Discours 1982 - La rencontre avec les autorités espagnoles - 2 novembre


Discours aux universitaires - 3 novembre


Le 3 novembre, au début de la matinée, le Pape a d'abord reçu à la nonciature la communauté juive, les représentants des communautés non catholiques, les journalistes et la communauté polonaise. Il s'est ensuite rendu à la cité universitaire où il a rencontré les représentants des universités espagnoles, des académies royales, des savants et des intellectuels à qui il a adressé le discours suivant (1) :

(1) Texte espagnol dans l'Osservatore Romano du 4 novembre. Traduction, titre, sous-titres et notes de la DC.


MESDAMES ET MESSIEURS,

1. C’est pour moi une grande joie que de rencontrer aujourd’hui un groupe si qualifié d’hommes et des femmes, qui représentent les Académies royales, le monde de l’Université, de la recherche, de la science et de la culture en Espagne. Recevez avant tout mon cordial remerciement pour être venus en si grand nombre rencontrer le Pape.

Je voudrais vous exprimer, par ma visite, le profond respect et la profonde estime que je porte à votre travail. Je le fais aujourd’hui avec un intérêt particulier, conscient que votre travail — en raison des liens existants et de la communauté de langue — peut également apporter une pre- cieuse collaboration à d’autres peuples, surtout aux nations soeurs de l’Amérique ibérique.

2. L’Église, qui a reçu la mission d'enseigner toutes les nations, n’a pas cessé de répandre la foi en Jésus-Christ et a agi comme l’un des ferments civilisateurs les plus actifs de l’histoire. Elle a ainsi contribué à la naissance de cultures très riches et très originales en bien des nations. En effet, comme je l’ai dit devant l’Unesco il y a deux ans, le lien de l’Évangile avec l’homme est créateur de culture, dans son fondement même, puisqu'il enseigne à aimer l'homme dans son humanité et dans son exceptionnelle dignité.

En créant récemment le Conseil pontifical pour la culture, j'ai insisté sur le fait que « la synthèse entre la culture et la foi n'est pas seulement une exigence de la culture, mais aussi de la foi. Une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n'est pas pleinement accueillie, totalement pensée, fidèlement vécue » (2).

3. Je désirerais réfléchir avec vous sur quelques-unes des responsabilités qui nous sont communes dans le domaine culturel, et en même temps tenter de découvrir les moyens d'enrichir le dialogue entre l'Église et les nouvelles cultures. Ce dialogue est particulièrement fécond, dans la mesure où existent les conditions indispensables de collaboration et de respect mutuels, comme le montre l'histoire culturelle de votre nation.

Vos intellectuels, écrivains, humanistes, théologiens et juristes ont laissé un sillage dans la culture universelle et ont servi l'Église de manière éminente. Comment ne pas évoquer à cet égard l'influence exceptionnelle de centres universitaires comme Alcala et Salamanque ? Je pense surtout à ces groupes de chercheurs qui ont admirablement contribué au renouveau de la théologie et des études bibliques ; qui ont fondé sur des bases durables les principes du droit international, qui ont su cultiver avec tant d'éclat l'humanisme, les lettres, les langues anciennes ; qui ont pu produire des sommes, des traités, des monuments littéraires, dont l'un des symboles les plus prestigieux est la Polyglotte d'Alcala de Henares.

À la lumière de cette noble tradition, nous devons penser aux conditions permanentes de la créativité intellectuelle. J'évoquais brièvement la liberté de la recherche faite en commun, l'ouverture à l'universel et le savoir conçu comme service de l'homme intégral.


La liberté de la recherche

4. En Espagne, comme en d'autre pays d'Europe des générations entières de chercheurs, de professeurs et d'auteurs ont eu une grande fécondité grâce à la liberté de recherche, que leur assuraient des communautés universitaires de régime autonome : d'elles, le roi ou l'Église se portaient fréquemment garants.

Ces centres universitaires, en réunissant des maîtres spécialisés dans diverses disciplines, constituaient un moyen propice pour la créativité, l'émulation et le dialogue constant avec la théologie. L'Université apparaissait avant tout comme une affaire des universitaires eux-mêmes, et c'est dans la collaboration entre maîtres et disciples que se réalisaient les conditions favorables pour la découverte, l'enseignement et la diffusion du savoir.

