Discours 1987 - LA FRATERNITÉ DOIT COURONNER LA RECHERCHE DE LA LIBERTÉ

LA FRATERNITÉ DOIT COURONNER LA RECHERCHE DE LA LIBERTÉ

11. Du message de la paix pour cette année, je reprends seulement cette phrase en terminant cet entretien: “ Alors que la solidarité nous fournit la base éthique pour agir, le développement devient ce qu’un frère offre à son frère, afin que tous deux puissent vivre plus pleinement dans toute la diversité et la complémentarité qui sont les caractéristiques de la civilisation humaine ” (Ioannis Pauli PP. II, Nuntius ob XX diem ad pacem fovendam dicatum, 7, die 8 dec. 1986 : Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 2 (1986) 1893).

Très souvent, parlant des droits de l’homme, nous n’avons en vue que l’égalité des hommes et leur liberté. L’égalité en dignité des hommes est à garantir toujours et partout; elle ne requiert pas nécessairement l’égalité de toutes les situations qui risque d’être un leurre et de sursauter sans cesse des conflits. Ce qui est capital, c’est la fraternité. Elle apparaît comme la clé de voûte de l’édifice toujours fragile de la démocratie, comme le but de la marche toujours difficile vers la paix, comme son inspiration décisive. Elle lève la contradiction si souvent signalée entre l’égalité et la liberté. Elle transcende la stricte justice. Elle a pour moteur l’amour. Les Pères du Concile Vatican II ont souligné cet aspect: “ La paix est aussi le fruit de l’amour qui va bien au-delà de ce que la justice peut apporter ” (Gaudium et Spes GS 78). Cet amour est au coeur de l’Eglise de Jésus-Christ qui en a donné le goût au monde, de manière incomparable, en invitant à se faire le prochain de tout homme, comme d’un frère. Cet amour suppose un dépassement de soi, que favorise l’attitude religieuse, mais qui est de toute façon nécessaire à la vie en société. Un monde sans amour fraternel ne connaîtra toujours qu’une paix fragmentaire, fragile, menacée. Et, en cas de guerre, les pays belligérants seront incapables de renoncer à la volonté de dominer, même au prix d’une tragique hécatombe ou d’une absurde ruine, parce que cela serait humiliant pour eux. Seul l’esprit de fraternité amènera à accepter et à offrir une trêve ou plutôt une paix qui ne soit pas humiliante pour l’autre.

Excellence, Mesdames, Messieurs, il n’est pas dans ma compétence de proposer des solutions techniques plus précises aux graves problèmes de la paix et du développement que nous avons évoqués. Mais j’ai jugé bon de réfléchir avec vous sur l’esprit qui ouvre la porte à des solutions viables: l’humilité, le dialogue, le respect, la justice, la fraternité. L’expérience d’Assise, au niveau des représentants des religions, relevait de cet esprit. Puissiez-vous y trouver une lumière pour votre noble mission d’Ambassadeurs! Et puisse le monde s’abreuver à la même source, pour connaître la paix que Dieu lui destine!




À L'ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE DU CONSEIL PONTIFICAL POUR LA CULTURE

Samedi 17 janvier 1987




Chers Frères dans l’épiscopat,
Chers amis,

1. C’est avec un plaisir particulier que j’accueille, pour la cinquième année consécutive, le Conseil pontifical pour la Culture. A chacun et à chacune, personnellement, je souhaite la plus cordiale bienvenue. Je salue en vos personnes les représentants qualifiés des horizons culturels si nombreux et variés dans le monde. Je vous remercie de venir chaque année auprès du siège de Pierre, pour un échange fructueux sur les situations de la culture et des cultures, afin d’explorer ensemble les voies les plus indiquées pour la rencontre de l’Eglise avec les mentalités et les aspirations de notre époque.

En créant lé Conseil pontifical pour la Culture, voilà cinq ans, mon intention était de traduire en un programme d’action commune la volonté originale du Concile Vatican II, qui visait à promouvoir le dialogue du salut avec les personnes et leurs milieux. Je vous incitais, dans nos rencontres des années passées, à trouver des moyens capables de stimuler dans toute l’Eglise une impulsion renouvelée, pour que le dialogue Evangile-cultures devienne une réalité visible. Vous étiez invités à accorder une attention particulière aux organes les plus aptes à soutenir cet effort à la fois culturel et évangélique: les évêques et leurs collaborateurs, les Instituts religieux et leurs initiatives, les Organisations Internationales Catholiques et leurs projets culturels et apostoliques. En harmonie avec les autres organismes du Saint-Siège, votre but premier est d’approfondir, pour l’Eglise universelle et pour les Eglises particulières, ce que signifie l’évangélisation des cultures dans le monde d’aujourd’hui, tâche immense et complexe, certes, mais d’importance vitale pour la mission future de l’Eglise.



