Discours 1985 - Jeudi, 9 mai 1985


VISITE PASTORALE AUX PAYS-BAS


AUX MEMBRES DU CORPS DIPLOMATIQUE

La Haye - Dimanche 12 mai 1985



Mesdames et Messieurs,

Notre rencontre sera brève, mais je suis heureux qu'elle ait lieu comme cela se fait habituellement au cours de mes visites pastorales dans les différents Pays. Elle me permettra au moins de vous saluer et de saluer à travers vous chacun des Pays que vous représentez; certains me sont maintenant familiers par mes voyages, et un bon nombre entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège.

Je voudrais aussi vous dire d'un mot l'estime que j'ai pour votre haute fonction. Vous assurez un lien privilégié entre les Gouvernements et derrière la courtoisie et la discrétion qui marquent nécessairement vos activités vous contribuez à la solution pacifique des problèmes qui surgissent, vous pouvez aplanir les difficultés et surtout aider à renforcer la collaboration aux différents niveaux. Votre vocation est d'être des serviteurs qualifiés de la paix et de la justice.

L'Église dont la mission est de répandre l'Évangile n'intervient pas dans les aspects techniques, mais vous savez qu'elle est très vivement préoccupée de sauvegarder la Paix, de réconforter et d'assister les peuples qui souffrent de la guerre ou des traitements injustes, ou simplement des conditions de vie dramatiques à cause de la faim ou de la sécheresse. Elle offre sa collaboration aux responsables des nations, ou elle demande la leur afin de trouver des solutions plus humaines.

En ce sens sans viser aucun intérêt politique ni économique, le Saint-Siège utilise la voie diplomatique pour contribuer à la sauve-garde de la dignité des personnes et des nations selon les principes éthiques que vous connaissez bien.

Je vous remercie de votre visite et dans la prière je forme les meilleurs voeux pour l'accomplissement de votre charge en cette ville de La Haye qui est un carrefour international important. Je vous présente aussi mes souhaits cordiaux pour chacune de vos personnes pour vos familles et les peuples que vous représentez.


CÉRÉMONIE DE BIENVENUE AU GRAND-DUCHÉ DE LUXEMBOURG

Findel - Mercredi 15 mai 1985


Altesses Royales, Vénéré Frère dans l’épiscopat, Excellences, Mesdames, Messieurs, Léift lëtzebuerger Vollek (Cher peuple du Luxembourg),



1. Ma joie est grande en ce moment où, dans le cadre de mon voyage pastoral aux pays du Benelux, j’arrive en cette terre si chère du Luxembourg. En touchant le sol du Grand-Duché, je me réjouis de répondre à l’aimable invitation que m’ont adressée Votre Altesse Royale et son Gouvernement aussi bien que Monseigneur Jean Hengen, Evêque de Luxembourg.

Je suis très sensible aux nobles et cordiales paroles de bienvenue par lesquelles Votre Altesse Royale a voulu rendre hommage à la charge spirituelle que j’assume envers l’ensemble des catholiques et aux efforts que cette mission entraîne en faveur de la paix et de la justice dans le monde.

Avec déférence et reconnaissance, je salue toutes les hautes personnalités qui, avec Leurs Altesses Royales le Grand-Duc et la Grande-Duchesse, ont bien voulu venir à ma rencontre pour m’accueillir en cet aéroport. A travers elles, mes chaleureuses salutations s’adressent à toute la population du Luxembourg présente ici par des délégations accourues des diverses régions du pays. Que tous les habitants, Luxembourgeois et immigrés, catholiques et membres d’autres confessions, croyants et non croyants, soient assurés de ma sincère sympathie. A tous et à toutes je suis uni par une intense sollicitude pour l’homme et par un attachement indéfectible à sa dignité et à sa liberté.



2. Je sais que ces valeurs sont inscrites dans les institutions démocratiques de votre pays. Elles sont gravées dans le coeur des citoyens, d’autant plus profondément que votre longue et douloureuse histoire, et des souffrances encore récentes, vous ont enseigné à en apprécier le prix. Aussi ne puis-je que m’associer de tout coeur à la prière que vous adressez au Dieu Très-Haut dans votre hymne national: “Looss viru blénken d’Fräiheets-Sonn, déi mir esou laang gesin” (Fais toujours briller le soleil de la liberté que nous avons vu pendant si longtemps).

