Discours 1984 - Samedi 14 janvier 1984


À L'ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE DU CONSEIL PONTIFICAL DE LA CULTURE

Lundi 16 janvier 1984




Chers Frères dans l’épiscopat, chers amis,

Je vous souhaite la plus cordiale bienvenue, heureux de vous retrouver au cours de votre réunion annuelle à Rome, pour un temps privilégié de réflexion et d’orientation, en communion avec le Pape. A travers vos personnes, ce sont les hommes de culture des différents continents que je salue avec respect. Vous savez l’importance vitale que j’attache au devenir des cultures de notre temps, et à leur rencontre féconde avec la Parole salvifique du Christ libérateur, source de grâces aussi pour les cultures.

1. Durant ces journées de travail, vous faites le point sur les activités du Conseil pontifical pour la Culture, afin de réfléchir à son action future, à partir d’un regard chrétien sur les cultures vers la fin du XXème siècle.

Je souhaite à ce Conseil, dernier né des organismes de la Curie romaine, d’assumer progressivement son rôle propre, et je vous remercie de tout ce que vous avez accompli depuis la fondation en mai 1982. Je remercie notamment le Cardinal Garrone, Président du Comité de Présidence, le Cardinal Sales, Monseigneur Paul Poupard, Président du Comité exécutif, Monseigneur Antonio Javierre Ortas, Conseiller, le Père Carrier, Secrétaire, et leurs collaborateurs, qui se dévouent tous à leurs premières tâches d’exploration et de réalisation, et les membres distingués du Conseil international, dont le concours qualifié est et sera très précieux.

Déjà le Saint-Siège et l’Eglise, grâce aux Universités et Académies ecclésiastiques, aux commissions spécialisées, aux bibliothèques et archives, ont toujours apporté au monde une contribution de première valeur, au plan de l’éducation, de l’enseignement et de la recherche, des sciences et des arts sacrés. Divers organismes de la Curie y collaborent et il est certainement souhaitable que leur action se développe encore, en réponse aux exigences du monde contemporain, et surtout qu’elle soit mieux harmonisée et connue. Votre Conseil a sa part originale dans cette activité et cette coopération.

2. Votre rôle est surtout de nouer des relations avec le monde de la culture, dans l’Eglise et en dehors des institutions ecclésiales, avec les évêques, les religieux, les laïcs engagés en ce domaine ou délégués des associations culturelles officielles ou privées, les universitaires, les chercheurs et artistes, tous ceux qui sont intéressés à approfondir les problèmes culturels de notre temps. En lien avec les Eglises locales, vous contribuez à ce que ces représentants qualifiés fassent connaître à l’Eglise le fruit de leurs expériences, recherches et réalisations au bénéfice de la culture - que l’Eglise ne saurait ignorer dans son dialogue pastoral et qui sont une source d’enrichissement humain - et aussi qu’ils reçoivent à ce sujet le témoignage des chrétiens.

3. On pense naturellement aux Organisations internationales telles que l’UNESCO et le Conseil de l’Europe, dont les activités spécifiques veulent être au service de la culture et de l’éducation. Votre Conseil peut contribuer - comme cela s’est déjà fait - à renforcer la collaboration qui convient avec de tels organismes, qui sont déjà en relation avec le Saint-Siège.

Vous êtes également bien placés pour participer, avec d’autres représentants du Saint-Siège et de l’Eglise, aux Congrès importants qui traitent des problèmes de la culture et des sciences de l’homme. En de tels domaines, la présence de l’Eglise, dans la mesure où elle est invitée, est particulièrement significative et source d’un grand enrichissement pour le monde comme pour elle-même, et il importe qu’elle y consacre tous ses soins.

4. L’activité habituelle du Conseil est aussi l’étude approfondie de grandes questions culturelles où la foi est interpellée et l’Eglise particulièrement impliquée. C’est là un service appréciable du Pape, du Saint-Siège et de l’Eglise. La collection “Cultures et dialogue” - dont on connaît déjà le premier et intéressant volume sur le cas Galilée - pourra utilement y contribuer, ainsi que diverses réalisations que vous prévoyez pour le dialogue entre l’Evangile et les cultures

5. Pour la poursuite de vos projets, il est bon de vous adresser - comme vous en avez le souci - aux Conférences épiscopales, afin de recueillir de leur part les initiatives qui traduisent en pratique, dans leurs milieux, les objectifs du Concile Vatican II et particulièrement de la Constitution pastorale “Gaudium et Spes” sur la culture. Mieux connaître comment les Eglises locales saisissent les évolutions des mentalités et des cultures dans leurs pays aidera à mieux orienter leur action évangélisatrice. Des expériences pastorales intéressantes ont été tentées en ce domaine depuis le Concile, qui permettent aux Eglises locales d’affronter, à la lumière de l’Evangile, les problèmes complexes posés par l’émergence des nouvelles cultures, et les défis de l’inculturation, les nouveaux courants de pensée, la rencontre parfois conflictuelle des cultures et la recherche loyale du dialogue entre elles et l’Eglise.