2. A cinq ans de distance, je désire vous exprimer ma satisfaction pour le travail que vous êtes parvenus à accomplir. En parcourant votre bulletin “ Eglise et Cultures ”, publié en plusieurs langues, il apparaît clairement que vous avez déjà réalisé un important travail de consultation et de sensibilisation auprès des Conférences épiscopales, des Instituts religieux, des OIC, d’un grand nombre de centres culturels, privés ou publics, et d’organismes internationaux, comme l’Unesco et le Conseil de l’Europe.

Plusieurs épiscopats ont répondu généreusement, en créant des services nouveaux pour promouvoir un dialogue plus incisif avec les cultures. Les religieux et les religieuses ont collaboré activement à une consultation internationale, qui démontre leur intérêt pour l’inculturation de leur action apostolique et la consolidation de la vie consacrée au sein des cultures en évolution. Les OIC ont aussi noué des rapports féconds avec le Conseil pontifical pour la Culture, au service de la promotion culturelle et spirituelle des hommes et des femmes d’aujourd’hui.

Grâce à la coopération active des membres du Conseil international, des congrès régionaux ont été organisés sur divers problèmes culturels qui intéressent l’Eglise: Notre-Dame aux Etats-Unis, à Rio de Janeiro, Buenos Aires, Munich, Bangalore. D’autres conférences internationales se préparent en Europe, au Nigeria, au Japon. Soyez remerciés pour cet effort et cet engagement concrets. Votre Conseil international assume ainsi une signification efficace, que je me plais à souligner.

Et bien sûr, comme le demande la constitution “ Regimini Ecclesiae ”, vous avez à coeur de susciter une collaboration fructueuse avec les Dicastères romains. Je pense, entre autres, à votre contribution au document sur les sectes et mouvements religieux.



3. Vous travaillez, en outre, avec la Congrégation pour l’Education catholique et avec le Conseil pontifical pour les Laïcs, à un projet sur “ l’Eglise et la culture universitaire ”. Avec toutes les instances intéressées dans l’Eglise, évêques, religieux, organisations diverses et personnalités laïques, vous cherchez à rendre l’Eglise davantage présente aux milieux universitaires, par son action pastorale directe, et aussi par une promotion plus active des valeurs évangéliques au sein des cultures en gestation dans les universités. Ces problèmes méritent tous vos efforts, et je vous encourage vivement à poursuivre cet important travail entrepris en commun. Un grand nombre de pasteurs attendent lumière et orientation, en un domaine où d’innombrables étudiants et professeurs chrétiens sont impliqués. La collaboration de tous les intéressés à cette consultation sur “ l’Eglise et la culture universitaire ” permettra de faire bénéficier l’ensemble de l’Eglise de l’expérience acquise par les initiatives des uns et des autres et les réflexions communes sur cet acquis.

Je fais également des voeux pour que la collaboration, déjà amorcée avec la Commission théologique internationale, se traduise en résultats féconds. Votre recherche conjointe sur la foi et l’inculturation répond à une demande explicite du Synode extraordinaire des évêques, et sera de grande importance pour l’incarnation de l’Evangile au coeur des cultures de notre temps.

Chers amis, je tiens à remercier sincèrement tous ceux et celles qui se consacrent avec générosité à la mission que j’ai confiée au Conseil pontifical pour la Culture, pour le bénéfice de toute l’Eglise.



4. En vous félicitant pour les tâches accomplies, je vous demande d’envisager l’avenir avec beaucoup de lucidité et d’espérance. Permettez-moi de suggérer deux orientations principales qui devraient inspirer vos efforts, vos recherches, vos initiatives et la coopération de tous ceux avec qui vous êtes en rapport.

