné, en y consacrant toute une section de la Constitution pastorale Gaudium et spes, l'importance fondamentale de la culture pour le plein épanouissement de l'homme, les multiples liens entre le message de salut et la culture, l'enrichissement mutuel de l'Église et de diverses cultures dans la communion historique avec les différentes civilisations, comme aussi la nécessité pour les croyants de comprendre à fond les façons de penser et de sentir des autres hommes de leur temps, telles qu'elles s'expriment dans leurs cultures respectives (Gaudium et spes, GS 53-62).

Dans le sillage du Concile, la session du Synode des évêques qui s'est tenue à l'automne 1974 a pris une claire conscience du rôle des diverses cultures dans l'évangélisa- tion des peuples. Et mon prédécesseur Paul VI, en recueillant le fruit de ses travaux dans l'Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, déclarait : « L'Évangile et, donc l'évan- gélisation ne s'identifient certes pas avec la culture et sont indépendantes à l'égard de toutes les cultures. Et pourtant, le règne que l'Évangile annonce est vécu par des hommes profondément liés à une culture, et la construction du royaume ne peut pas ne pas emprunter des éléments de la culture et des cultures humaines. Indépendantes à l'égard des cultures, Évangile et évangélisation ne sont pas nécessairement incompatibles avec elles, mais capables de les imprégner toutes sans s'asservir à aucune. » (Evangelii nuntiandi EN 20)

Recueillant moi-même le riche héritage du Concile oecuménique, du Synode des évêques, et de mon vénéré prédécesseur Paul VI, j'ai proclamé les ler et 2 juin 1980, à Paris, d'abord à l'Institut catholique, puis devant le forum exceptionnel que constitue l'Unesco, le lien organique et constitutif entre le christianisme et la culture, et donc avec l'homme dans son humanité même. Ce lien de l'Évangile avec l'homme, disais-je, dans mon discours devant cet aréopage d'hommes et de femmes de culture et de science du monde entier, « est en effet créateur de culture dans son fondement même ». Et si la culture est ce qui rend l'homme plus homme en tant qu'homme, il y va donc du destin même de l'homme. C'est dire l'importance pour l'Église qui en est responsable, d'une action pastorale attentive et clairvoyante, regardant la culture, en particulier ce qu'on appelle la culture vivante, c'est-à-dire l'ensemble des principes et valeurs qui constituent l'ethos d'un peuple. « La synthèse entre culture et foi n’est pas seulement une exigence de la culture mais aussi de la foi. Une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n’est pas pleinement accueillie, entièrement pensée et fidèlement vécue », comme je le disais le 16 janvier 1982. (Discours aux participants au Congrès national du mouvement ecclésial d’engagement culturel.)

De nombreux organismes, certes, sont à l’oeuvre, et de longue date, dans l’Église (cf. Constitution apostolique Sapientia christiana, Pâques 1979) (4), et innombrables sont les chrétiens qui, selon le Concile, s’efforcent, avec tant de croyants et de non-croyants, de « permettre à tout homme et aux groupes sociaux de chaque peuple, d’atteindre leur plein épanouissement culturel, conformément à leurs dons et à leurs traditions » (Gaudium et spes, GS 60). Là même où des idéologies agnostiques, hostiles à la tradition chrétienne, ou même franchement athées, inspirent certains maîtres de pensée, l’urgence pour l’Église d’entrer en dialogue avec les cultures n’en est que plus grande pour permettre à l’homme d’aujourd’hui de découvrir que Dieu, bien loin d’être le rival de l’homme, lui donne de s’accomplir pleinement, à son image et ressemblance. Car l’homme passe infiniment l’homme, comme en témoignent de façon saisissante les efforts de tant de génies créateurs pour incarner durablement dans les oeuvres d’art et de pensée des valeurs transcendantes de beauté et de vérité plus ou moins fugitivement perçues comme expressions de l’absolu. Aussi la rencontre des cultures est-elle aujourd’hui un terrain de dialogue privilégié entre des hommes également en recherche d’un nouvel humanisme pour notre temps, par-delà les divergences qui les séparent : « Nous aussi, s’écriait Paul VI au nom de tous les Pères du Concile oecuménique dont j’étais membre moi- même, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme. » (Discours de clôture du 7 décembre 1965.) Et il proclamait devant l’Assemblée générale des Nations Unies : « L’Église est experte en humanité » (4 octobre 1965), cette humanité qu’elle sert avec amour. L’amour n’est-il pas comme une grande force cachée au coeur des cultures, pour les inviter à dépasser leur irrémédiable finitude, en s’ouvrant vers Celui qui en est la source et le terme, et leur donner quand elles s’ouvrent à sa grâce, un surcroît de plénitude.

Par ailleurs, il est urgent que nos contemporains, et tout spécialement les catholiques, s’interrogent sérieusement sur les conditions culturelles qui sont à la base du développement des peuples. Il devient de plus en plus clair que le progrès culturel est intimement lié à la construction d’un monde plus juste et plus fraternel. Comme je le disais à Hiroshima, le 25 février 1981, aux représentants de la science et de la culture réunis à l’université des Nations Unies : « La construction d’une humanité plus juste ou d’une communauté internationale plus unie n’est pas un simple rêve ou un vain idéal, c’est un impératif moral, un devoir sacré que le génie intellectuel et spirituel de l’homme peut affronter grâce à une nouvelle mobilisation générale des talents et des forces de tous et à la mise en oeuvre de toutes les ressources techniques et culturelles de l’homme. » (L'Osservatore Romano, 26 février 1981.) (5)

(4) DC, 1979, n° 1766, p. 551-568.
(5) DC, 1981, n° 1805, p. 329.