Depuis maintenant quarante ans, grâce à vos alliés et à votre propre courage, vous avez recouvré l’indépendance dans la dignité. Votre peuple, attaché aux valeurs religieuses et morales, tout particulièrement à la foi catholique, soutenu par la protection de Notre-Dame, Consolatrice des Affligés, Patronne de la ville et du pays de Luxembourg, est sorti du creuset de l’épreuve, fort de sa cohésion et de sa volonté de paix.

Le Luxembourg est, depuis les débuts, aux premières lignes du chantier d’une Europe unie, dans laquelle des nations jadis opposées cherchent à unir leurs efforts pour promouvoir la prospérité et le bien-être de tous. Il est heureux que la ville de Luxembourg, connue longtemps à cause de sa forteresse imprenable, soit illustrée aujourd’hui par la présence d’importantes institutions de la Communauté européenne Ainsi, votre pays reste fidèle à sa vocation d’être, en ce carrefour important des civilisations, un lieu d’échanges et de coopération intenses entre un nombre croissant de pays. Je souhaite ardemment que cette volonté de solidarité unisse toujours plus largement les communautés nationales et s’étende à toutes les nations du monde, notamment les plus démunies.



3. Ce voyage apostolique est placé sous le signe du Notre Père, la prière de chaque jour de la vie. En la méditant, nous reprendrons mieux conscience que tous les hommes sont les fils et les filles créés et aimés par Dieu notre Père; et nous affermirons aussi notre solidarité fraternelle, car c’est le même Père qui nous réconcilie avec lui et entre nous, qui nous unit par sa volonté d’amour et de paix.

On ne peut séparer l’homme de Dieu sans diminuer l’homme. Qui s’écarte de Dieu risque de perdre ses raisons de respecter sa vie et celle des autres. Dieu n’est pas l’oppresseur de l’homme, il est son Ami, il répond de sa grandeur et de sa liberté, il soutient les pauvres et les faibles.


AUX REPRÉSENTANTS DES INSTITUTIONS ET ORGANISMES DE LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE

Luxembourg - Mercredi 15 mai 1985


Monsieur le Président de la Cour de Justice des Communautés européennes, Mesdames, Messieurs les Représentants des Institutions de la Communauté,




1. Au nom des distingués Représentants des Institutions et Organismes de la Communauté européenne établis à Luxembourg, Lord Mackenzie Stuart vient d’exprimer des voeux de bienvenue auxquels je suis particulièrement sensible. En vous saluant, Mesdames et Messieurs, je voudrais vous assurer de la grande estime que je porte aux Institutions auxquelles vous collaborez. En accomplissant les tâches qui vous sont confiées, vous concourez quotidiennement au grand dessein qui est à l’origine des Communautés européennes: celui de développer entre les nations de ce continent la solidarité qui avait si cruellement fait défaut lorsque l’Europe a été précipitée dans deux guerres étendues à l’échelle du monde. Vos fondateurs ont eu le courage d’entreprendre la reconstruction d’une unité brisée au cours des derniers siècles et de poser les bases d’une communauté.

Dans quelques jours, j’aurai l’occasion de me rendre également au siège du Conseil des Ministres et de la Commission des Communautés européennes au cours de ma visite pastorale en Belgique. Me trouvant auprès de vous aujourd’hui pour accomplir la première visite du Pape aux Institutions communautaires, je voudrais aborder des thèmes qui me paraissent liés à la nature même de votre mission. Assurément, mon propos n’est pas d’entrer dans ce qui relève de l’autorité des Organismes ici établis, ni dans les domaines propres de vos compétences. Je viens ici en tant que Pasteur de l’Eglise catholique qui a, depuis deux millénaires, une place particulière dans l’histoire et la culture européenne, c’est-à-dire dans la vie des hommes. Et je viens ici en témoin de l’homme, de l’homme éclairé par la foi en Dieu sur le sens de sa vie.

2. Il est remarquable que des nations, possédant chacune un passé prestigieux, aient pu, notamment pour leur économie, confier une part de leurs pouvoirs à des instances communautaires, et parvenir, en surmontant de réelles difficultés, aux consensus nécessaires au bon fonctionnement de telles Institutions. Celles-ci se fondent sur des Traités dont l’application est concertée. L’action convergente de cet ensemble d’Etat repose sur la primauté consentie au droit.