D’une part, je vous engage de nouveau à faire mûrir dans les esprits l’urgence d’une rencontre effective de l’Evangile avec les cultures vivantes. L’écart reste immense et dramatique entre la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ et des zones entières de l’humanité. De nombreux milieux culturels restent fermés, hermétiques, ou hostiles à l’Evangile. Des pays entiers sont soumis à des politiques culturelles qui cherchent à exclure ou à limiter gravement l’action de l’Eglise. Tout chrétien sincère souffre profondément de ces entraves à la proclamation de la Bonne Nouvelle. Au nom de la promotion culturelle de tout homme et de toute femme, proclamée comme un objectif par les instances internationales, il importe de faire comprendre à nos contemporains que l’Evangile du Christ est source de progrès et d’épanouissement pour tous les hommes. Nous ne faisons violence à aucune culture en lui proposant librement ce message salvifique et libérateur.

Avec tout homme et toute femme de bonne volonté, nous partageons un amour désintéressé et inconditionné pour chaque personne humaine. Même avec ceux et celles qui ne partagent pas notre foi, nous pouvons trouver un large espace de collaboration pour le progrès culturel des personnes et des groupes. Les cultures d’aujourd’hui aspirent ardemment à la paix et à la fraternité, à la dignité et à la justice, à la liberté et à la solidarité. C’est là un signe des temps, assurément providentiel, qui doit, à vingt ans de l’encyclique Populorum Progressio de mon prédécesseur Paul VI, nous encourager à inventer les voies d’une solidarité nouvelle entre les personnes, les familles spirituelles, les centres de réflexion et d’action. Posons-nous courageusement la question: nous chrétiens, avons-nous suffisamment mis en acte la créativité culturelle prônée par Gaudium et Spes, pour hâter la rencontre effective de l’Eglise avec le monde de notre temps? Ne devons-nous pas être plus aptes au discernement, plus inventifs, plus résolus dans nos entreprises d’évangélisation, plus disposés aussi aux collaborations indispensables dans ce vaste domaine de l’action culturelle assumée au nom de notre foi?



5. Ceci m’amène à revenir, pour y insister, sur cet objectif également central dans votre travail et qui fait l’objet de votre réflexion commune avec la Commission théologique internationale: celui de l’inculturation Je l’ai moi-même abordé en plusieurs de mes récents voyages apostoliques. Car ce néologisme découvre un enjeu capital pour l’Eglise, surtout dans les pays de traditions non chrétiennes. En entrant en contact avec les cultures, l’Eglise doit accueillir tout ce qui dans les traditions des peuples est conciliable avec l’Evangile pour y apporter les richesses du Christ et pour s’enrichir elle-même de la sagesse multiforme des nations de la terre. Vous le savez: l’inculturation engage l’Eglise sur un chemin difficile, mais nécessaire. Aussi les pasteurs, les théologiens et les spécialistes des sciences humaines ont-ils à collaborer étroitement afin que ce processus vital s’accomplisse au bénéfice des évangélisés comme des évangélisateurs, et que soit évitée toute simplification ou précipitation, qui aboutirait à un syncrétisme ou à une réduction séculière de l’annonce évangélique. Poursuivez courageusement votre recherche sereine et approfondie sur ces questions, conscients que vos travaux serviront à beaucoup dans l’Eglise et pas seulement dans les pays dits de mission.

Ce n’est pas en effet à un exercice intellectuel abstrait que vous vous livrez, mais à une réflexion au service direct de la pastorale, y compris des nations de tradition chrétienne, où s’est instaurée peu à peu une “ culture ” marquée par l’indifférence ou le désintérêt pour la religion. Avec tous mes frères dans l’épiscopat, je réaffirme avec instance la nécessité de mobiliser toute l’Eglise dans un effort créateur, pour une évangélisation renouvelée des personnes et des cultures. Car c’est seulement par un effort concerté que l’Eglise se mettra en condition de porter l’espérance du Christ au sein des cultures et des mentalités actuelles. Sachons trouver le langage qui rejoindra les esprits et les coeurs de tant d’hommes et de femmes qui aspirent, sans le savoir peut-être, à la paix du Christ et à son message libérateur. C’est là un projet culturel et évangélique de première importance.



6. Sans vous laisser arrêter par les difficultés inhérentes à une telle mission, poursuivez sans relâche, suscitez les collaborations volontaires qui s’imposent, pour que, évêques, prêtres, religieux et religieuses, laïcs, organisations culturelles et éducatives s’engagent dans cet esprit apostolique de dialogue voulu par le Concile Vatican II, réaffirmé avec tant de netteté par le Synode extraordinaire de 1985, et mis en oeuvre dans des initiatives comme celle de la Journée de prière pour la paix à Assise.

