Discours 1984 - Mardi, 12 juin 1984

AU CENTRE ORTHODOXE DU PATRIARCAT OECUMÉNIQUE

Chambésy, Mardi, 12 juin 1984




Eminence,
chers Frères dans le Christ,

la rencontre entre frères au nom du Seigneur Jésus est toujours source de joie. Votre accueil si fraternel augmente la joie que j’ai à me trouver parmi vous. Je vous remercie de tout coeur.

En ces jours qui suivent la fête de la Pentecôte, célébrée cette année le même dimanche par les Catholiques et les Orthodoxes, notre méditation se concentre sur la venue de l’Esprit Saint et sur les oeuvres extraordinaires qu’il réalise parmi les hommes. Ainsi se présente à nous la vision de la première communauté chrétienne, remplie de l’Esprit Saint: “Ils étaient assidus à l’enseignement des Apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières” (Ac 2,42). Les Apôtres et les premiers disciples avaient attendu la venue de l’Esprit “tous unanimement assidus à la prière avec quelques femmes dont Marie, la Mère de Jésus et avec ses frères” (Ac 1,14). C’est pourquoi, dans l’attente de la communion plénière entre nos Eglises, nous ne cessons d’espérer ce don en suppliant Celui qui réalise l’unité: “Le Consolateur, l’Esprit de vérité, partout présent et remplissant tout”.

Ce Centre orthodoxe du Patriarcat oecuménique, par ses diverses activités, assure un service fraternel en faveur de toutes les Eglises orthodoxes et favorise une meilleure connaissance entre l’Orient et l’Occident. Cette connaissance réciproque est encore à approfondir et à purifier de tout préjugé ou jugement erroné, pour que la vérité nous rende libres. Dans ce but, pour préparer une nouvelle génération formée dans le dialogue et par le dialogue, des colloques se tiennent régulièrement ici. Je souhaite qu’ils soient bénis du Seigneur et portent des fruits.

A travers vos personnes, je salue aussi toutes les Eglises orthodoxes qui ont ici leur secrétariat pour la préparation de leur “grand et saint Concile”. Dans sa phase de préparation comme dans celles de sa réalisation et de son application, l’expérience conciliaire est féconde pour la vie de l’Eglise et pour sa mission. En profonde communion avec vous, je souhaite que la préparation de votre Concile se déroule dans les meilleures conditions possibles, qu’il vous apporte une riche expérience et qu’il puisse répondre aux besoins des Eglises orthodoxes dans les diverses situations où elles vivent et rendent témoignage au Christ mort et ressuscité pour le salut de tous les hommes, par l’annonce de l’immuable Parole de Dieu.

Le IIe Concile du Vatican a donné une contribution décisive à la recherche de la pleine unité entre les chrétiens, car le renouveau des Eglises est intimement lié à la grande cause de l’unité. Je me rappelle l’aula Conciliaire. La présence des Observateurs délégués des autres Eglises, y compris des Eglises orthodoxes, exprimait par elle-même la triste réalité de nos séparations, mais elle témoignait aussi du profond désir commun de retrouver la pleine unité. Et c’était une source de joie véritable, parfois même d’enthousiasme. Chacun sait aussi combien la réflexion des Pères conciliaires a bénéficié de la présence des Observateurs délégués.

Je prie pour la prospérité des Eglises orthodoxes, riches de traditions théologiques, spirituelles et canoniques qui proviennent du patrimoine commun de l’Eglise primitive et qui ont été vivifiées en tout temps par la présence ininterrompue de saints, hommes et femmes, donnant leur vie au service de notre Seigneur Jésus-Christ.

Tandis que nos Eglises restent attentives à l’écoute de ce que l’Esprit leur dit aujourd’hui, notre action de grâce monte vers le Seigneur qui nous fait progresser vers la pleine unité. Nos Eglises sont engagées maintenant dans un dialogue qui s’exprime aussi bien par l’étude théologique que par les relations fraternelles de plus en plus intenses, par une attention mutuelle et un esprit de solidarité qui ne cessent de croître à cause de la communion de foi presque totale qui existe entre nous. Cet engagement et ces diverses démarches nous permettent d’espérer que les difficultés qui demeurent seront progressivement surmontées et que viendra bientôt le jour béni où nous pourrons partager le même pain eucharistique et boire au même calice.