Les maîtres savaient que, dans le domaine théologique, la recherche implique la fidélité à la Parole révélée en Jésus- Christ et confiée à l'Église. Le dialogue entre la théologie et le magistère s'est avéré lui aussi des plus féconds. Évêques et théologiens savaient se rencontrer à l'avantage commun des pasteurs et des professeurs.

Si, à des moments comme ceux de l'Inquisition, se sont produits des tensions, des erreurs et des excès — des faits que l'Église d'aujourd'hui évalue à la lumière objective de l'histoire —, il est nécessaire de reconnaître que l'ensemble des moyens intellectuels de l'Espagne avait su admirablement harmoniser les exigences d'une pleine liberté de la recherche avec un profond sentiment de l'Église. Nous en avons la preuve dans les innombrables créations d'écrits classiques, que les maîtres, les savants et les auteurs espagnols ont su apporter au trésor culturel de l'Église.


L'ouverture à l'universel

5. On note également dans la tradition intellectuelle de votre nation l'ouverture à l'universel, qui a donné réputation et renommée à vos maîtres.

Vos savants et vos chercheurs ont gardé les yeux ouverts sur l'histoire classique et biblique, sur les autres pays d'Europe, sur le monde ancien et nouveau. Vos auteurs ont éte des pionniers géniaux dans la science des relations internationale et du droit entre les nations.

Le rapide établissement d'Universités de grand prestige, calquées sur celle de Salamanque et dont trente au moins s'implantèrent dans les naissantes Amériques, est une autre preuve de l'universalisme qui, pendant longtemps, a caractérisé votre culture, enrichie par tant de découvertes et de pionniers, et par la profonde influence de tant de missionnaires dans le monde entier.

Le rôle que votre pays a reconnu à l'Église a donné à votre culture une dimension particulière. L'Église a été présente a toutes les étapes de la gestation et du progrès de la civilisation espagnole.

Votre nation a été le creuset où de très riches traditions se sont fondues en une synthèse culturelle unique. Les traits caractéristiques des collectivités hispaniques se sont enrichies d'apports historiques du monde arabe — votre langue harmonieuse, votre art et votre toponymie en donnent la preuve — en se fusionnant dans une civilisation chrétienne largement ouverte à l'universel. Aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontières, l'Espagne s'est faite elle-même, en accueillant l'universalité de l'Évangile et les grands courants culturels de l'Europe et du monde.


Le service de l'homme intégral

6. Vos maîtres et vos penseurs avaient aussi le sentiment de servir l'homme intégral,de répondre à ses besoins psychiques, intellectuels, moraux et spirituels. Ainsi est née une science de l'homme à laquelle ont collaboré aussi bien les médecins que les philosophes, les théologiens, les moralistes et les juristes.

Une place à part revient à vos grands maîtres spirituels. Leur oeuvre a connu une diffusion qui a rapidement dépassé vos frontières pour s'étendre à l'Église tout entière. Pensons à sainte Thérèse de Jésus, à saint Jean de la Croix, docteurs de l'Église, à saint Dominique, à Louis de Grenade, à saint Ignace de Loyola, figures gigantesques dans le champ de la spiritualité.

Ils ont rendu de grands services aussi à la culture de l'homme, en continuant une longue tradition où se détachent d'éminents precurseurs comme saint Isidore de Séville, l'un des premiers encyclopédistes catholiques, et saint Raymond de Penafort, auteur de l'une des premières synthèses du droit dans votre pays. Tous ces hommes et ces femmes sont des maîtres au sens plénier du terme, qui ont su, avec une intelligence exceptionnelle et prophétique, servir l'homme dans ses aspirations les plus hautes. Qui peut mesurer leur influence et l'effet durable de leurs enseignements, de leurs écrits et de leurs créations ? Ce sont des témoins merveilleux d'une culture qui concevait l'homme comme créé à l'image de Dieu, capable de dominer le monde, mais appelé surtout à un progrès spirituel dont le parfait modèle est Jésus-Christ.

7. Ces leçons de l'histoire d'Espagne méritent d'être rappelées. En premier lieu, pour rendre hommage à l'insigne contribution que vos maîtres, vos savants, vos chercheurs et vos saints ont apportée à l'humanité tout entière, laquelle ne serait pas ce qu'elle est sans l'héritage hispanique.