La présence d’une Cour de Justice témoigne de ce que les Communautés européennes deviennent un haut lieu du droit. Devant les tentations de la puissance, face à des conflits d’intérêts malheureusement inévitables, il revient au droit d’exprimer et de défendre l’égale dignité des peuples et des personnes. N’est-ce pas un mérite premier d’une civilisation fondée sur le droit que de savoir protéger les siens contre toute forme de violence? Ne revient-il pas au droit la responsabilité d’affermir la paix par une équitable régulation des rapports entre les hommes, entre les hommes et leurs Institutions? Il est heureux de constater que vous contribuez à faire prévaloir la solidarité communautaire sur les intérêts particuliers, tout en offrant aux ressortissants des Etats une possibilité de recours. Sans doute des difficultés sensibles demeurent-elles, mais dès à présent votre tâche revient à permettre que ce qu’on a appelé des “mécanismes institutionnels” ne puissent léser les personnes ni entraver leurs légitimes aspirations. Et le devoir de toute jurisprudence comporte particulièrement la protection des groupes et des individus défavorisés à cause de leur pauvreté, de leur santé, de leur manque de formation, de leur déracinement, pour n’évoquer que certaines blessures infligées dans la société à beaucoup des siens.

Afin de répondre à ces exigences fondamentales, la Communauté se trouve dans une situation originale. Vous rassemblez des nations qui ont constitué au cours de leur histoire des traditions juridiques indépendantes à mesure que s’affirmait leur autonomie et que s’effaçait l’homogénéité relative des civilisations antique et médiévale. A présent, vous êtes appelés à réaliser le rapprochement de législations différentes, à faire se rencontrer les grandes traditions qui les inspirent. En créant une jurisprudence européenne autonome, il me semble que vous avez la chance de dépasser la simple juxtaposition des lois et les compromis pragmatiques, au cours d’un processus qui n’en est encore qu’à ses débuts. Votre tâche vous conduira, peu à peu, à enrichir le grand ensemble européen grâce aux apports propres à ses diverses parties. Je vous souhaite de réaliser ainsi, pour ce qui regarde le droit, une forme particulièrement bénéfique de progrès dans la civilisation, dont l’Europe a déjà parcouru beaucoup d’étapes au long de son histoire.

A l’époque actuelle, un perfectionnement du droit, élargi à la dimension d’une vaste communauté, apparaît d’autant plus nécessaire que la société qu’il sert se modifie sous des influences multiples et souvent contradictoires. Les hommes, dont le droit est appelé à favoriser les aspirations fondamentales, tendent à se disperser en poursuivant tant d’objectifs divers qu’il n’est pas facile d’y discerner l’essentiel. L’exagération de certains désirs, amplifiés par leur projection dans les médias, les craintes éprouvées devant toutes les menaces de violence et d’instabilité qui pèsent sur le monde, les séductions ambiguës qu’exercent les possibilité inouïes des sciences de la vie, tout cela expose l’homme contemporain à ne plus savoir tracer sa route dans la clarté, à se laisser saisir par les vertiges du doute et finalement à perdre de vue les bases d’une saine éthique. C’est dire la gravité du devoir qui incombe à tous ceux qui doivent exprimer les règles de la vie sociale. Il leur faut une grande probité intellectuelle, il leur faut un grand courage pour pratiquer un discernement ardu mais indispensable. L’Eglise, pour sa part, ne ménage pas ses efforts pour défendre les valeurs primordiales du respect de la vie à toutes ses étapes, les biens inaliénables de l’institution familiale, l’exercice des droits humains fondamentaux, la liberté de conscience et de pratique religieuse, l’épanouissement de la personne dans une libre communion avec ses frères. J’ai confiance que cette intention vous anime. Et je formule le voeu ardent que l’Europe saura réagir à tout ce qui affaiblirait les bienfaits d’une juste éthique, afin de mettre en lumière la vérité de l’homme. Et comment ne pas souhaiter que, grâce à des échanges culturels élargis, tous les pays de l’Europe puissent promouvoir les valeurs qu’ils ont en commun?

3. Mesdames et Messieurs, les réflexions que je viens de proposer au sujet du droit et de la justice au coeur de la société trouvent un prolongement naturel dans les objectifs poursuivis sur le plan de l’activité économique par les Communautés européennes; plusieurs Organismes établis dans cette ville y contribuent directement.