Encore une fois je vous remercie de votre accueil si cordial, et d’ici, je voudrais encore adresser mon salut chaleureux à mon cher Frère Sa Sainteté le Patriarche Dimitrios Ier; je garde fidèlement dans mon coeur le précieux souvenir de notre rencontre et j’espère que le Seigneur nous donnera de la renouveler.

Sur vous tous qui, dans ce Centre, êtes au service des Eglises orthodoxes, j’invoque la bénédiction divine.

“Que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous!” (2Co 13,13) Amen.



AUX RELIGIEUX

Fribourg, Mercredi 13 juin 1984




Loué soit Jésus Christ!

1. Sa promesse d’être présent au milieu de deux ou trois disciples se réunissant en son Nom (Cf. Mt 18,20) nous remplit d’un bonheur spirituel difficile à exprimer. Vous êtes venus très nombreux. Je vous remercie vivement au nom du Seigneur.

Ensemble, nous avons fait monter louange et intercession vers le Père, par son Fils notre unique Médiateur et Rédempteur, au souffle de l’Esprit Saint. Et maintenant, il me tient à coeur de commenter l’exhortation de l’Apôtre Paul aux chrétiens d’Ephèse, entendue tout à l’heure: “Je vous encourage à mener une vie digne de l’appel que vous avez reçu: en toute humilité, douceur et patience, supportez-vous les uns les autres avec charité, appliquez-vous à conserver l’unité de l’Esprit par ce lien qu’est la paix” (Ep 4,1-2).

2. Vos congrégations et communautés sont préoccupées - je le sais - par la raréfaction des candidats à la vie religieuse. Ce constat objectif, partiellement explicable par des raisons d’ordre socioculturel mais aussi d’ordre religieux, n’est pas une fatalité, et surtout ne doit jamais vous porter au découragement. Un renouveau est possible, et, avec l’aide du Seigneur, vous êtes capables d’y mettre le prix. Précisément, les encouragements de saint Paul aux Ephésiens sont pour vous tous une invitation pressante à vous laisser convaincre qu’une vitalité nouvelle de vos instituts implique, entre autres choses et nécessairement, un renouveau de vie communautaire. La passé a connu des communautés nombreuses, avec les avantages, et peut-être certaines lourdeurs, inhérents à cet style de vie. Aujourd’hui, ces mêmes communautés se sont amenuisées à la fois par le vieillissement et la disparition de leurs membres, par la raréfaction de la relève, en même temps que par les nombreuses créations de fraternités plus restreintes, désireuses d’adopter des formes nouvelles de présence au monde des hommes (Ioannis Pauli PP. II, Allocutio ad religiosas sodales in urbe «São Paulo» habita, die 3 iul. 1980, Insegnamenti di Giovanni Paolo II, III/2 [1980] 72). A l’heure actuelle, il semble qu’un juste milieu devrait être trouvé ou retrouvé.

Pour rayonner, une communauté religieuse doit être visible et vivante, composée de personnes suffisamment nombreuses, et complémentaires dans leurs dons et dans leurs fonctions; il importe également qu’elle soit marquée par un grand esprit de partage à la fois humble et authentique dans la recherche du Seigneur, dans les joies et les souffrances apostoliques, et raisonnablement ouverte aux initiatives opportunes.

La jeunesse contemporaine n’est pas, comme on le dit trop facilement, fermée à l’appel évangélique. Elle peut, certes, se diriger plus spontanément vers des instituts nouveaux; toutefois, elle est également attirée par les congrégations anciennes qui lui montrent un visage vivant et demeurent attachées à des exigences radicales, et judicieusement présentées. La preuve en est faite depuis longtemps: il suffit de consulter l’histoire de l’Eglise. Des adaptations sont parfois nécessaires, mais celles qui seraient inspirées par le relâchement, ou qui y conduiraient, ne peuvent absolument pas séduire les jeunes, qui portent au fond d’eux-mêmes des capacités de don radical même si, parfois, ces capacités semblent hésitantes ou bloquées.