Une autre raison nous invite aujourd'hui, dans des contextes historiques très différents, à réfléchir sur les conditions qui peuvent de nos jours favoriser la promotion de la culture et de la science, et stimuler les recherches sur l'homme, dont notre époque a un tel besoin.

Les hommes et les femmes de culture ont grand profit à méditer sur les conditions de la créativité intellectuelle et spirituelle. Aujourd'hui, comme hier, ils réclament un climat de liberté et de coopération entre chercheurs, dans une attitude d'ouverture à l'universel et dans une vision intégrale de l'homme.


La liberté d'esprit dans la recherche aujourd'hui

8. La première condition est que soit assurée la liberté d'esprit. Dans la recherche, en effet, il est nécessaire d'avoir la liberté pour chercher et annoncer les résultats.

L'Église soutient la liberté de recherche, qui est l'un des attributs les plus nobles de l'homme. À travers la recherche, l'homme parvient à la Vérité : l'un des noms les plus beaux que Dieu se soit donné à lui-même. L'Église est, en effet, convaincue qu'il ne peut y avoir de contradiction réelle entre la science et la foi puisque toute réalité procède en dernière instance de Dieu créateur. C'est ce qu'a affirmé le Concile Vatican II (cf. Gaudium et spes, GS 36). Je l'ai rappelé moi-même en diverses occasions aux hommes et aux femmes de science. Il est certain que la science et la foi représentent deux ordres de connaissance distincts, autonomes dans leur démarche, mais convergeant en définitive dans la découverte de la réalité intégrale qui a son origine en Dieu (cf. Discours dans la cathédrale de Cologne, 15 novembre 1980) (3).

De la part de l'Église, comme de la part des meilleurs savants modernes, tend à s'établir un large accord sur ce point. Les relations entre le monde des sciences et le Saint-Siège sont devenues toujours plus fréquentes, marquées par une compréhension réciproque.

Surtout depuis l'époque de mon prédécesseur Pie XII et ensuite de Paul VI, les Papes sont entrés dans un dialogue toujours plus étroit avec de nombreux groupes de savants, de spécialistes, de chercheurs, qui ont trouvé dans l'Église une interlocutrice désireuse de les comprendre, de les encourager dans leur recherche, en leur manifestant à la fois une profonde gratitude pour le service indispensable que la science rend à l'humanité.

Si, dans le passé, se sont produits de sérieux désaccords et malentendus entre les représentants de la science et de l'Église, ces difficultés ont été aujourd'hui pratiquement dépassées, grâce à la reconnaissance des erreurs d'interprétation qui ont pu déformer les relations entre foi et science et, surtout grâce à une meilleure compréhension des champs respectifs du savoir.

De nos jours, la science pose des problèmes à un autre niveau. La science, et la technique qui en découle, ont provoqué de profonds changements dans la société, dans les institutions et aussi dans le comportement des hommes. Les cultures traditionnelles ont été bouleversées par les nouvelles formes de communication sociale, de production, d'expérimentation, d'exploitation de la nature et de planification des sociétés.

Devant cela, la science doit désormais prendre conscience d'une plus grande responsabilité. L'avenir de l'humanité dépend d'elle. Hommes et femmes qui représentez la science et la culture, votre pouvoir moral est énorme ! Vous pouvez faire en sorte que le secteur scientifique serve avant tout à la culture de l'homme et quejamais il ne se pervertisse et ne soit utilisé pour la destruction de l'humanité. C'est un scandale de notre temps que de nombreux chercheurs se consacrent à perfectionner, pour la guerre, de nouvelles armes qui pourraient s'avérer fatales un jour.

Il faut réveiller les consciences. Votre responsabilité et vos possibilités d'influence sur l'opinion publique sont immenses. Faites-les servir à la cause de la paix et du vrai progrès social de l'homme ! Que de merveilles pourrait réaliser notre monde, si les meilleurs talents et les meilleures recherches se donnaient la main pour explorer les voies du développement de tous les hommes et de toutes les régions de la terre !

Pour cela, notre époque a besoin d'une science de l'homme, d'une réflexion et d'une recherche originales. À côté des sciences physiques et biologiques, il est nécessaire que les spécialistes des sciences humaines apportent leur contribution. Ce qui est en jeu c'est le service de l'homme, un service qu'il faut défendre dans son identité, sa dignité et sa grandeur morale, parce qu'il est une res sacra, comme l'a bien dit Sénèque.