Les conditions présentes de la vie économique qui, tout à la fois, change et traverse une crise, rendent difficile son développement et précaires ses équilibres. La tentation existe de parer au plus pressé. Les exigences techniques d’une régulation délicate risquent de laisser quelque peu dans l’ombre les finalités qui motivent les productions et les échanges. Il est d’autant plus nécessaire, me semble-t-il, que ceux qui témoignent de la vérité intégrale de l’homme ne restent pas à l’écart. Ils ont à réaffirmer un principe de base: l’ensemble des ressources disponibles et le travail n’ont d’autre fin que de procurer à tous les hommes les moyens d’épanouir leur vie dans le respect de leur dignité.

Il convient de donner sa pleine extension au concept de la justice. La justice est une exigence fondamentale pour tout groupe humain, elle prend des dimensions nouvelles dans un vaste ensemble à l’échelle de plusieurs nations associées. Je sais que les problèmes dont vous essayez de faire avancer la solution sont nombreux. On se trouve confronté à beaucoup d’inégalités. En Europe, les diverses régions se situent à des stades de développement tellement différents que leurs habitants sont loin de jouir de niveaux de vie comparables. L’évolution des techniques et des échanges à travers le monde est telle que des secteurs entiers d’activité entrent en récession, sans que cela soit compensé par des créations suffisantes. Le principal prix que payent les hommes, c’est le chômage; et on sait ce qu’il peut entraîner de malheur, tout spécialement chez les jeunes. Dira-t-on jamais assez que c’est la responsabilité de tous de ne pas s’y résigner, chacun devant agir suivant sa propre compétence. Toutes les causes doivent être clairement examinées, les solutions doivent être décidées et mises en oeuvre en acceptant qu’elles coûtent aux uns de renoncer à certains avantages pour que les autres retrouvent l’emploi auquel ils ont droit. Un devoir essentiel concerne les jeunes: la société doit s’organiser pour qu’ils puissent recevoir la formation indispensable à leur insertion dans la vie active et à leur propre action pour bâtir l’avenir. Sur ces sujets, je me suis exprimé plus amplement dans mon Encyclique sur le travail (Cfr. IOANNIS PAULI PP. II Laborem Exercens LE 18) et dans le discours que j’ai prononcé lors de ma visite à l’Organisation Internationale du Travail (Cfr. EIUSDEM Allocutio Genavae, ad eos qui LXVIII conventui Conferentiae ab omnibus nationibus de humano labore interfuere, habita, 11-12, die 15 iun. 1982: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, V, 2 (1982) 2263 ss.). Par ailleurs, je voudrais rappeler encore une autre obligation vraiment humaine, celle de permettre aux personnes les plus démunies et les plus fragiles parmi nous d’avoir une place dans la communauté grâce à un équitable partage des ressources fraternellement consenti.



4. La puissance économique dont dispose l’Europe en fait une des régions favorisées dans le monde, malgré les problèmes réels qu’elle connaît. Cette situation lui crée une responsabilité dans les relations Nord-Sud où la justice humaine s’impose également. Tandis qu’elle recherche pour elle-même les voies d’une solidarité interne en écartant les tentations hégémoniques, dans le même esprit il lui revient d’étendre cette solidarité dans la plus large mesure possible aux pays privés des mêmes moyens de développement. Je sais que c’est une de vos préoccupations et que bien de efforts sont suivis de réalisations, comme dans le cadre des conventions successives de Lomé. Il faut cependant sans cesse se demander si tout ce qui est réalisable et juste a été accompli, face à une importante fraction de l’humanité, en Afrique notamment, où la faim est meurtrière, où la terre s’appauvrit, où les Etats sont entravés par leur dette extérieure et conservent peu de capacités d’investissements productifs.

Le drame de la pauvreté demande que toutes les énergies soient mobilisées. Il est un élément positif qu’il est bon de relever ici, c’est la collaboration des Institutions communautaires avec les organisations non-gouvernementales oeuvrant pour le développement, parmi lesquelles beaucoup sont d’inspiration chrétienne: présentes sur place et coopérant étroitement avec les instances locales, il leur est souvent permis d’adapter l’aide à ses destinataires, de soutenir les efforts des agriculteurs pour améliorer leur production vivrière, de faire de la coopération un échange réellement humain.