Ce renouveau peut être grandement favorisé par une collaboration active, confiante, intensifiée entre vos familles religieuses, spécialement lorsqu’elles ont un même esprit, des usages et des finalités proches. Les fédérations, les associations et même les unions, déjà envisagées par les Papes Pie XI et Pie XII, encouragées par le Concile et par le Pape Paul VI, selon les indications données par le décret “Perfectae Caritatis” (Perfectae Caritatis PC 22) et le Motu proprio “Ecclesiae Sanctae” (Pauli VI, Ecclesiae Sanctae, 39. 40. 41), toujours dans le respect de la liberté des personnes, pourront être bénéfiques à la vie de l’Eglise et aux Instituts eux-mêmes.

En tout état de cause, le vie communautaire ne peut tenir et progresser sans renoncement à soi-même, sans humilité. C’est ainsi qu’elle porte ses fruits, tels que la purification de la sensibilité, la maturité croissante des personnes, l’épanouissement authentique des qualités humaines et spirituelles. Dans un monde divisé où triomphent souvent les intérêts particuliers, les égoïsmes individuels et collectifs, le mépris de la personne et de ses droits, le témoignage de vraies communautés religieuses rassemblées par l’Esprit Saint et vivant une réelle fraternité rend l’Evangile crédible et constitue pour le monde un signe puissant d’espérance.

3. Je tiens encore à souligner combien le renouveau de la vie communautaire religieuse trove sa source et son dynamisme dans l’Eucharistie, “sacrement d’amour, signe d’unité, lien de charité” (Cf. Sacrosanctum Concilium SC 47). L’Eucharistie sera la voie sûre de la communion, c’est-à-dire de l’union et de l’unité avec Dieu dans le Christ, la voie sûre le la communion de tous, les uns avec les autres, dans l’amour fraternel. N’est-ce pas l’Eucharistie qui fera de la communauté “un seul Corps et un seul Esprit”? (Ep 4,4) L’Eucharistie permet à chaque membre et à la communauté tout entière d’accomplir progressivement sa Pâque, son passage d’une existence plus ou moins imprégnée d’égoïsme ou de faiblesse à une vie davantage donnée à Dieu et aux autres. Chers religieux et religieuses, accordez toujours à la célébration quotidienne de l’Eucharistie la priorité, qu’il s’agisse du temps réservé à la célébration aussi bien que de la dignité, du recueillement et de la vivante participation qui doivent caractériser toute célébration eucharistique et édifier ceux qui y prennent part occasionnellement. Une communauté religieuse témoigne de son authenticité, de sa ferveur, d’abord par la manière dont elle célèbre, vénère et reçoit le Corps et le Sang du Seigneur.

Cette réalité qui est au coeur de votre vie ne saurait minimiser ou même suppléer d’autres moments et d’autres formes de contact avec Dieu, qui sont des exercices de respiration spirituelle absolument indispensables à la vie de tout religieux et de toute religieuse. Nous savons tous que les insuffisances respiratoires sont dommageables à la santé physique, et parfois désastreuses. Entraidez-vous à sauvegarder ou à remettre en bonne place l’Office des Heures, l’oraison personnelle, la lecture des Ecritures et des Pères, l’adoration eucharistique, la piété mariale conforme aux enseignements du Magistère, la retraite mensuelle, la pratique régulière et fervente du sacrement de la Réconciliation, générateur d’une reprise du chemin de la conversion. Que dans chaque famille religieuse, on ordonne avec équilibre ces manières d’approcher le Seigneur.

Pour ceux et celles d’entre vous qui sont engagés, sous la conduite des évêques, dans diverses activités apostoliques, l’Eucharistie, mais également les autres exercices spirituels, sont la source d’une joyeuse fidélité au Seigneur et d’un dévouement selon son esprit qui inspirent et vivifient la pastorale, qu’elle soit paroissiale, sanitaire, sociale, scolaire.

Et vous, chers religieux et religieuses adonnés à la vie contemplative, puisez dans l’Eucharistie et les autres formes de prière communautaire ou individuelle en usage dans vos monastères le secret de votre rayonnement silencieux auprès des retraitants ou des visiteurs de passage. Que le secret de votre propre bonheur soit d’avoir tout quitté pour le Seigneur et d’accomplir votre mission spirituelle, au nom de l’Eglise, pour une humanité qui se laisse accaparer par des tâches contraignantes, par des soucis absorbants, et aussi par le miroitement des biens terrestres.