Une recherche à réaliser en commun

9. L'ampleur des thèmes énoncés pourrait décourager les chercheurs ou les penseurs isolés. Pour cette raison, aujourd'hui plus que jamais, le recherche doit se réaliser en commun. De nos jours, la spécialisation des disciplines est telle que, pour l'efficacité de la recherche, et plus encore pour servir l'homme, les chercheurs doivent travailler en commun. Non seulement par exigence méthodologique, mais pour éviter la dispersion et apporter une réponse appropriée aux problèmes complexes qu'il faut affronter.

En partant des besoins de l'homme individuel et social, les centres de recherche et les Universités devront dépasser le fractionnement des disciplines, si cela est nécessaire méthodologiquement, afin que les grands problèmes de l’homme moderne, qui s’appellent développement, faim dans le monde, justice, paix, dignité pour tous, soient affrontés avec compétence et efficacité. Les pouvoirs publics et la communauté internationale ont besoin des talents de tous et doivent pouvoir compter sur votre travail commun.

L’Église et les catholiques désirent participer activement au dialogue avec les savants et les chercheurs. De nombreux catholiques jouent déjà un rôle éminent dans les différents secteurs du monde de l’Université et de la recherche. Leur foi et leur culture les motivent puissamment pour poursuivre leur tâche scientifique, humaniste ou littéraire. Ils sont un éloquent témoignage de la valeur de la foi catholique et du fidèle intérêt de l’Église pour tout ce qui touche à la culture et à la science.

L’Église suit avec un intérêt particulier la vie du monde universitaire, parce qu’elle a conscience que c’est en lui que se forment les générations qui occuperont les postes-clés dans la société de demain. Elle désire réaliser sa tâche propre dans le domaine universitaire, et dans ce but encourage la constitution et le développement d’Universités catholiques.

Dans un dialogue entre responsables de l’Église et des pouvoirs publics, il est souhaitable que l’on parvienne à des accords pratiques qui permettent aux Universités catholiques de rendre aux communautés nationales le service original qui leur est propre. En reconnaissant cet apport, les pouvoirs publics servent en définitive la cause des identités culturelles, multiples et diverses, dans la société pluraliste d’aujourd’hui.


Savoir accueillir le transcendant

10. Une exigence particulièrement importante aujourd’hui pour le renouveau culturel est l'ouverture a l'universel. En effet, on remarque souvent que la pédagogie se réduit à préparer les étudiants à leur profession, mais non à la vie, car, plus ou moins consciemment, on a dissocié parfois l’éducation de l’instruction.

Pourtant l’Université doit remplir son rôle indispensable d’éducation. Cela suppose que les éducateurs sachent transmettre aux étudiants, en plus de la science, la connaissance de l’homme lui-même ; c’est-à-dire de sa propre dignité, de son histoire, de ses responsabilités morales et civiles, de son destin spirituel, de ses liens avec toute l’humanité.

Cela exige que la pédagogie de l’enseignement se fonde sur une image cohérente de l’homme, sur une conception de l’univers qui ne parte pas de conceptions a priori et qui sache aussi accueillir le transcendant. Pour les catholiques, l’homme a été créé à l’image de Dieu, et est appelé à transcender l’univers.

Les cultures qui ont trouvé leurs racines et leur vitalité dans le christianisme, reconnaissaient, en outre, l’importance de la fraternité universelle entre les hommes. Le nouvel humanisme, dont notre temps a tellement besoin, doit renforcer la solidarité entre les êtres humains. Sans cela, ils ne peuvent résoudre les grand problèmes, comme l’instauration de la paix l’échange pacifique des ressources naturelles, l’écologie, la recherche de l’emploi pour tous, l’implantation de la justice sociale.

Dans la famille, à l’école et à l’Université, les nouvelles générations apprendront les exigences de la compréhension internationale, du respect mutuel, de la coopération efficace dans les tâches de développement du monde. La paix internationale, qui est aujourd’hui une aspiration si profonde de l’humanité, sera le fruit de cette compréhension universelle, capable de faire taire les préjugés, les rancoeurs et les conflits. Oui, les racines de la paix sont d’ordre culturel et moral. Oui, la paix est une conquête spirituelle de l’homme.