Certains épiscopats ont déjà créé une Commission compétente pour la culture. Quelques diocèses ont nommé un responsable, parfois un évêque auxiliaire, chargé des problèmes nouveaux que pose une pastorale moderne de la culture. C’est cette solution que j’ai cru bon d’instituer moi-même, vous le savez, pour le diocèse de Rome.

Il sera précieux de faire connaître les résultats que ces initiatives ont obtenus, suscitant ainsi un utile échange d’informations et une saine émulation.

6. A bon droit aussi, vous cherchez à collaborer avec les Organisations internationales catholiques. Plusieurs de ces Organisations sont particulièrement intéressées aux problèmes de la culture, et ont déjà souhaité cette coopération avec vous. Les OIC sont aux avant-postes dans l’action que mènent les catholiques pour la promotion de la culture, de l’éducation, du dialogue interculturel. C’est pourquoi je me réjouis de l’attention portée par votre Conseil à ce secteur important, en collaboration avec le Conseil pontifical pour les Laïcs qui a compétence pour suivre, en général, l’apostolat des Organisations internationales catholiques.

7. D’autre part, beaucoup de religieux et de religieuses déploient dans le domaine de la culture une action importante. Plusieurs Instituts religieux consacrés à l’oeuvre de l’éducation et au progrès culturel, à la compréhension et à l’évangélisation des cultures, ont manifesté leur désir de participer activement à la mission du Conseil pontificale pour la Culture, afin de chercher ensemble, dans un esprit de fraternelle collaboration, les voies les meilleures pour promouvoir les objectifs du Concile Vatican II en ces vastes domaines. En liaison avec la Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers, votre Conseil pourra contribuer à aider ces religieux et ces religieuses dans le travail spécifique d’évangélisation dont ils sont chargés pour la promotion culturelle de l’être humain.

8. A travers ces quelques paroles, on saisira facilement l’importance et l’urgence de la mission confiée au Conseil pontifical pour la Culture, mission qui s’insère à sa place - et sous un angle spécifique - dans celle des organismes du Saint-Siège et dans celle de toute l’Eglise, responsable de porter la Bonne Nouvelle à des hommes très marqués par le progrès culturel mais aussi par ses limites. Plus que jamais, en effet, l’homme est gravement menacé par l’anticulture, qui se révèle entre autres dans la violence croissante, les affrontements meurtriers, l’exploitation des instincts et des intérêts égoïstes. En travaillant au progrès de la culture, l’Eglise cherche, sans relâche, à faire que la sagesse collective l’emporte sur les intérêts qui divisent. Il faut permettre à nos générations de construire une culture de la paix. Puissent nos contemporains retrouver le goût de l’estime de la culture, véritable victoire de la raison, de la compréhension fraternelle, du respect sacré pour l’homme, qui est capable d’amour, de créativité, de contemplation, de solidarité, de transcendance!

En cette Année jubilaire de la Rédemption qui m’a déjà donné le privilège d’accueillir le pèlerinage fervent de nombreux hommes et femmes de culture, j’implore les bénédictions du Seigneur sur votre tâche difficile et passionnante. Que le message de réconciliation, de libération et d’amour, puisé aux sources vives de l’Evangile, purifie et illumine les cultures de nos contemporains en quête d’espoir!



Février 1984



À S.E. M. KAARLO JUHANA YRJÖ-KOSKINEN, NOUVEL AMBASSADEUR DE FINLANDE PRÈS LE SAINT- SIÈGE À L'OCCASION DE LA PRÉSENTATION DES LETTRES DE CRÉANCE

Jeudi 9 février 1984




Monsieur l’Ambassadeur,

je vous souhaite la bienvenue en cette Maison où déjà de nombreux diplomates finlandais sont venus représenter leur pays auprès du Saint-Siège, comme Ambassadeurs extraordinaires et plénipotentiaires. Les sentiments que Votre Excellence vient d’exprimer en inaugurant à son tour ses hautes fonctions me touchent et me réjouissent, et ils permettent d’envisager votre mission comme fructueuse pour la Finlande, pour le Saint-Siège et pour le renforcement de la paix dans le monde. Au-delà de votre personne, je pense à Son Excellence le Président Mauno Koivisto, qui vous envoie et que je remercie de ses aimables voeux, au Gouvernement et à tout le cher peuple finlandais.