Pour vous, Frères et Soeurs que l’âge ou la maladie ont contraints à renoncer à vos généreuses activités apostoliques, soit dans votre pays, soit en terre de mission, et qui ressentez - au moins certains jours - quelque sentiment d’inutilité, l’Eucharistie et tous vos temps de prière vous conduisent à approfondir et à vivre la mystérieuse fécondité de l’oblation du Christ, lui qui a connu l’immobilité de la croix.

Oui, que l’Eucharistie modèle vos personnes, consacrées fondamentalement par le baptême et plus tard par les voeux religieux, sur le mystère du Christ Jésus radicalement disponible à Dieu son Père et totalement donné à tous ses frères, spécialement les plus pauvres!

4. Chers religieux et religieuses de toute la Suisse, gardez courage et confiance, en reprenant conscience de la grandeur et de l’importance de votre vocation religieuse, pour vous-mêmes, pour l’Eglise aujourd’hui, et même pour la société contemporaine!

Dans l’exhortation apostolique “Redemptionis Donum” que j’ai eu à coeur de publier au terme de la récente Année sainte, j’ai tenu à relire et à méditer avec les religieux et les religieuses du monde entier les paroles mêmes de Jésus concernant la vocation, telles celles-ci, pour le moins bouleversantes: “Posant son regard sur lui, Jésus le prit en affection” (Mc 10,21) et lui dit: “Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; puis, viens, suis-moi” (Mt 19,21). Le regard et l’appel de Jésus se posent toujours “sur une personne déterminée”. C’est “un amour d’élection”, qui revêt “un caractère nuptial”. L’amour du Christ “embrasse la personne entière, âme et corps, que ce soit un homme ou une femme, dans son "moi" personnel et absolument unique” (Cf. Ioannis Pauli PP. II, Redemptionis Donum, 3).

En répondant personnellement et librement à Jésus de Nazareth, le Rédempteur du monde, vous avez consenti à abandonner un programme de vie centré sur “l’avoir” pour vous engager sur les sentiers étroits et magnifiques de “l’être”. Je souhaite ardemment et je demande au Seigneur que chacun et chacune de vous découvre la splendeur et l’actualité de sa profession religieuse. Dans son humble réalisation quotidienne, elle peut et doit être prophétique, en ce sens qu’elle peut et doit montrer aux hommes et aux femmes de ce temps ce qui construit véritablement la personne humaine, grâce à la recherche, au développement de convictions et de manières d’être qui transcendent les variations du temps et des moeurs. Votre vocation, comme la vocation chrétienne mais à un niveau beaucoup plus résolu, est eschatologique. Elle devrait contribuer à sortir le monde de l’enlisement dans les biens de consommation et dans un certain nombre de contre-valeurs (Cf. Ioannis Pauli PP. II, Redemptionis Donum, 4-5). Oui, le monde contemporain et tout particulièrement les jeunes, devraient découvrir, à travers vos communautés et leur style de vie, la valeur d’une vie pauvre au service des pauvres, la valeur d’une vie librement engagée dans le célibat pour se consacrer au Christ et avec Lui aimer tout spécialement les mal aimés, la valeur d’une vie où l’obéissance et la communauté fraternelle contestent avec discrétion les excès d’une indépendance souvent capricieuse et stérile. “Que ce témoignage devienne partout présent et universellement déchiffrable! Que l’homme de notre temps, spirituellement las, trouve en lui un soutien et une espérance! ... "Que le monde de notre temps... puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et découragés..., mais de ministres de l’Evangile dont la vie rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ"” (Ibid. 16; Pauli VI, Evangelii Nuntiandi EN 80).

Venu au milieu de vous comme le serviteur de l’unité et de la vérité, je prie Dieu, lui qui est “Lumière”, “Amour”, et “Vie”, de susciter un nouveau souffle évangélique dans vos communautés et vos fraternités. Et je confie à la Vierge Marie, modèle de vie consacrée, la ferveur et la persévérance de chacun d’entre vous. Ma prière vous accompagne toujours. Ayez aussi la bonté d’accompagner mon service apostolique de votre soutien spirituel.

Au nom du Seigneur, je bénis de tout coeur vos personnes, vos instituts, vos monastères et votre service de l’Evangile.