La croissance de l'homme tout entier

11. Enfin, le progrès de la culture est lié, en définitive, à la croissance morale et spirituelle de l’homme. C’est, en effet, par le moyen de son esprit que l’homme se réalise en tant que tel. Pour cela il faut avoir une vision de l'homme intégral.

C’est la raison pour laquelle l’Église ressent la responsabilité de défendre l’homme contre des idéologies théoriques ou pratiques qui le réduisent à l’état d’objet de production ou de consommation ; contre les courants fatalistes qui paralysent les âmes ; contre le laxisme moral qui abandonne l’homme au vide de l’hédonisme ; contre les idéologies agnostiques qui tendent à chasser Dieu de la culture.

Qu’il me soit permis de lancer un appel aux hommes et aux femmes qui désirent le progrès réel de la culture, pour qu’ils méditent les pages lumineuses du Concile Vatican II, car elles offrent à notre temps une anthropologie capable d’orienter vers la reconstruction d’une société digne de la grandeur de l’homme.

Notre Créateur et Maître nous a dit : « Je sais ce qu’il y a au-dedans de l’homme. » L’Église, après lui, enseigne que l’homme, créature sublime de Dieu, est capable de sainteté et aussi de toute perversité. L’Église, « experte en humanité », selon l’expression de mon prédécesseur Paul VI, sait aussi ce qu’il y a dans l’homme. En dépit de tous ses échecs, il est appelé à la grandeur morale et au salut qui se réalise en Jésus-Christ, Fils de Dieu, qui a aimé l’homme au point d’assumer sa condition humaine elle-même et de lui offrir son aide. Telle est la raison de notre confiance en la capacité de l’homme de se dépasser, d’aimer ses frères, de construire un monde nouveau, une « civilisation de l’amour ». J’exhorte les théologiens et les intellectuels catholiques à approfondir ces données fondamentales de l’anthropologie chrétienne et à éclairer leur signification pratique pour la société moderne.

Mesdames et Messieurs, comme je l’ai dit devant l’Unesco, votre contribution personnelle est importante, elle est vitale. Continuez toujours (cf. Discours du 2juin 1980). L’Église encourage vos efforts. Puissiez-vous trouver, dans votre devoir bien accompli, dans votre service de l’humanité, cette Vérité totale qui donne tout son sens à l’homme et à la création. Cette Vérité qui est l’ultime horizon de votre recherche.

(2) DC, 1982, n° 1832, p. 605.
(3) DC, 1980, n° 1798, p. 1136.




Discours aux jeunes - 3 novembre


Dans l'après-midi du 3 novembre, à 16 h 30, le Pape a célébré une eucharistie à l'intention des ouvriers à Orcasitas qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de la nonciature, puis il est revenu à Madrid pour une rencontre avec les jeunes au stade Bernabeu. Voici le discours qu'il leur a adressé (1) :

(1) Texte original espagnol dans l’Osservatore romano du 5 novembre. Traduction, titre et sous-titres de la DC.


CHERS JEUNES,

1. Cette rencontre avec vous est l'une de celles que j'attendais le plus au cours de ma visite en Espagne. Et elle me permet d'avoir un contact direct avec la jeunesse espagnole, dans le cadre du stade Santiago Bernabeu, témoin de tant d'événements sportifs.

Au cours de toutes mes visites pastorales dans les diverses parties du monde, j'ai toujours voulu rencontrer les jeunes. Je le fais à cause de la grande estime que je vous porte et parce que vous êtes l'espérance de l'Église, ainsi que de la société. L'une et l'autre s'appuieront en effet bientôt en grande partie sur vous. Sur vous et sur tant de milliers de vos compagnons qui sont unis à vous en ce moment, dans toutes les régions d'Espagne dont vous venez.

Je sais que beaucoup d'entre eux — la nouvelle m'est arrivée à Rome avant mon départ — souhaitaient se trouver également ici ce soir. Je sais aussi que, devant la difficulté de trouver une place pour tous, ils vous ont envoyés pour être leurs représentants. Je sais également que très nombreux sont ceux qui vous ont chargés expressément de transmettre leur salut au Pape et de lui dire qu'ils sont avec nous dans la prière, devant la radio et la télévision, parce qu'ils ont soif de vérité, de grands idéaux, du Christ.