Vous avez insisté sur l’amélioration des relations internationales, et c’est précisément un domaine - comme vous l’avez souligné - qui intéresse vivement le Saint-Siège comme la Finlande elle-même. Personne n’oublie l’histoire millénaire de votre pays: il a connu des heures de gloire, d’épreuve, d’humiliation, de reprise courageuse, et il a cherché à préserver son originalité, sa culture, son indépendance. Les vicissitudes de ma propre patrie m’aident à en apprécier l’enjeu! La position géographique et stratégique de la Finlande l’invite encore et plus que jamais à chercher un équilibre délicat, en demeurant vigilante, et en tenant fermement à la stabilité et à la paix. On comprend le prix que vous attachez à la sécurité, à la neutralité, à l’éloignement des menaces de guerre, de toute guerre, et notamment à la limitation et à la réduction des armements nucléaires - dont les récents travaux des membres de l’Académie pontificale des Sciences ont montré le péril pour la vie sur l’ensemble de la planète. Pour cela, vous prônez le recours aux voies de la négociation, de la discussion loyale, de la compréhension, de la tolérance, pour ne pas laisser les tensions se durcir, les crises s’envenimer et dégénérer en conflits armés ou en coups de force qui laissent une des deux parties injustement lésée dans ses droits et en proie à une sourde révolte. Mais, en même temps, vous savez qu’il ne s’agit pas de renoncer aux conditions réalistes de la paix, ni aux exigences qui font l’honneur et le bonheur d’un peuple souverain: sa personnalité culturelle, ses conceptions sociales, ses convictions morales et religieuses, sa liberté, les droits fondamentaux de tous ses membres.

Tout cela, le Saint-Siège le comprend et s’applique à le promouvoir, avec la mission tout à fait spéciale qui est la sienne dans la communauté mondiale et en Europe en particulier. Il lui arrive d’apporter sa contribution précise dans des situations difficiles, pour éviter la guerre, encourager la reprise des négociations et orienter vers des solutions équitables. Plus généralement, l’autorité morale et spirituelle du Saint-Siège - que Votre Excellence a tenu à évoquer - s’attache, plus qu’aux aspects techniques des pourparlers, à l’esprit qui doit les inspirer et leur permettre de porter leurs fruits. Ce que cherche à promouvoir le Siège Apostolique, c’est en effet une atmosphère de confiance, à recréer au-delà des durcissements passionnels ou même des ruptures, une recherche loyale et calme, un regard qui embrasse les vrais problèmes sans laisser aveugler ou enchaîner l’esprit par les préjugés et les idéologies, un souci de justice pour tous, y compris pour les petits pays et les minorités, le respect des libertés et des droits; bref, il s’agit de se placer devant l’essentiel, devant ce qui importe pour l’avenir paisible des populations - trop souvent oubliées - et pour leur progrès authentique.

C’est ce qui m’amène souvent à parler de la désescalade Est-Ouest, mais aussi des besoins immenses du “Sud”; c’est encore ce qui a poussé le Saint-Siège à s’intéresser tellement au progrès de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, dont l’Acte final porte précisément le nom d’Helsinki: nous voudrions que les valeurs contenues dans ce document trouvent de plus en plus et concrètement le développement qu’elles méritent, notamment en ce qui concerne les droits de l’homme et la coopération entre les peuples.

Monsieur l’Ambassadeur, nous avons surtout parlé des rapports internationaux, qui sont d’ailleurs d’une importance vitale pour la sécurité et la paix de la Finlande. Mais le Saint-Siège n’oublie pas ce qui concerne en propre votre patrie: son bonheur, sa vitalité économique, dans le climat rigoureux qui est le sien, la conservation et l’épanouissement de son patrimoine culturel et artistique, l’attachement de ses enfants aux valeurs morales et spirituelles, car un pays vaut d’abord par son âme et le sens profond qu’il sait donner à la vie, en relation avec le Dieu Créateur et Sauveur. A cela d’ailleurs, je suis sûr que la petite communauté catholique contribue de grand coeur, en union avec les croyants luthériens et orthodoxes, et tous les citoyens.