AUX REPRÉSENTANTS DE LA CULTURE

Université de Fribourg, Mercredi, 13 juin 1984




Monsieur le Recteur,
Mesdames et Messieurs les membres du Corps enseignant ou
Représentants de la culture,
Messieurs les Représentants du Gouvernement de Fribourg et de
la Confédération,
chers Frères dans l’épiscopat,
chers étudiants, et vous tous, amis de cette Université,

1. Je remercie de tout coeur Monsieur le Recteur pour ses paroles chaleureuses de bienvenue et pour l’évocation délicate des liens entre l’Université de Fribourg et la Pologne, ma patrie. J’éprouve assurément une joie très profonde dans ce contact avec la communauté universitaire de Fribourg, dont le rayonnement s’étend bien au-delà de ce pays. Il me plaît de souligner en tout premier lieu l’originalité de votre Université. Elle me semble refléter le génie politique de la Suisse, fait de pondération, d’attention marquée aux traditions religieuses et culturelles de chaque canton et à l’autonomie de ses autorités constituées. En effet, l’Université de Fribourg est à la fois Université d’Etat et Université des catholiques suisses. C’est pourquoi on peut admirer son respect du pluralisme et sa fidélité à l’héritage de la civilisation chrétienne. Soyez tous félicités de contribuer à faire de votre Université un lieu de dialogue entre les sciences et la foi, entre les traditions culturelles de l’humanité, un lieu où l’on sait accueillir les représentants des autres centres universitaires, un lieu de fructueuse collaboration entre les professeurs des diverses Facultés de Théologie de Suisse.

Dans cette rencontre amicale, il me tient à coeur de vous entretenir des sciences et de la culture, de la crise qu’elles traversent et des voies pour la surmonter.

2. La culture moderne, caractérisée par l’étonnant essor des sciences et de leurs applications, connaît une crise profonde. Mais il serait insuffisant d’en rester à un diagnostic dénonciateur, pessimiste ou nostalgique d’un passé révolu. Il importe par-dessus tout de retrouver et d’affirmer les principes de toute culture authentique, qui permettront à l’humanité de faire une oeuvre vraiment constructive. Notre époque et celles qui l’on précédée ont cru trop facilement que les conquêtes scientifiques et techniques seraient l’équivalent, ou du moins le garant, du progrès humain, générateur de libération et de bonheur. Aujourd’hui, de nombreux savants, et avec eux un nombre croissant de nos contemporains, se rendent compte que la transformation inconsidérée du monde risque de compromettre gravement les équilibres complexes et délicats de la nature, et ils sont angoissés par des réalisations techniques susceptibles de devenir des instruments terrifiants de destruction et de mort, ainsi que par d’autres découvertes récentes, lourdes de menaces de manipulation et d’asservissement de l’homme. C’est pourquoi des esprits sont tentés de jeter le discrédit sur la grande aventure moderne de la science en tant que telle. D’ailleurs, des scientifiques toujours plus nombreux prennent conscience de leur responsabilité humaine et sont convaincus qu’il ne saurait y avoir de science sans conscience. Cette réflexion fondamentale est une acquisition positive et encourageante de notre époque qui mesure mieux les limites de l’idéologie scientiste, qu’on se gardera bien d’identifier avec la science elle-même.

3. C’est dans ce contexte qu’apparaît la responsabilité et la grandeur de votre mission d’intellectuels chrétiens. Vous avez à prendre de plus en plus conscience du don que le Créateur a fait à l’homme en le dotant de la raison. C’est de Dieu - fondement de toute vérité et origine première de tout sens - que vient l’aspiration incoercible de la raison humaine à la vérité. La raison est capable de connaître la vérité et de trouver en elle comme sa perfection. L’intellectuel qui réfléchit au sens de sa mission comprend que l’âme de cette mission est l’amour de la vérité par-dessus tout. Son attitude fondamentale ne peut être que la recherche et l’accueil du vrai. Il y faut beaucoup de force d’âme, de liberté intérieure, d’indépendance à l’égard des mentalités et des modes dominantes, de loyauté et d’humilité. Mais la plus grande joie des intellectuels, au terme de leurs quêtes ardues, est bien le “gaudium de veritate” dont saint Augustin parlait avec enthousiasme. Certes, je ne saurais oublier les interrogations sans réponse et les angoisses pénibles de bien des esprits en recherche sincère de la vérité. Leurs souffrances témoignent elles aussi de la grandeur et de la noblesse de la vocation intellectuelle, et même elles constituent une forme du service de la vérité. Si la science est oeuvre de raison, ce n’est donc pas en se méfiant d’elle qu’on surmontera la crise de la culture contemporaine. Au contraire, il importe de faire confiance à l’immense effort scientifique des hommes: leurs découvertes croissantes sont un enrichissement du patrimoine des vérités et, à ce titre, correspondent au dessein du Créateur. Toutefois les scientifiques, légitimement fiers des applications techniques de leur savoir, veilleront à ne pas identifier ces résultats avec la finalité suprême de la science. Celle-ci serait alors réduite à un simple instrument de domination de la nature. Les savants ont toujours à se convaincre que les vérités découvertes ont d’abord valeur en elles-mêmes.