Le Conseil pour la culture

Aussi, en vertu de ma mission apostolique, je ressens la responsabilité qui m’incombe, au coeur de la collégialité de l’Église universelle, en liaison et en accord avec les Églises locales, d’intensifier les relations du Saint-Siège avec toutes les réalisations de la culture, en assurant aussi un rapport original dans une féconde collaboration internationale, au sein de la famille des nations, c’est-à-dire de ces grandes « communautés d’homrnes qui sont unis par des liens divers, mais surtout précisément par la culture » (2 juin 1980).

C’est pourquoi j’ai décidé de fonder et d’instituer un Conseil pour la culture capable de donner a toute l’Église une impulsion commune dans la rencontre sans cesse renouvelée du message de salut de l’Évangile avec la pluralité des cultures, dans la diversité des peuples auxquels il doit porter ses fruits de grâce.

Ainsi, monsieur le Cardinal, sachant la part étroite que vous prenez à mes préoccupations, après avoir mûrement pesé les raisons exposées ci-dessus et en avoir médité aussi l’opportunité dans la prière, je vous confie le soin de présider à l’organisation de ce Conseil pontifical pour la culture. Celui-ci comprend un Comité de présidence et un Comité exécutif (6), ainsi qu’un Conseil international composé de représentants qualifiés de la culture catholique à travers le monde, qui sera convoqué au moins une fois par an. Ce Conseil me sera directement rattaché par votre intermédiaire, comme un service nouveau et original, que la réflexion et l’expérience permettront peu à peu de structurer de façon adaptée, tant il est vrai que l’Église ne se situe pas en face des cultures de leur extérieur, mais bien au-dedans d’elles-mêmes comme un ferment, en raison du lien organique et constitutif qui les réunit étroitement.

Ce Conseil poursuivra des finalités propres dans un esprit oecuménique et fraternel, en promouvant aussi le dialogue avec les religions non chrétiennes et avec les personnes ou les groupes qui ne se réclament d’aucune religion, dans la recherche conjointe d’une communication culturelle avec tous les hommes de bonne volonté.

Il apportera régulièrement au Saint-Siège l’écho des grandes aspirations culturelles à travers le monde, approfondissant les attentes des civilisations contemporaines et explorant les voies nouvelles du dialogue culturel. Il aidera ainsi le Conseil pontifical pour la culture à mieux répondre aux tâches pour lesquelles il est institué et qui sont, dans leurs grandes lignes :

1. Témoigner, devant l’Église et le monde, du profond intérêt que le Saint-Siège, de par sa mission propre, accorde au progrès de la culture et au fécond dialogue des cultures, comme à leur rencontre bénéfique avec l’Évangile.

2. Participer aux préoccupations culturelles que les dicas- tères du Saint-Siège entretiennent dans leur travail, de manière à faciliter la coordination de leurs tâches pour l'évangélisation des cultures, et à assurer la coopération des institutions culturelles du Saint-Siège.

3. Dialoguer avec les Conférences épiscopales afin aussi de faire bénéficier toute l'Église des recherches, initiatives, réalisations et créations qui permettent aux Églises locales une présence agissante dans leur propre milieu culturel.

4. Collaborer avec les organisations internationales catholiques, universitaires, historiques, philosophiques, théologiques, scientifiques, artistiques, intellectuelles et promouvoir leur mutuelle coopération.

5. Suivre, selon la manière qui lui est propre et les compétences spécifiques des autres organismes de la Curie en la matière demeurant toujours sauves, l'action des organismes internationaux, à commencer par l'Unesco et le Conseil de coopération culturelle du Conseil de l'Europe, qui s'intéressent à la culture, à la philosophie des sciences, aux sciences de l'homme, et assurer la participation efficiente du Saint- Siège aux Congrès internationaux qui s'occupent de science, de culture et d'éducation.

6. Suivre la politique et l'action culturelle des divers gouvernements à travers le monde, légitimement soucieux de donner une dimension pleinement humaine à la promotion du bien commun des hommes dont ils ont la responsabilité.

7. Faciliter le dialogue Église-cultures au niveau des universités et des centres de recherches, des organisations d'artistes et de spécialistes, de chercheurs et de savants et promouvoir des rencontres signifiantes à ces univers culturels.

8. Accueillir à Rome les représentants de la culture intéressés à mieux connaître l'action de l'Église dans ce domaine et à faire bénéficier le Saint-Siège de leur riche expérience en leur offrant à Rome un lieu de réunion et de dialogue.

Mises progressivement en oeuvre sous votre haute direction et selon les possibilités, mais avec un engagement lucide et constant, ces grandes orientations constitueront sans nul doute un témoignage et une incitation.

Aussi est-ce avec une grande confiance et une vive espérance, Monsieur le Cardinal, que je vous confie une charge aussi importante, tandis que de tout coeur, j'appelle sur cette initiative, aujourd'hui si opportune et nécessaire, l'abondance de l'aide divine.

Avec ma particulière Bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près la basilique de Saint-Pierre, en la fête de l'Ascension de Notre-Seigneur, le 20 mai 1982, quatrième année de mon pontificat.

JEAN-PAUL II.


(6) Le numéro des 21-22 mai de l'Osservatore Romano indique les nominations suivantes : le Saint-Père a nommé membres actifs du Comité de présidence du Conseil pontifical pour la culture le cardinal Gabriel-Marie Garrone président ; le cardinal Eugenio de Araujo Sales et Mgr Poupard. Il a en outre nommé Mgr Poupard, Mgr Antonio M. Javierre Ortas et le R. P. Hervé Carrier respectivement président, conseiller et secrétaire du Comité exécutif du même Conseil.




AUX ÉVÊQUES DE MADAGASCAR EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Vendredi 21 mai 1982


Discours 1982 - Discours à l’université de Coimbra