Mes voeux chaleureux vont à toute la nation, et d’abord à celui qui préside actuellement aux destinées du pays, le Dr Mauno Koivisto, qui vous a remis ces Lettres de créance pour le représenter auprès du Saint-Siège et renforcer ainsi nos liens d’amitié et de coopération. Mes souhaits vous sont spécialement destinés, pour que, grâce à l’accueil que vous trouverez ici, grâce au message que vous y entendrez et au témoignage que vous-même apporterez, votre mission soit heureuse et féconde. Que le Seigneur vous bénisse, et qu’il bénisse tous ceux qui vous sont chers!


À LA COMMUNAUTÉ «ARCHE»

Jeudi 16 février 1984




Chers pèlerins,

Vous êtes heureux de vous trouver réunis dans la Maison du Pape. Et je suis moi-même très heureux de vous accueillir. Ensemble, nous allons vivre quelques moments “en coeur à coeur”, comme à l’Arche de Trosly-Breuil, comme dans les 67 Arches du monde. Vous tous qui connaissez des limites de santé ou qui entourez avec tant de délicatesse ces jeunes affectés par un handicap, vous avez une place prioritaire dans mon coeur de Pasteur universel. N’est-ce pas ainsi que Jésus se comportait? N’est-ce pas ainsi que parents et éducateurs ici présents se comportent?

Pendant quelques instants, je veux me recueillir avec vous. Je vais contempler Jésus avec vous. En lisant attentivement l’Evangile, nous sommes - presque à chaque page - émerveillés de l’attitude du Seigneur dans ses relations aux personnes. Il a une manière unique - j’allais dire: il a le secret - d’aller vers les personnes ou de les laisser venir à lui. Une manière unique de dialoguer avec elles en les écoutant et en les faisant s’exprimer. Une manière unique de les libérer ou de commencer à les libérer de leurs misères: il les ouvre progressivement à autre chose qu’eux-mêmes, à d’autres réalités de valeur. Certains diraient: Jésus les libère par une décentration progressive d’eux-mêmes.

Pour cela, comme vous dans les communautés de l’Arche, Jésus utilise avec autant de respect que de délicatesse les ressources humaines de la proximité, du regard, des gestes, du silence, du dialogue. Vous pouvez encore - avec cette grille de méditation - observer longuement ses rencontres avec les premiers Apôtres, avec Nicodème, les invités des noces de Cana, la Samaritaine, Zachée, le centurion romain, l’aveugle de Bethsaïde ou de la fontaine de Siloé, Marthe et Marie de Béthanie, les disciples d’Emmaüs, Thomas, l’apôtre incrédule...

La relation de Jésus à ses compatriotes manifeste à un très haut degré son sens de la dignité, de la valeur sacrée de toute personne.

Vous êtes persuadés de la richesse inouïe de cette révélation, qui ne peut être que divine. Nous savons, hélas, que trop d’hommes et trop de responsables de peuples l’oublient. Précisément, vos Arches sont et peuvent être davantage encore une sereine et vigoureuse démonstration du respect sacré, de l’éveil patient, de la promotion humaine possible, en faveur d’enfants et d’adolescents limités au départ de leur existence par divers handicaps. Vous contribuez, sans faire de bruit, à la “civilisation de l’amour”.

De tout coeur, je vous encourage à poursuivre votre travail éducateur et d’inspiration évangélique, entrepris de manière originale et communautaire, dans les 67 Arches érigées à travers les continents. J’imagine que cette vie communautaire ne va pas sans problèmes. Les résoudre une fois pour toutes tiendrait du rêve. En fait, il importe de vivre avec vos problèmes, en renouvelant et en affermissant chaque jour votre volonté, votre parti pris de respect, d’écoute, de tendresse, de pardon, de coopération, d’espérance, de joie. En vérité, ces comportements atténuent les problèmes, créent un climat d’éclosion de l’esprit et du coeur chez ceux qui connaissent des handicaps, tout en favorisant la croissance de la personnalité des adultes voués corps et âme à leur service.

J’invoque avec ferveur sur le groupe que j’ai le bonheur de recevoir, mais également sur toutes les Arches du monde, sur leurs membres et leurs responsables, et notamment sur leur fondateur, Monsieur Jean Vanier, de nouvelles grâces de lumière et de force divines.