4. En outre, la démarche du scientifique obéit à une méthode rigoureuse. Il est de la nature des sciences d’obtenir des résultats précis mais limités, à tel point que les sciences ne sont pas capables par elles-mêmes de répondre aux questions fondamentales surgissant de leurs propres découvertes. La science n’est pas en mesure de répondre à la question de sa propre signification. Et la crise présente est pour une large part une crise de l’idéologie scientiste persistant à affirmer l’auto-suffisance du projet scientifique, comme s’il pouvait par lui-même donner satisfaction à toutes les questions essentielles que l’homme se pose, et aborder la culture comme une réalisation de l’homme dans la totalité de son être. La prise de conscience des limites de la science est une grande chance offerte à notre temps. En effet, elle oriente vers une des tâches majeures de la culture: celle de l’intégration du savoir, au sens d’une synthèse dans laquelle l’ensemble impressionnant des connaissances scientifiques trouverait sa signification dans le cadre d’une vision intégrale de l’homme et de l’univers, de “l’ordo rerum”. Je suis conscient des difficultés d’une telle entreprise, en un temps où beaucoup d’esprits sont tentés de se résigner à l’éclatement du savoir, ou, au contraire, à des synthèses hâtives et fragiles. Mais l’Université d’aujourd’hui peut et doit être le lieu privilégié de la confrontation des méthodes employées et des résultats obtenus dans les multiples secteurs de la recherche. Une telle confrontation est indispensable pour jeter les bases d’un humanisme intégral, radicalement différent de la juxtaposition artificielle des connaissances parcellaires sur l’homme, lequel à besoin d’être compris dans son unité et sa dimension transcendante.

5. …



AUX PROFESSEURS DES FACULTÉS DE THÉOLOGIE CATHOLIQUE DE COIRE, LUCERNE ET FRIBOURG

Université de Fribourg, Mercredi 13 juin 1984




Messieurs les Professeurs,

1. Après avoir rencontré l’ensemble des représentants du monde universitaire de ce pays, je suis heureux de pouvoir vous consacrer un moment, à vous, professeurs des trois Facultés de théologie catholique de Coire, Lucerne et Fribourg. Je me rappelle avec plaisir avoir été, voici quelques années, votre invité dans l’Université où nous sommes à nouveau réunis.

Ayant longtemps exercé votre tâche, c’est avec intérêt et sympathie que j’ai écouté le Président de la Commission théologique de la Conférence épiscopale suisse et vos Doyens présenter la situation, le fonctionnement et les préoccupations de vos institutions.

Le temps nous étant mesuré, permettez-moi d’entrer “media in res” et de vous proposer quelques réflexions sur l’activité spécifique du théologien et, plus brièvement, sur la formation des futurs prêtres.