Me permettrez-vous de rappeler ici une préoccupation souvent exprimée et qui a une valeur exemplaire? Je veux dire que nombreux sont ceux que heurte le contraste entre le dénuement de populations privées de nourriture et l’accumulation en Europe de surplus alimentaires. Il est vrai que des transferts substantiels ont lieu; par ailleurs les conditions pratiques restent ardues, et le problème ne peut être résolu par une simple arithmétique. Mais devant l’urgence, ne pourrait-on faire davantage? A-t-on la volonté de tout mettre en oeuvre pour que les fruits de la terre soient remis à ceux qui en ont un absolu besoin, à l’heure où tant d’autres échanges de richesses sont réalisés? Travailler à dépasser une inégalité flagrante, c’est poser un jalon concret sur la voie de la solidarité vraie des hommes qui ont tous le droit de vivre; et c’est une authentique oeuvre de paix.

5. Mesdames, Messieurs, avant de prendre congé de vous, je voudrais saluer cordialement les Honorables Membres du Parlement européen qui ont tenu à participer à cette rencontre. J’espère pouvoir répondre un jour à l’invitation qu’ils m’ont adressée à me rendre au siège de leur Assemblée à Strasbourg. Et je voudrais dire aussi ma considération pour les personnes qui assistent le travail parlementaire au sein du Secrétariat général; leur tâche favorise une relation vivante des hommes avec leurs institutions, elle contribue à faire progresser dans la conscience des Européens l’esprit du projet communautaire.

De nombreux services demandent ici aux fonctionnaires qui en assurent la charge un réel dévouement; il leur faut accepter les contraintes de l’éloignement et les exigences de la compréhension réciproque. Je vous souhaite la satisfaction d’accomplir des tâches utiles à l’ensemble de vos concitoyens.

Je salue également la présence de jeunes de diverses nations dans cette ville, notamment ceux de l’Ecole européenne avec leurs éducateurs: ils sont le signe que les générations nouvelles peuvent contribuer à un monde de fraternité et de paix.

A vous tous, j’adresse mes encouragements. Je vous assure de ma profonde estime. Je prie Dieu de vous inspirer, de bénir vos personnes et vos familles. Dans la prière, je forme le voeu que votre activité soit toujours plus un apport constructif, dans la fidélité à ce que les traditions de l’Europe ont de meilleur, à la cause du droit et de la justice.



MESSAGE DE JEAN-PAUL II AU MONDE DU TRAVAIL

Luxembourg, Mercredi, 15 mai 1985


1. « Rends fructueux, Seigneur, le travail de nos mains »[1].

C'est cette prière que je voudrais adresser au Seigneur avec vous aujourd'hui: qu'il bénisse le travail des mains humaines et des intelligences humaines, qu'il bénisse tout le travail de l'homme. Aujourd'hui les travailleurs du Luxembourg participent au sacrifice eucharistique du Christ et de l'Eglise.Ainsi le travail lui-même est offert sur l'autel du Peuple de Dieu; en un sens, le travail, par le pain et le vin qu'il a contribué à produire, constitue la « matière » de ce Sacrifice.

Et nous sommes rassemblés en un lieu important du travail dans votre pays du Luxembourg. Nous nous trouvons devant une usine en activité ce soir même. Je voudrais voir là un signe expressif de ce que « le travail de nos mains » est offert au Seigneur.

En vous rencontrant ici, je sais bien ce que le travail industriel signifie pour vous, et je vous salue fraternellement, vous qui partagez des tâches très diverses mais toutes indispensables, vous qui avez des compétences différentes mais chacun une dignité égale. Je vous salue, vous qui contribuez ensemble à l'oeuvre que Dieu confie à l'intelligence de l'homme, dans ce lieu d'activité économique moderne, où vous connaissez bien les difficultés et les réussites de notre époque. Je salue, avec les Luxembourgeois, les membres des diverses communautés linguistiques et ethniques ici présentes, de même que les pèlerins venus du pays d'Arlon, de la Lorraine et de la Sarre. Formant un carrefour des nations, vous mettez en commun vos manières d'être, vos façons de vivre et d'exprimer la foi; vous vous enrichissez mutuellement.