Je vous encourage tout particulièrement à poursuivre vos efforts, pour engager les laïcs dans cette tâche. Ils sont en effet au coeur des cultures qui imprègnent la société moderne. En grande partie, il dépend d’eux que l’Evangile du Christ devienne le ferment capable de purifier et d’enrichir les orientations culturelles qui décideront de l’avenir de la famille humaine. Pour le prochain Synode des évêques, consacré à l’apostolat des laïcs, votre contribution présente un intérêt particulier.

En signe de mon affection et de ma reconnaissance, et en gage de la grâce du Seigneur, je vous accorde, à chacune et à chacun personnellement, ma Bénédiction.




AUX ÉVÊQUES DE FRANCE (RÉGION DU NORD) EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Jeudi 22 janvier 1987


Chers Frères dans l’épiscopat,



1. Je suis très heureux de vous accueillir, comme vous m’avez accueilli en France. Nos entretiens particuliers m’ont permis de me familiariser un peu avec vos différents diocèses. Je prie le Seigneur d’aider chacun d’entre vous dans sa responsabilité de Pasteur d’une Eglise particulière, ou dans les services qu’il assure au niveau de la région, dans les commissions nationales, ou à la tête de la Conférence épiscopale, dont je salue spécialement le Président.

J’ai pris connaissance du rapport synthétique sur votre région, dont votre interprète vient d’évoquer les traits essentiels. Je vous remercie de partager avec moi ce regard précis et lucide, avec les engagements qu’il entraîne.



2. Vous avez commencé par analyser les situations humaines de cette grande région du Nord, région très étendue, aux aspects bien divers. Vous prenez à coeur les difficultés de vie, les “ pôles de misère ”: la crise de plusieurs secteurs industriels et agricoles, et donc l’inquiétude pour l’avenir, le chômage fréquent, la situation précaire des travailleurs, spécialement des immigrés et plus généralement des “ nouveaux pauvres ”, les mutations culturelles, la fragilité des familles, le désarroi des jeunes. Cette attention aux réalités sociales est normale et nécessaire. C’est de ce monde concret que vous êtes les Pasteurs: le Pasteur doit connaître ses fidèles, être solidaire de leurs besoins et de leurs espoirs. Cette sympathie est, pour vous, celle d’un Envoyé du Christ, qui vient les appeler à un salut plénier; et la présence de vos laïcs chrétiens doit être celle d’un ferment. Quel rôle original l’Eglise a-t-elle donc à remplir dans ce contexte humain?



3. Vous analysez alors les situations ecclésiales. En négatif, vous décelez des “ pôles d’incroyance ”, un éclatement idéologique, les conséquences d’une sécularisation avancée, de larges secteurs de vie sans référence à la foi ou peu soucieux de l’éthique chrétienne, une négligence dans la pratique religieuse, un fléchissement des demandes de baptême, de catéchèse, de mariages religieux. Certains notent la place minoritaire des chrétiens, et tous soulignent la question lancinante du manque ou du vieillissement des prêtres.

Cependant, vous affrontez ces situations avec courage. Vous établissez des plans pastoraux adaptés ou des priorités, dont j’ai retenu plusieurs constantes: soutien des mouvements d’apostolat, d’action catholique ou autres, avec le souci qu’entraîne un certain recul de l’engagement, de l’esprit “ militant ”; développement de la catéchèse qui doit atteindre les enfants et leurs parents; renouveau des paroisses; pastorale des vocations; coresponsabilité des prêtres, religieux et laïcs pour “ faire Eglise ensemble ”; préparation aux grandes étapes sacramentelles, dans un style catéchuménal; soutien particulier des jeunes, de la famille; témoignage du milieu ouvrier; ouverture à l’Eglise universelle, et aux perspectives du développement; et, pour vous-mêmes, effort accru pour accomplir des visites pastorales, sur le terrain. Au total, vous voulez garder le cap sur l’évangélisation, sans négliger la formation qu’elle implique.