AUX PÈLERINS D'ANGERS À L'OCCASION DE LA BÉATIFICATION DE GUILLAUME REPIN ET SES COMPAGNONS

Lundi 20 février 1984




Chers Frères et Soeurs, du diocèse d’Angers et des diocèses de l’ouest,

1. Après la célébration solennelle d’hier, où ont été proclamés bienheureux les martyrs de chez vous, je suis heureux de vous retrouver ici, dans ce cadre plus familier, et de vous saluer tous, avec vos évêques et les personnalités civiles qui vous ont accompagnés. Beaucoup d’entre vous ont parmi les martyrs de vrais ancêtres par le sang, ou du moins des parents, et je comprends leur émotion. Et vous êtes nombreux à partager le bonheur et la fierté d’appartenir à la paroisse de certains bienheureux: vous êtes venus en délégation et vous vous proposez de prolonger chez vous cette célébration. Je sais que la Révolution française - surtout la période de la “Terreur” - a fait chez vous, dans l’ouest, beaucoup d’autres victimes, des milliers, guillotinés, fusillés, noyés, morts dans les prisons d’Angers. Dieu seul connaît leurs mérites, leur sacrifice, leur foi. Le diocèse et le Saint-Siège n’ont pu examiner qu’un nombre restreint de cas, où le témoignage du martyre était mieux connu et plus transparent pour ce qui est des motivations religieuses. Le premier des 100 noms retenus, Noël Pinot, avait déjà été béatifié en 1926, et il est immortalisé dans la mémoire des gens sous l’image du prêtre montant à l’échafaud vêtu comme pour le sacrifice de la messe. Mais quel que soit le lien personnel que vous avez avec tel ou tel de ceux qui ont été béatifiés - ce qui vous réjouit et vous engage aussi davantage -, c’est surtout d’une façon communautaire que vous les célébrerez, spécialement au “Champ des martyrs” d’Avrillé et à la cathédrale; vous êtes tous leurs frères et leurs héritiers par la foi qu’ils vous ont léguée.

A ce que je disais dans l’Homélie d’hier sur le martyre fruit de l’amour du Christ, en relation avec les textes liturgiques, j’ajoute aujourd’hui quelques réflexions, pour mieux situer le témoignage des bienheureux dans le contexte de la Révolution française et dans l’Eglise de ce temps, pour en recueillir le message dans notre vie. Je sais que les diverses étapes de ce pèlerinage bien préparé vous permettront, avec vos pasteurs, d’en reconnaître toutes les richesses. Comme successeur de Pierre, j’évoque seulement quelques aspects qui me touchent.

2. L’histoire de ces 99 martyrs nous montre tout un peuple chrétien: les vocations sont diverses, la foi solide et bien enracinée. Avec leurs prêtres, les laïcs tiennent une grande place, et notamment les femmes, originaires de tous les milieux et professions. Les personnes de l’aristocratie, de la bourgeoisie, du peuple, commerçants ou paysans, sont allées ensemble au martyre. Le tableau présenté à la béatification montrait ce peuple en marche autour d’un prêtre et montant vers le ciel. Ce qui frappe c’est la simplicité du témoignage. Ils ne cherchaient pas à passer pour des héros, à étonner, à provoquer; le martyre est venu comme par surcroît, requis par la fidélité; parfois, les prêtres surtout, ils ont dû se cacher, jusqu’au temps de leur dénonciation. Mais le moment venu, ils répondent juste ce qu’il faut, simplement, sans fuir les questions compromettantes, sans nuire aux autres.

Leur arrestation, leur condamnation se situent certes dans un contexte politique de contestation d’un régime qui, à cette époque, rejetait tant de valeurs religieuses. Même si ce mouvement historique avait été inspiré par des sentiments généreux - liberté, égalité, fraternité - et par un désir de réformes nécessaires, il se trouvait entraîné dans un déferlement de représailles, de violences, de haine religieuse. C’est un fait. Nous n’avons pas à juger ici cette évolution politique. Nous laissons aux historiens le soin de qualifier ses excès. Mais nous retenons l’exemple de nos martyrs. Pour eux, l’acceptation de la mort avait un sens de fidélité religieuse. A juste titre, ils avaient vu dans le premier serment exigé sur la Constitution civile du clergé un risque de schisme, livrant l’Eglise au bon vouloir du pouvoir civil, et ils interprétaient le second serment, en soi assez vague, dans le contexte du premier.