Je salue ceux qui sont heureux de trouver ici les moyens de vivre et de s'épanouir. Je salue avec affection ceux pour qui la tâche est dure, ceux qui sont privés d'emploi, ceux que la souffrance blesse de bien des manières. Avec eux particulièrement, je reprendrai la prière du psaume: «Reviens, Seigneur! Consolide pour nous l'ouvrage de nos mains»[2].

2. Lorsque notre offrande du pain et du vin, déposée sur l'autel, sera devenue le Sacrifice même du Christ, son Corps et son Sang, nous tous qui participons à l'Eucharistie, nous nous unirons dans la prière du « Notre Père » que le Seigneur Jésus lui-même nous a enseignée.

Cette prière a été choisie comme thème conducteur de tout mon pèlerinage au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Belgique.

Aujourd'hui, l'Evangile nous rappelle le moment où Jésus a enseigné à ceux qui l'écoutaient, avant tout aux Apôtres, la prière du « Notre Père ».

Depuis ce temps-là, cette prière a sa place dans la vie du Peuple de Dieu chaque jour. Elle revient sur les lèvres des jeunes et des personnes âgées. Les pères et les mères des familles chrétiennes se font un devoir de transmettre cette prière à leurs enfants. Ils la récitent ensemble à la maison et à l'église.

Elle est aussi la prière qui accompagne notre travail. Aujourd'hui, je voudrais méditer avec vous, chers Frères et Soeurs, sur les problèmes importants du travail humain, à la lumière des diverses paroles de la prière que Jésus nous a donnée. Ainsi inspirés, il nous sera davantage possible de répondre à l'appel de Saint Paul: « Tout ce que vous faites, que ce soit toujours au nom du Seigneur... Quel que soit votre travail, faites-le de bon coeur, pour le Seigneur... »[3].

[1] Ant.: Ps 89,17 (90), 17.
[2] Cfr. Ps 89,13 Ps 89,17 (90), 13. 17.
[3] Col 3,17 Col 3,23.

3. « Notre Père qui es aux cieux ».

En nous adressant à Dieu, c'est au Père que nous nous adressons: au Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et nous désirons que son « nom soit sanctifié ». Le nom de Père désigne pour nous « Celui qui est », selon ce qu'entendit un jour Moïse, du milieu du buisson ardent, au pied du Mont Horeb[4].

L'Apocalypse[5] nous dit que Dieu est « celui qui est, qui était et qui vient, celui qui est éternel et immortel.

Le Psaume de la liturgie de ce jour lui rend témoignage: « D'âge en âge, Seigneur, tu as été notre refuge. Avant que naissent les montagnes, / que tu enfantes la terre et le monde, / de toujours à toujours, toi, tu es Dieu ».

Mais les mots ne suffisent pas. Au-delà de toute mesure humaine, Dieu, en son Etre, dépasse toute la création et en même temps embrasse toutes choses.Toute chose a son origine en Lui.

Et, comme Jésus nous permet d'invoquer Dieu par le beau nom de Père, nous prenons conscience d'être non pas les produits du hasard ballotés à tout vent, mais des enfants bien-aimés de notre Créateur.

4. En créant l'homme, Dieu a voulu le revêtir d'une dignité sans égale, il l'a fait à son image et à sa ressemblance, capable d'accomplir une oeuvre dont il est responsable. C'est ainsi que le travail humain lui-même appartient à l'oeuvre de la création, comme en témoigne déjà le premier chapitre du livre de la Genèse.

Dieu, en effet, en créant l'homme, l'homme et la femme, leur dit: « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez- la »[6]. C'est là pour ainsi dire le premier commandement de Dieu, attaché à l'ordre même de la création.

Ainsi le travail humain répond à la volonté de Dieu. Quand nous disons « que ta volonté soit faite », rapprochons aussi ces paroles du travail qui remplit toutes les journées de notre vie! Nous nous rendons compte que nous nous accordons à cette volonté du Créateur lorsque notre travail et les relations humaines qu'il entraîne sont imprégnés des valeurs d'initiative, de courage, de confiance, de solidarité, qui sont autant de reflets de la ressemblance divine en nous.

Mais nous savons aussi que beaucoup de travailleurs se trouvent dans des situations difficiles ou contraires à la volonté du Créateur. J'évoquerai quelques exemples seulement, ne pouvant tout dire ici.