Tout cela, chers Frères, est important et doit être poursuivi. Le Synode extraordinaire de 1985 a insisté sur l’évangélisation comme premier devoir des évêques, des prêtres et des diacres, de tous les chrétiens (Synodi Extraordinariae Episcoporum 1985, Relatio finalis, II, B, 2). Il a souligné aussi la mission de l’Eglise au service des pauvres et de la promotion humaine (Ibid. II, D, 6). Il importe donc de chercher sans cesse, et de mettre en oeuvre rigoureusement, les moyens les plus aptes à cette pastorale. Je compte revenir, avec vos confrères des autres régions, sur plusieurs de ces points. Si j’insiste aujourd’hui sur un autre aspect, ce n’est en rien pour minimiser ceux-là.

Mais, pour réaliser ces plans pastoraux, il faut un certain souffle spirituel, source d’un nouveau dynamisme. Il faut une inspiration qui préserve l’originalité chrétienne de l’action, l’identité de l’apôtre, le caractère de son témoignage par rapport à l’Absolu. Il faut que soit assuré en tout et toujours le lien avec Dieu, la participation à sa grâce. C’est une question de ressourcement doctrinal et spirituel, mais d’abord vécu dans l’expérience de la prière. Comment développer l’esprit de prière dans nos Eglises? Voilà assurément une exigence fondamentale de notre mission d’évêques.



4. Pour votre part, vous êtes bien convaincus de la place primordiale d’une pastorale de la prière. Je l’ai relevé dans plusieurs de vos rapports diocésains.

La prière, en effet, accompagne ou précède en quelque sorte tout effort d’évangélisation. “ Qui de vous, dit Jésus en évoquant les renoncements à soi-même, s’il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout? ” (Lc 14,28). On pourrait également dire: qui de vous, s’il veut mettre en oeuvre un grand projet pastoral, ne commence par se mettre à genoux, pour entreprendre et mener cette mission avec l’Esprit de Dieu?

C’est votre conviction et votre expérience personnelle, et je ne doute pas que vous n’y reveniez souvent dans vos prédications ou vos rencontres pastorales. La plupart du temps, vous allez présider la prière, et notamment l’Eucharistie. Lors de mon pèlerinage en France, les temps forts ont été les grands rassemblements du peuple chrétien dans la prière.

Jésus nous a fait un commandement de prier continuellement (Lc 11,9-13 Lc 18,1 Lc 21,36). Au moment de notre ordination épiscopale, l’évêque consécrateur nous a demandé: “ Voulez-vous prier sans vous lasser pour le peuple de Dieu et remplir comme il convient la fonction sacerdotale de l’évêque? ”. Mais comment susciter des maîtres de prière? Comment entraîner le peuple chrétien à mieux prier lui-même? Comment lui faire comprendre que c’est capital?

5. Nous devons le convaincre que la prière est indispensable tout simplement parce qu’il s’agit de faire l’oeuvre de Dieu, et non pas la nôtre. Il s’agit de l’accomplir selon son inspiration, et donc avec son Esprit Saint, et non selon nos propres sentiments. Il s’agit de puiser à des sources qui ne sont pas celles où le monde cherche sa puissance. Nous trouvons notre force dans la grâce de Dieu. Nos méthodes s’inspirent de l’amour évangélique.

Oui, la grâce seule permet de mener à bien l’oeuvre du salut qui implique la conversion des personnes; seul l’Esprit de Dieu fait prendre conscience du péché, donne le désir d’en sortir, conduit à la foi ou à la réconciliation avec Dieu. Nous donnons notre témoignage, qui est un appel respectant la liberté, et Dieu seul peut susciter un attrait intérieur. De même, seule la grâce favorise l’oeuvre de communion que nous voulons réaliser dans l’Eglise, car “ il s’agit fondamentalement de la communion avec Dieu, par Jésus-Christ, en l’Esprit Saint ”. Et il est évident que seule la grâce conduit à la sainteté.

Le Synode, qui a voulu célébrer et actualiser le Concile Vatican II, n’a pas manqué d’insister sur cette reprise spirituelle: “ Surtout à notre époque où tant de personnes sentent en elles un vide intérieur et traversent une crise spirituelle, l’Eglise doit conserver et promouvoir énergiquement le sens de la pénitence, de la prière, de l’adoration, du sacrifice, du don de soi, de la charité, de la justice ”.

Mon récent pèlerinage en France allait dans ce sens: une attention privilégiée aux sources de la sainteté, parce que les saints nous montrent le chemin d’un vrai renouveau. Faut-il rappeler quels maîtres de prière ont été François de Sales et Jeanne de Chantal, eux qui ont su inspirer autant les laïcs que les consacrés?