Ce qu’ils voulaient, c’était rester fidèles à l’Eglise. Il ne leur était pas concevable de séparer la foi en Dieu, au Christ, de l’attachement à l’Eglise, à ses pasteurs légitimes, en communion avec le Pape; et pour eux, la religion comprenait la faculté de puiser librement aux sources de grâce offertes par cette Eglise, l’Eucharistie, les pèlerinages, le culte du Sacré-Coeur, de la Vierge. L’intuition était qu’en s’écartant de cela on trahirait vite l’essentiel, et malheureusement l’expérience l’a montré. Que la Constitution soit républicaine ou autre, les martyrs voulaient surtout “que la religion soit libre”, comme disait une martyre. Ils voulaient la paix pour tous leurs compatriotes, sans provocation, sans haine, mais dans le pardon et la prière.

3. Nous devons lire maintenant ce témoignage dans le contexte d’aujourd’hui. La béatification de tels martyrs nous plonge dans le monde immense des persécutés de tous les temps, et surtout de ceux qui souffrent aujourd’hui pour leur foi. A Lourdes, j’ai voulu leur prêter ma voix, j’ai voulu les embrasser tous, avec le coeur de l’Eglise, avec le coeur de la mère de Dieu que l’Eglise vénère comme sa Mère et la Reine des martyrs. Gardons-nous de les oublier! Pour ma part, que de confidences émouvantes je reçois à leur sujet! Portez-les avec moi dans la prière.

Leur cas est différent de celui du temps de la Révolution française, mais c’est à peu près le même processus. On commence toujours par les accuser d’une compromission politique, d’un manque de patriotisme. On veut les détacher de l’Eglise unie au Pape, en leur faisant croire qu’ils pourront continuer à pratiquer leur foi en toute indépendance. On essaie d’aboutir à une Eglise coupée du Siège Apostolique et de l’ensemble de la communion catholique. On veut les forcer à des compromissions qui les entraîneraient plus loin, et dans les jugements ils n’ont pas la possibilité de se défendre vraiment. Dieu seul connaît leur nombre et leur sacrifice!

A vrai dire, s’ils ont besoin de notre solidarité et de notre prière, nous leur devons surtout une immense gratitude. Dans le secret, ils accomplissent la huitième des béatitudes. Ils sont le coeur de l’Eglise. C’est d’eux, de l’Esprit Saint qui est en eux, que l’Eglise reçoit mystérieusement lumière et vigueur, dans la solidarité qui unit les disciples du Christ, comme l’a si bien illustré Georges Bernanos dans le célèbre “Dialogue des Carmélites”. Alors se réalise ce que disait déjà l’apôtre Paul: “Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort... ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes” (1Co 1,27 1Co 1,25).

4. Le témoignage des bienheureux d’Angers nous interpelle nous-mêmes dans ces pays de l’occident où la persécution ne sévit pas, mais où l’indifférence religieuse, le matérialisme, le doute, l’incroyance et le climat de permissivité morale ébranlent les chrétiens. Malgré la bonne volonté et la générosité qui demeurent et qui s’expriment parfois avec force et intelligence, cette ambiance risque d’étouffer ou de paralyser la foi de nombreux jeunes et adultes. Nos martyrs nous appellent à un sursaut. Ils nous montrent comment nous comporter dans ce monde.

D’abord, c’est évident, vivre dans la charité, dans l’union fraternelle, sans sectarisme, sans condamnation des autres, sans provocation inutile, sans haine, mais dans un dialogue à la fois bienveillant, humble, réaliste et clair. Sans fuir non plus ce monde, sans nous replier sur nous-mêmes, sans nous attarder à regretter le passé. Il s’agit de vivre en ce monde, d’y porter un témoignage, pas seulement enfoui, caché, mais qui ait la saveur du sel, qui soit comme la lumière sur le candélabre.

Surtout, nous sommes invités au courage de la foi, pour l’affirmer, l’exprimer dans les sacrements, en témoigner dans la vie: en famille, pour l’éveiller chez les plus jeunes, dans le monde scolaire, pour poser les jalons de la communauté chrétienne, dans le milieu de travail, pour donner toute sa dimension à l’oeuvre humaine. Il faut s’attendre à certaines indifférences, incompréhensions, moqueries. Nous sommes signes de contradiction! Nous apprenons à souffrir pour la foi.

Remarquons-le, l’infidélité peut commencer en des domaines qui ne choquent plus un milieu indifférent ou tiède: une façon de considérer l’Eglise comme une institution vue du dehors et de la critiquer sans en rester solidaire, un choix subjectif dans les vérités de la foi, l’abandon de la pratique religieuse, l’affranchissement de certaines exigences morales. Or la fidélité forme un tout. La distance prise avec l’Eglise a tôt fait de dégénérer en rupture avec le Christ lui-même.