2. La tâche du théologien le place au seuil du mystère de Dieu. Aussi l’action de grâce l’anime et la contemplation l’inspire alors que l’effort de l’intelligence se déploie pour ouvrir à l’homme le sens de l’espérance. Car Dieu se révèle, il se donne à connaître; Dieu aime l’homme et le monde, il se donne à aimer. Le Verbe, lumière véritable, éclaire tout homme, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jn 1,9 Jn 1,12). La présence de Dieu, nous la découvrons par la foi et l’amour que l’Esprit met en nos coeurs avec le dynamisme de l’espérance (Cf. Rm 5,5). La rencontre et la connaissance du Dieu d’amour qui se révèle, il appartient aux théologiens d’en favoriser l’intelligence pour les croyants, d’en faire découvrir la beauté à tout homme qui cherche la source et le sens de sa vie. La Parole de Dieu nous est livrée comme expression des événements fondateurs dans l’histoire du salut dont elle dévoile le sens; elle exprime le dessein de Dieu révélé à l’homme: l’Eglise ne cesse de transmettre son message. Parmi ceux qui reçoivent l’Ecriture comme un don sans mesure, unis à l’Eglise qui la porte et la présente dans la Tradition, vous avez mission d’en scruter l’inépuisable richesse afin d’aider vos frères à y trouver “le chemin et la vérité et la vie”, c’est-à-dire à avancer vers le Christ lui-même (Cf. Jn 14,6). Serviteur de la vérité de Dieu, le théologien participe dans l’Eglise au grand acte de tradition qui se poursuit à travers l’histoire. Répondant aujourd’hui à l’appel de Pierre, au milieu de ses frères et devant le monde, il “rend compte de l’espérance qui est en (lui)” (Cf. 1P 3,15).

Le théologien entend aussi les appels multiples du monde, de ce monde inquiet et mouvant où nous vivons. Incertain de son avenir, l’homme contemporain tâtonne; souvent il ne discerne plus clairement le sens de son histoire ni les critères de son comportement. Devant le fait religieux, il s’interroge avec une exigence critique grandissante. La foi des croyants est mise à l’épreuve. Plus que jamais, au service de ses frères, le théologien participe à la paedagogia fidei: il éclaire les questions, nouvelles ou anciennes, en ouvrant le regard à la lumière de Dieu. Sa démarche consiste moins à prolonger indéfiniment l’étendue du champ d’investigation qu’à situer les problèmes partiels dans leur véritable perspective autour du centre de la foi. Aujourd’hui la vie spirituelle, l’action et le témoignage des chrétiens ont besoin d’être soutenus par une intelligence renouvelée du mystère de Dieu, du Christ et de l’Eglise, avant de pouvoir aborder de manière pertinente les multiples interrogations de la praxis.

Et il est un domaine où la collaboration des théologiens importe particulièrement, vous le savez, c’est le travail poursuivi en faveur de l’unité des chrétiens: il est bon que chacun y contribue dans la vérité, à la fois clairement conscient de sa propre identité ecclésiale et porteur de son patrimoine doctrinal, moral et liturgique, et en même temps ouvert, respectueux de l’identité d’autrui.

3. C’est au niveau scientifique que la théologie se situe, elle ne peut trouver de crédit durable que par la rigueur de sa démarche. Cette exigence conduit à la rencontre de toutes les investigations que nous désignons globalement sous le titre de “sciences humaines”: un ensemble de méthodes et de découvertes sur l’histoire, le langage, la société, la psychologie. Exprimant aujourd’hui le message chrétien, la théologie recourt à ce que lui apportent ces sciences de l’homme, et cela est utile pour répondre aux questions contemporaines et faire entendre la Parole sur des terrains nouveaux.

Cependant, la fonction critique de la théologie doit s’exercer ici: il s’agit d’opérer un discernement attentif. Les courants de pensée, les techniques d’investigation n’ont pas à prendre le pas sur le Message. Aucun langage ne peut devenir normatif par lui-même, car Dieu ne peut se laisser enfermer dans un système de pensée clos et le discours sur Dieu ne peut être assimilé à aucun autre discours. La Parole de Dieu précède la nôtre et aucune génération n’en épuisera jamais la portée. L’objet du discours théologique est le Dieu vivant et personnel: la Révélation nous donne une intelligence de sa réalité et de son oeuvre, mais il n’est aucunement en notre pouvoir de les dominer par notre saisie. La théologie connaît ses limites, car elle est consciente de la grandeur de ce qu’elle traite.

L’équilibre du discours théologique et la rigueur même de sa recherche seraient compromis si les instruments de pensée aujourd’hui disponibles n’étaient confrontés avec lucidité à ceux qui ont contribué aux élaborations antérieures. C’est ainsi qu’il est nécessaire de connaître et de pratiquer ce que le patrimoine philosophique apporte à l’exercice de la raison. Pour qu’elle soit fidèle à elle-même, la théologie a besoin que l’on maîtrise bien l’ensemble des disciplines qui lui sont utiles, avec une attention lucide au caractère spécifique de leur apport.