Il y a parmi vous des hommes et des femmes nombreux qui ont dû quitter leur pays natal pour prendre un nouveau départ dans une terre nouvelle, accueillante assurément, mais néanmoins étrangère. Malgré les efforts de tous, leur vie peut rester marquée par des problèmes comme l'isolement dû aux barrières linguistiques, l'insuffisance du logement ou l'éducation des enfants partagés entre deux cultures. Mais je sais que l'on fait beaucoup pour que les uns et les autres soient respectés dans leur originalité propre et puissent contribuer à une vie commune où la proportion élevée des immigrants soit reconnue comme une richesse positive.

Nous n'oublions pas ici tous ceux qui ne peuvent pas travailler, en commençant par ceux que la maladie et l'infirmité en empêchent ou qui ont besoin de postes de travail aménagés. Il faut que tous leurs frères aient à coeur de faire jouer à leur égard une solidarité effective et chaleureuse.

La solidarité est aussi nécessaire face au problème du chômage. Bien que ce fléau atteigne proportionnellement moins le Luxembourg que d'autres pays, il ne faut pas cesser de redire qu'il est toujours un mal, surtout quand il affecte les jeunes[7]. Est-on assez conscient du drame que le chômage représente pour des jeunes qui « avec une grande peine voient frustrées leur volonté sincère de travailler et leur disponibilité à assumer leur propre responsabilité dans le développement économique et social de la communauté »[8]? Lorsqu'on analyse les facteurs économiques et lorsqu'on prend les décisions rendues nécessaires par leur évolution, il faut s'interroger sur l'esprit dans lequel sont considérés les facteurs humains, de manière à rendre vraie la solidarité de tous, quels que soient les qualifications, les âges ou les origines des chômeurs.

[4] Cfr. Ex 3,14.
[5] Ap 1,4.
[6] Gn 1,28.
[7] Cfr. Ioannis Pauli PP. II Laborem Exercens, LE 18.

5. Le Créateur a investi l'homme du pouvoir de dominer la terre; il lui demande ainsi de maîtriser par son propre travail le domaine qu'il lui confie, de mettre en oeuvre toutes ses capacités afin de parvenir à l'heureux développement de sa propre personnalité et de la communauté entière. Par son travail, l'homme obéit à Dieu et répond à sa confiance. Cela n'est pas étranger à la demande du «Notre Père»: « Que ton Règne vienne »: c'est pour que le plan de Dieu se réalise que l'homme agit, conscient d'avoir été fait à la ressemblance de Dieu et donc d'avoir reçu de lui sa force, son intelligence, ses aptitudes à réaliser une communauté de vie par l'amour désintéressé qu'il porte à ses frères. Tout ce qui est positif et bon dans la vie de l'homme s'épanouit et rejoint son véritable but dans le Règne de Dieu. Vous avez bien choisi le mot d'ordre: «Règne de Dieu, vie de l'homme», car la cause de Dieu et la cause de l'homme sont liées l'une à l'autre, le monde progresse vers le Règne de Dieu grâce aux dons de Dieu qui permettent le dynamisme de l'homme. Autrement dit, prier pour que vienne le Règne de Dieu, c'est tendre de tout son être vers la réalité qui est la fin ultime du travail humain.

6. Mais nous prions aussi avec simplicité pour que Dieu nous donne les moyens de vivre, « notre pain de ce jour ». Cette demande ne nous éloigne pas du travail, elle souligne plutôt que le travail ne peut produire les fruits nécessaires au bien-être de l'homme que s'il bénéficie de tout ce que la création met à sa disposition: la fécondité de la terre, ses richesses végétales ou minérales, autant que les capacités propres de l'homme mises en commun au service de la vie. Que Dieu nous donne, à travers notre travail, de pouvoir nourrir notre corps, alimenter notre esprit, approfondir nos cultures différentes et complémentaires, disposer des ressources indispensables à l'existence humaine de toute la communauté! Car, quand nous demandons à Dieu notre pain, nous ne sommes pas isolés de nos frères; nous ne pouvons prononcer en vérité cette prière que dans un esprit de solidarité, dans une disposition au partage ouvert à toute l'humanité et avec un amour concret pour les millions d'hommes qui n'ont pas de quoi subsister.

7. Si nous prenons ainsi conscience, en priant le « Notre Père », qu'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour que le travail de tous produise le pain partagé équitablement entre tous, nous comprendrons qu'il faut poursuivre en demandant au Père: « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Nous nous rappelons les paroles mêmes de Jésus au moment de livrer sa vie sur la Croix.