Mais où trouver la force de la fidélité? Dans la certitude de l’amour de Dieu, dans le mystère du Christ. C’est le noyau de la foi, de la Bonne Nouvelle, dont je parlais hier. Puissions-nous dire avec les martyrs de tous les temps, et spécialement avec ceux d’Angers: je sais en qui je crois! Jésus-Christ est vivant! Ce n’est pas une idée dont on pourrait toujours discuter. Ce n’est pas une façon de parler. Ce n’est pas seulement une tradition, une habitude. C’est quelqu’un. Je l’aime. Je l’adore. Je le suis d’une façon inconditionnelle. Je donnerais ma vie pour lui. J’ai soif de son Eucharistie que m’offre l’Eglise. Je prie la Vierge Marie de me garder son disciple.

Vous avez bien noté l’Eucharistie. Vous savez la place que tenait la participation à la messe dans la vie de vos martyrs - la messe célébrée par des prêtres en communion avec l’Eglise - et cela au risque de leur vie. Que chacun s’interroge sur le prix qu’il accorde à l’Eucharistie: elle est indispensable au coeur de toute vie chrétienne. Et de même la prière, familière, quotidienne à Marie, qui est si nécessaire pour nous rapprocher du Christ, en Eglise.

5. Cette exigence du courage de la foi s’adresse à chacun dans la diversité des vocations, des ministères. L’Eglise a besoin de personnalités bien trempées, animées de l’Esprit Saint, capables de répondre à un appel personnel, sans attendre que le milieu les porte. Cependant on ne refera le tissu chrétien dans la société qu’en agissant ensemble, au sein du peuple de Dieu. Non pas en recréant telle quelle la chrétienté d’hier. Encore moins en nous conformant à ce monde. Mais en affermissant un peuple chrétien, solidaire, uni autour de son évêque, dans l’affirmation de la foi. Il doit pouvoir accepter en son sein des sensibilités différentes, comme les martyrs d’Angers de milieux divers, manifester aussi de la bienveillance, sans condamner ses frères. Mais il doit aussi rivaliser pour le bien, chercher le meilleur, apprécier le courage de ceux qui vont devant, saisir les appels de ceux qui vivent à fond leur vocation chrétienne, en remplissant avec joie leur ministère de prêtres, leur charisme de religieuses, leur rôle de laïcs chrétiens, époux, pères et mères de famille, célibataires, les différents services de la communauté chrétienne, leur fonction de catéchètes, leur apostolat de témoins de l’Evangile au coeur des réalités du travail, de la promotion sociale, de l’action pour la paix, leur engagement de missionnaires sensibles aux besoins de l’Eglise universelle.

Le mot “martyr” a le sens premier de témoin”. Jésus a dit: avec la force de l’Esprit Saint, vous serez mes témoins... jusqu’aux extrémités de la terre (cf. Ac 1,8).

Telle est l’Eglise que je vous encourage à former, chers Frères et Soeurs des diocèses d’Angers, de Luçon, de Nantes, de Poitiers, du Mans, de Laval. Oui, vos martyrs - ceux béatifiés hier, unis au bienheureux Noël Pinot - vous invitent à un sursaut, dans l’espérance. Qu’ils intercèdent pour vous! Pour vous, témoins adultes qui transmettez la foi, pour vous, les jeunes générations qui préparez l’avenir chrétien de votre région! Que la Vierge Marie, tout naturellement priée par ces martyrs, accompagne votre marche! Et de tout coeur, je prie le Seigneur, Père, Fils et Esprit Saint, de vous bénir, vous et tous ceux que vous représentez.



Mars 1984



AUX MEMBRES DU GROUPE DE SPIRITUALITÉ DES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES FRANÇAISES

Lundi, 5 mars 1984




Mesdames et Messieurs,

je remercie cordialement Monsieur le Président Alain Poher pour les sentiments qu’il vient de m’exprimer au nom de tous les membres du Groupe de spiritualité des Assemblées parlementaires françaises. Votre visite, dans le cadre de votre pèlerinage de l’Année sainte, me rappelle l’agréable rencontre du 3 mars 1981, et me procure autant de joie et de réconfort.

Dans cet entretien, je voudrais seulement stimuler votre Groupe à persévérer sur deux chemins qui m’apparaissent aussi exigeants que primordiaux: celui de la recherche incessante de la vérité et celui de l’espérance évangélique.