Chers jeunes, cela m'a ému, Je vous le dis comme une confidence que l'on fait à un ami. Vous les jeunes, vous êtes capables de gagner les coeurs par tant de vos gestes, par votre générosité et votre spontanéité. C'était votre première réponse, avant que nous nous voyions, à une de mes questions.

En effet, je m'étais parfois demandé : les jeunes Espagnols seront-ils capables de regarder le bien avec courage et persévérance, offriront-ils un exemple de maturité dans l'utilisation de leur liberté ou se replieront-ils désenchantés sur eux-mêmes ? La jeunesse d'un pays riche de foi, d'intelligence, d'héroïsme, d'art, de valeurs humaines, de grandes entreprises humaines et religieuses, voudra-t- elle vivre le présent en étant ouverte à l'espérance chrétienne et en ayant une vision responsable de l'avenir ?

La réponse m'a été apportée par les informations que vous m'avez fait parvenir. Elle m'a surtout été donnée par ce que j'ai vu chez beaucoup d'entre vous au cours de ces journées, et par votre présence et votre attitude ce soir.

Je désire vous le dire : Vous ne m'avezpas déçu, etje continue de croire aux jeunes, en vous. Et je le crois, non pour vous flatter, mais parce que je compte sur vous pour répandre un nouveau mode de vie. Celui qui naît de Jésus, Fils de Dieu et de Marie, dont je vous apporte le message.


Le mal

2. Il y a quelques instants il nous appelait à réfléchir sur le texte des Béatitudes. À partir de celles-ci se pose une question que vous vous posez avec inquiétude : Pourquoi le mal existe-t-il dans le monde ?

Les paroles du Christ parlent de persécution, de larmes, d'absence de paix et d'injustice, de mensonges et d'insultes. Et, indirectement, elles parlent de la souffrance de l'homme dans sa vie temporelle.

Mais elles n 'en restent pas là. Elles indiquent aussi un programme pour dépasser le mal par le bien. Effectivement, ceux qui pleurent seront consolés ; ceux qui ressentent l'absence de justice et ont faim et soif d'elle seront rassasiés, les pacifiques seront appelés enfants de Dieu ; les miséricordieux obtiendront miséricorde ; les persécutés pour la cause de la justice posséderont le règne des cieux.

Est-ce là seulement une promesse pour l'avenir ? Les certitudes admirables que Jésus donne à ses disciples portent- elles seulement sur la vie éternelle, sur un règne des cieux situé au-delà de la mort ?

Nous savons bien, chers jeunes, que ce « règne des cieux » est le « règne de Dieu », et qu'il « est proche » (Mt 3,2). Parce qu'il a été inauguré avec la mort et la résurrection du Christ. S'il est proche, c'est parce qu'il dépend largement de nous, chrétiens et « disciples » de Jésus.

Nous qui sommes baptisés et confirmés dans le Christ, nous sommes appelés à rendre proche ce règne, à le rendre visible et actuel dans ce monde, comme préparation à son établissement définitif.

Et nous y parvenons par notre engagement personnel, par nos efforts et notre conduite, en accord avec les commandements du Seigneur, par notre fidélité à sa personne, par notre imitation de son exemple, par notre dignité morale.

Ainsi, le chrétien vainc le mal ; et vous, jeunes Espagnols, vous triomphez du mal par le bien chaque fois que, par amour pour le Christ et en suivant son exemple, vous vous libérez de l'esclavage de ceux qui veulent avoir plus et non pas être plus.

Quand vous savez être simples avec dignité, dans un monde où le pouvoir se paye à n'importe quel prix ; quand vous êtes des coeurs purs au milieu de ce qui se juge seulement en termes de sexe, d'apparence ou d'hypocrisie ; quand vous construisez la paix, dans un monde de violence et de guerre ; quand vous luttez pour la justice devant l'exploitation de l'homme par l'homme ou d'une nation par une autre ; quand, avec la généreuse miséricorde, vous ne cherchez pas la vengeance, mais en venez à aimer l'ennemi ; quand, au milieu de la douleur et des difficultés, vous ne perdez pas l'espoir et la constance dans le bien, soutenus par le conseil et l'exemple du Christ et l'amour de l'homme frère. Alors vous vous conve- nissez en transformateurs efficaces et radicaux du monde et en constructeurs de la nouvelle civilisation de l'amour, de la vérité, de la justice que le Christ apporte comme message.