Dans le domaine du travail, la faute et le péché de l'homme ont trop souvent pesé lourdement. C'est là en particulier que le péché a pris une dimension sociale, car l'égoïsme des uns prive les autres du nécessaire, l'orgueil et la volonté de puissance des uns porte atteinte à la dignité et aux droits des autres. Cela s'est manifesté par bien des formes d'exploitation injuste, à l'intérieur d'une région déterminée ou par-delà les frontières. Et dans un enchaînement parfois tragique, le poids de l'injustice sociale a souvent provoqué, au cours des dernières générations notamment, des réactions violentes, voire révolutionnaires, des luttes entre les groupes sociaux et des conflits entre les nations.

Il faut lutter sans cesse pour établir une meilleure justice. Il s'agit d'un combat, non pas contre les hommes, mais contre les injustices, et cela dans l'amour et le respect des personnes. Et la prière de Jésus nous rappelle que sans l'esprit de réconciliation qui est un don de Dieu et qui doit inspirer nos actions, notre effort resterait en grande partie vain. « Le monde des hommes pourra devenir "toujours plus humain" seulement lorsque nous introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le moment du pardon, si essentiel pour l'Evangile. Le pardon atteste qu'est présent dans le monde l'amour plus fort que le péché »[9].

Oui, l'Eglise qui prie chaque jour: « Pardonne-nous... comme nous pardonnons » participe à l'histoire de la société dans l'esprit du Seigneur. Elle s'oppose à tout ce qu'entreprend la haine. Par sa doctrine sociale, elle invite à chercher les voies des réformes qui permettent à l'homme d'utiliser son travail ou le capital dont il dispose pour dépasser les conflits, éviter l'injustice, se rapprocher du dessein de Dieu qui « a voulu que tous les hommes constituent une seule famille et se traitent mutuellement comme des frères »[10]. Sur cette route, que Dieu nous donne de comprendre « que l'homme ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même »[11].

[8] Ibid. LE 18
[9] Ioannis Pauli PP. II Dives in Misericordia, DM 14.
[10] Gaudium et Spes, GS 24.
[11] Cfr. ibid. GS 24

8. « Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal ». Dans le cadre de notre méditation sur le travail, cette demande est nécessaire, elle aussi. Elle peut surgir lorsque l'inquiétude nous saisit. Que l'oeuvre de l'intelligence humaine et des mains humaines, l'oeuvre de la science et de la technique, ne se retourne pas contre l'homme! Que de menaces pour l'homme dans ce que produit son travail! Il multiplie les armes dans des proportions effrayantes. Dominant la terre, il la dégrade et la défigure, il en gaspille les ressources. Perfectionnant son savoir-faire et allégeant ses tâches, il diminue le nombre d'emplois. Nous connaissons tous l'étendue des effets pervers d'un progrès que nous ne savons pas maîtriser ou que nous détournons de son sens positif.

Délivre, ô Père, du mal qu'engendrent de tant de façons nos actions quand elles sont désordonnées! Permets que notre travail soit utile à la famille humaine, selon ta volonté! Qu'il réponde aux besoins de cette famille toujours plus nombreuse, des nations, de la société entière! Permets que notre travail serve à donner à tous une vie digne de l'homme dans la justice et la paix!

Grâce à la puissance du Sauveur qui nous libère des entraves du mal, retrouvons le sens positif de la tâche humaine, la vérité de la mission que nous donne le Créateur! Et travaillons à développer pour tous les hommes la civilisation de l'amour! Ecoutons encore l'Apôtre Paul: « Dans toute votre vie, mettez l'amour au-dessus de tout: c'est lui qui fait l'unité dans la perfection »[12].

9. C'est dans cet esprit que je prie avec vous, chers Frères et Soeurs, moi, l'Evêque de Rome et le serviteur des serviteurs de Dieu: je prie pour le travail de tous les travailleurs, pour le travail de tous les hommes et de toutes les femmes, dans votre pays, en Europe et sur tous les continents de la terre qui, par la volonté du Créateur, est devenue la patrie de l'homme.

« Rends fructueux, Seigneur, le travail de nos mains,... »

« Notre Père,... que ton Règne vienne! ».

- messages en portugais, italien, polonais

[12] Col 3,14.




Discours 1985 - Jeudi, 9 mai 1985