L’un des buts de mon encyclique Dominum et Vivificantem a été d’aviver la soif de prière: “ La manière la plus simple et la plus commune dont l’Esprit Saint, le souffle de vie divine, s’exprime et entre dans l’expérience, c’est la prière... La prière, grâce à l’Esprit Saint, devient l’expression toujours plus mûre de l’homme nouveau qui, par elle, participe à la vie divine ” (Ioannis Pauli PP. II, Dominum et Vivificantem DEV 65).



6. Nos fidèles doivent être amenés à comprendre les bienfaits de la prière.L’expérience faite à Assise, le 27 octobre dernier (1986), est significative à cet égard. Nous n’avons ni discuté de la paix, ni comparé nos convictions religieuses. Les représentants des grandes religions du monde se sont simplement tournés en même temps vers Dieu, et, comme je l’expliquais le 10 janvier aux diplomates, cette humble prière désintéressée change déjà le coeur de l’homme. Elle comporte un dynamisme qui conduit l’homme vers la vérité de son être, le libère de ses passions, ouvre son esprit et son coeur. Oui, la prière authentique, bien loin de replier l’homme sur lui-même, ou l’Eglise sur elle-même, les dispose à la mission, au véritable apostolat.

A Lourdes, en 1973, les évêques de France avaient fait à ce sujet un remarquable examen de conscience sur la prière, qui soulignait un certain nombre de constats ou de questions. “ L’Eglise ne s’engage pas trop, mais elle peut s’engager mal... (Elle) doit s’engager dans la communauté, avec les hommes, comme le Christ, sans s’imposer des limites à cet engagement, à condition qu’elle se retire dans la solitude avec Dieu, à condition qu’elle prie ”. Le voeu qui émanait de cette étude était qu’une pastorale de la prière soit mieux prise in considération au niveau des instances diocésaines. Paul VI, pour sa part, terminait ses allocutions aux évêques français, en 1977, par ces mots: “ L’Eglise en France a besoin d’approfondir et d’équilibrer le rapport action-contemplation ” (Pauli VI, Ad sacros Praesules Galliae Orientalis, occasione oblata eorum visitationis «ad limina», die 5 dec. 1977: Insegnamenti di Paolo VI, XV (1977) 1153).

Aujourd’hui, des réalisations nombreuses vont dans ce sens. La plupart des diocèses ont favorisé les initiatives de prière, institué des “ espaces ” de prière, on se soucie d’éduquer à la prière. C’est cela que je veux encourager.



7. D’ailleurs, vous constatez partout, même si cela touche encore des cercles limités, un renouveau de la prière.

On parle de plus en plus d’un retour au “religieux”, au sacré. Les analyses se sont multipliées à ce sujet, pour en cerner la valeur ou, parfois, les ambiguïtés.C’est vrai qu’il peut signifier surtout le refus d’une société utilitaire, anonyme, ayant perdu ses raisons de vivre, et donc manifester une recherche de la gratuité, de la relation personne]le, du sens de la vie. Il peut aussi traduire un désir de la créativité, de la fête, de la célébration. Il peut être une réaction contre une désacralisation à laquelle les chrétiens n’ont pas été étrangers en voulant trop se passer de médiations. Mais il peut dégénérer aussi en fausse “ mystique ”, dans une recherche d’efficacité magique et le recours à des forces obscures.

A tout le moins, on peut penser que ce retour au “ religieux ” manifeste une insatisfaction devant un monde clos dans son matérialisme pratique ou ses conquêtes scientifiques. Les Pasteurs ont à l’accueillir, et, dans le respect des libertés, à favoriser son évangélisation, car il offre des chances pour un progrès de la prière. Puissions-nous faire découvrir le caractère personnel du Dieu qui est recherché à tâtons, et la disponibilité désintéressée de la prière, attentive à la volonté de Dieu, rejoignant alors la prière filiale du Christ!

La prière est encore facilitée par la valorisation des richesses des dévotions populaires, qu’il importe bien sûr d’ouvrir davantage à une foi trinitaire, à une communion avec l’Eglise, à une vraie charité, comme je le disais à vos confrères de Province-Méditerranée en 1982.