Les hautes responsabilités socio-politiques que vous exercez - ou que vous portiez récemment encore - requièrent non seulement les compétences particulières qui vous honorent, mais également une quête permanente des valeurs humaines à diffuser dans les divers secteurs de la société pour lesquels on vous a confié un mandat. Je sais que les rencontres périodiques autour de votre cher aumônier ou autour de spécialistes de la théologie, de l’éthique, de la spiritualité, vous aident beaucoup à progresser dans la lumière chrétienne. Ceci est indispensable pour votre action. Tant de personnes, dans la société actuelle, se crispent dès qu’on se réfère à une vérité objective en dehors de nous. Cela leur semble synonyme de dogmatisme ou même d’intolérance, et souvent contraire à la science. Or un esprit scientifique - du moins lorsqu’il est honnête et libre - aboutit le plus souvent à reconnaître que ses connaissances le conduisent à poser la question d’un au-delà de la science. Les réalités touchant l’homme et sa vie multiforme peuvent relever en même temps de l’analyse scientifique, de la philosophie morale, d’une tradition religieuse, mais à des niveaux différents. Les sciences n’atteignent souvent que «le contexte» de l’être humain. Il reste toujours une distance considérable entre ces coordonnées scientifiques et ce qu’il y a de plus profond: cette mystérieuse ressemblance à Dieu génératrice du caractère sacré de toute personne humaine, cette capacité étonnante d’entrer en dialogue avec Lui, cette soif inextinguible de communier à la source même de toute vie et de toute lumière. Reconnaître la réalité ultime et souveraine de Dieu est un signe d’intelligence, même si ce comportement va au rebours des manières de penser de nombreux contemporains. C’est justement cette ouverture permanente et ardente à Dieu qui permet de discerner et d’affirmer les vraies valeurs, au milieu des non valeurs et des contre valeurs, pour édifier sa propre personnalité et contribuer à l’édification d’une société donnant la priorité à la dignité des personnes, à la qualité de leurs relations interpersonnelles. Ce travail de discernement de la vérité objective est astreignant, alors que nous sommes envahis par tout un monde de préoccupations matérielles. Quelle lucidité du regard, quelle volonté de choix, quel ascétisme dans l’usage raisonnable de tout s’imposent aux chrétiens! Ce sont les conditions d’un art de vivre qui procurent en même temps le bonheur de l’homme et la gloire de Dieu.

Je vous encourage non seulement à cette quête ardente et à cette action intrépide en faveur de la vérité, en faveur des vraies valeurs, mais également à la diffusion de l’espérance évangélique. Je n’ignore pas que vous pouvez avoir - vous-mêmes comme aussi beaucoup d’hommes, de femmes et de jeunes autour de vous - des motifs de désolation, de désespérance même. Il importe de ne pas nous tromper sur le sens et la portée de l’espérance. Elle est une vertu étonnamment exigeante dont les faibles sont incapables. Espérer, c’est autre chose qu’être optimiste. L’optimisme peut parfois devenir le refus de voir les choses telles qu’elles sont, une forme de mensonge à soi-même et aux autres. Le propre de l’espérance, c’est d’affronter le réel avec un parti pris de clairvoyance, d’énergie et d’amour. C’est la volonté de surmonter les difficultés, si grandes soient-elles. Pour le croyant, l’espérance est bien plus que le simple espoir qui s’appuie sur des motifs purement humains. Votre livre de chevet est, je le souhaite, la sainte Bible: elle nous enseigne concrètement comment les témoins de l’espérance ont dû mener un dur combat pour continuer à espérer. J’achèverai mon propos en soulignant un aspect de cette conviction que je vous souhaite d’enraciner davantage en vous: on est porteur et diffuseur d’espérance dans la mesure où l’on est en même temps porteur de vérité. Il est impossible de songer à réveiller le coeur et l’esprit des hommes en laissant les mensonges et les illusions se répandre à travers les canaux si nombreux et si divers qui atteignent les hommes de ce temps, en laissant courir les slogans qui voudraient faire croire au bonheur résultant du laxisme, de l’abandon pur et simple de la responsabilité personnelle dans une culpabilité collective nuisible à la saine remise en question de soi-même.

En formulant pour vous des souhaits de rayonnement chrétien aussi profond que possible, j’invoque sur vos personnes, sur vos tâches respectives, sur votre Groupe de spiritualité les dons de l’Esprit Saint et un renouvellement de cette espérance fondée sur le Seigneur.



Discours 1984 - Samedi 14 janvier 1984