« Ne vous laissez pas manipuler »

3. Ainsi, l'homme — et surtout le jeune — qui s'approche de la lecture de la parole du Christ en se demandant « pourquoi le mal existe dans le monde » s'il accepte la verité des Béatitudes, finit par se poser une autre question : Que faire pour vaincre le mal par le bien ? Bien plus : il apporte déjà une réponse à cette question fondamentale dans l'existence humaine. Et nous pouvons bien dire que celui qui trouve cette réponse et sait orienter de manière cohérente sa conduite est parvenu à faire pénétrer l'Évangile dans sa vie. Il est alors véritablement chrétien.

Grâce aux solides critères qu'il tire de sa conviction chrétienne, le jeune sait réagir avec justesse devant le monde d'apparences, d'injustice et de matérialisme qui l'entoure.

Face à la manipulation dont il peut se sentir l'objet par l'intermédiaire de la drogue, de la sexualité exaspérée, de la violence, le jeune chrétien ne recherchera pas des méthodes d'action le conduisant à la spirale du terrorisme ; celui-ci le plongerait dans le même mal qu'il critique et repousse, ou dans un mal plus grand encore. Il ne tombera pas dans l'insécurité et la démoralisation, ni ne se réfugiera dans de spécieux paradis d'évasion ou d'indifférentisme. Ni la drogue, ni l'alcool, ni le sexe, ni une passivité résignée et dépourvue de critique — ce que vous appelez le « passéisme » — ne sont une réponse au mal. Votre réponse doit venir d'une saine position critique ; de la lutte contre la massification dans la manière de penser et de vivre que l'on essaye parfois de vous imposer ; et que l'on vous propose dans tant de lectures et de moyens de communication sociale.

Jeunes ! Amis ! Vous devez être vous-mêmes, sans vous laisser manipuler ; en adoptant des critères solides de conduite. En un mot : avec des modèles de vie en qui on puisse avoir confiance, dans lesquels vous puissiez refléter toute votre généreuse capacité créatrice, toute votre soif de sincérité et d'amélioration sociale, votre soif de valeurs permanentes dignes de choix réfléchis. C'est là le programme de lutte, pour triompher du mal par le bien. Le programme des Béatitudes que le Christ vous propose.


Vaincre le mal

4. Unissons maintenant la réflexion sur les Béatitudes avec les paroles de saint Jean que nous avons écoutées auparavant. L'apôtre montre que celui qui aime son frère est dans la lumière, et que celui qui le déteste est dans les ténèbres ; il écrit pour les deux générations : celle des parents, qui ont connu Celui qui est depuis toujours et celle des enfants, vous les jeunes : « Vous êtes forts, et la parole de Dieu demeure en vous, et vous êtes vainqueurs du mauvais. » (1Jn 2,14)

Quel sens ont ces paroles ? Saint Jean parle à deux reprises de victoire sur le mauvais ; c'est-à-dire de la victoire sur l'instigateur du mal dans le monde. C'est le thème même des Béatitudes.

Or, nous le savons, c'est Jésus qui nous donne cette victoire « qui a vaincu le monde » et le mal qu'il y a en lui (cf. 1Jn 5,4 s.), qui le caractérise parce que « le monde tout entier gît sous l'empire du mauvais » (1Jn 5,19).

Mais, retenons bien les deux conditions, ou dimensions essentielles, que l'Évangile lie à cette victoire ; la première est celle de l'amour ; la seconde celle de la connaissance de Dieu comme Père.

L'amour de Dieu et du prochain est ce qui distingue le chrétien ; c'est le commandement « ancien » et « nouveau » qui caractérise la révélation de Dieu dans l'Ancien et le Nouveau Testament (cf. Dt 6,5 Lv 19,8 Jn 13,34 s. ). C'est la « force » qui donne vigueur à notre capacité humaine d'aimer, en l'élevant, par amour pour Dieu, jusqu'à l'amour du « frère » (1Jn 2,9-11). L'amour a une énorme capacité transformatrice : il change en lumière les ténèbres de la haine.