Mais aujourd’hui, il y a une autre chance: celle des groupes de prière qui se sont multipliés dans l’Eglise catholique comme en d’autres communautés ecclésiales, et cela spontanément, d’une façon imprévue. La prière peut s’y dérouler de manière classique; elle peut aussi chercher le soutien de manifestations plus exubérantes. Plus d’un pasteur a accueilli ce mouvement avec circonspection. Et, de fait, il faut toujours veiller à ce qu’une authentique doctrine inspire ce type de recours à la prière, à ce que la qualité ecclésiale, en relation avec les ministres des sacrements, soit bien respectée, à ce que les tâches de charité et de justice ne soient pas désertées. Par ailleurs le dynamisme et la générosité de ces groupes ne devraient pas empêcher les autres initiatives dans l’animation des communautés paroissiales. Mais, avec le discernement qui convient, on peut parler d’une grâce venue à point pour sanctifier l’Eglise, y renouveler le goût de la prière, faire redécouvrir, avec l’Esprit Saint, le sens de la gratuité, de la louange joyeuse, de la confiance dans l’intercession, et devenir une nouvelle source d’évangélisation (Ioannis Pauli PP. II, Ad quosdam Galliae episcopos occasione oblata «ad limina» visitationis coram admissos, die 16 dec. 1982: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, V, 3 (1982) 1611ss.).

Il nous faut viser plus large encore: sensibiliser tous nos diocésains à la nécessité de prier, même ceux qui sont loin, qui ont délaissé la prière ou qui sont mal-croyants. L’exemple de la conversion de Charles de Foucauld, dont nous venons de fêter le centenaire, est caractéristique à cet égard.



8. Pratiquement, ce sont les diverses formes de prière qu’il importe de promouvoir, avec la conviction que tout chrétien, que l’Eglise elle-même, est le Temple du Saint-Esprit et donc appelé à un dialogue continuel avec Lui. Je l’exprimais dans mon appel à l’Eglise de France, à la fin de l’homélie de la béatification du Père Chevrier: “ Souviens-toi de l’Esprit Saint qui t’habite et qui peut toujours susciter en toi un nouveau printemps spirituel, si tu le désires vraiment ” (Eiusdem, Homilia occasione oblata beatificationis P. Chevrier, 7, die 4 oct. 1986: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 2 (1986) 817).

Beaucoup de chrétiens seraient davantage capables d’une prière personnelle, dans leur vie de chaque jour, sous forme d’oraison, de méditation de l’Ecriture, d’adoration, de chapelet. Il nous revient, il revient à nos prêtres et à nos éducateurs, de les encourager dans cette voie, de leur apprendre à y consacrer le temps et les conditions nécessaires. Ainsi feront-ils plus facilement de leur vie l’offrande spirituelle qui caractérise le sacerdoce de tout baptisé.

Bien sûr, le sens de la prière se renouvellera aussi dans la participation vivante à la liturgie. Insistez auprès de vos prêtres et de leurs collaborateurs du service liturgique pour qu’ils progressent encore dans la dignité de la célébration et des gestes, dans la qualité des lectures, la beauté des ornements et des chants. Il s’agit de créer tout un climat qui aide, même dans la simplicité, à se mettre en présence du Seigneur, à accueillir sa Parole, à vénérer sa présence en son Corps; il s’agit de favoriser ensemble la participation extérieure mais aussi la participation intérieure et spirituelle au mystère pascal de Jésus-Christ. Le Synode de 1985 l’a souligné: “ La liturgie doit aider et faire resplendir le sens du sacré. Elle doit être imprégnée de révérence d’adoration, de gloire de Dieu ” (Synodi Extraordinariae Episcoporum 1985, Relatio finalis, II, B, b, 1). Même si certains fidèles semblent peu familiarisés avec la prière liturgique, c’est cela qu’ils attendent plus ou moins consciemment pour les tourner vers Dieu. La participation à l’Eucharistie dominicale est si importante que je prendrai l’occasion d’en reparler.



9. Mais ce sur quoi je voudrais insister en terminant, c’est que tous les aspects de la pastorale doivent être marqués et élevés par l’esprit de prière. Je ne peux ici que les évoquer.

Ainsi la catéchèse doit faire une large place à la prière. Non seulement le sens de la prière fait partie de son contenu, non seulement ce qui a été découvert dans la Révélation doit s’exprimer en prière, mais le catéchète lui-même doit donner l’exemple d’un homme ou d’une femme qui prie, plus encore il doit, autant que possible, transmettre, en même temps que les vérités de foi, le fruit de son expérience spirituelle qui rayonnera d’elle-même.