S’il s’intègre dans la vie intellectuelle de notre époque, l’acte du théologien s’inscrit tout autant dans la continuité de la Tradition vivante, et se place sur la trajectoire que trace la Parole de Dieu, au long de l’histoire.

4.  …





AUX MALADES

Hôpital cantonal de Fribourg, Mercredi, 13 juin 1984




Sur la route qui me conduit de l’Université aux malades, sur la route qui me conduit de l’Université au Grand Séminaire, passant devant l’Hôpital cantonal, je voudrais être le bon samaritain qui ne passe pas outre.

A vous, chers malades, je voudrais dire mon respect et mon affectueuse attention. Qu’au milieu de vos souffrances, physiques ou morales, de vos incertitudes et de vos espérances, vous puissiez surmonter ce sentiment d’inutilité qui vous prend parfois. Que vous puissiez trouver en vous, dans l’amitié de vos frères, proches et amis, ou dans la foi au Christ, la force de vivre tous les “pourquoi” qui montent de vos coeurs et la grâce de vous sentir utiles au monde et à l’Eglise.

A vous qui travaillez dans les multiples services de cette maison, je voudrais dire ma reconnaissance.




AUX REPRÉSENTANTS DE LA FÉDÉRATION SUISSE DES COMMUNAUTÉS ISRAÉLITES

Fribourg, Mercredi, 13 juin 1984




Chers Messieurs et Frères bien-aimés,

c'est assurément une joie pour moi de rencontrer les représentants de la Fédération suisse des communautés israélites. Il en est toujours ainsi au cours de mes voyages apostoliques à travers le monde, du moins chaque fois que la chose est possible.

Il n’est pas nécessaire de m’étendre longtemps sur l’importance de ces rencontres. En permettant un certain approfondissement de notre foi et une mise en oeuvre de notre commun patrimoine biblique, elles contribuent à réduire les préjugés et même les barrières existant encore entre les chrétiens et les juifs. Comment, de leur côté, les chrétiens pourraient-ils demeurer indifférents aux problèmes et aux dangers qui vous préoccupent, sinon en Suisse du moins dans de nombreuses régions du monde? D’autre part, l’enseignement des Eglises chrétiennes doit tenir compte du résultat des recherches effectuées sur cet héritage qui nous est commun et sur l’enracinement du christianisme dans la tradition biblique. Il y a là un chemin d’affermissement de notre dialogue. A cet égard, je suis reconnaissant à Monsieur le Représentant de la Fédération israélite d’avoir tenu à se référer de façon positive à l’Institut pour les recherches judéo-chrétiennes de la Faculté de théologie catholique de Lucerne.

J’aurais aimé également, chers Messieurs et chers Frères, m’entretenir avec vous d’un problème fondamental: celui de la paix. Le shalom biblique avec lequel on a coutume de se saluer dans les pays d’Orient ne comporte-t-il pas un appel à notre responsabilité? En fait, nous sommes tous invités à oeuvrer ardemment pour le bien de la paix. Pour sa part, le Siège Apostolique s’efforce continuellement de promouvoir une paix qui soit fondée sur la justice, le respect des droits de tous, la suppression des causes d’inimitié, à commencer par celles qui sont cachées dans le coeur de l’homme. Il recommande sans cesse les voies du dialogue et de la négociation. Il n’a ni préjugés ni réserves de principe à l’égard d’aucun peuple. Il voudrait pouvoir manifester à tous sa sollicitude, aider du développement des uns et des autres, au niveau de la liberté entendu dans son sens le plus authentique comme sur le plan de la concorde intérieure et extérieure, et des vrais biens capables de promouvoir toute personne et toute société.

C’est là un idéal auquel le dialogue persévérant et la collaboration active et fructueuse entre juifs et chrétiens peuvent beaucoup apporter. Permettez-moi d’achever cette brève rencontre fraternelle par le souhait que vous aimez tant: “Shalom aléijem”. Il jaillit de mon coeur pour vous qui êtes venus à ma rencontre, mais aussi pour vos familles, pour les communautés juives en Suisse, pour toutes celles qui sont dispersées à travers le monde, pour tous les hommes de bonne volonté.




Discours 1984 - Mardi, 12 juin 1984