Imaginez un seul instant ce stade magnifique sans lumière. Nous ne nous verrions ni ne nous entendrions. Quel triste spectacle ce serait ! Quel changement, au contraire, quand nous sommes bien éclairés ! C'est avec raison que saint Jean peut nous dire : « celui qui aime son frère est dans la lumière », alors que celui qui le hait « est dans les ténèbres ». C'est grâce à cette transformation intérieure que l'on vainc le mal, l'égoïs- me, les envies, l'hypocrisie et que l'on fait prévaloir le bien.

C'est notre connaissance de Dieu comme Père qui le fait prévaloir (cf. Jn 2,14). Et, par conséquent, la vision de l'homme comme objet de l'amour divin, comme image de Dieu, comme destin éternel, comme être racheté par le Christ, comme fils du même Père céleste.

Donc, non pas comme antagoniste, non pas comme adversaire, mais comme « frère ». Combien de forces de mal, de désunion, de mort et de non-solidarité seraient vaincues si cette vision de l'homme, qui n'est pas un loup pour l'homme mais un frère, s'implantait efficacement dans les relations entre les personnes, les groupes sociaux, les races, les religions et les nations.


Un royaume fondé sur l'amour

5. Dans ce but, il faut que, face à la question existentielle du « pourquoi le mal dans le monde », nous découvrions en nous l'amour comme exigence de bien ; bien plus : comme exigence « ancienne » et « nouvelle », actuelle orientée vers les données uniques de chacune de nos vies, de notre moment historique, de nos compagnons de route vers le Père. Nous entrerons ainsi dans la sphère de ceux qui apportent une réponse évangélique au problème du mal et de son dépassement dans le bien. Ainsi, dans la fidélité à notre relation avec Dieu le Père et au « nouveau commandement » du Christ qui « est vrai en lui et en nous » (1Jn 2,8), nous contribuerons à faire disparaître les ténèbres et à faire apparaître la lumière (Ibid.).

Tel est le chemin qui mène à la construction du royaume du Christ où les pauvres, les infirmes, les persécutés occupent une place de choix, parce que l'homme est appréhendé dans sa capacité et sa tendance à la plénitude de Dieu.

Royaume où règnent la vérité, la dignité de l'homme, la responsabilité, la certitude d'être image de Dieu. Un royaume dans lequel se réalise le projet divin sur l'homme, fondé sur l'amour, la liberté authentique, le service mutuel, la réconciliation des hommes avec Dieu et entre eux. Un royaume auquel vous êtes tous appelés, pour le construire non seulement isolément, mais aussi associés en des groupes et des mouvements qui rendent présent l'Évangile et soient lumière et ferment pour les autres.

6. Mes chers jeunes, la lutte contre le mal s'engage dans le coeur lui-même et dans la vie sociale. Le Christ, Jésus de Nazareth, nous enseigne comment le dépasser dans le bien. Il nous l'enseigne et nous invite à le faire en ami, en ami qui ne déçoit pas, qui offre une experience d'amitié dont la jeunesse d'aujourd'hui a tant besoin, elle qui est si affamée d'amitiés sincères et fidèles. Faites l'expérience de cette amitié avec Jésus. Vivez-la dans la prière avec lui, dans sa doctrine, dans l’enseignement de l’Église qui vous la propose.

Que Marie très sainte, sa Mère et la nôtre, vous introduise dans ce chemin. Et puisez courage dans l’exemple de sainte Thérèse, cette femme et cette sainte extraordinaire, dans celui de saint François Xavier, cet homme si courageux pour le bien, et dans ceux de tant d’autres de vos compatriotes qui ont consacré leur vie à faire le bien, au prix de tout, y compris d’eux-mêmes.

Jeunes Espagnols : le mal est une réalité. Le dépasser dans le bien est une grande entreprise Il renaîtra à cause de la faiblesse de l’homme. Mais il ne faut pas s’effrayer. La grâce du Christ et ses sacrements sont à notre disposition. En suivant le sentier transformateur des Béatitudes nous vainquons déjà le mal et nous transformons les ténèbres en lumière.

Que ce soit là votre chemin : avec le Christ, notre espérance, notre Pâque. Et soyez toujours accompagnés par la Mère de tous, la Vierge Marie. Amen.




Discours 1982 - La rencontre avec les autorités espagnoles - 2 novembre