Pareillement, la formation doctrinale et pastorale des adultes, à laquelle vous attachez tous beaucoup de prix, est inséparable d’une formation spirituelle, comme le souligne votre rapport régional.

Vous constatez que même les chrétiens peu pratiquants continuent à s’approcher des sacrements aux grandes étapes de leur vie. Bien sûr vous souffrez de voir qu’ils les demandent avec une foi déficiente. Mais la préparation à ces sacrements, qui mobilise une partie de la vie de vos prêtres, est aussi une occasion merveilleuse de redécouvrir la prière.

Ceux qui participent à des mouvement chrétiens doivent aussi mettre la prière au coeur de leur souci apostolique. C’est le regard de foi purifié dans la prière qui leur fera voir le monde avec espérance, comme le lieu du salut possible, où Dieu est déjà présent par son Esprit, et aussi avec un sens critique qui évite de confondre le Royaume de Dieu avec la conformité au monde. Sans cela, la “ militance ” deviendrait une action purement humaine, stérile sur le plan ecclésial, ou elle disparaîtrait. Heureusement, beaucoup de vos mouvements d’apostolat ont redécouvert la nécessité de la prière, de la lecture de l’Ecriture, des sacrements de l’Eucharistie et de la réconciliation, des sessions et retraites.

Un point encore plus net est celui des vocations sacerdotales et religieuses qui vous soucient beaucoup. Les plans de pastorale des vocations seront évidemment stériles si le climat de prière manque. Certes, la piété ne suffit pas pour devenir apte au sacerdoce ministériel, mais on ne peut désirer être prêtre ni s’y préparer convenablement, en dehors d’un dialogue personnel et fréquent avec le Dieu vivant. La vocation est le fruit d’une expérience spirituelle. Je sais le cas d’un de vos confrères qui a re-formé son Séminaire surtout à partir des jeunes qu’un prêtre de paroisse a su réunir chaque semaine pour un bon moment de formation doctrinale et une prière exigeante d’oraison. N’y aurait-il pas là une indication précieuse pour le lancinant problème de la relève?

J’ai suffisamment rappelé à Ars comment la formation spirituelle doit imprégner toute la vie des séminaristes, et comment la prière doit accompagner tout notre ministère de prêtres et d’évêques. Et les Instituts de vie consacrée seront florissants à la mesure même de leur vie de prière.

La prière devrait d’abord s’épanouir en famille, où les enfants peuvent apprendre à s’adresser à Dieu dès leur plus jeune âge, avec leurs parents. Jamais nous n’insisterons assez sur ce point auprès des jeunes foyers.

La paroisse a de multiples fonctions que vous avez notées dans vos rapports et dont je traiterai bientôt. Elle doit être aussi et surtout un lieu de prière, qui favorise les célébrations, et la prière dans le recueillement et l’adoration, en présence du Saint-Sacrement. Cela dépend en partie de l’exemple des prêtres et du climat entretenu dans l’Eglise.



10. Non seulement l’Eglise tire de la prière l’inspiration de toutes ses activités pastorales, missionnaires, oecuméniques, mais en témoignant qu’elle prie, elle rend un service éminent à la société tout entière. Car ce monde a plus que jamais besoin d’intériorité. Tous les instants de la vie humaine semblent être désormais remplis par la recherche du rendement, par le divertissement, par le bruit des médias. Mais l’homme a besoin aussi de silence prolongé, de contemplation gratuite, de relation personnalisée. La prière satisfait de telles exigences selon leur dimension la plus profonde. Elle ouvre à l’Absolu, elle conduit à la charité.

Puissions-nous, chers Frères, être au premier rang de ceux qui éduquent à la prière! L’année mariale qui va s’ouvrir sera une bonne occasion d’entraîner notre peuple chrétien, avec la Vierge Marie, dans l’attitude de prière dont elle reste le modèle le plus parfait.

En demandant à l’Esprit Saint de vous combler de sa lumière et de sa force, je vous donne de tout coeur ma Bénédiction Apostolique, et je bénis avec vous tous vos diocésains.




Discours 1987 - LA FRATERNITÉ DOIT COURONNER LA RECHERCHE DE LA LIBERTÉ